lundi 29 mars 2021

David Vann - Komodo

David Vann - Komodo


Femme en apnée

J'ai rarement autant l'impression de pouvoir entrer en intelligence et sensibilité instantanées avec un auteur qu'en ouvrant un roman de David Vann. On se demande souvent ce qu'est le style, ce qu'est un grand écrivain, à quoi peut bien tenir qu'un univers doté d'une syntaxe puisse à ce point faire office de carte d'identité, mais le fait est que, depuis la traduction en France de Sukkwan Island, en 2010, j'éprouve vraiment le sentiment que David Vann est entré dans ma vie. 

Komodo, son huitième roman, ne fait pas exception. On y retrouve d'emblée tout ce qui fait cette patte tendre et acérée, duveteuse et griffue, à savoir un univers d'une exceptionnelle densité (sous-marin, ici), un décorticage au scalpel du chaos existentiel et des liens familiaux, et cette façon qu'il a de nous maintenir sur un fil, dans l'omniprésence d'un danger que l'on ne peut discerner qu'entre les lignes. Car cette sensation se loge toujours dans le banal ou l'anodin ; l'inquiétude ne niche toujours au creux du moment le plus apparemment serein, et il n'est pas un instant de paix qui ne soit hanté — « Je me sens détendue, heureuse même, un sentiment si rare que je m'en méfie un peu, je ne le reconnais pas. » L'auteur a une manière bien à lui, presque indolente, impassible, de dire le drame ou le tragique, si bien que, quand la chose finit par advenir, on en reste abasourdi. Le mal est glissé à l'intérieur même de la banalité, comme quelque chose d'incident ou de négligeable. Ainsi apprend-on en passant, l'air de rien, que le père de Tracy, protagoniste principal du roman, jeune femme d'une quarantaine d'années éreintée par la vie de famille, le couple et le maternité, s'est suicidé lorsqu'elle avait huit ans — rappelons que le propre père de David Vann, alors âgé de treize ans, s'est lui-même suicidé. Or c'est un des miracles de sa littérature que de savoir à chaque fois nous saisir d'effroi, pas seulement en faisant grésiller la bande-son, nous ne sommes pas dans l'épouvante, mais à un moment où l'on ne peut pas même y songer, jamais loin du contretemps.

Partant d'une idée très simple (Tracy, accompagnée de sa mère, part retrouver son frère, Roy, dans l'île de Komodo, en Indonésie, pour une semaine de vacances qu'elle espère paradisiaques), David Vann va, page après page, tracer, préciser, circonstancier les contours des sentiments les plus âpres et les plus inavouables, ceux que l'on tient bien enfouis — « cette envie de mordre et de déchiqueter »  —, les profondeurs sous-marines se parant ici des vertus du luxe et de la quiétude. Mais rien de tout cela n'est gratuit, il n'y a pas de complaisance. Et l'on ne peut jamais, lisant Vann, ne pas éprouver quelque chose d'une souffrance profonde, d'une amertume, d'un regret, d'une « désolation ». Il pose trop crûment, trop durement, la question de la liberté. « Puis-je être libre ? » finit d'ailleurs, presque ingénument, par se demander Tracy. De la liberté, donc de tous les filets dans lesquels l'individu est pris dès sa naissance. Or c'est aussi la conscience de ces déterminismes qui rend la liberté douloureuse. Quand on comprend que la vie n'est jamais ce qu'on aurait rêvé qu'elle soit. Quand Tracy se demande pourquoi elle a tant voulu se marier, et pourquoi précisément à cet homme-ci. Et pourquoi elle a tant voulu avoir des enfants et fonder une famille. Vann ne cache rien des rancœurs et des pulsions de Tracy, qui ne sont que ce qu'il reste de l'humanité quand le vernis craque. Et il le fait à rebours d'une époque qui n'aime rien tant que désigner le geste du mal pour y plaquer le nom du coupable. Car Vann, d'une certaine manière, c'est l'anti-populisme pénal. Il ne montre pas du doigt le coupable : il décortique le mal, son histoire, son procès, et plus encore son caractère irréfrénable. Et ce qu'in fine nous en percevons, l'acte, n'est que la conclusion presque mécanique d'une machine folle lancée depuis les origines. L'enchaînement des causes est toujours premier chez Vann, c'est ce qui donne à son œuvre sa puissance destinale inouïe. Et que les choses tournent à la tragédie ou s'ouvrent soudainement sur un motif d'espérance ne tient que très marginalement à l'usage que nous faisons de notre libre arbitre. Là encore, nul besoin de hauts faits pour le vérifier, le trivial de la vie y suffit amplement — « Je retourne à la hutte pour enfiler mon maillot de bain humide, récupérer ma crème solaire, ma serviette et ma casquette, veste, chaussettes et cagoule, etc. Des routines, même en un ou deux jours. Nous sommes ainsi faits, à bâtir notre structure dans le néant. »

On est souvent, chez Vann, aux confins de plusieurs registres : d'autres mondes semblent toujours imaginables. Mais ça ne bascule jamais car la vie oblige à tenir ferme, condamne à garder les pieds sur terre. C'est une lutte, et c'est cette lutte, celle de Tracy, qu'il raconte dans un très puissant élan d'entendement ontologique et de compréhension intime. Éreintée par un sentiment impérial d'impuissance et de dépossession, Tracy s'approche douloureusement du moment où elle ne pourra plus, ne voudra plus lutter — « La proue en bois sombre passe trop vite et le capitaine renverse les gaz. Ce serait parfait d'être déchiquetée par l'hélice et de ne plus jamais avoir à réfléchir. » S'il est des femmes (et il en est...) qui pensent qu'aucun homme ne pourra jamais comprendre ce qu'elles vivent et sont, que celles-là lisent donc Komodo. Comme tressé à la peinture magistrale de fonds sous-marins eux aussi à couper le souffle, on n'a pas si souvent écrit le sentiment de perdition et de délabrement intérieur d'une femme et d'une mère avec autant d'empathie et de crudité.

David Vann, Komodo - Éditions Gallmeister
Traduit de l'anglais (américain) par Laura Derajinski


jeudi 2 juillet 2020

Edward Abbey - Désert solitaire

Edward Abbey - Désert solitaire


Une vie à prêcher 

On comprendra mieux ce qu’est le nature writing une fois qu’on aura lu Edward Abbey. Plus de vingt ans après sa disparition (et son inhumation dans le désert, en un lieu que seul connaît son ami et ci-devant préfacier Doug Peacock), plus de quarante années après la publication de Désert solitaire, et en un temps où les opinions occidentales n’ont jamais été autant sensibilisées à leur destin écologique, ce récit a ceci de remarquable qu’on pourra d’emblée comprendre, peut-être ressentir, un peu de l’ébranlement qu’éprouvèrent ses contemporains. Que cela tienne aux idéaux d’une époque ne fait pas de doute. Je suis né quand paraissait ce livre, en 1968 : ma génération, si tant est qu’on puisse ainsi la caractériser, est advenue après l’insatiable soif de révolte politique et métaphysique, après que le train du monde aura failli déraillé sous les coups de butoirs de l’insolence et du désir – ce pourquoi, soit dit en passant, la tonalité anti soixante-huitarde des discours du jour a quelque chose d’assez misérable : à trop vouloir convaincre de la bêtise intrinsèque d’un idéal, elle ne fait qu’exposer au grand jour l’indigence de ses vues civilisationnelles ; mais passons. Moyennant quoi, le lecteur peinera à reconnaître le monde qui nous est ici dépeint. L’impression ne tient pas seulement au mode de vie d’Edward Abbey, qui sa vie durant courut après « tout ce qui se trouve au-delà du bout des routes », mais aussi au fait que ce monde est, aujourd’hui, déjà, un monde mort. Ce qu’il pressentait, en 1967, avertissant que son livre était déjà « une élégie, un tombeau » ; et de préciser : « Ce que vous tenez entre vos mains est une stèle. Une foutue dalle de roc. Ne vous la faites pas tomber sur les pieds ; lancez-la contre quelque chose de grand, fait de verre et d’acier. Qu’avez-vous à perdre ? ». On mesure mieux, et la distance qui nous sépare, et le triomphe de ce qu’il avait en horreur – « un système économique qui ne peut que croître ou mourir est nécessairement traître à tout ce qui est humain. »

