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Marc Villemain
editions joelle losfeld
12 février 2019

Mado lu par Livres Hebdo (avant-critique de Véronique Rossignol)

 

 

Avant-critique de Véronique Rossignol
Livres Hebdo du 1er février 2019

 


LES CHARDONS BLEUS

 

Marc Villemain rouvre les plaies
d'un premier amour

 

« Au fond, je me contrefiche de me souvenir. D'ailleurs je ne crois pas aux souvenirs, nous sommes bien trop doués pour les truquer. Non, je cours après des sensations dont je connais l'arrière-goût et que pourtant je sais perdues à jamais, une ribambelle d'instants heureux et fugitifs, du bonheur en moignon — ma seule mémoire véritable. » C'est cette mémoire-là, mais en réalité douloureuse, qu'arpente Virginie, 30 ans, racontant en double voix un passé encore à vif et un présent plein de remords. La mémoire de la passion qui l'a liée, l'année de ses 14 ans, à l'affranchie Mado, l'histoire d'une initiation. Pour la narratrice, l'épisode fondateur est un traumatisme : un jeu d'enfant innocemment pervers dont elle a été victime quand elle avait 9 ans. Quand les demi-frères de sa meilleure amie Mado lui ont joué un tour en lui volant son maillot de bain et l'abandonnant nue sur la plage. Et qu'elle a dû se réfugier dans une cabane de pêcheur sur pilotis en bord d'océan, un « carrelet » abandonné où elle a passé la nuit, honteuse et terrorisée. Cinq ans plus tard, à la fin du collège, c'est une Mado provocante, imposant à tous son rythme et ses lois, qu'elle retrouve. De ces personnalités dont l'audace insolente aimante sans distinction filles et garçons. À ses côtés, la narratrice se sent empruntée, encore un pied dans l'enfance, « loin d'être armée pour seulement imaginer que je puisse tomber amoureuse d'une fille ». Mais ensemble, elles vont tout apprendre, du désir, de la manipulation, du manque et de la possession, sceller des serments à la vie à la mort, avec des colliers argentés où pend un petit chardon turquoise. Tout promettre et tout trahir. Le carrelet secret abritera cet amour unique et définitif. Il deviendra le lieu du premier et du dernier matin du monde pour celle qui fait ce voeu : « Ne pas seulement se mêler aux éléments : en être. Être le ressac au loin qui fait entendre ses scintillements humides à travers la broussaille. Être le capitule bleu du chardon pour essuyer les embruns, les chaleurs atrophiées du mois d'août et les urines animales. Être sa propre tanière. »

 

Après le recueil de nouvelles Il y avait des rivières infranchissables (2017), qui s'attachait à la saveur doucement nostalgique des amours d'enfance, Marc Villemain sonde avec une intimité plus profonde et plus crue l'ardeur sauvage d'un passage à l'acte inaugural, quand l'éveil est une révélation et un déchirement.  V. R.

11 février 2019

MADO

 

 

C'est ce 14 février que paraît en librairie mon nouveau roman, Mado, lequel a donc suffisamment plu à Joëlle Losfeld pour que, un an et demi après Il y avait des rivières infranchissables, elle consente à poursuivre l'aventure.

 

** Une première rencontre se tiendra à Strasbourg ce samedi 16 février à 16h30, librairie Kléber. Rencontre à livres croisés, si l'on peut dire, puisque je serai accompagné de Laurine Roux, auteure remarquée d'Une immense sensation de calme (Éditions du Sonneur) dont j'ai eu le grand plaisir de diriger le travail d'édition.

 

** Pour les Franciliens et plus spécialement les Parisiens, une séance de signature est prévue à partir de 19 heures le mercredi 20 février à l'Écume des Pages, quartier Saint-Germain-des-Prés.

 

** D'autres rencontres s'organisent d'ores et déjà, qui donneront lieu à des précisions ultérieures — de manière certaine, je peux déjà évoquer la librairie Calligrammes de La Rochelle le 12 mars, celle  de Cogolin (Var) le 3 mai, et bien sûr le Salon du Livre de Paris le dimanche 17 mars à 15h30. 

 

Je n'ai rien ici à dire de bien intéressant à dire sur ce roman, aussi me contenté-je d'en proposer la quatrième de couverture...

 

QUATRIÈME DE COUVERTURE

 

Il n'existe pas de trêve estivale pour les espiègleries des enfants. Virginie, neuf ans, va en subir les conséquences : les frères de sa meilleure amie, Mado, emportent ses vêtements au sortir d'un bain de mer. Terrifiée, elle devra toute la nuit se cacher, nue et impuissante, dans une cabane de pêcheurs abandonnée. Après cet épisode, les deux amies s'éloignent. Elles ne se retrouveront qu'en classe de quatrième, engagées dans des jeux de séduction que domine une Mado toujours plus provocante et libre. Peu à peu pourtant, cette légèreté cédera la place à la convoitise et à l'anxiété amoureuses. Ce qui conduira Virginie, abusée par les apparences, à commettre un acte dicté par la jalousie et, finalement, à une souffrance infinie. 

 

Mado est une histoire d'amour. Une histoire sombre et lumineuse, celle de deux jeunes filles qui, entrant dans l'âge adulte, découvrent ce qui irrigue toute passion : le désir, la jalousie et la peur.

 

Merci à tous mes lecteurs.
Contact presse : christelle.mata@gallimard.fr

Lien vers le livre, sur le site des Éditions Joëlle Losfeld

8 février 2019

Richard Morgiève - Le Cherokee

 

 

A poor lonesome cowboy

 

« On préparait le monde du rock n'roll. Corey espérait son Éden dans une enclave, si possible loin du goudron et d'Elvis. Il ne militait pas contre les guitares électriques, mais il aimait trop le bruit du vent. »

 

Le bel et juste écho que rencontre le nouveau roman de Richard Morgiève nous épargnera un trop long développement sur ce qui lui sert de prétexte : une nuit de 1954, le shérif Nick Corey découvre une voiture abandonnée sur des hauts plateaux du fin fond de l'Utah. Au même moment, sous ses yeux, atterrit un avion de chasse vide de tout pilote. Extraterrestres ? Bolcheviques ? Le FBI et l'armée n'en finissant pas de faire chou blanc, la question va tarauder les autochtones. Mais Corey aussi va mener l'enquête. À sa manière, et surtout avec l'intuition que ce sera peut-être l'occasion de retrouver celui qui, alors qu'il était encore môme, assassina ses parents — témoin effondré du drame, cet « orphelin extrême » finit pourtant par en être accusé, avant d'être jeté en prison.

 

On se demande parfois — les écrivains eux-mêmes se demandent, à l'occasion — ce qui constitue la trame profonde, l'espèce de leitmotiv nébuleux, souterrain, qui lie chacun de leurs livres et, finalement, dessine à travers eux un chemin de vie. Richard Morgiève est de ceux chez qui la chose se manifeste avec le moins d'ambivalence, tant il n'a jamais voulu écrire qu'en écoutant ce qui grondait en lui. Pas de ceux qui écrivent en se cachant derrière leur petit moi, et tant pis si parfois cela peut manquer un peu de chic, Morgiève n'est pas seulement un écrivain de la vérité intérieure : il a fait de celle-ci le préalable à tout travail d'écriture.


Aussi ai-je rarement vu un écrivain se laisser à ce point dominer par le double mouvement que lui impriment ses personnages et ses propres instincts. Que l'on parle schéma narratif, style ou intrigue, ses livres requièrent de toute évidence un travail très minutieux en termes de composition, d'études de caractères et de rythme ; en revanche, et c'est tout aussi patent, on y perçoit d'emblée un refus absolu, presque militant, de retoucher ses personnages, de tripatouiller dans leurs pensées, de conférer à ce qui les agite la moindre justification cartésienne ou morale. Il faut voir, je crois, dans ce refus radical de prendre le contrôle, l'indice ultime d'une intention littéraire qui a toujours été de dire et de montrer ce qui est, dans la vérité nue et crue de ce qui vient. À cette aune il incarne, si ce n'est dans la forme puisque son écriture échappe sous bien des aspects aux codes traditionnels du genre, du moins dans la manière, ce refus du chipotage, cette aversion pour l'ergoterie, il incarne vraiment, disais-je, l'âme du polardeux — polardeux défroqué, pour ainsi dire, puisque comme chacun sait il ne déteste rien tant que se remémorer ses cinq premiers romans, policiers, dont il dit d'ailleurs très tôt qu'ils n'étaient « que de la merde ». 

 

Cette façon qu'a Richard Morgiève de lâcher prise avec lui-même est assurément ce qui confère à ses histoires leur ressort si particulier. Chez lui, il y a toujours un moment où la vie bascule. Bien sûr on s'attend toujours à quelque chose, un événement qui ouvrirait une brèche dans le roman, mais cela ne se produit jamais au moment où l'on pense que ça pourrait se produire, et surtout ce n'est jamais ce qu'on aurait subodoré. Cela tient, je pense, à l'état de grande disponibilité mentale et psychique dans lequel se tient Richard Morgiève dans le moment de l'écriture. On l'imagine assez bien en effet à sa table de travail, lancé comme une machine folle, déversant ce qu'il y a à déverser sans se poser la moindre question, pas même ces questions d'ordre littéraire voir éthique qui peuvent tétaniser tout écrivain, lui que l'on sait si indifférent aux registres, si peu soucieux de s'inscrire dans un courant ou une école, bref allergique à tout ce qui pourrait entraver son impulsion première. Il est fort à parier par exemple que l'irruption de la question sexuelle dans Le Cherokee l'a pris au dépourvu au moins autant que le lecteur. D'ailleurs cette irruption tient en une phrase. Que rien n'annonçait, donc — même s'il est toujours loisible, après coup, de feuilleter le livre à l'envers et d'aller y puiser quelque indice. Sans doute est-ce aussi cette disposition totale à se laisser submerger par ce qui le dépasse qui fait le bouillonnement et l'impétuosité des romans de Morgiève ; c'est d'une énergie rustique, presque bestiale : l'énergie d'une littérature qui doit ce qu'elle est à quelques visions primitives, mais tout autant à un incessant travail du subconscient.