Nous sommes à la fin des années 50. Edward Abbey se fait Ranger saisonnier à Arches National Monument, près de Moab, dans le sud-est de l’Utah. Le désir d’Abbey, son grand dessein, est d’aller se « confronter de manière aussi immédiate et directe que possible au noyau nu de l’existence, à l’élémentaire et au fondamental, au socle de pierre qui nous soutient. » Il cherche la civilisation, fuit la culture ; c’est une dichotomie à laquelle il tient. Ce qu’il sait, outre que « la nature sauvage constitue une partie essentielle de la civilisation » (mais l’on parle ici d’une nature vraiment sauvage, où l’homme met sa peau en jeu et court le risque de cette beauté, comme Abbey le fait lui-même, à maintes reprises), ce qu’il sait, donc,  c’est que cette nature est non seulement ignorée, mais rejetée, et désavouée. Je vous épargne les noms d’oiseaux qu’il adresse à ceux (nous tous) qui lui préfèrent le confort moderne – et puis ce sera plus percutant à lire sous sa plume, qu’au demeurant il a très belle. Pas sûr, au passage, que nos modernes Verts, biberonnés à la démocratie participative et à l’élargissement des pistes cyclables, se retrouvent très à leur aise dans ce discours dont la radicalité écologique n’est au fond que l’expression d’un absolu, qui plus est partiellement réactionnaire et profondément pessimiste. Car il serait erroné de faire de Désert solitaire un traité politique ou idéologique : Abbey tient bien davantage du témoin que du bretteur ; du poète que du maître à penser.

Le livre, pour l’essentiel, se veut d’ailleurs et seulement un hommage au désert – qui « gît là comme le squelette nu de l’Etre, économe, frugal, austère, radicalement inutile, invitant non à l’amour mais à la contemplation. » Abbey connaît tout, vraiment tout, de la faune et de la flore des canyons, et sa chair a souffert la brûlure des vents, du soleil, du froid et de la soif. Les pages qui y sont consacrées s’enchaînent les unes après les autres, par dizaines, éblouissantes de précision, d’émerveillement et d’empathie. Il y a quelque chose d’un credo, qui est aussi un credo littéraire : « il existe une forme de poésie, et même une forme de vérité, dans la plus pure nudité des faits. » Tout se joue dans l’évocation, méticuleuse, assidue, inlassable, de la beauté, non pas tant celle qui naît de « cette valeureuse infirmité de l’âme que l’on appelle romantisme », mais entendue comme cela seul qui révèle l’épaisseur et l’ancienneté du monde et de ses civilisations. À l’instar des musiques, qu’il cite, de Berg, Schoenberg, Krenek, Webern ou Carter, « le désert est lui aussi atonal, cruel, clair, inhumain, ni romantique ni classique, immobile et perméable aux émotions, tout à la fois – encore un paradoxe – angoissé et profondément calme. » La suite vaut d’être citée, tant c’est aussi dans ces parages-là que l’on rôde, de bout en bout : « Comme la mort ? Peut-être. Et peut-être est-ce pour cela que la vie ne semble nulle part si brave, si brillante, si gorgée d’augures et de miracles que dans le désert. » Si Désert solitaire était un manifeste, et l’on comprend bien qu’il puisse en posséder quelques attributs, et que d’ailleurs il fut et demeure brandi par les plus conséquents des écologistes, il n’en demeure pas moins un manifeste très hautement poétique, et, à ce titre, politiquement irrécupérable. Abbey n’est pas seulement cette sorte d’ermite qu’on a pu décrire, il pourrait être aussi, si l’expression ne charriait son paradoxe, l’annonciateur des temps révolus – celui pour qui le monde aurait, finalement, peut-être déjà suffisamment vécu, nonobstant ce souci très humain de continuer à avancer vers l’avenir. Les visions d’Abbey sont simples au fond, elles sont celles que lui dictent sa solitude, son imaginaire, son regard, ou simplement le monde qu’il a, là, posé sous ses yeux, et où il puise cette mélancolie joyeuse, cette désolation allègre et vivace qui le rend aussi radicalement imperméable aux caprices des modernes. « Comme la fragrance de la sauge après la pluie, une simple bouffée de fumée de genévrier suffit à évoquer, par une sorte de catalyse magique comme en produit parfois la musique, l’espace, la lumière, la clarté et l’étrangeté poignante de l’Ouest américain. » : il y a de l’atemporel dans cette vision-là – qui n’est pas, bien sûr, sans aporie ni paradoxe. Et si Abbey nous disait, simplement, que nous avons (eu) tort de ne pas nous contenter de ce monde-là ? Aussi bien, ce « terréiste » n’en finit pas de prêcher (fût-ce, donc, dans le désert) que c’est sur Terre qu’est ancré notre Paradis : « Si l’imagination de l’homme n’était si faible, si aisément épuisée, si sa capacité à s’émerveiller n’était si limitée, il abandonnerait à jamais ce genre de rêverie sur le surnaturel. Il apprendrait à voir dans l’eau, les feuilles et le silence plus qu’il n’en faut d’absolu et de merveilleux, plus qu’il n’en faut de tout ça pour le consoler de la perte de ses anciens rêves. »

Edward Abbey, Désert solitaire - Éditions Gallmeister
Préface de Doug Peacock - Traduit de l’américain par Jacques Mailhos
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°28, janvier/février 2011

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dimanche 5 avril 2020

David Vann - Désolations

David Vann - Désolations


La belle île de David Vann

« Pas de vent, pas de ressac, pas d’oiseau, pas d’autre humain. Le monde étincelant. Le bruit de son cœur, le bruit de sa respiration, le bruit de son propre sang battant dans ses tempes, les seuls qu’elle entendrait. Si elle parvenait à les faire cesser, elle entendrait le monde. » Ce passage, choisi parmi tant d’autres, pourrait assez bien résumer l’univers où David Vann nous jette depuis Sukkwan Island, cet univers où la trajectoire humaine est lourde de l’irréfragable hiatus entre l’homme et la nature autant que de ce qui, entre les humains mêmes, semble condamné à l’incommunicable. Le caractère inexorable de cette quête, qui est à la fois quête de l’individualité et sensation d’étrangeté devant sa propre appartenance au genre humain, se déploie toujours dans une temporalité épaisse, touffue, dermique : c’est une physiologie du passage du temps, ce temps dont les personnages ont toujours le sentiment qu’il les a dominés, parfois vaincus, attisant chez eux le regret de n’avoir su le tordre à leur volonté ou à leurs rêves. D’où ces humains laconiques, engourdis, vécus, s’habitant peut-être moins qu’ils ne se voient déambuler dans la vie, répétant leurs erreurs ou leurs échecs avec l’implacable sensation d’y être acculés. Il y a d’ailleurs dans l’écriture de David Vann comme un écho à Raymond Carver, peut-être cette manière impressionniste de saisir la profondeur humaine en évoquant ses seuls contours, en redonnant au moindre raisonnement, au moindre geste, son trouble essentiel et poétique, en laissant toujours planer la sensation d’une main invisible.

Le drame que met en scène Désolations (auquel j’aurais préféré, d’ailleurs, que l’on conservât le titre originel de Caribou Island), est le syndrome parfait de cette humanité que taraude l’indicible et insoluble tension de l’existence, comme douée d’une prescience de la tragédie, empêchée dans ses propres mouvements par le simple handicap que constitue le seul fait de vivre, avec soi ou les autres. L’individu vit une vie qui ne lui ressemble pas ou à laquelle il n’avait pas aspirée, les couples ne retrouvent plus la sensation, pas même l’idée de leur origine : les êtres échouent autant à déployer leur singularité qu’à trouver le moindre miroir en l’autre. Il y a un mouvement permanent entre le désir naturel de l’homme et sa construction raisonnée de la vie. Gary ne réalisera pas davantage son rêve d’enfant qu’Irene ne transcendera le drame qui préluda à son existence ; l’amour et le dévouement de Rhoda n’auront pas plus d’effet sur la destinée de ses parents qu’elle ne parviendra elle-même à s’extraire de la vie qu’ils menèrent ; Carl échouera autant à trouver son chemin qu’à se ranger dans la société des hommes.

L’Alaska, dont David Vann est originaire et où il fait évoluer ses personnages, n’est pas étranger à l’impression que ceux-ci donnent d’être incessamment à la recherche de leur propre souffle. C’est ici que l’humain et la nature conversent, en une sorte de commerce prudent qui tient autant du défi que de l’osmose. L’homme ne se bat pas tant contre qu’avec sa nature : il cherche moins à la discipliner qu’à exhausser en lui l’optimisme nécessaire pour s’y mouvoir. D’où la beauté pathétique de son impuissance, où réside aussi sa poésie. David Vann excelle à dépeindre et désosser ce fatalisme ; son écriture lente, ses descriptions minutieuses, sa pénétration psychologique, la concision de ses rebonds, donnent un éclat décisif et assez exceptionnel à la brutalité des scènes où, soudain, quelque chose vient à basculer. Celle qui ouvre le livre est à cet égard une belle leçon de littérature : ce qu’elle a de terrible en soi est d’autant plus saisissant que résident déjà, en sa concision rétrospective, non seulement l’insoluble de l’existence, mais toute l'art narratif de David Vann. Qui va jusqu’à signer le petit chef-d’œuvre dont Sukkwan Island aura été l’esquisse.

David Vann, Désolations - Éditions Gallmeister
Traduit de l'anglais (américain) par Laura Derajinski
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 32, mai 2011

 

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samedi 28 mars 2020

David Vann - Sukkwan Island

David Vann - Sukkwan Island


Le silence éternel, etc.

Voilà un livre qui n’est pas loin de me laisser muet ; parce que je ne suis pas sourd : j’entends bien que ce que j’ai lu peut être lu comme un appel au silence, amer, incertain, davantage que comme une invite à une parole qui ne saura jamais rendre compte du climat d’étrange nature où David Vann nous oblige à plonger. L’histoire fait depuis longtemps rêver les hommes : Jim, las de la ville et de sa propre vie, emmène son fils, Roy, treize ans, vivre toute une année dans une île d’Alaska dépeuplée de tout, à commencer d’humains. C’est le rêve du père, le rêve réalisé, ce retour à la sainte nature, cette folle et belle et primitive éthique vers laquelle l’homme de la civilisation se tourne dès qu'il se sent lui-même dépeuplé, désertique, solitaire en cette terre, dès qu'il se voit y perdre pied jusqu’à ouvrir grand les portes d’un ailleurs où il pourrait recommencer les gestes d’antan, ceux de l’humanité naissante. Se dénuder de l’existence, recouvrer le fil rompu et puiser à l’origine de ce que nous fûmes, enfin refaire le trajet à l’envers pour repartir – en mieux, si c’est possible. « Nous y voilà, dit son père. Pour sûr. Et tous deux, au beau milieu de la nature, ne connaissaient pas les folies de l’humanité et vivaient dans la pureté. On dirait la Bible, Papa. » Mais la nature a de ces caprices que le biblique néglige, et ce sera dur ; même dramatique. Alors à sa foi le père s’accroche, quitte, le jour, à essuyer les larmes de la nuit. Ces larmes qui tétanisent le fils impuissant, et qui, peut-être, expliquent que, lui aussi, s’accroche. Avec, tout de même, « l’impression qu’il était seulement en train de survivre au rêve de son père. »

Il n’y a pas grand-chose d’autre à raconter que cela. Que cette lente introspection d’un père qui ne sait plus y faire avec la vie et d’un fils qui n’en a pas encore la possibilité, que l’inexorable élan vers la chute – entrecoupée, en une même pas page, deux seuls et fulgurants paragraphes, d’un imprévisible où se concentrera l’absolu contentement du lecteur, son plaisir suprême, suprême car équivoque, à se sentir piégé, condamné à relire tout ce qui précède, et à découvrir tout ce qui vient à l’aune de cette seule et décisive entaille. Tout cela dans un style sans histoire, on oserait dire terne et sans mémoire, à l’image d’une humanité dont on traque ici la grandeur impossible, l’inextinguible soif de fuite, l’interdit du remords. Et ce n’est pas la fin de l’histoire, un peu maladroite, peut-être superflue, qui suffira à ôter la moindre qualité à ce premier roman de toute beauté.

David Vann, Sukkwan Island - Gallmeister Éditeur
Traduit de l’anglais (américain) par Laura Derajinski 
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 25, juillet/août 2010

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vendredi 11 mai 2018

Richard Powers - La Chambre aux échos

Richard Powers - La Chambre aux échos


Le roman du cerveau

Il est l'un des écrivains les plus complets et les plus brillants de sa génération. Un de ces écrivains comme les États-Unis se plaisent à en fabriquer, brassant les savoirs et embrassant le monde, portant attention aux couleurs du ciel autant qu’aux coulisses de l’univers. L’auteur d’un roman magistral, Le Temps où nous chantions, une bible pour ceux qui voudraient comprendre un peu mieux dans quel métal se conçoit et s’invente l’identité américaine. Un immense styliste, enfin, dont nous ne nous lassons pas d’admirer l’ingéniosité des formes et des constructions, l’ampleur et la précision des phrases, et cette intelligence du rythme dont je ne suis pas loin de penser, parfois, qu’elle pourrait bien avoir quelque chose de spécifiquement américain. Roman de l’Amérique, Le Temps où nous chantions se déployait sur fond d’histoire familiale et raciale : son lyrisme rencontrait le siècle ; dans La Chambre aux échos, ce n’est plus à l’histoire mais au cerveau des hommes que s’attache Richard Powers. Pas un roman intimiste, donc, mais plutôt un roman de l’intimité – celle du siège de nos pensées et de nos sensations.

Le livre s’ouvre sur une scène qui ne déplairait pas aux frères Coen. Nous empruntons une petite route du Nebraska, à la nuit tombée, au moment où des centaines de grues vont se poser « en flot continu » ; elles « convergent ici, comme de toute éternité, et tapissent la plaine humide. » L’on vient du monde entier pour admirer cette chorégraphie mythique : « Alors que l’obscurité tombe enfin, le monde rejoint ses commencements, ce crépuscule vieux de soixante millions d’années qui vit débuter cette migration. » C’est sur cette petite route, cette même nuit, que Mark Schluter va avoir son accident. Il en réchappera grâce à une intervention mystérieuse, celle d’un témoin anonyme qui prévient les secours et semble être celui qui a laissé sur sa table de chevet, à l’hôpital, un billet mystérieux. Au sortir du coma, Mark sera atteint du syndrome de Capgras, trouble psychiatrique par lequel le patient, qui distingue normalement les visages et les physionomies, est intimement convaincu, quoique tout lui prouve le contraire, que ses proches ont été remplacés, qu’ils ne sont en fait que des sosies. Ainsi de Karin, qu’il accuse d’usurper l’identité de sa vraie sœur. Démunie, celle-ci contacte Gerald Weber, neurologue fameux. L’histoire peut commencer, qui conduira ces trois-là aux extrémités de l’existence.

Il y a toujours dans les livres de Powers quelque chose du puzzle ou du meccano. La chose est d’ailleurs sans doute moins programmée qu’il y paraît, comme si l’auteur lui-même s’orientait en suivant les méandres de ses pensées naissantes et multiples. Le récit peut bien modifier son cours au gré de l’écriture, quelques diversions peuvent bien enrichir ou compliquer encore la perception générale que nous avons du décor, de ses soubassements, de ses tiraillements, l’impression finale, elle, demeure : celle d’avoir plongé très profond, d’avoir incorporé les personnages, d’en avoir épousé les doutes, les foucades, les perplexités, d’avoir été en accord avec leur temps propre. Chacun d’entre eux dégage quelque chose d’éminemment reconnaissable, et en même temps de très commun, ce quelque chose de balbutiant, d’incertain et d’imprudent sur lequel l’existence tâtonne. L’histoire des hommes, leur vie sociale, leurs convictions, leurs certitudes peuvent bien être ce qu’elles sont : ils n’en sont pas moins friables, hésitants, emmenés par la vie. C’est là peut-être qu’excelle Richard Powers, dans cette façon qu’il a d’habiter la fragilité qui nous constitue, et de mettre au jour les petites ressources dont nous usons pour la surmonter ou la dissimuler. Pour autant, l’immense talent de Richard Powers est difficile à cerner : il embrasse trop de choses avec trop d’envergure. En renversant son sujet, en mettant la focale sur le cerveau et le désordre affectif des humains plutôt que sur les mouvements souterrains de l’Histoire, il n’en a pas moins écrit une fresque époustouflante sur l’humanité. Et s’il faut absolument dégager un sujet, s’il faut absolument essayer de dire de quoi il s’agit, au fond, dans ce livre-ci, je dirais que c’est un roman sur l’étrangeté fondamentale que nous inspirent nos propres existences, sur le sentiment névrotique que suscite notre impuissance, même relative, à tirer les ficelles de notre destin. Nous ne reconnaissons pas toujours les autres, ni la société où nous vivons, mais nous ne nous reconnaissons pas toujours nous-mêmes. Roman du libre-arbitre malmené, donc, de l’identité improbable, peut-être du chaos primordial dont nous sommes faits, La Chambre aux échos, tout en s’arc-boutant à un substrat scientifique très documenté (presque trop, parfois), combine avec empathie et virtuosité le bonheur du grand roman total, la rugosité du thriller neurologique et la liberté jouissive de la réflexion métaphysique. Étrangement, c’est un livre dont on sort à la fois plus tourmenté et plus serein, le constat d’une certaine permanence humaine venant apaiser le perpétuel spectacle de nos errances. Paradoxe que l’on ne peut guère éprouver qu’à la lecture d’un chef-d’œuvre.