 

La liberté dont jouit l'écrivain Morgiève a tout d'une liberté apprivoisée. Car non seulement il se connait, mais il sait ce qu'il veut — ou plutôt ce qu'il ne veut pas : une littérature chichiteuse. Ni préjugé, ni tabou : chez lui tout fait histoire. Il suffit de prendre le monde tel qu'il vient. Dans une de ses plus fameuses lettres à Louise Colet, Flaubert disait qu'il n'y a «ni beaux ni vilains sujets, (...) le style étant étant à lui seul une manière absolue de voir les choses. » Nul doute que l'auteur de Cherokee souscrit à la proposition, si ce n'est que chez lui le feu intérieur s'allume toujours à un fait humain, brut et brutal plus souvent qu'à son tour : un fait qui ramène toujours aux écorchures de l'humanité. Aussi, de livres en livres, c'est cette humanité d'assez basse extraction qu'il donne à fréquenter, gens de peu, travailleurs, chômeurs, estropiés, fainéants, boit-sans-soif, gouailleurs, losers ou démerdards de première, tous gens plus ou moins fâchés avec le moderne, et toujours plus ou moins en délicatesse avec l'ordre et la loi. Ce n'est pas une posture-type ou une figure de style, pas l'indice d'une quelconque complaisance avec le sordide, mais bien l'expression nécessaire d'une mélancolie très ancrée, d'une ombre portée sur le moindre de ses regards. Il y a de la misère en tout, et c'est aussi cette misère qui taraude l'écriture de Richard Morgiève. Les humains, bien sûr, mais c'est comme si tout le cosmos lui inspirait ce regard mêlé d'abattement et de compassion ; quelques traits splendides suspendent alors un sens effervescent de l'action : « L'hiver avait été rude, des dizaines de vaches avaient gelé, il avait fallu en abattre. Aux autres on avait coupé la queue ou les oreilles, ou les deux. Une des vaches mutilées pleurait et ses larmes gelaient. » Sur cette seule phrase semble s'abattre, et de tout son poids, un impérieux accès de spleen.

 

La grande réussite du Cherokee, outre qu'il est difficile de lâcher le livre, réside dans cette pulsion d'écriture où la rage, dominatrice, viscérale, rencontre de manière intrinsèque une infinie sensibilité. Chose que je n'avais pas perçue immédiatement en commençant ma lecture, étant resté sur la tonalité sépia de son précédent roman, Les hommes — dont j'ai parlé ici. Or ce qui est étrange c'est que, une fois achevée ma lecture, c'est précisément à ce précédent roman que cela m'a renvoyé. En des lieux et dans des registres distincts, quoique à une époque assez proche, j'en suis venu en effet à la même conclusion : Morgiève aime les temps révolus et les hommes auxquels ils donnaient naissance. Car finalement la sensibilité de Nick Corey n'est pas bien éloignée de celle de Mietek, le héros des Hommes. Tous deux, par nature sans doute, mais aussi par ce que c'est ainsi qu'on vit dans leurs milieux et que chaque milieu a ses codes, tentent de dissimuler sous des dehors très mâles tout ce qui les émeut, le bois véritable dont ils sont faits, un bois tendre qui peut rapidement ployer sous le trop-plein d'émotions. La virilité chez Morgiève est toujours le symptôme de quelque chose d'infiniment plus complexe que ses signes extérieurs les plus éculés, quelque chose d'infiniment plus nuancé, plus féminin aussi. Et à le lire, on se dit que lui-même ne s'en aperçoit qu'après-coup : il n'écrivait pas pour cela, mais c'est cela aussi qui est venu.

 

Probablement Richard Morgiève est-il à l'image de ces personnages. Je n'infère pas cette conclusion d'une analyse grossièrement psychologisante mais d'une attention portée à son caractère littéraire. Car cette sensibilité morgévienne sur laquelle j'insiste tant se déploie par traits sporadiques : encore une fois, on ne trouvera jamais chez lui la moindre fragrance de fleur bleue : ill affectionne le dur, le rude, le sauvage et le bourru. C'est par l'humour, constant tout du long de ce roman plus touchant que lui-même ne l'escomptait peut-être, qu'il en vient à lutter contre la tentation sentimentale. Il a alors de ces traits dont l'inventivité et la spontanéité font drôlement envie — d'ailleurs j'ai toujours envié, même jalousé, ce talent des auteurs pour qui la science du polar n'a plus de secrets à vous sortir de ces images aussi déroutantes qu'immédiatement évocatrices. Je pioche au hasard : ces jambes « flasques comme du gras de jambon », ce « détachement feint de shérif qui a rangé son cheval dans la penderie », ce gars avec son « regard de boa qui aurait marché debout. » L'humour bien sûr se fait volontiers noir — on songera, tiens, aux frères Coen, à Fargo : « Entre une balle blindée et une balle dum-dum, il voyait bien. Ça dépendait comment tu voulais occire le gars. S'il était dans une bagnole ou en train de prendre un bain de soleil au bord de la piscine. Dans ce cas, Corey préconisait la balle dum-dum, ou le fusil à pompe. À noter que la poupée à côté de lui serait obligée de changer de maillot de bain ». Mais parfois, et là on retrouvera un Morgiève mieux connu, il ne sera pas interdit de songer à Audiard : « Vu son état psychique, il n'aurait pas vu une empreinte de dinosaure dans le beurrier. » ; ou encore : « Le premier coup de tonnerre a pété et pas mal de dentiers dans le coin ont dû remuer dans les verres à dents. » Il y a même des passages entiers, brefs mais proprement hilarants, tel celui-ci, quand un perroquet de comptoir se met à donner la réplique. Même si l'une de mes scènes préférées, de quasi-anthologie, où affleure de nouveau une pudeur masculine à la fois vive et ténue, met en scène le shérif et un vieux bijoutier, les deux se lançant dans une crêpe-party dont on se demande bien comme l'idée est venue à l'auteur. À noter enfin un usage original et roublard du cliché, qui permet de s'amuser tout en désamorçant la possible critique (car il y aussi chez Morgiève du potache et du cabotin) : « Une chouette a hululé, ce n'était pas original mais ça se mariait bien avec l'ambiance. » Ou bien : « Il est parti en marche arrière, les yeux fermés pour ne pas voir. Il a disparu. Aucun générique ne s'est imprimé nulle part, ça continuait sans fin. »

 

Richard Morgiève continue donc de faire ce pour quoi il se sent fait : une littérature d'évasion — mais qui est d'abord évasion de soi. Ça bouscule, mais ça n'a pas forcément l'intention de bousculer. Ça provoque, mais pas tant pour provoquer que parce que là, selon Morgiève, réside sûrement une bonne part de nos vérités communes. L'écrivain a probablement voulu s'amuser en se lançant dans une sorte de thriller américain, obéissant à quelque fantasme adolescent, celui de l'Amérique et du cinéma américain, et jouant sans la moindre prudence avec l'image d'Épinal d'une Amérique éternelle — preuve, soit dit en passant, qu'on ne peut plus dire que c'est un pays sans histoire. Et sans doute s'est-il amusé. Pourtant, au bout du compte, il donne à lire un roman dont la cruauté de façade nous ramène aux fondements de la solitude. Ces personnages qui rêvent de pouvoir se retirer du monde mais qui ne le peuvent parce que le monde sera toujours plus fort, ceux-là qui sont tentés d'aller à la mort comme on dit qu'y vont les éléphants, en se coupant du troupeau humain et en goûtant au bonheur paradoxal de l'ultime solitude dans le face-à-face avec la vie, finissent par déposer chez le lecteur une tonalité muette dont celui-ci continuera longtemps de percevoir l'écho.

 

Richard Morgiève, Le Cherokee, Éditions Joëlle Losfeld

23 juillet 2018

Grégory Mion a lu "Il y avait des rivières infranchissables"

 

 

L'amour à la racine

 

Une expression de Jacques Rancière a été abondamment reprise et commentée : « le partage du sensible » (pour réfléchir à la proportion de monde qui nous appartient en propre et à celle qui nous appartient collectivement). Le nouveau recueil de nouvelles de Marc Villemain se situe en amont de ce partage car ce dernier ne concerne que des grandes personnes qui ont fait leurs gammes dans le métier de vivre. En effet, après les belles impudences de Et que morts s’ensuivent voilà presque une décennie, Marc Villemain, cette fois, s’aventure sur le continent bégayant des premiers désirs amoureux et nous propose ainsi un partage de la sensibilité très dépouillé, très espiègle, en somme un apprentissage spontané de l’autre, une sorte d’introduction à la vie qui s’étend puisque l’amour novice induit une addition au-delà de soi-même, un aperçu, si l’on veut, de ce que c’est qu’être le sujet d’une participation qui dépasse le périmètre de nos habitudes ou de nos prés carrés. On suppose alors que les commotions amoureuses de l’enfance préparent une participation plus évidente qui se précisera après le mûrissement de la jeunesse : quand on aura passé le cap d’un baiser langoureux et qu’on aura gravi un corps en premier de cordée qui n’a pas tout son matériel d’escalade, on sera prêt, mettons, à participer socialement à la vie parce que la sensibilité qui se partage secrètement, ab initio, est la meilleure école pour comprendre que le monde se partage aussi publiquement, ad finem. En un sens radical, Alain Badiou dit que la vie de couple est une « scène du Deux » qui va toujours au-delà de son binôme dans la multiplicité des situations politiques. Pourquoi pas. Avec Marc Villemain, point d’engagement de soi en dehors de l’immédiate présence de l’autre que j’aime, point non plus de réalités pesantes qui déferlent d’une radio ou d’une télévision pour nous initier à la vulgarité de l’information de masse. Ce ne sont pas des amours nationales ou internationales que Marc Villemain raconte – ce sont des amours inactuelles, des entractes au milieu de la cohue des affairés, des sensations archaïques qui nous libèrent des engourdissements contemporains. Toutes ces amours sont aussi des rappels nécessaires : avant la jobardise d’un certain hédonisme, il y avait, et il y a toujours pour ceux qui vivent amoureusement en pré-Histoire (donc dans la sensibilité décontractée plutôt que dans le sensible parfois trop rationalisé), une vérité de sensation que la maturité a souvent épuisée sous l’autorité de quelques normes. Au reste, les amours premières ne connaissent pas l’usure de la vie domestique. Et comment ! L’on a tant à faire du corps et du cerveau de l’autre qu’il est purement inconcevable de vouloir s’exténuer dans la terrible myopathie d’un ménage. Suivons le cœur des enfants que nous fûmes, et, si l’on est littéraire, souvenons-nous du Louis Lambert de Balzac – la figure du créateur tombé en ruine, surmené par les concessions du mariage.

 

On pourrait affirmer que Marc Villemain nous gratifie d’une espèce de pastorale avec ces nouvelles qui, en autant de miroirs d’une vérité qu’on a eu tendance à perdre de vue, réfléchissent à l’amour inconditionnel de ceux qui n’ont strictement que de l’amour à partager. L’enfant ou les jeunes gens ne sont ni propriétaires, ni carriéristes, ni affublés de titres honorifiques – ce sont des électrons libres qui vérifient allègrement la théorie ancienne des atomes crochus telle qu’elle a été pensée par Démocrite. Pourquoi s’aime-t-on ? Parce qu’un certain mouvement de la matière nous a rapprochés. Il n’existe pas de « pourquoi » dans cette démarche : on a une forme qui correspond mystérieusement à la forme d’une autre personne et c’est déjà beaucoup dire. L’œil humain ne peut de toute façon pénétrer la réalité insaisissable de l’atome. Il spécule à bon compte et il donne le change en se montant le bourrichon quand l’amour se met à durer. Mais sitôt qu’un « pourquoi » est donné, c’en est terminé de l’amour – il cesse de se vivre dans la mesure où nous l’avons assujetti à une problématisation. Ce n’est en outre pas un hasard si Angelus Silesius voyait dans l’épanouissement de la rose un « sans pourquoi » (« elle fleurit parce qu’elle fleurit », comme l’amour surgit parce qu’il surgit). 

 

Par conséquent Marc Villemain ne s’alourdit pas de remarques psychologiques superflues ou de démonstrations tue-l’amour. Il suit le rythme intrinsèque des initiations imprévisibles et des initiatives complémentaires. Il le fait assez régulièrement avec la présence d’un juke-box vintage : on repère dans ses textes, explicitement ou en sourdine, le refrain de plusieurs chansons populaires qui escortent les âmes de nos argonautes de l’amour. Ainsi l’aigle chantant Barbara déploie ses ailes pour accompagner le déploiement d’un flirt décisif : une fois que le garçon aura connu la valse-hésitation du cerveau excité et de la verge cotonneuse, « il [marchera] le regard fier », devenu homme même dans la débandade, virilisé d’avoir été à demi-consistant, et, surtout, grandi d’avoir été le complice d’une chair féminine qui n’en demandait peut-être pas tant. Il s’agit là du texte d’ouverture, le plus sexuel frontalement, auquel répondra le tout dernier, le plus chaste, placé sous l’égide de Jacques Brel et de sa Chanson des vieux amants. On ne le formulera par ailleurs que très subrepticement, mais le texte de clôture instruit une cohérence romanesque dans ce recueil de nouvelles. Il évoque également un terminus à la fois douloureux et magnifique, le pressentiment d’un acte qui fait écho au choix d’André Gorz et de sa femme.

 

Parmi les circonstances exaltantes de ces amours sincères, nous avons retenu le motif de l’exclusivité fragile car le temps de l’enfance ou de l’adolescence est un infini qui se finitise rapidement dans les frayeurs des responsabilités adultes. La haute saison n’est jamais sans arrière-saison, et aux amours vivaces succèdent les amours lasses. De temps en temps aussi, fatalement, l’amour se retire dans la tragédie, tel que c’est le cas pour ce jeune tandem qui se révèle dans le non-verbal faute de parler la même langue (une petite Hollandaise et un petit Français), enfants attendrissants qui vivent l’insouciance des palpations éthérées, l’insouciance encore d’un âge où la mort n’est pas toujours un concept ou une chose connue, jusqu’à ce qu’elle s’invite, hideuse et pourtant magistrale dans sa manière de mettre les scellés à cette union, dans la foudre d’une hydrocution. Bien sûr, cette mort aquatique amplifie la signification des « rivières infranchissables » du titre du recueil (en résonance d’une chanson de Michel Jonasz) : si la déclaration amoureuse est éminemment difficile quand on en découvre le chemin scabreux, si elle est un impitoyable Rubicon à franchir, elle est également infranchissable étant donné qu’elle suggère quelquefois la noyade littérale (l’amour qui emporte les amants dans des rapides plus vifs que ce que n’importe quel cœur humain est capable de supporter). On ne le sait que trop : l’amour est souvent une tachycardie, une jouissance qui trouve à se prolonger, et le cas échéant le cœur éclate, succombe d’affection, dans une épectase qui n’a pas tout le temps le monopole d’une pompe funèbre.

 

Enfin, pour traverser ces rivières plus ou moins tumultueuses, bien souvent, il n’y a pas de langage approprié, pas de mots qui valent plus que d’autres mots. Marc Villemain nous le décrit joliment lorsqu’il mentionne les « chuintements des organismes », ces gargouillements qui trahissent les présences gênées et fondent la réalité des émotifs universels. Aux vaines logomachies romantiques où les pistolets menacent de brûler des cervelles, nous préférons considérer les symphonies du corps, les ventres couineurs qui retiennent des pets ou des quantités fécales, les bouches qui cherchent de la salive ou qui déglutissent tapageusement, les pieds qui se dandinent dans des chaussures subitement devenues trop petites, etc. Parler, quoi qu’il en soit, ce serait rompre la grammaire sentimentale et nécessairement a-prédicative du moment amoureux en train de se constituer – ce serait briser la ligne de crête du kairos gestuel où l’un des deux visages, là, va bientôt se pencher crucialement pour attraper une bouche. Parler, au fond, ce serait perdre le temps qui n’a ni commencement ni fin, ce temps long des amours naissantes où une main qui en prend une autre pourrait tout à fait envisager un éternel retour main dans la main, sans autre forme de procès que ce soit. Une main, une bouche, un regard, l’infini y tient volontiers, et c’est à ce temps long que Marc Villemain a consacré ses histoires courtes, car tout ce qui est contracté en espace, dans la relativité, confirme une dilatation temporelle. Il fallait fondamentalement des nouvelles pour exprimer l'infinité temporelle des amours débutantes.

 

Grégory Mion

À lire sur le site Critiques Libres

 

25 mars 2018

Sebastian Barry - Des jours sans fin

 

 

De beaux lendemains

 

Si je confesse être entré dans ce roman avec un peu de circonspection (confusément heurté, traditionnel comme je le suis ou finirai par le devenir, par l'absence de particule de négation), je dois illico ajouter que j'en suis sorti avec enthousiasme et grand engouement. Je ne saurai affirmer, à l'instar de Kazuo Ishiguro, prix Nobel de littérature, qu'il s'agit de « mon roman préféré de l’année », quoique la chose ne soit pas impensable, mais, une fois cette particularité linguistique digérée et entérinée, vraiment ce fut avec exaltation que je me suis laissé gagner par la prose incroyablement vivante, rythmée, lyrique, brutale et délicate de Sebastian Barry, et par ses images d'une ingéniosité qui bien souvent força mon admiration. Notons au passage que Des jours sans fin lui aura permis de remporter en Angleterre et pour la deuxième fois le très fameux prix Costa - après Le Testament caché, en 2008, traduit comme le reste de son œuvre chez Joëlle Losfeld -, chose exceptionnelle et à ma connaissance unique.

 

L'histoire avait tout pour conquérir l'enfant qui s'obstine en moi : il y a les Indiens, il y a cette Amérique encore balbutiante, les grands enthousiasmes conquérants et dévastateurs du dix-neuvième siècle, le souffle de l'Histoire, les grands moments de bascule, les tragédies humaines et les drames intimes, bref tout l'attirail à même d'enflammer un imaginaire épique dont je ne me suis jamais tout à fait départi. Reste que c'est aussi dans son épopée généalogique personnelle que Sebastian Barry est allé puisé : outre le médaillon en couverture, saisissant, de son arrière-grand-oncle, le livre est dédié à son fils Toby, lequel, après semble-t-il une longue période de chagrin et de doute, s'est délesté auprès de ses parents de ce qui le taraudait : son homosexualité. Que le lecteur rétif aux atmosphères de western, de guerre mâle et de virilité mal comprise ne se laisse donc pas abuser : Des jours sans fin est un roman d'un incroyable délicatesse de coeur et d'esprit.

 

* * * 

 

Tout commence avec l'arrivée en Amérique du jeune Thomas McNulty, un gamin encore, orphelin, qui a fui l'Irlande et sa Grande Famine - celle qui, entre 1845 et 1852, jeta tout un peuple dans la faim et la maladie, et décima, selon les estimations, un million de personnes. Il fera là-bas la connaissance d'un autre gosse, John Cole, dont il sera aussitôt l'ami et qui, surtout, deviendra à jamais son seul et unique amour. Pour survivre, les deux mômes se font embaucher dans un bar où, grimés, enrobés, travestis, ils improviseront chaque soir quelques danses joyeuses pour des hommes de peu auxquels ils feront briller les yeux et qu'ils émerveilleront de leur fraîcheur. Ce qui donne lieu à des moments pittoresques bien sûr, mais aussi très sensibles et étonnamment enjoués. Là se joue assurément la scène fondatrice du jeune McNulty, là que s'esquisse son devenir intime. La jeunesse de ces deux garçons est on ne peut plus miséreuse, mais parsemée de grands et beaux moments de complicité, peut-être même des éclats de bonheur, même s'ils savent tous deux que rien de tout cela n'est jamais fait pour durer. Mais le temps passe, et ils grandissent dans une Amérique qui, loin d'être unie encore, se déchire entre les Confédérés du Sud et ceux qui en appellent à cette Union qui fera la gloire d'Abraham Lincoln. Les Indiens, au milieu, connaîtront le calvaire.

 

C'est ce monde d'une effroyable violence physique, matérielle et morale que décrit Barry, et c'est une prouesse que de savoir dire avec autant de justesse la froideur du crime, la démence froide et brutale, et de les montrer chez des hommes qui n'en ont pas forcément moins de cœur que les autres, qui eux aussi savent aimer. Car Barry montre avec une tendresse peu ordinaire ce qui s'acharne en nous à la sauvagerie et se tient toujours prêt au pire. Il faut lui savoir gré de l'écrire à un moment du monde, le nôtre, qui non seulement semble reculer toujours plus devant la complexité, mais s'en défier avec une passion assez folle, aspirant sans doute aux bons vieux équilibres de la binarité, du bien et du mal, de Diable et de Dieu.


Barry mêle l'épique et l'intime avec un brio et une sensibilité dont je dois dire que cela m'a parfois laissé bouché bée. Et si bien des scènes sont effroyables, proprement horrifiques, c'est bien sûr le contraste entre la férocité dont tout soldat doit être capable - ne serait-ce que pour survivre - et la délicatesse, la pudeur et à sa manière la grandeur d'âme de McNulty qui rend tout ce récit infiniment poignant. Si tout chez Barry est très palpable, incarné, concret, réaliste pour ainsi dire, il est impossible de ne pas éprouver le caractère décisif de ce à quoi il touche, les questions afférentes à la vie et à la mort bien sûr, à ce qu'il faut éventuellement savoir leur sacrifier, mais plus encore les profondes et insolubles interrogations relatives à la destinée des hommes. Et il y a dans ce que j'appellerai son naturalisme transcendé un authentique questionnement moral et métaphysique. Au plus haut de la sauvagerie, le jeune McNulty sait d'ailleurs que ce qui se joue vraiment est toujours supérieur à ce pour quoi les hommes s'agitent.