Richard Powers, La Chambre aux échos - Éditions du Cherche-Midi
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Jean-Yves Pellegrin
Article paru dans Le Magazine des Livres n°12, oct/nov 2018


samedi 5 mai 2018

Richard Powers - Le Temps où nous chantions

Richard Powers - Le Temps où nous chantions


Master class

Ce dimanche de Pâques, 9 avril 1939. La contralto Marian Anderson chante, à Washington, en plein air, devant le monument dédié à Abraham Lincoln. Bien avant la grande marche des droits civiques d’août 1963, à l’endroit même où Martin Luther King lancera son « rêve » à la face de l’Amérique, le pays tout entier ou presque se laisse empoigner par la voix de la chanteuse. Ce moment symbolique de l’histoire américaine faillit pourtant ne pas se produire : pour cause de négritude, Marian Anderson s’était vue refuser le Constitution Hall ; c’est Eleanor Roosevelt, démissionnant de la très aristocratique association des « Filles de la révolution », qui permettra que le concert se tienne, aux pieds, donc, de celui qui abolit l’esclavage.

Ici est le point de départ du roman de Richard Powers. Ce jour de Pâques en effet, au cœur de ce « fleuve humain » à la couleur mêlée, David Strom, émigré juif blanc tout juste arrivé d’Allemagne, rencontre sa future épouse, Delia Daley, une jeune Noire mélomane qui rêve de devenir cantatrice. Ce jour même où, « lorsque cette femme noire se mit à chanter les lieder de Schubert, toute l’Amérique, même la plus sauvage, se rendit compte que quelque chose ne tournait pas rond dans le pays. » Car « pendant un moment, ici, maintenant, s’étirant le long du bassin aux mille reflets, selon une courbe qui va de l’obélisque du Washington Monument à la base du Lincoln Memorial, puis s’enroule derrière la cantatrice jusqu’aux rives du Potomac, un État impromptu prend forme, improvisé, révolutionnaire, libre – une notion, une nation qui, pendant quelques mesures, par le chant tout du moins, est exactement ce qu’elle prétend être. » C’est dans la foi de cette « nation » sans État ni frontières que David Strom et Delia Daley vont bâtir, non seulement leur union, mais leur famille : Jonah, dont la « voix semble assez forte pour guérir le monde de tous ses péchés », et qui deviendra l’un des plus grands ténors au monde ; Ruth, la petite sœur, dont le don inouï pour le chant ne survivra pas au décès de la mère, morte dans un incendie dont tout laisse à penser qu’il fut en fait criminel, et qui reniera l’éducation familiale pour s’engager aux côtés des Blacks Panthers ; Joseph enfin, dit Joey, le narrateur, scribe mélancolique de l’épopée familiale, qui liera son destin à celui de Jonah et tentera jusqu’au bout de maintenir l’unité de la famille.

David et Delia, le paria du Vieux Monde anéanti par l’antisémitisme et la descendante des esclaves africains, vont se lancer de concert dans une folle entreprise : élever leurs enfants en dehors du monde ; mieux : dans une forme de retraite qui leur permettra, une fois devenus grands, de rebâtir le monde à de nouvelles aunes, au-delà du noir et du blanc, au-delà de la couleur – mais d’aucuns entendront : « comme des Blancs ». « On leur parlera de l’avenir » se disent-ils, car l’avenir est « le seul endroit supportable ». Ils vibrent aux promesses d’un fol idéal qui consiste à vouloir épargner aux siens les horreurs d’une humanité qui, en renonçant, ne fait que choir : chez eux, à l’abri des hommes, avec la musique au cœur comme seul espoir de traverser les frontières, ils abolissent le temps et les races. « Nous pouvons être notre propre peuple », confie David à Delia ; « défendez vos couleurs », enjoint-il aux enfants qui savent bien, eux, que le métissage se heurte toujours aux limites du regard des autres, les Noirs autant que les Blancs. Il s’agit de chanter comme on résiste ; de chanter, non pour le simple plaisir de chanter, non pour alléger la vie, mais parce que la musique est le seul véhicule qui conduise à l’universel. Folie pure que de croire possible d’interdire au monde qu’il nous atteigne ; comment grandir, comment survivre même, dans un monde dont on ignore tout, dont on a sciemment, fût-ce pour la plus noble des causes, été écarté ? Jonah, même au faîte de sa carrière, le Jonah parcourant non le monde mais ses estrades, le Jonah globe-trotter ovationné sur les plus grandes scènes humaines, le Jonah dont la vie s’enflamme à la seule perspective de redonner vie aux motets et aux madrigaux de la Renaissance (« Rien de postérieur à 1610 », exige-t-il), Jonah demeurera longtemps, pas toujours mais longtemps, un enfant, un de ces êtres immatures et touchants qu’aucune violence humaine ne suffit jamais à détourner de l’essentiel – de l’art. Joey lui-même, tellement moins enthousiaste, tellement plus mélancolique, tellement plus sujet à la dépression sans doute mais tellement plus perméable aussi au destin de la condition humaine, avouera avoir compris sur le tard « que ce que la plupart des gens attendaient de la musique, ce n’était pas la transcendance, mais une simple compagnie : une chanson tout aussi empreinte de pesanteur que les auditeurs l’étaient, guillerette sous sa lourdeur écrasante. (…). De toutes les chansons, seules les joyeusement amnésiques vivent pour l’éternité dans le cœur de leurs auditeurs. » C’est à ce paradoxe que vont se heurter Jonah et Joey – Ruth, elle, est déjà ailleurs, qui doit lutter pour retrouver ses origines ; pour chanter le beau des promesses humaines, il faut se retirer de la vie des hommes. 

Soixante années et plus de l’histoire américaine vont ainsi défiler. Et elles commencent bien, ces années. La famille chante, tous les soirs elle réinvente la musique. Sa langue même n’est plus que musique. On apprend à respirer, à souffler, à tenir la note, à vider le silence, on respire ainsi, en chantant, on se parle et on apprend à se connaître en citant tel opéra ou tel air ancré dans les mémoires populaires ou savantes. Chaque soirée en famille est un festival pour les sens et l’esprit : chanter est leur unique jeu de société. Un jeu qu’ils ont inventé d’ailleurs, et qu’ils appellent « le jeu des citations folles. » Le cadre est précis, toutes les règles sont permises : c’est la naissance de l’improvisation. On lance un chant, puis, derrière, un autre vient s’y greffer, et encore un autre, jusqu’au moment où l’enchevêtrement des contrepoints finit par donner naissance à une nouvelle ligne où Mendelssohn vient se heurter à Cole Porter, telle basse gospel à tel aria de Mozart, et ce n’est plus qu’une longue conversation où les questions posées brillent autant que les réponses, tout se terminant toujours « en tête-à-queues hilarants, celui qui se faisait éjecter du manège ne manquant jamais d’accuser l’autre de falsification harmonique déloyale. » C’est une explosion quotidienne et perpétuelle de talent, de lyrisme et de joie. Mais ce qui n’est alors – et c’est déjà beaucoup – qu’une hygiène de vie, qu’une matrice pour l’éducation et l’élévation, tourne vite à la révélation. Et c’est lors d’une de ces innombrables soirées, quand Jonah n’est encore qu’un enfant, que David et Delia vont réaliser ce à quoi ils ont donné naissance : « Maman commence avec Haydn ; Da y applique une folle couche de Verdi. (...) Et puis soudain, sans crier gare, Jonah ajoute avec une impeccable justesse sa version du Absalon, fili mi de Josquin. Ce qui lui vaut, à un âge si tendre, un regard effrayé de mes parents, plus effrayé que tous les regards d’inconnus auxquels nous ayons jamais eu droit. » 