 

     On charge et on transperce tous ceux que les obus ou les balles ont trompeusement épargnés. Peut-être que les braves se défendent, mais on s'en rend à peine compte. Gonflés par la vengeance, c'est comme si aucune balle pouvait nous atteindre. Notre peur s'est consumée dans la chaleur de la bataille et métamorphosée en un courage assassin. On est des vauriens célestes qui viennent voler les pommes dans les vergers de Dieu [...].

 

Les impressions que laissent sur le lecteur les scènes de combat et de sauvagerie sont très fortes. Mais c'est aussi parce qu'elles sont entrecoupées, dans leur atrocité même, de notations très pures et parfois d'une grande et belle naïveté chez celui qui se bat. Nous ne sommes pas tant plongés dans le bain de sang que dans l'âme de McNulty à l'instant même où, avec les siens, il répand la terreur. D'où la proximité immédiate et animale que nous éprouvons avec des personnages dont on peut sentir la chair, la peur et la sueur. Il est complexe de mettre au jour le secret de Barry, mais sans doute la puissance d'évocation de ses images, nombreuses, variées, osées, y est-elle pour beaucoup : 

 

     Une fois tous les corps dans les fosses, on les a recouverts de terre, comme si on étalait de la pâte sur deux immenses tourtes.

 

Nous sommes toujours en train de contempler le réel, mais c'est un réel infimement tamisé par une distance métaphorique qui lui confère un relief paradoxal et, finalement, profondément humain - telle cette pluie qui « ... a ensuite aplati l'herbe comme de la graisse d'ours sur les cheveux d'une squaw. »
Enfin ce qui bien sûr est bouleversant dans ce texte, c'est l'implication croissante de McNulty dans son identité féminine - spécialement une époque et des circonstances dont le moins que l'on puisse dire est qu'elles ne s'y prêtent guère. Tout part donc d'un travestissement de fortune dans les ruelles d'une enfance de quasi indigence, avant que toute sa vie consiste, en plus d'une hargne à rester vivant, en une longue trajectoire pour devenir celle qu'il est. Sur son ami John il porte bien sûr un regard infiniment clément, d'une tendresse souvent maternelle, un regard de chrétien aussi, chrétien à sa manière, mais son attachement à la petite Winona, enfant rescapée du massacre des Indiens, parachèvera une destinée hors du commun. t

 

N.B. : Je ne formulerai qu'une seule réserve, certes de peu d'importance mais la chose excite en moi quelque démangeaison : amis correcteurs, boutons à jamais hors la langue française ce "au final" aussi laid qu'inutile, et tenons-nous à la recommandation de l'Académie française !

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EXTRAITS

« Arrivée à Memphis. Je sais que mes habits puent. Ma culotte bouffante est tachée d'urine et de merde. Ça peut pas être autrement. Alors on s'offre une nuit dans une pension où on peut se laver, et le lendemain, alors qu'on se prépare pour partir, on sent les poux regagner nos cheveux propres. Ils ont passé la nuit dans les coutures de nos robes, et maintenant, tels des colons sur la piste de l'Oregon, ils rampent à nouveau sur l'étrange Amérique de nos peaux. »

« Pourquoi un homme en aide-t-il un autre ? Ça sert à rien, la vie s'en moque. La vie, c'est qu'une succession de moments difficiles en alternance avec des longues périodes où il se passe rien, à part boire de la chicorée, du whisky et jouer aux cartes. Sans aucune exigence. On est bizarres, nous autres soldats engoncés dans la guerre. On est pas en train de discuter des lois à Washington. On foule par leurs grandes pelouses. On meurt dans des tempêtes ou des batailles, puis la terre se referme sur nous sans qu'il y ait besoin de dire un mot, et je crois pas que ça nous dérange. On est heureux de respirer encore quand on a vu la terreur et l'horreur qui, juste après, se font oublier. La Bible a pas été écrite pour nous, ni aucun livre. On est peut-être même pas des humains, puisqu'on rompt pas le pain céleste. »

 

Sebastian Barry, Des jours sans fin - Éditions Joëlle Losfeld
Traduit de l'anglais (Irlande) par Laetitia Devaux

30 novembre 2017

Astrid de Larminat a lu "Il y avait des rivières infranchissables"

 


Fragments de souvenirs amoureux
Un recueil de nouvelles où l'on voit
que les garçons sont plus tendres qu'il n'y paraît.

 

 

Les hommes, même ceux qui roulent des mécaniques ou se comportent comme des goujats, auraient-ils peur des filles ? Et si c’était ça, leur secret inavouable ? Peur de leur beauté, peur de n’en être pas aimés, de leur faire mal avec leur grand corps ou qu’elles leur fassent trop mal en se moquant d’eux, peur de ne pas savoir être un homme à leurs côtés ?

 

C’est en tout cas ce qui ressort des nouvelles de ce recueil, une douzaine d’histoires racontées par un petit garçon, un adolescent ou un tout jeune homme. Sous des vêtements, des couleurs, des saisons et des cieux différents, ces narrateurs successifs évoquent la même douleur et douceur, celle qui les envahit lorsqu’ils s’approchent de la petite ou jeune fille dont ils sont épris.

 

Il y a l’histoire de ce lycéen amoureux d’une camarade qui n’est pas la plus jolie de la classe mais l’attire parce qu’elle est fraîche comme « un cœur à livre ouvert », pas comme ses copines qui déjà déploient tout un art féminin dans la pose, les mines, les réparties. Un jour à l’heure du déjeuner, en sortant du lycée, elle met sa main dans la sienne et le conduit chez elle, au douzième étage d’un immeuble HLM, mais à peine ont-ils commencé à s’embrasser dans sa chambre que sa petite sœur frappe à la porte.

 

Plus loin, dans un village de montagne « empesé de blancheur », un petit collégien chausse ses skis, s’en va suivre des sentiers de traverse, aperçoit une mince forme blanche posée sur le bord du chemin et, dépassant de sa combinaison, des cheveux couleur de filaments de caramel encadrant des traits d’ange. Elle pleure. Elle a une voix si pure qu’« en elle rien ne semble désaccordé ». Il lui offre sa gourde de chocolat chaud. Elle lui dit qu’il l’a sauvée, il veut se marier avec elle. Mais les vacances s’achèvent.

Dans cet épisode-là, l’auteur décrit le long des pistes « les gentianes que des racines bienveillantes ou quelque mystérieuse source de chaleur souterraine semblent préserver du gel ». Belle vision qui figure le désir qu’ont tous ces petits hommes - qui n’en forment peut-être qu’un seul à plusieurs moments de sa vie – de devenir forts sans s’endurcir. Confusément, ils sentent quelque chose de surnaturel dans la beauté féminine qui les attendrit, les ouvre à plus grand qu’eux.

 

Mais vient un âge où les filles ne tiennent pas les promesses de leur grâce. Les béguins sont sans lendemain. L’un des narrateurs cherche désespérément à aimer. « Mais ça ne prenait jamais. Il éprouvait une sorte d’empêchement. » Son idéal contrarié se convertit en rage : « Il finissait par en concevoir une aversion pour les filles. » Une nuit, dans une discothèque, entre une fille ravissante vers qui tous les regards convergent. Et c’est de lui, le plus timide, qu’elle tombe amoureuse. Lorsqu’elle lui expliquera qu’il n’y a rien de « si craquant qu’un type désarmé », il se sentira libéré des démonstrations de virilité obligées et grandira d’un coup. Mais cette nouvelle assurance va faire de lui « un salaud ». Il a un coup de foudre pour une autre. Il les aime toutes les deux. Elles le découvrent. Il voudrait leur donner des preuves de sa sincérité, leur dire qu’il n’a jamais cherché des aventures, qu’au contraire il a toujours guetté l’amour « mais la vieille pudeur masculine imbécile » l’en retient.

 

     Le sceau du rêve

 

La vieille pudeur masculine... c’est l’une des « rivières infranchissables » qu’évoque le titre du recueil de Marc Villemain, quarante-neuf ans, auteur discret, amoureux des teintes tendres de la province, qui a l’art de faire chatoyer et rendre leur jus de nostalgie aux scènes de la vie quotidienne. Sans doute ses personnages ne sont-ils pas emblématiques d’un éternel masculin, ils sont marqués du sceau des rêveurs qui souffrent de l’inadéquation entre la poésie qu’ils sentent en eux, en elles, entre eux, et les mots et les gestes par lesquels ils voudraient l’exprimer. L’auteur, contrairement à l’une des jeunes filles qu’il met en scène, qui défend une morale de l’action et du combat politique, se garde des concepts et des jugements. Il « ne pense pas, il songe. Aux temps anciens, à la création du monde, à tout ce qui nous rend si sensibles, si petits, si précieux ».

 

Ce chapelet de nouvelles s’achève par un éloge des vieux couples qui s’aiment dans la routine comme aux premiers temps. En les lisant, on se dit que la littérature, autrement mieux que les idées, agit sur le monde en donnant aux lecteurs le goût de la délicatesse de cœur.

 

Astrid de Larminat - Le Figaro littéraire, 30/11/2017
Lire l'article sur le site du Figaro

19 novembre 2017

Le Monde des Livres - Portrait

 

Tendre violence

 

Venu tardivement à la littérature, Marc Villemain, ancienne «plume» socialiste, a écrit des livres durs avant de s’autoriser de délicates nouvelles sur l’amour.

 

Il y a du monde à Étretat (Seine-Maritime). Les parkings sont pleins et les crêperies bondées. « C’est la dernière semaine des vacances de la Toussaint, explique Marc Villemain. Dans quelques jours, il n’y aura plus personne. » Sa maison blottie au fond d’une courette de ville est à l’abri des touristes et des vents venant de la plage. Dès qu’il peut, il quitte Paris pour venir ici. Cet écrivain discret a le goût de la province.

 

Il vient de publier son sixième livre, Il y avait des rivières infranchissables, un recueil de nouvelles très intime sur les premiers sentiments amoureux. Rosaire doucement égrainé de ces émotions maladroites qu’on garde, sa vie durant, enfermées dans son cœur. Son narrateur a une dizaine d’années, à peine moins, un peu plus, puis un peu plus encore. Le collège, le lycée. Histoires de petites amoureuses et de baisers volés, d’étreintes fugitives, d’attentes, de fiertés adolescentes, de hontes, de chagrins. C’est tendre, quelquefois tragique, ça met le rouge aux joues et réveille parfois comme un frisson ancien.