Tout s’emballe. On voudra pour les enfants ce qu’il y a de meilleur, les plus grands professeurs, les plus grandes écoles – celles du moins que n’effraie pas la perspective de compter des Noirs en leur sein. Car tout se recoupe, la vie nous rattrape toujours et, pour l’heure, le monde ne vit pas au-delà des considérations de race. La petite Ruth bouleversera son jury, surtout une « frêle dame blanche de l’âge de sa mère, émue aux larmes par la musique et la honte » : bouleversée ou pas, l’école n’admettra pas la talentueuse petite négresse. Le talent, pas même le succès, n’y changent quoi que ce soit. Ainsi lors de cette audition que passe Jonah, qui doit chanter avec une soprane le premier duo d’amour de l’acte deux de Tristan. « Au bout de deux minutes environ, Melle Hills commença à comprendre qu’elle était en train de jouer une scène d’amour avec un Noir. Elle s’en rendit compte progressivement, par ondes successives, au fil des accords flottants. Je vis l’incertitude se transformer en répugnance, tandis qu’elle essayait de comprendre pourquoi on lui avait tendu ce piège. » Une fois l’audition terminée pourtant, la soprane « leva la tête, rayonnante et déconfite. Elle avait voulu ce rôle plus qu’elle n’avait voulu l’amour. Et puis, l’espace de dix minutes, elle l’avait habitée, cette légende antique du désastre provoqué par l’alchimie. Elle chancelait, encore sous le charme de cette drogue. » Mais le charme est fait pour être rompu, et la couleur de peau pour se rappeler au regard des autres.

Pendant que dehors le monde s’agite, pendant que la police quadrille les quartiers populaires, que la violence légale réprime les émeutes qui, chaque soir, sont la seule actualité possible du pays, pendant que Ruth ajoute son nom à la liste déjà longue de ceux que recherche l’Amérique blanche, Jonah et Joey, les « Jo-Jo » à leur maman, s’enferment dans leur génie propre et passent leur journées à chanter et à jouer ; Jonah, le leader incontestable, Joey plus que jamais et pour toujours le seul pianiste apte à l’accompagner. Ils jouent partout, n’importe où, dans des chambres miteuses ou dans des hôtels, dans le désert américain où sur les scènes les plus prestigieuses. Ce n’est pas qu’ils ne voient rien venir, c’est que la perfection l’exige. Mais le monde est là, malgré tout, courant d’air qui pénètre par les fenêtres et se moque de l’art comme d’une guigne. Il leur faut presque sortir de l’Amérique pour s’en apercevoir : « Je lus dans un magazine wallon qu’un Américain avait plus de chances d’aller en prison que d’assister à un concert de musique de chambre », semble s’étonner Joey. Les destins se séparent, Jonah s’envole, Joey ne s’y résout pas. « Ou bien l’art appartenait réellement à une époque perdue, ou bien il y avait certains êtres humains qui s’éveillaient un jour vieux, perclus, avec le désir désespéré d’apprendre un répertoire plus lourd que le reste de l’existence, avant que la mort nous enlève à toutes nos tribus. » De cette lucidité, Joey ne se remettra jamais : « Pendant vingt ans j’avais cru que le talent, la discipline et le fait de jouer selon les règles me garantiraient la sécurité. Je fus le dernier d’entre nous à le comprendre : la sécurité appartenait à ceux qui la possédaient. » L’acceptation du monde signera leur entrée dans la vie adulte ; toute la difficulté sera de vivre dans la dignité de la vie humaine sans que l’absolu ne s’en trouve jamais affecté.

*  *  *

Le temps où nous chantions est un des romans les plus vertigineux qui aient jamais été écrits sur l’identité américaine. Le New York Times et le Washington Post l’ont élu livre de l’année, et on a parlé à son propos de Philip Roth, de Garcia Márquez, de Thomas Mann ou de Proust – autrement dit l’Amérique, l’envergure, la musique et le temps. Mieux que cela pourtant, il révèle celui qui est peut-être un des plus grands écrivains de notre temps – et dont nous attendons désormais la traduction des autres oeuvres. La puissance, l’élégance, l’intelligence d’une parole dont le lyrisme est toujours confiné aux lisières du réel font d’emblée de Richard Powers un classique, au sens où il atteint à une universalité qu’aucun truc d’écrivain, aucune martingale de rhétoricien, aucun désir de table rase ne peut salir. C’est dans l’écriture d’un maître que nous entrons dès les premiers mots de cette histoire, cette écriture maintenue en permanence dans une gangue qui bannit l’excès, le jugement et la sentimentalité, une écriture qui se tient d’une seule force dans son apparence de fragilité, portée par un souffle d’une richesse et d’une simplicité lumineuses.

Et puis il y a la musique, dont je ne me souviens pas avoir lu de transposition littéraire aussi éclatante. Or la musique est un défi pour les écrivains, nombreux à rêver de pouvoir s’en emparer. Bien sûr nous avons Mort à Venise à l’oreille, chant magnifique sans doute mais qui fut d’abord un chant à la mort – ou le chant même de la mort. Bien sûr nous pouvons aussi avoir Au piano, de Jean Echenoz, mais la musique, ici, et quelle que fût la qualité de l’hommage qui lui était rendu, servait plus de décor intérieur ; les notes, s’égrenant comme dans une forme de pointillisme pictural, ne faisaient que moucheter, que compléter le tableau ; et Christian Gailly, bien sûr, qui a fait de la musique la matrice autour de laquelle les histoires s’enroulent, et qui parvient comme personne à nous donner l’impression de tenir nous-mêmes un saxophone ou, tout en lisant, de jouer rubato au clavier ; mais si chez Gailly la musique peut expliquer l’histoire, elle n’explique pas, seule, les destins : elle demeure dans l’ordre d’un impressionnisme sensible, fût-il musical par nécessité. C’est donc un défi pour les écrivains parce qu’il n’est rien de plus hardi que de faire sonner les mots, non seulement au gré d’un rythme, mais selon les lignes d’une musicalité intérieure tellement ancrée que la parole elle-même en devient symphonie ; c’est un défi technique enfin, parce que vous aurez beau user de tout l’abécédaire musicologique, vous aurez beau écrire les mots alto ou ténor, vous aurez beau avoir à l’esprit une certaine tonalité, ou décortiquer une gamme chromatique ou pentatonique, vous serez toujours exposé à l’écueil de la froideur, de l’explication mécanique, du brio. Dire d’une symphonie qu’elle est « grandiose », d’un standard qu’il est « inoubliable », d’une chanson qu’elle est « populaire », ne nous fera jamais entendre la moindre note, la moindre harmonie, le moindre écho de la symphonie, du standard ou de la chanson. Défi, donc, parce que musique et écriture s’adressent à des sens qui, s’ils se complètent, n’en sont pas moins distincts ; or la volonté de rendre hommage à la musique induit la possibilité – le talent – de la faire entendre : c’est rare ; rarissime ; et c’est l’une des qualités les plus saillantes de ce roman, tellement éblouissant qu’il n’est plus même besoin d’être mélomane pour aller s’enquérir des œuvres qui s’y jouent. Par tropisme personnel, j’ai parfois pensé à Keith Jarrett, à ce que Keith Jarrett lui-même dit de la musique, aux mots mêmes qu’il emploie. J’ai pensé à lui par exemple lors qu’il se remémore ses concerts au Japon, où le public, par instinct ou par culture, se refuse à applaudir entre les morceaux, et ce faisant respecte ce que le musicien considère comme une œuvre d’un seul tenant, une œuvre que l’on ne peut donc qu’applaudir qu’à la toute dernière, à l’ultime note. 

Une fois n’est pas coutume, et pour illustrer ce que j’ai en tête, je laisse conclure Richard Powers. 
Écoutons donc Joey parlant de Jonah. Tous deux achèvent un concert :

« Il s’appuyait sur les notes, incapable de gommer l’excitation que lui-même éprouvait, tant il était grisé par sa propre puissance créative. Et lorsqu’il termina, lorsque ses mains retombèrent à  hauteur de ses cuisses, et que la boule de muscle au-dessus de la clavicule – ce signal que je guettais toujours, comme on épie la pointe de la baguette du chef d’orchestre – enfin se relâcha, j’omis de relever mon pied de la pédale forte. Au lieu de conclure avec netteté, je laissais voyager les vibrations de ce dernier accord et, tout comme la trace de ses mots dans l’atmosphère, elles continuèrent de flotter jusqu’à leur mort naturelle. Dans la salle, on ne sut si la musique était terminée. Le trois cents auditeurs du Middle West refusèrent de rompre le charme, de mettre un terme à la performance, ou de la détruire avec quelque chose d’aussi banal que des applaudissements.
Le public ne voulut pas applaudir. Il ne nous était jamais rien arrivé de semblable. Jonah se tenait dan un vide grandissant. Je ne peux faire confiance à mon sens du temps qui passe ; mon cerveau était encore baigné par des notes glissant langoureusement à mon oreille comme autant de mini-dirigeables à une fête aérienne. Mais le silence fut total, allant jusqu’à gommer les inévitables quintes de toux et autres craquements de sièges qui gâchent tout concert. Le silence s’épanouit jusqu’au moment où il ne pourrait plus se métamorphoser en ovation. D’un accord tacite, le public se tint coi. 
Après un moment qui dura le temps d’une vie – peut-être dix pleines secondes –, Jonah se relâcha et quitta la scène. Il passa juste devant moi, encore assis au piano sans même jeter un regard dans ma direction. Après une autre éternité immobile, je quittai la scène à mon tour. Je le rejoignis derrière le rideau, il tripotait les cordes de l’arrière-scène. Mes yeux posèrent cette question brûlante : Que s’est-il passé ? Et les siens répondirent : Qu’est-ce que ça peut bien faire ? »

Richard Powers, La Chambre au échos - Éditions du Cherche-Midi
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Richard

Article paru dans la Newsletter des Livres de la Fondation Jean-Jaurès (n° 71), juin 2006

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lundi 7 août 2017

Alice Munro - Fugitives

Alice Munro - Fugitives


Femmes sous influence

Voici un livre pour les hommes – souvent imbus de leur certitude de connaître « les femmes ». Ceux-là, on le sait, ont une fâcheuse tendance à trouver les femmes compliquées, imprévisibles, excessives, exacerbées. Il s’agit certes d’une impression générique, pas toujours très étayée, mais dont on ne peut nier qu’elle semble constitutive de la relation entre les deux sexes. Ce pour quoi Fugitives est un livre pour eux, donc, ce n’est pas seulement parce qu’il est écrit par une femme qui relate le destin de huit femmes, mais parce qu’Alice Munro ne cède jamais à la tentation, que l’on imagine grande, de trancher dans aucune catégorie morale. Elle ne juge ni ne condamne, pas plus qu’elle ne prend la défense de la femme contre l’homme. Son propos est ailleurs, même  si l’on sent bien une inévitable implication. Munro constate, donc, et relate le destin de huit femmes tentées par la fuite, happées par un ailleurs, possible ou simplement imaginé, quelque chose en tout cas hors de leurs vies, hors d’elles-mêmes, et le plus souvent empêchées d’aller au bout de leur désir, ou intimement impuissantes à y parvenir. Elles hésitent, s’interrogent, se jugent, tergiversent, culpabilisent, puis d’un coup elles partent, de leur foyer, de leur vie, de leurs peurs ; et pourtant, finissent souvent par revenir vers un point d’ancrage dont elles se demandent si, finalement, il ne serait pas ce qui leur correspond le mieux. Comme si la liberté ne résidait pas dans un lointain fantasmé, mais sommeillait en soi.

Les femmes que l’on rencontrera ici ne sont pas des dames de fer. Ce sont des femmes non pas banales, mais dont la vie a pu devenir banale. Atteintes par un sentiment d’usure et de lassitude – de la vie, d’elles-mêmes : un mari, des enfants, du travail, parfois des amours de jeunesse, quelques ambitions réévaluées, une longue et sourde résignation. Toutes souffrent de quelque chose d’inabouti, de contrarié, et toutes, à un certain moment, se convainquent que leur vie est aussi ce qu’elle est par leur faute de n’avoir su saisir quelque occasion. Et puis, donc, cette incessante tentation de la fuite, cette petite voix qui lancine et trouve dans chaque instant une nouvelle occasion de laisser croire qu’une autre vie est possible. Ainsi apprend-on de Carla qu’« il lui suffisait de lever les yeux, il lui suffisait de regarder dans une certaine direction, pour savoir où elle pourrait aller » : Carla n’est pas malheureuse, non, en tout cas, jusqu’ici, elle a toujours plus ou moins réussi à transcender l’ennui, à se satisfaire de sa vie, voire à y trouver quelque motif suffisamment poétique. Mais cet effort use, et jour après jour grignote sur le temps qui, lui, fuit pour de bon.

On pourrait dire de Fugitives qu’il est un livre sur le deuil des espérances. Non que ces femmes seraient les victimes de quelque destin préconçu, non qu’elles seraient trop faibles, ou trop lâches (c’est même tout le contraire) pour enfin se lancer dans l’existence, mais que, à force d’être mues par le sens du sacrifice, par le sens de l’autre, elles ont peu à peu abandonné leur prétention à vivre leur vie. Juliet a perdu son mari dans un accident de bateau ; elle le soupçonnait de la tromper et, ces derniers temps, « l’atmosphère était chargée. » De manière certainement indicible, la disparition de cet homme, conjuguée à la longue et mystérieuse absence de sa fille, ouvrit un espace inattendu de liberté nouvelle. « Mais elle n’en continuait pas moins de s’en référer constamment à lui, comme s’il était encore la personne pour laquelle son existence à elle comptait plus que pour quiconque. Comme s’il était encore la personne aux yeux de laquelle elle espérait briller. [C’était une telle habitude chez elle, un tel automatisme, que le fait de sa mort ne semblait pas interférer. »

Lorsqu’elles entrouvrent finalement les portes pour contempler l’éclat d’un autre horizon, alors revient peser sur les épaules de ces femmes le poids du doute et de la faute. Certaines ne sautent jamais le pas, d’autres pourront regretter de l’avoir franchi. Il faut dire que « les choix bizarres étaient tout simplement plus faciles pour les hommes dont la plupart trouveraient des femmes heureuses de les épouser. Tel n’était pas le cas en sens inverse. » Il y a chez l’homme quelque chose d’assuré, d’impérieux, de lointainement autoritaire, que ces femmes ne peuvent regarder sans crainte ni envie. C’est ce qui est très réussi dans ce recueil : cette peinture de la femme comme énergie bridée, comme dimension inassouvie d’une affection tenaillée, comme instrument d’un piège qui n’est pas seulement social. Elles ne sont pas victimes, au sens traditionnel du mot, mais peuvent l’être dans une acception plus ontologique. Par petites touches, avec un sens consommé et très personnel du récit, Alice Munro nous fait donc entrer dans quelque chose que l’on pourrait apparenter à ce que naguère nous désignions par l’éternel féminin, mais un éternel ici et enfin épuré de son pourtour machinal de glamour et de sensiblerie. À défaut d'y trouver de quoi apaiser leurs fantasmes, les hommes pourront y appréhender un réel féminin auquel ils sont loin d'être étrangers.

Alice Munro, Fugitives - Editions de l'Olivier
Traduit de l’anglais (Canada) par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 14, février/mars 2009

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dimanche 23 avril 2017

Stephen King - Histoire de Lisey

Stephen King - Histoire de Lisey

 

Figure de l'humain

Il est toujours profitable d’aller s’égarer sur des chemins de traverse. On dira sans doute que Stephen King, best-seller planétaire et plusieurs dizaines de fois millionnaire, n’est pas à proprement parler le héraut de l’underground. Dans le champ sacré de la littérature, toutefois, il n’est pas rare que son nom, et l’œuvre qui y est associée, soient passés sous silence, au point parfois de friser l’excommunication. Autodidacte, populaire, indifférent à la coterie des auriculaires dressés et des bouches en cul-de-poule, et la raillant plus souvent qu’à son tour, entrepreneur de spectacle ou graphomane parvenu, d’aucuns croient clore l’examen critique en le peignant sous les traits d’un nouveau riche qui aurait investi dans un sous-genre lucratif pour adolescents psychotiques et conséquemment frustrés d’une destinée à la hauteur de leur lyrisme inassouvi. Mais il est vrai que cette question du genre a toujours taraudé les beaux esprits – moyennant quoi, il n’est pas rare que l’on attende le trépas d’un écrivain pour lui reconnaître enfin quelques mérites strictement littéraires, quand ce n’est pas une forme de génie.