 

Marc Villemain est un de ces « enfants vieillis » dont parle Lewis Carroll, de ceux qui continuent à craindre de se coucher le soir. À l’heure des souvenirs lourds et des vilains cauchemars. Il est né en octobre 1968, dernier après trois grandes sœurs chez des parents tous deux professeurs de lettres classiques. « À table, se souvient-il, quand ils ne voulaient pas que l’on comprenne, ils parlaient latin.»  Le père, proviseur du lycée de Loudun (Vienne), doit renoncer aux responsabilités pour raisons de santé. La famille s’installe alors à Châtelaillon-Plage en Charente-Maritime, puis à Saint-Vivien, un village à l’intérieur des terres. « L’été 1981, mon père est mort. J’allais entrer en cinquième. Tout a basculé. » Élève brillant, il décroche, se retrouve dans un lycée technique à apprendre la dactylographie (« J’avais les cheveux au milieu des épaules et j’écoutais du hard-rock toute la journée »). Il a 16 ans. Il quitte l’école, enchaîne les petits boulots et se sent follement libre.

 

« En même temps quelque chose mûrissait en moi. » Sans transition, lui qui a abandonné depuis longtemps la lecture avec Le Clan des sept, d’Enid Blyton, s’empare du Journal de Kafka. « Je recopiais des passages comme si sa noirceur rencontrait la mienne à ce moment-là. » Il se met à écrire compulsivement des nouvelles, dévore tous les livres qui lui tombent sous la main. Et surtout, à la télévision, il découvre Les Aventures de la liberté, déclinaison par Bernard-Henri Lévy de son livre éponyme (Grasset, 1991). « Je vois ce documentaire, je lis le livre, et j’apprends comme jamais je n’ai appris. Les figures de Céline, de Malraux, de Brasillach, de Proust. Dreyfus jusqu’aux combats de la décolonisation. L’histoire, la littérature, la politique, tout arrive en même temps. Et par lui. Comme je suis un jeune homme passionné et excessif, je lui écris. Des lettres de pedzouille : “Cher monsieur Lévy j’aime beaucoup ce que vous faites…” Et il me répond, une fois, deux fois, trois fois. Ça me donne des ailes. »

 

Cette révélation, et les bouleversements qui vont s’ensuivre, Marc Villemain les raconte dans un étonnant premier roman, Monsieur Lévy (Plon, 2003), livre de sa dette de jeunesse envers BHL, récit d’apprentissage, chronique littéraire, et surtout politique. Car, après avoir repris ses études à 22 ans, passé son baccalauréat à 25 et intégré Sciences Po Toulouse, il se retrouve au Parti socialiste, assistant parlementaire, puis « plume » de Jean-Paul Huchon, de François Hollande (alors premier secrétaire du PS), puis de Jack Lang. « Il m’a fallu du temps, mais je me suis aperçu que je n’avais ni le corps ni le tempérament politique. Que cela m’éloignait de la littérature. » Ce qu’il veut, c’est écrire. Et plus pour les autres.

 

En 2006, il publie chez Maren Sell Et je dirai au monde toute la haine qu’il m’inspire, les stances rageuses d’un politicien dévoré d’amertume. Suivront en 2009 un recueil de nouvelles cruelles (Et que morts s’ensuivent, Seuil), puis Le Pourceau, le Diable et la Putain, vociférant monologue d’un octogénaire misanthrope et haineux (Quidam, 2011). Ils marchent le regard fier (Le Sonneur, 2013), terrifiante anticipation, raconte comment, dans une société en proie à un délirant et assassin jeunisme, les vieux en viennent à descendre dans la rue pour défendre leur peau. Le paradoxe Villemain est que la violence des mots cache une palpitante tendresse. Toujours. On la retrouve à nu, cette fois, douce, délicate, dans Il y avait des rivières

 

Marc Villemain a été critique (notamment au Magazine des livres), il est directeur de collection aux éditions du Sonneur. De la littérature il fait sa maison. Qu’il partage avec sa femme, ­Marie, à qui, depuis leur mariage en 2005, chacun de ses livres est dédié. Mais ce tout dernier est une déclaration d’amour. À n’en pas douter.

 

Xavier Houssin
Lire l'article sur le site du Monde

12 novembre 2017

France Inter - La personnalité de la semaine

J'étais ce dimanche l'invité de Patricia Martin, sur France Inter, pour évoquer la parution de Il y avait des rivières infranchissables.

 

 Pour (ré)écouter l'émission, cliquer sur l'image

Patricia Martin France Inter

10 novembre 2017

Frédéric Verger a lu "Il y avait des rivières infranchissables"

 

L'article qui suit est extrait d'une notice plus large, intitulée « Trois versions du charme », que l'écrivain Frédéric Verger a publiée dans le numéro de novembre 2017 de la Revue des Deux MondesDans cette recension, outre mon propre recueil de nouvelles, il évoque Un amour d'espion, le roman de Clément Bénech paru chez Flammarion, et les Revers de mes rêves, de Grégory Cingal (chez Finitudes).

 

* * *

 

 

Marc Villemain offre de merveilleux exemples dans beaucoup des nouvelles de son récent recueil de ces touches artistiques qui transforment une histoire apparemment banale en un récit déchirant. Il y a quelque chose de plaisant et d’audacieux à voir un écrivain choisir comme fil directeur de son recueil un thème – les premiers émois de l’amour – où tout semble avoir été fait et refait, de le traiter dans une forme générale assez commune aujourd’hui (récit au présent au travers du point de vue d’un personnage, le jeune amoureux, enfant ou adolescent), et pourtant de parvenir à la beauté et à l’originalité. Il y a dans ce livre faussement modeste un défi et une leçon. Beaucoup d’auteurs qui s’attachent, de façon un peu trop « voulue », à décrire le monde contemporain tombent dans un réalisme épais et primitif où l’effort pour mettre en scène les détails du monde d’aujourd’hui est si laborieux qu’il exhale déjà le fumet du démodé ; à l’inverse, il existe encore des auteurs capables d’évocations lyriques, de méditations ou de vues prenantes ou profondes, mais dont les textes paraissent un peu hors du temps (ce qui n’est pas d’ailleurs un problème).

 

Marc Villemain semble un des rares auteurs contemporains qui mêle avec le plus grand art le lyrique, l’élégiaque au réalisme, au trivial. Son lyrisme n’est jamais emphatique, son réalisme jamais forcé. C’est sans doute la condition de leur amalgame si parfait. Le détachement et le sentimental, le poétique et le trivial sont ainsi mêlés avec un tact rare. La beauté de ces nouvelles vient de l’attention aux notations sensuelles du monde, encore que ce terme de sensualité soit trop stupidement réducteur. Car ce qu’on appelle ainsi n’est en réalité rien d’autre que la transcription de l’émerveillement et de l’étrangeté de la vie, c’est-à-dire ce qui constitue peut-être le motif essentiel de toute création d’ordre artistique. Le charme du recueil vient aussi de la finesse et de la formulation des notations morales ou psychologiques, comme dans ce passage à propos de deux amoureux s’adossant à un arbre : « avec un mouvement plus naturel, plus réciproque que ce qu’ils auraient voulu laisser voir ».

 

Frédéric Verger
La Revue des Deux Mondes

9 novembre 2017

[Vidéo] Lecture de Claude Aufaure / Il y avait des rivières infranchissables

 

Il n'y avait que des amis et du joli monde, hier soir à la librairie L'Humeur Vagabonde (Paris 18e), où Olivier Michel avait invité le comédien Claude Aufaure à mettre en voix une nouvelle extraite du recueil Il y avait des rivières infranchissables.

 

- Donc, merci à Claude Aufaure, toujours aussi amical, souriant et bienveillant. Inutile de dire combien je suis honoré d'avoir été lu par un tel comédien, rompu aux plus grands auteurs et aux plus grands textes.

- Merci à Olivier Michel, libraire mais pas que : non content de pousser les murs, il prépare lui-même sa terrine et son boeuf bourguignon - ce qui ne manque pas de sel.

- Merci à Christelle Mata et Joëlle Losfeld, toujours aux petits soins.

- Merci à Jean-Claude Lalumière (planqué dans un couloir, plaqué contre un mur) qui a consigné l'intégralité de cette lecture pour l'éternité (ou presque).

- Enfin bien sûr merci au public, lecteurs, curieux, amis, devant lesquels je suis toujours un peu intimidé...

 

 

3 novembre 2017

Thierry Guinhut a lu "Il y avait des rivières infranchissables"

 

Thierry Guinhut s'appuie sur l'article (paru dans Le Matricule des Anges) qu'il avait consacré à mon précédent roman pour évoquer Il y avait des rivières infranchissables

 

 

 

De la révolution vieillarde et autres rivières infranchissables de la jeunesse

 

Les âges de la vie ne peuvent qu’inspirer l’écrivain conscient de lui-même et d’autrui. De l’enfance à la vieillesse, nous passons de révolution en révolution, qu’elles soient amoureuses, sociales, politiques. Ainsi vont les personnages de Marc Villemain, animés avec la modestie du nouvelliste. L’Anglais J. G. Ballard avait imaginé la révolte meurtrière des enfants, la fuite des adultes vers d’éternelles vacances. Mais pas la révolution des vieillards. Ce que Marc Villemain met en scène dans Ils marchent le regard fier. L’autre versant de la vie, plus proche d’Eros que de Thanatos, est illustré par les nouvelles d’Il y avait des rivières infranchissables. Ainsi l’on saura comment un écrivain discret s’attache à capter les éblouissements et les fractures de nos existences…

 

Passablement matois et retors, Marc Villemain emprunte le langage sans conséquence des vieux campagnards, de ceux qui « marchent le regard fier ». Il remâche leurs clichés et ressassements plein la bouche, non sans fausse naïveté, avant de basculer dans un projet ébouriffant. En quelle année sommes-nous ? La société n’est guère différente de la nôtre, mais avec ce  léger parfum répugnant d’anti-utopie, quand les jeunes commencent à faire la chasse, pit-bulls jetés sur les rides et les trognes moquées, quand l’administration impose des « quotas d’anciens ». S’ensuit une manifestation de quatre millions d’ancêtres, menée par Donatien et le narrateur à qui vient la riche idée des « canne-épées » en cas d’agression…

 

Le réalisme est à petites touches quand la tyrannie du jeunisme n’est qu’allusivement évoquée. Au-delà de la brûlante question de société, le drame d’un homme, d’une famille montre en abyme les conflits de ce temps improbable et pourtant possibles, entre la vie confite des presque croulants et les jeunots arrogants. En filigrane de ce propos politique court un éloge émouvant de Marie, la femme de Donatien, de sa jeunesse à son grand âge, « Marie l’artiste, toujours dans ses livres qu’on aurait bien pu lui donner le prix de lecture, avec sa frimousse d’écureuil. »

 

Peut-être l’auteur aurait-il dû abréger son préambule présentant les personnages, et leur vie terne et moisie, pour entrainer avec plus de largeur de vue son lecteur dans cette surprenante contestation. Mais en ce qui n’est qu’une longue nouvelle, ou un court roman, on ne sait, réside un charme amer, une ironie du sort mordante… L’apologue moral est cruel, la révolte est un sursaut peut-être salutaire, quand la chute est désabusée. Il a choisi, plutôt que le vaste tableau d’un totalitarisme en marche et d’une résistance avortée, le drame et la pudeur des victimes ; en un louable parti-pris.