Ce préambule n’induit pas que je sois un inconditionnel de Stephen King, dont je suis bien loin de connaître toute l’œuvre, et dont la puissance roborative de la narration ne suffira jamais à me consoler d’une certaine routine stylistique. Mais j’admire chez lui l’intarissable liberté dont il fait preuve dans son rapport à l’écriture et à la langue, fruit d’une longue pratique qui trouva naissance dans l’enfance, d’une aisance à se jouer des registres et des temporalités, d’une intelligence très aiguë des situations, et d’une passion de toujours pour les bonnes histoires. Pour ne rien dire d’une précision descriptive dont on comprend qu’elle le conduise régulièrement au cinéma ; à le lire, on se dit d’ailleurs qu’un réalisateur ne doit plus avoir grand-chose à faire pour l’adapter, tant tout est dit, écrit, décrit, le moindre mouvement faisant l’objet d’une analyse plus serrée que le nœud du pendu, aucun gros plan n’évacuant jamais l’arrière-plan, et l’écriture étant à ce point ingénieuse qu’elle permet d’embrasser dans une même séquence jusqu’au moindre rictus du dernier des figurants. Outre les recettes escomptées, c’est peut-être ce qui rend tout livre de King si attrayant pour le cinéma : chaque plan y est une totalité. On tire toujours King vers l’horreur ou le fantastique. Or je vois en lui un conteur plutôt qu’un manipulateur de sensations fortes, un révélateur d’émotions primitives davantage qu’un accoucheur de fantasmes. Aussi est-il inique, à tout le moins abusif, de nouer des adaptations avec autant de grosses ficelles horrifiques, quand l’arrière-monde où il s’est domicilié dévoile surtout un territoire d’onirisme, discret, secret, à certains égards poétique. Autrement dit, qu’il s’y prête parfois de bonne grâce n’interdit pas de voir dans ses récits autre chose, et en tout cas bien plus, que le véhicule d’un gore acnéique bon marché. A la limite, on pourrait lire Stephen King avec la même candeur qui nous fit dévorer Jules Verne, pour peu qu’on accepte de considérer ses livres comme des romans où l’aventure serait d’abord intérieure.

C’est vrai spécialement de ce livre-ci, où le romancier tisse une histoire dont on ne saurait douter de la résonance intime. Sous le prétexte du deuil de Lisey, veuve encore jeune de Scott Landon, un écrivain à succès œuvrant dans un registre assez proche de l’auteur, Histoire de Lisey est tout autant un hommage rendu à son épouse dédicataire et à la complicité amoureuse, une chronique douloureuse sur les territoires de l’enfance et une réflexion sur le deuil – d’ailleurs plus profonde et touchante que certains écrits a priori plus autorisés – qu’une histoire haletante où rôdent les ressorts habituels de la violence, de la vengeance, de la convoitise, des secrets de famille et autres désordres du mental, et où la tension s’accroche en permanence à des frontières sans cesse estompées. L’estompement en question n’a d’ailleurs rien de gratuit : ce qui s’estompe dans le deuil, c’est le sentiment de réalité de la vie. On se parle à soi-même et l’on entend la voix du mari défunt : seule la sensation est réelle, mais au fond elle seule importe, puisque la sensation dit plus que ce que nous éprouvons. Lisey navigue à vue entre ces deux territoires inviolables que sont l’instinct de survie, ici, maintenant, et la réminiscence des mortes époques, incessante, prolixe, à tout moment du jour ou de la nuit, dans les lieux qu’elle traverse comme au plus noir des songes nocturnes. King excelle à nous faire entendre cette petite voix qui fait de nous des êtres schizoïdes, taraudés par un inexpugnable sentiment d’étrangeté. La normalité des jours court sur nous au point d’instituer nos pensées en réflexes et nos gestes en mouvements. C’est au croisement de ce qui nous dépasse et de ce qui nous appartient en propre que prend naissance la figure individuelle, c’est-à-dire armée de désirs, de maîtrise, de fantasme destinal et d’âpreté au combat, là aussi que les frontières sur lesquelles nous asseyons nos existences finissent par se chevaucher – ou s’estomper, donc. C’est cet entre-deux qui incite certains à tirer King vers le fantastique ; mais il ne serait pas moins fondé de s’arrimer aux ressorts d’un onirisme qui, dans la brutalité de ses manifestations, n’est autre qu’une figure de l’humain.

Stephen King, Histoire de Lisey - Albin Michel
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Nadine Gassie
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 8, janvier/février 2008 

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mercredi 22 mars 2017

Adam Haslett - Vous n'êtes pas seul ici


Adam Haslett - Vous n'êtes pas seul iciGris outre-Atlantique

Qu’éprouvons-nous en refermant un livre ? Une latence, une suspension, la résolution d’un espace que nous avons ouvert et qui se clôt d’un coup, entraînant avec elle le sentiment de la plénitude comme la sensation de l’inassouvissement, la satisfaction du tout comme la frustration de le savoir borné. Les mots lus ne peuvent soudainement plus se résoudre que dans le silence et, pour un temps relativement bref, il nous est donné de pouvoir vivre un silence de l’intérieur, intérieur que nous avons certes habité avec un fort sentiment d’intimité, mais qui, d’une certaine manière, n’est pas le nôtre. Le silence peut toutefois s’emplir de mots isolés, et pour ainsi dire informulés, sur le fil des tropismes de Nathalie Sarraute : sans même que nous ayions voulu les faire advenir, surgissent de notre conscience encore sous le choc quelques mots, le plus souvent simples, abstraits, génériques, qui font pour nous un travail d’intégration de la lecture. Sans doute cherchons-nous alors, sans même le savoir, à tirer au clair ce que nous avons lu, et, mutatis mutandis, à en dégager la morale, l’axiome ou le secret. Et puis, plus rarement, il peut y avoir des couleurs. Or si je cherche à retrouver l’état dans lequel m’a laissé la lecture de Vous n’êtes pas seul ici, en surplomb des mots épars qui me viennent, tous justes mais tous incomplets, c’est une couleur qui s’impose, couleur dont aucune nuance, et dieu sait pourtant s’il y en a, n’altère jamais l’essence de la dominante grise. Qu’il s’agisse ici de nouvelles n’est sans doute pas étranger à cette impression. Le roman dessine un paysage où saillent les contrastes, les quiproquos, les nuances et les atténuations, les embardées et les violences, pour se clore sur un sentiment qui, à tort ou à raison, englobe l’intégralité du livre et de son propos. Le recueil de nouvelles enclôt l’espace autant qu’il réduit les possibilités d’en façonner ou d’en modifier les reliefs. La succession d’univers disjoints accentue et précise le lien entre eux, à tel point que l’on peut bien tout oublier des histoires sans jamais rien perdre de ce qui les unit : un recueil réussi est autant un recueil dont sourd un climat particulier qu’un recueil d’histoires réussies. À cette aune, et c’est un fait unique dans l’histoire de la littérature américaine, il n’est pas étonnant que ce premier livre d’Adam Haslett ait déjà figuré parmi les finalistes du National Book Award et du Prix Pulitzer.

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Ceux que désespère l’Amérique feraient bien parfois de se pencher un peu sur sa littérature. Loin d’être le pays sans histoire et sans culture que d’aucuns se complaisent à dépeindre, il est frappant au contraire de constater à quel point sa fabrique littéraire est pénétrée par l’histoire, la géographie, les mentalités américaines. Le plus étrange pourtant est que cette perception très vive de la sensibilité locale va souvent de pair avec une pénétration très profonde et très dense de l’individu humain. Les phosphorescences triomphales d’une certaine Amérique, la débauche de lumière et de clinquant dans la complaisance de laquelle certains de ses hérauts la revêtent parfois, la griserie de pacotille qui caractérise tout un pan de son étant médiatique, nous masquent une réalité autrement plus terne, plus déprimée, plus profonde en tout cas que ce qui nous est donné à voir. L’horizon bleuté de l’être-américain se confond avec le gris sceptique et terrien. M’opposera-t-on le succès, des deux côtés de l’Atlantique, d’un Bret Easton Ellis (American Psycho, Glamorama) ? Mais précisément : Bret Easton Ellis est le représentant d’une minorité, rebelle assurément, mais fondamentalement intégrée, dépravée car mondaine – et réciproquement –, muscadine, nihiliste et jet-setteuse. Si Quentin Tarantino surfe au cinéma avec le succès que l’on sait sur cette vague, Joel et Ethan Cohen n’en sont pas moins éminemment américains. Leurs films évoluent d’ailleurs dans une esthétique de l’entre-deux où la couleur n’est là que pour saillir dans la grisaille, coups d’éclat brutal ou miraculeux à travers un substrat américain dont la psyché ne rutile que dans les franges. 