 

« Les rivières infranchissables » sont-elles celles du temps ? En un recueil de treize nouvelles élégiaques, Marc Villemain capte les émois de l’adolescence, les écueils du passage à l’âge adulte, lors des bourgeons, des floraisons et des pourrissements de l’amour. On trouve dans la nouvelle inaugurale, « Douceur en milieu tempéré », un bel hommage, qui est un des souterrains leitmotivs du volume : « Tout un art. C’est cela, pour lui, alors, une femme. » Et lorsque le jeune héros sent deux mains prendre les siennes dans ses poches, l’une pour le désir, l’autre pour l’amour, lui aussi, « il marche le regard fier. » Pourtant leur première fois est avortée, l’art d’aimer n’est pas au rendez-vous, la solitude reprend son cours. Plus loin, l’innocence de l’enfance se heurte à la mort subite. Ou, « crinière lascive, candide sylphide », la vision soudaine de la nudité embrase un enthousiaste. Étonnemment, l’embrasement est réciproque, quoique si bref, trois nuits, et son départ. On retrouve dans « Petite fermière », cet hommage, avec « une peau plus luxueuse que l’angora, une fille avec de la tendresse » et « toute cette poésie en elle. »

 

Une banlieue près de l’océan, un bar médiocre, un HLM, des collégiens, la rentrée et la sortie des classes, une discothèque, un bal rural, une boum, un concert de heavy metal, des joints, les années quatre-vingts ; l’attirail du réalisme et de la déréliction infuse l’écriture. À moins que les étés campagnards illuminent l’atmosphère, en une sorte de pastorale, allusive et néanmoins érotique. Ou que les neiges des pistes de ski donnent l’occasion d’une rencontre entre « le petit jaune » et une jeune fille « aux cheveux caramel » qu’il peut réconforter. En un autre récit, qui sait si « c’était lui, le tremblant, le penaud, l’encombré, que la plus belle fille de ce bled pourri ait jamais vue venait d’embrasser. » L’on saura bientôt combien l’amertume succède au miracle…        

 

Souvent, « maladresse est mère des sentiments » ; parfois le pain et le chocolat ont la saveur d’une proustienne madeleine ; toujours « à chaque instant tout pouvait basculer, être détruit ou magnifié. » Reste le mystère de l’amour, invérifiable, entre « les petits attouchements de circonstance et les petits béguins sans lendemain », d’un « je t’aime aussi », à la merci de l’inaccompli, voire d’un réel sordide. Ainsi « les rivières infranchissables » sont également celles de l’amour plus rêvé que vécu, et d’un rite de passage fort malaisé, au point que trop souvent l’on vivra sa vie sans trouver le gué, sans que l’éblouissement amoureux caresse les années. Mais, étonnement, en une surprenante antithèse temporelle, la dernière nouvelle propulse le lecteur auprès d’un vieil écrivain et d’une femme « friable », à Venise ; là encore on est amoureux. Le miracle aurait-il lieu sur le tard ? Car « c’est le bonheur qui les a tués. » Celui qui vient de terminer un livre de nouvelles est-il, en une belle mise en abyme, une projection de notre auteur ?

 

L’exercice de nostalgie va sans mièvrerie, sans misérabilisme, le romantisme sans pathos. L’attendrissement s’adresse à la fois à ce qui est peut-être, et discrètement, un puzzle autobiographique, et à ces adolescents que l’enseignant côtoie, que chacun de nous croise, que l’écrivain ausculte avec psychologie et un doigté prudent…

 

Est-ce un brin désuet ? À l’image d’une couverture assez laide, même si métaphorique avec sa vieille cassette audio qu’il faut encore entendre. À moins que le charme de ces pages tienne justement à ce que le nouvelliste flirte avec ces thématiques à cheval sur le réalisme et une poésie trop oubliée. Il y a là un air de modestie sentimentale, bien assumée par le clin d’œil du titre, qui n’est celui d’aucune nouvelle, mais est tiré d’une chanson de Michel Jonasz : « Je t’aime ». Si le lot d’un recueil est d’être soumis au risque des inégales compositions (« Un enfant de Dieu » et « Inexactitude des heures à venir » sont un peu pâles, quand d’autres, comme « La boum », ont bien plus de vigueur), il reste entre nos doigts un précieux parfum de fleurs fanées que l’écrivain a su ranimer. Et sublimer dans l’ultime, concise, elliptique et magnifique nouvelle titrée « De l’aube claire jusqu’à la fin du jour ».

 

L’usage de la nouvelle est un art délicat, entre minimalisme et puissance, entre vivacité et suggestion. Marc Villemain l’a bien compris, lui qui en use avec constance ; et non sans succès. N’a-t-il pas écopé du Grand prix de la Société des Gens de Lettres de la Nouvelle pour Et que les morts s’ensuivent ? Qui sait s’il a l’ambition louable (du jeune écrivain encore puisqu’il est né en 1968) d’égaler les maîtres du genre, de Julio Cortazar à Henry James...

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Thierry Guinhut
La partie sur Ils marchent le regard fier a été publiée dans 
Le Matricule des Anges en avril 2013

Lire l'article dans son contexte originel

2 novembre 2017

Pierre-Vincent Guitard a lu "Il y avait des rivières infranchissables"

 

 

Adolescence, le sortir de l’enfance, de l’innocence, l’âge où sauter le pas, Marc Villemain s’y attarde, comme si, avant d’atteindre la cinquantaine, il éprouvait le besoin, une dernière fois, de se retourner sur le paradis perdu. Nostalgie des initiatrices, mais aussi des tout derniers jours de fraîcheur, parce qu’au-delà de la rivière un monde ordurier se dessine, celui d’un grand qui baise debout derrière la cloison et traite la fille de salope. Ces nouvelles racontent exclusivement la vie d’avant. Comment a-t-on fait pour entrer dans ce monde-là et parvenir un jour à évoquer ses amours enfantines à Venise sur les Zattere où l’on fête ses quarante ans de mariage avec celle dont on avait su tout de suite que
c’était elle pour la vie.

L’inquiétude est grande, les mots manquent pour franchir la rivière avec celle que l’on a choisie : 

mais quelle parole en un tel instant pourrions-nous prononcer qui ne soit ni trop sotte ni trop maladroite, quelle parole pourrait ne pas échouer à dire ce que nous éprouvons.

 

Le héros de ces nouvelles est confronté au désir de dire ses sentiments, les mots ne lui viennent pas. Et c’est comme si cette rivière infranchissable qui sépare le monde de l’enfance du monde des adultes séparait également le langage en deux entités distinctes, comme si pour retrouver l’enfance il fallait inventer un langage perdu, une innocence inimaginable de ce côté-ci de la littérature. Âge de la pureté, Marc Villemain ose la nostalgie des premiers émois, en explore la complexité, en démasque l’ambiguïté :

Et lui qui ne sait pas, qui ne sait plus qui regarder, à qui parler, à qui sourire, lui qui voudrait tout, tout doit être possible.

Parce que la fin de l’enfance c’est cela, la fin de l’innocence c’est aussi une illusion qui se referme, désormais tout n’est pas possible, le rêve n’a duré qu’un instant :

Elle aura eu l’audace de l’inviter à danser le dernier slow [malgré le regard des grands frères], il aura eu celle de le lui dire en premier. Mais le slow est terminé – tout est terminé.

 

Désormais le rêve est brisé, l’harmonie n’est plus, s’en est allée la
voix d’une petite fille tellement pure qu’en elle rien ne semble disjoint, désaccordé, qu’en elle tout est à l’unisson.
On entend bien ce que dit Marc Villemain de l’enfance, cette enfance où le petit citadin pouvait être amoureux de la petite fermière. Cette unité-là n’est plus, le champ des possibles s’est rétréci, ne restent que la nostalgie et l’écriture pour lui donner droit de cité.

C’est ce sur quoi il insiste par l’intermédiaire de l’épouse de son héros :
[…] elle sait combien c’est cela, aussi, un écrivain, combien cela éprouve le besoin de ressasser, de revisiter, de revenir à soi.
Fidélité à soi-même que l’on retrouvera dans la toute dernière nouvelle, fidélité que l’on peut lire comme une réussite, bien sûr, que l’on peut aussi entendre comme un enfermement, un choix irrévocable qui ne trouve à se dépasser que par la création littéraire. Douze nouvelles, plus une qui les reprendra toutes, douze possibles c’est aussi cela que l’écrivain se permet, douze déclinaisons de cet instant unique de la première fois, comme un pied de nez à la vie et à sa fugacité.

 

 

Ces heures fugitives, l’écrivain nous propose de les prolonger avec lui, ne boudons pas notre plaisir, 
[laissons-nous] un peu porter, comme si de [notre] enfance océanique [nous avions conservé] quelque chose d’un flottement, d’un ondoiement, un penchant pour la dérive.

 

Pierre-Vincent Guitard
Lire l'article de Pierre-Vincent Guitard directement sur le site Exigence : Littérature.

1 novembre 2017

Alexandre Burg a lu "Il y avait des rivières infranchissables"

 

OH MES PRINTEMPS, OH MES SOLEILS - OH MES FOLLES ANNÉES PERDUES - OH MES QUINZE ANS, OH MES MERVEILLES

 

 

Facebook a ceci de parfois magique que tu croises des personnes, au gré des amitiés qui s’étoffent, dont un jour un livre arrive sur ta table. Tu as demandé le livre… parce que de loin en proche la personne qui l’a écrit a l’air d’être une bonne personne… parce que la couverture attire l’œil, avec ses cassettes désuètes et son casque même pas bluetooth qui fait des cœurs même pas avec les doigts… parce que tu as vu par-ci par-là que ça avait l’air bien… parce que tu as cru comprendre que ce sont des nouvelles et que ça te sortira un peu de tes habitudes…

 

Facebook a ceci de parfois magique que tous les parce que s’estompent quand tu découvres les premières pages du livre, que tu vas jeter un coup d’œil rapide aux titres des nouvelles. Alors tu comprends pourquoi le hasard ou quel que soit son nom à mis tes pas dans les pas de Marc Villemain et que tu te sens bien sur les chemins de traverse que vous empruntez l’un derrière l’autre, lui devant, d’avoir écrit ce recueil et toi derrière à presque flâner pour profiter des textes qu’il a cueillis pour toi. Pour toi ou pour un autre, finalement, cela importe peu.

 

Parce que cette rencontre tu l’as faite autant avec toi-même qu’avec l’auteur. Peut-être, certainement, parce que ces textes te renvoient à ta propre jeunesse, à ta propre adolescence, à tes propres tourments amoureux.

 

Les histoires autant que le style de Marc Villemain te touchent droit au cœur et tu te dis qu’il est des rivières infranchissables dans lesquelles il est tellement doux de se noyer.


La douceur, l’infinie tendresse, l’amour sont les maîtres mots de ce maître recueil de maîtresses nouvelles. Autour de la jeunesse, de l’enfance à l’adolescence, Marc Villemain dresse autant de tableaux amoureux qui se glissent dans les interstices entre rêve et réalité, entre fantasmes et concrétisation, entre dits et non-dits – surtout les non-dits –, entre regards et paroles. Timidité, peur, boule au ventre, incertitude, au sein des années walkman et cassettes, des années déconnectées, des années aux « yeux couleur menthe à l’eau et aux cœurs grenadines », Marc Villemain esquisse le portrait d’une jeunesse provinciale pleine de toute la fougue et de la glorieuse incertitude des premiers émois, des premières déceptions, des premiers échecs, des premières conquêtes, des premières interrogations.

 

Et puis tout de même, malgré l’indéniable charme de chaque nouvelle, tu te dis que tous ces récits sont quand même un peu les mêmes. La forme change, un peu, mais le fond ne bronche pas, droit dans ses bottes, comme dans une langueur toute désuète destinée à bercer le lecteur, à endormir sa vigilance.


En lecteur averti (qui n’en vaut toutefois pas deux, il faut savoir rester humble), tu te dis que ça ne peut être aussi simpliste, aussi linéaire. Tu as affaire à des rivières infranchissables, pas à de longs fleuves tranquilles. On ne te la fait pas, à toi… Alors tu commences à imaginer ce recueil comme un diamant brut : chaque histoire est un morceau de ce diamant, une facette, éclairée par un prisme lumineux qui projettent des ombres variables et changeantes, à la nuance près, au gré des passions évoquées.

 

Toutes ces évocations, tous ces prismes, toutes ces facettes prennent d’autant plus de sens que le lecteur arrive à la dernière nouvelle. Mais chut, ça c’est le secret qui doit rester entre Marc Villemain et ceux qui le liront. Je ne doute pas et souhaite qu’ils soient nombreux.

 

Alexandre Burg
Lire l'article dans son contexte originel, sur Garoupe

24 octobre 2017

Châtelaillon-Plage / Sud-Ouest / Librairie du Chat qui lit

 

C'est avec une certaine émotion que j'ai pu, dimanche dernier, rencontrer de nombreux lecteurs à Châtelaillon-Plage, ville où j'ai passé la plus grand part de mon enfance et de mon adolescence - et où, de manière un peu impressionniste, j'ai situé la plupart des nouvelles du recueil Il y avait des rivières infranchissables.

 

Je remercie les amis d'enfance, les parents d'amis d'enfance, les professeurs du collège  André-Malraux (où pourtant je n'ai guère brillé...), ceux avec qui je jouais du jazz ou faisais de la radio "libre", du rock ou la fête, et bien sûr les lecteurs, les curieux et les gens de passage, et parmi tout ce monde, certains que je n'avais plus mêmes croisés depuis quarante ans ; enfin tous ceux qui se sont déplacés et qui se reconnaîtront. Et un grand merci bien sûr à Stéphanie et Jérôme Daubian, de la librairie du Chat Qui Lit, pour leur implication et leur accueil plus que chaleureux.

20 octobre 2017

Nicole Grundlinger a lu "Il y avait des rivières infranchissables"

 

 

Un bon recueil de nouvelles c'est un peu comme une boîte de pâtes de fruits dont on ne connaitrait pas les parfums à l'avance et dont chaque spécimen serait l'occasion d'un voyage gustatif inattendu. Au fil des treize textes de ce recueil dont il faut saluer la belle unité, les parfums et les sensations ont le bon goût de l'enfance et de l'adolescence, ravivant des instants enfouis dans nos mémoires par les années et les souvenirs plus proches qui les ont recouverts.

 

"C'est le problème des régions océanes : les corps y prennent goût à la douceur". La première nouvelle cueille donc le lecteur dans un lieu que l'on devine plus rural qu'urbain, proche de l'océan atlantique, un lieu où la nature tient encore une place importante dans la vie quotidienne. Ce sera le décor de la plupart de ces textes où il est question d'un garçon et d'une fille, de plusieurs parfois, d'attentes, d'espoirs déçus, de questions sans réponses. L'apprentissage de la vie, la découverte du sentiment amoureux, les petits détails qui se transforment en grains de sable et font dérailler en un instant de longues périodes de rêve et d'espérance.

 

Marc Villemain ausculte avec beaucoup de finesse ces moments particuliers où le réel percute l'imaginaire, quand l'adolescent réfugié dans les volutes de son monde idéal doit faire soudain face à l'existence de forces contraires. Si le sentiment amoureux est le fil conducteur de cet éveil au monde, il en contient également tous les éléments de beauté et de cruauté qui forgeront au final la personnalité d'un futur adulte.

 

"Et lui qui ne sait pas, qui ne sait plus qui regarder, à qui parler, à qui sourire, lui qui voudrait tout, tout doit être possible, qu'est-ce qui pourrait empêcher que tout soit possible ?"

 

Et qui n'est pas nostalgique de cette sorte d'innocence qui permettait de croire que tout pouvait être possible ? Même s'il ne savait pas comment faire. Avant ce premier essai manqué qui l'a vu se retrouver à poil dans un escalier, avant que celle qu'il convoite ne voie en lui le confident idéal, avant que les choix ne deviennent si compliqués (et pourquoi, mais pourquoi choisir ?), avant que les grands frères s'en mêlent, avant les trahisons, avant...

 

Oui, la balade a une douceur toute nostalgique aidée en cela par une écriture précise et fluide, les détails qui réveillent l'adolescent en nous - une barre de chocolat que l'on enfonce dans un morceau de baguette, un après-midi ensoleillé dans l'herbe et les fleurs des champs ... - et des scènes particulièrement palpables qui nous ramènent au temps où on avait le temps de grandir en dehors des réseaux sociaux.

 

Mais c'est la dernière nouvelle qui enfonce le clou et emporte définitivement le morceau. La boucle est bouclée, le tourbillon de la vie s'apaise, là, sur les quais du canal de la Giudecca à Venise. "Amoureux comme au premier jour - amoureux comme des enfants". Et ce texte donne à l'ensemble un supplément d'âme qui le place au-delà d'un simple recueil de nouvelles. Comme une invitation à ne pas oublier l'innocence dont nous sommes issus et qui nous permet de croire, encore.

 

Nicole Grundlinger
Lire l'article directement sur *Mots pour mots* 

19 octobre 2017

Pierre Perrin a lu "Il y avait des rivières infranchissables"

 

 

« Quand on aime, on se satisfait d’un rien. Tout fait signe. » C’est sans doute ce que signifie ce cœur, sur la couverture. Né en 1968, Marc Villemain publie, avec ce sixième livre, treize nouvelles. Les douze premières mettent en scène la naissance du sentiment amoureux, l’hésitation initiale de ceux qui, en découvrant l’autre, enfant de moins de dix ans, ou adolescent, se révèlent à eux-mêmes. Le héros est presque toujours un citadin venu en vacances à la campagne. L’amour qui se lève en lui offre la grâce et la fragilité d’un coquelicot par grand vent devant un champ de blé. La treizième et dernière nouvelle se situe au contraire à Venise et met en scène un couple qui compte quarante ans de mariage. L’écrivain y récapitule en une ligne chaque nouvelle précédente, sans nostalgie particulière, ajoute, comme pour parachever son bouquet de découvertes, cette brève vérité : « la routine est source d’apaisement. » Ailleurs, il déclare que « les opinions ne valent pas mieux que l’envie d’uriner ». Bien qu’une note de lecture déclare aussi une opinion, je dis ici que je souhaite à ce livre un grand succès, pour qu’il rejoigne une nouvelle vie en poche et qu’alors il passe de main en main dans les cours de récréation. Il est tellement au-dessus des livres de jeunesse, qui barrent l’horizon du beau à ceux qui les lisent, qu’il éclairerait beaucoup de jeunes cœurs « à l’école qui désapprend le rêve. » 

 

À quelques rares expressions près, pour un puriste : « rester peinard le cul sur sa banquette à mater les filles », la phrase est propre, la langue tenue, souvent inventive et jamais elle n’ennuie, jusque dans l’expression du détail : l’amoureux est « la tête ailleurs, la tête à elle ». La poésie la sous-tend, et fait entendre, à qui veut voir, un alexandrin ternaire, avec sa diérèse finale : « L’adolescence [4] est une soif [4] insatiable [4] ». (En poésie, on exprime un e muet suivi d’une consonne). En exergue, les deux extraits de Ferrat et Jonasz auraient peut-être pu céder la place à cette remarque de Marcel Proust, au début d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs : « Nos désirs vont s’interférant et, dans la confusion de l’existence, il est rare qu’un bonheur vienne justement se poser sur le désir qui l’ait réclamé. » C’est vrai que Proust appelle une lecture fleuve, alors que ces nouvelles sont brèves, font rivières. Huit pages peuvent suffire à Marc Villemain pour ériger un monde à deux personnages. Pour lui, la naissance du sentiment amoureux tient dans le regard. C’est la beauté, dont il sait l’appréciation variable, le sésame. Il l’indique expressément dans deux nouvelles. À l’autre extrémité, l’acte, le coït est rarement évoqué, sauf une fois de la part d’un brutal aviné. Les pages sont toutes en délicatesse. Elles sont empreintes d’émotion, bien au-delà de la chute qui, dans la deuxième nouvelle, libère un coup de théâtre qui retentit tel un glas. Toutes ces nouvelles touchent à l’être et à merveille.

 

Dans la retenue même de cette écriture plénière, en même temps qu’elle se délivre sur un ton de confidence : « les grands s’amusent toujours des sentiments des plus petits », l’admirable est que la discrétion domine, la mesure, le refus de la vantardise, de l’imbécillité et du viol, l’acceptation de la tendresse au point de courir le risque de « regarder ses pieds comme si dessous la terre s’y ouvrait. » Le mieux, peut-être, pour ouvrir l’appétit du lecteur, est de rapporter cet extrait où l’amoureux doit faire quatre bises à sept filles ; l’amoureuse est la dernière : « C’est imperceptible mais, entre la première et la dernière, il s’opère un léger, très léger, infime déplacement : on commence sur le creux de la joue, un tout petit peu en dessous de la pommette, puis la deuxième bise se pose à l’endroit même où, lorsque leurs regards se sont croisés, la chair tout à l’heure a rougi, puis c’est la troisième, on dévie encore un peu, le cœur qui chancelle comme un bouton de rose emporté par le vent, et tandis que le corps feint une espèce de langueur commune, de banalité mécanique, la dernière vient se poser dans le voisinage imminent de la commissure »… Cet art du détail voisine avec de fortes vérités. « Pour entendre ce qui asphyxie, ce qui étrangle, il faut du silence, de la bonté, de la clémence, toutes choses à jamais empêchées par la rage, le chagrin, le sentiment de trahison, l’amour blessé. » Ce riche recueil procure d’intenses frissons, pour un vrai bonheur de lecture.