Les franges, telle est bien la terre, grasse et sèche si cela est possible, que laboure Adam Haslett. Pas les franges sociales auxquelles l’on pense spontanément : les franges de l’expérience intérieure, celles, précisément, de ces êtres presque sans histoire qui pourtant ne se sentent et ne sentiront jamais en adhérence avec la vie. Et de me souvenir de la chanson de Serge Reggiani : Il faut vivre / L’azur au-dessus comme un glaive / Prêt à trancher le fil qui nous retient debout / Il faut vivre partout dans la boue et le rêve / En aimant à la fois et le rêve et la boue. Chez Adam Haslett, le fil est souvent tranché. Rester debout relève de l’insoutenable effort, chaque être est condamné à l’amour du rêve et de la boue, bien certain pourtant que la boue emportera tout. Haslett s’attache seulement à éclairer cette brume qui enveloppe les êtres dépossédés de l’événement. C’est vrai de ce père qui ne sait plus converser avec son fils, ou de ce docteur qui parcourt des dizaines de kilomètres pour rencontrer sa patiente dépressive car il sait au fond de lui qu’il n’est devenu médecin que « pour organiser sa proximité involontaire avec la souffrance humaine. » C’est vrai aussi de ce jeune garçon qui tente d’éloigner la souffrance que lui causent le suicide de sa mère puis la mort accidentelle de son père en attirant à lui d’autres souffrances. C’est vrai encore de ce frère et de cette sœur qui n’en finissent et n’en finiront jamais de vivre ensemble dans l’attente impossible du retour toujours ajourné d’un ancien amant partagé. C’est vrai aussi de cet homme que la dépression suicide à petit feu et que les pas aléatoires mènent chez une vieille dame dont la vie accompagne les dernières vies d’un petit-fils que le psoriasis ronge à mort. Et encore de cet homme, dont nul dans son entourage ne sait qu’il mourra très prochainement du sida, confiant son sort inéluctable à une prostituée croisée au hasard de son chemin de hasard et ne faisant finalement qu’attendre sa fin en se contentant d’acquérir au cimetière un emplacement auprès de son père. Et de cet enfant à qui la vie ne sera plus jamais sereine puisque, comme son père, il voit par avance la mort de ceux qu’il aime. Et de cet homme qui consulte dans le train son dossier psychiatrique, ou de cet adolescent qui rend visite régulière à une femme soignée pour schizophrénie quand il ignore encore tout de la vie et des gestes de l’amour. Ce n’est pas tant la souffrance ou les chagrins ou la misère qui saisissent le lecteur, que ces ombres nébuleuses ondoyant comme des chimères autour des âmes, cette torpeur presque neurasthénique contre laquelle ils tentent bien de lutter mais au creux de laquelle pourtant ils semblent comme vouloir persister à se lover. Le gris est là, dans le halo filandreux qui enserre les existences et les ramène à quelques gestes de pilotage automatique, dans cette manière cendreuse qu’a la vie de se déployer comme par réflexe, sans qu’aucune forme de volonté ne vienne s’y attacher. Plus de déterminismes, presque plus de société, juste des monades éberluées toupillant au sein de galaxies effrayantes, quand les vents soufflent toujours trop fort et que l’air du large fait toujours trop peur. Or le grand tout social n’admet ces divergences ni ne peut s’expliquer leur présence : le progrès, la médecine, la psychiatrie, la démocratie, la domination des classes moyennes, le divertissement, l’ordre du monde social est comme tétanisé par ceux qui dévient des voies qu’il croyait avoir tracées pour tous. C’est ce qui sort du nombre qui pose problème, ce qui en sort alors que tout était fait pour que rien n’en sorte : il était prévu que tout s’ordonnât dans l’ordre clinique du social. Les personnages d’Adam Haslett, saisissants de douceur et de résignation, tous tellement attachants dans la perplexité olympienne de ce qui les accable, nous disent que c’est impossible : l’ordre social est un optimisme aussi aberrant que les autres

Vous n’êtes pas seul ici est le livre de l’insoutenable tendresse de l’être. Pudique, retenue, délicate, elliptique, empathique, l’écriture d’Adam Haslett cueille l’individu au plus profond de ses carences mais aussi au plus incertain de son être. Plus rien ne scintille jamais, hormis les éclats d’une humanité qui s’acharne à se briser d’elle-même lorsque les puissances extérieures n’y parviennent pas. Adam Haslett rejoint avec ce premier recueil les meilleurs écrivains américains de sa génération, Jonathan Franzen, Rick Moody, Jonathan Safran Foer, Brady Udall et les autres. Il le fait en usant d’une tendresse étrange, presque maladive, qui n’appartient qu’à lui. Et nous refermons le livre des existences qui se brisent, et reste ce gris hors duquel toute autre couleur semble terne.

Adam Haslett - Vous n'êtes pas seul ici - Éditions de l'Olivier
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Pierre Aoustin
Article paru dans Esprit Critique (Fondation Jean-Jaurès), n° 51, mars 2005

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lundi 13 mars 2017

Dashiell Hammett - Interrogatoires


Dashiell Hammett - InterrogatoiresÀ petit feu

Il y aurait une certaine indécence à dresser un quelconque parallèle entre la période que traversèrent les États-Unis au début des années 1950, dont émerge la figure inquisitrice du sénateur McCarthy, et la tentation toujours très forte des démocraties contemporaines, de l’Italie à la France, de surveiller et si possible d’attacher à leur cause les intellectuels, et plus largement tous ceux qui pourraient avoir l’oreille du peuple : ceux-là ne figurent sur aucune « liste noire », aucune peine de prison n’est prononcée contre aucun d’entre eux, et leurs écrits ne sont passés au crible d’aucune commission d’enquête. D’où vient, alors, que l’on sorte des Interrogatoires subis par Dashiell Hammett avec l’impression d’avoir lu une sorte de mise en garde ?

Plusieurs facteurs peuvent l’expliquer. Il y a d’abord le rôle et la posture des auxiliaires de Justice qui, tout au long des trois procès ici regroupés, témoignent d’un dessein purificateur où l’État envahit l’espace et où la défense n’a pour ainsi dire aucune place. Le spectacle, car c’en est un d’une certaine manière, se déploie ensuite sur une scène que nous autres contemporains connaissons bien, celle d’un maillage administratif et technocratique aux procédures indémêlables pour n’importe quel citoyen, fût-il le moins ordinaire. Enfin, il y a l’accusé lui-même, Dashiell Hammett, maître et fondateur du roman noir, dit hard boiled (« dur à cuire »), dont l’attitude durant ces procès témoigne à la fois d’une constance qui confine à l’exemplarité et d’une conception personnelle, au fond très séduisante, de l’engagement.

Hammett ne livre rien, arc-bouté sur le cinquième amendement de la Constitution américaine, qui permet à tout citoyen de refuser de témoigner contre lui-même dans un procès pénal. Toute la rhétorique des Interrogatoires s’articule autour de cet amendement et de son utilisation optimale par l’accusé, ce qui bien sûr en fait le sel et, si tout cela n’était pas tristement réel, en constituerait l'effet comique. Du coup, on a parfois l’impression que c’est Hammett qui donne le ton du procès, son mutisme légaliste acculant ses accusateurs à choir dans l’absurde. La réponse qu’il apporte à chacune des questions ou presque qui lui est posée (« Je refuse de répondre car la réponse peut me porter préjudice ») ne constitue pas à proprement parler un système de défense, ne saurait du moins être résumée à une stratégie juridique. Elle a quelque chose du socle intellectuel sur lequel il fait reposer, sans le dire explicitement, une certaine manière de s’engager. Proche des mouvements communistes mais de tempérament davantage libertaire, le mutisme d’Hammett porte à la fois le témoignage d’une éthique personnelle qui lui interdit toute délation, et la manifestation d’une élégance qui l’empêche de sombrer dans l’ergotage idéologique. Natalie Beunat l’écrit très justement dans sa Préface : « Hammett fit ce qu’il avait à faire, sans se plaindre. » Attitude "hard boiled" s’il en est, qui lui vaudra d’être emprisonné six mois durant. Si vous avez une demi-heure devant vous, lisez absolument ce livre qui vous fera plonger dans cette époque étrangement proche et lointaine et qui, avec l’économie de mots et de moyens à laquelle l’obligeait le procès, vous en dira plus long qu’il y paraît sur cet immense écrivain.

Dashiell Hammett, Interrogatoires - Éditions Allia
Traduit de l'anglais (américain) par Natalie Beunat
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 19 - Septembre/octobre 2009