 

Article de Pierre Perrin, poète et romancier
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13 octobre 2017

Lionel-Édouard Martin a lu "Il y avait des rivières infranchissables"

 

On sait mon admiration pour l'oeuvre de Lionel-Édouard Martin - dont j'ai eu au demeurant le privilège de pouvoir éditer trois romans, aux Éditions du Sonneur : Anaïs ou les Gravières, Mousselines et ses doubles, Icare au labyrinthe. C'est peu dire, donc, si l'éloge qu'il fait ici de mon dernier livre, en plus de constituer un modèle de critique littéraire, me va au coeur.
 

 

 

Un hymne au sensible

On est d’ordinaire, ayant passé depuis belle lurette l’âge des ferveurs naïves, économe de ses enthousiasmes et les vessies brûleront longtemps sans qu’on les prenne pour des lanternes. Les occasions d’exaltation littéraire n’étant pas si fréquentes, c’est en pesant ses mots et en les martelant dans toute la certitude du ressenti qu’on peut asséner ce jugement : jamais Marc Villemain n’a rien écrit de plus beau, de plus prenant, parfois de plus poignant, rien de plus tendrement souriant que ces Rivières ‒ comme si, brisant les entraves d’une rhétorique à laquelle (oh, le bondage était light !) il a pu s’attacher dans d’autres de ses livres, il assumait pleinement, avec ce dernier texte, ce qu’il est en ses tréfonds, quoi qu’il en veuille ou dise : un poète (« Il aimait qu’elle n’ait pas conscience de toute cette poésie en elle », écrit-il à propos d’une de ses héroïnes : retournons-lui-le compliment), un poète, sensible et même écorché vif, de l’enfance et de l’adolescence qu’il traite magnifiquement, comme l’expert en tendresse et nostalgie qu’il est. De cette thématique, il fait d’ailleurs pour ainsi dire son étendard, quand il dit, dans une sorte de projection épitaphique : 

 

De lui on croit savoir qu’il publia quelques romans et autres nouvelles assez nostalgiques, puisant souvent aux sources de l’enfance ou de l’adolescence. 

 

Certes, ce n’est pas la première fois qu’il s’aventure sur ces sentiers : dans Et que morts s’ensuivent, en 2009, il nous y entraînait déjà, mais Il y avait des rivières infranchissables relève, me semble-t-il, d’une exploration plus profonde et plus globale du thème et suscite chez le lecteur une empathie encore plus complète, plus viscérale ‒ à tout le moins : chez le lecteur de mon âge mais je gage que ces courtes histoires parleront à d’autres bien plus jeunes, parce qu’il doit y avoir, dans l’inconscient collectif propre à notre culture, un « éternel adolescent » que les mœurs actuelles n’entaillent qu’avec difficulté – Le Grand Meaulnes, j’en suis sûr, fait encore rêver.

 

*

 

C’est la fin des années 1970 (« l’époque était bénie »), auxquelles il est fait de nombreuses références (« fraîcheur de vivre Hollywood chewing-gum », «Ils ont les yeux couleur menthe à l’eau et le cœur grenadine »), qui sert d’arrière-plan temporel à ces treize nouvelles, chacune relatant un épisode de la vie copieusement amoureuse d’un jeune garçon « à l’imaginaire sensiblement romanesque » esquissée dans l’anonymat d’un « il » dont nul n’est dupe, le tout formant un ensemble d’une grande cohérence, couronné par la dernière histoire qui, sortant du cadre spatio-temporel des douze premières, projette l’adolescent dans sa vie d’homme et dans de nouveaux paysages pour mieux composer le livre en un système où chaque nouvelle est l’élément d’une mosaïque formant un tout, formant un sens. Les Rivières en effet ne sont pas une simple juxtaposition de textes constituant un recueil, mais bien plus une sorte de roman de forme originale, sans réelle focalisation diégétique, organisé en leitmotivs et dont le mouvement se développe fluidement du plus joyeux au plus mélancolique, du plus frivole au plus profond, selon le résumé programmatique qu’en fait d’ailleurs Villemain dans les toutes dernières pages : 

 

Plonger dans le passé redonne un peu d’allure à ses vieux jours. Tout y passe, jusqu’à ses amours enfantines. Alors le voilà qui parle au présent. Il dévale une piste de ski dans sa combinaison jaune et vole au secours d’une petite fille éplorée en bord de la piste, et puis il y a cette gamine, au bal, qu’il n’a jamais pu embrasser parce que ses grands frères le menaçaient, ou cette drôle de petite paysanne qu’il aidait aux travaux de la ferme ; et cette autre, une petite Hollandaise croit-il se souvenir, avec qui il aimait cueillir des fleurs dans la montagne et qu’il ne put sauver de la noyade.

 

*

 

Amours enfantines, oui : c’est bien là ce qui fonde l’unité du livre. Encore faut-il savoir de quoi on parle, le terme et sa définition n’allant pas de soi, ou chacun s’en faisant sa propre idée tant que l’expérience n’est pas passée par là : 

 

« C’est l’amour, qu’est-ce que tu crois !
– Je crois pas, non. C’est pas ça l’amour. »

 

Qu’est-ce donc qu’aimer quand on est collégien, et que de l’amour, dont on ressent si fort la nécessité, de cet amour qui vous taraude, on sait si peu de choses entre dix et quinze ans ? Peut-être est-ce, dans la relation qu’on entretient avec autrui, – et cela, on l’apprend en l’éprouvant, dans une manière de sensualisme –, des cinq sens, privilégier la vue, le toucher, l’odorat, comme dans cette scène où 

 

Elle veut bien qu’ils se déshabillent mais sous les draps, ne veut pas trop qu’il la voie. Pas grave, il la sent. La tiédeur veloutée de ses cuisses, la fraîche rondeur de sa petite poitrine, son odeur lointainement citronnée, et cette chaleur partout sous les draps qui irradie de sa chair.

 

– empire des sens, pourrait-on dire, où la volonté d’« elle » ne fait guère obstacle aux sensations de « il».

 

Il est là, cet « il » qui zyeute ailleurs autant qu’il peut cette autre fille 

 

entièrement nue [qui] se lave à l’eau claire qui sort par jets doux et réguliers du tuyau d’arrosage et dépose sur son corps, infimes cascades, toute la fraîcheur de la nature – chaque goutte est une perle où la lumière se réfracte en d’innombrables arcs-en-ciel miniatures

 

au point d’en être « tétanisé » et de poétiser l’événement, la vision virant à l’image, microcosme et macrocosme se confondant dans la pupille : le monde de l’amour est un monde baroque et fusionnel. Le grand jeu est d’ailleurs d’occulter le regard pour mieux l’aviver, mieux faire sentir la présence espérée mais inattendue : « Jointes en bandeau, deux petites mains fraîches qui lui couvrent les yeux. Il se retourne : elle est là ». Et « il » est là aussi qui palpe avec quelque maladresse, dans un geste primaire et réciproque, le corps de l’autre : 

 

Ils se touchent la peau à la manière des singes, les yeux grand ouverts, étudiant leurs cartographies intimes du bout des doigts ou plaquant l’entière paume de leur main sur le visage de l’autre, épousant, palpant les courbes, les inflexions, les douceurs insoupçonnées de leur squelette. 

 

Et quand ce n’est pas son corps qu’il éprouve sous ses paumes, ce sont ses cheveux 

 

si longs que sa main vient s’y emmêler, que sa main vient s’y embrouiller, alors il y voit un mauvais présage, un avertissement, peut-être une remontrance

 

parce que, dans ce monde inconnu qui se révèle et que l’on déchiffre vaille que vaille, tout, forcément, fait sens, se lit comme on déchiffre un mystère.

 

Mais c’est avant tout « l’odeur troublante de l’amour », telle qu’en exergue Jean Ferrat l’annonce, qui mobilise l’être entier du jeune héros : innombrables, dans le texte, les occurrences du vocabulaire lié à l’odorat, sans doute parce que l’odeur est, comme le dit dans ses Fragments le poète Ilarie Voronca (« Par [l]es [autres] sens on va vers le monde, on cherche ses contours, on s’arrête à sa surface. Par l’odorat au contraire, le monde vient à nous, nous pénètre, entre en vous. ») l’odorat est le sens le plus profond, celui qui nous comble d’une présence (comme, eût-on dit jadis, de cet enthousiasme qu’on a pu traduire par inspiration), et ce, quelle que soit la fragrance qui nous obsède :  

 

Qu’est-ce qu’il l’aimait, son odeur de petite paysanne. Il aimait qu’elle sente la vache, le lapin, le chien, cette odeur de bête entremêlée de fumier, de paille et de crottin, des potages de sa mère aussi, poireau, navet, céleri, et du jambon crocheté au mur à côté de l’antique vaisselier de famille. Une odeur qu’on aurait dit vieille comme le monde. 

 

Il y avait des rivières infranchissables est ainsi un texte plein d’odeurs, le texte d’un nez sensuel, « capable de flairer » jusqu’à l’absence de neige à la montagne et tout ce que le monde peut receler de parfums :

 

À l’intérieur ça sent le sommeil encore, le confiné, le café moulu du matin, la lessive et la semelle de godasses ; les murs du couloir sont d’un jaune sale, humide, des poils de chien plein la moquette. […] Et puis les odeurs : celles des vaches qui passent matin et soir sous sa fenêtre, le crottin de quelques rares chevaux, le grain des poules que l’on sème à la volée, le fumet du gibier, l’arôme un peu sec de l’ortie venue se mêler aux pâquerettes, entre les tombes du cimetière mitoyen avec la maison.

 

L’amour, c’est donc ça : une exaspération des sens qui, redécouverts à la faveur de quelque effleurement de peau, condensent le monde dans le rien du « bouquet mentholé de la terre fraîche », dans « l’odeur chaude et pleine d’une pièce immense au dallage sombre et sévère. » Le bonheur, chez Villemain, est un paroxysme sensoriel – il y a du Stendhal, autre fou d’Italie, chez cet homme, quand, dans cette ultime et magnifique nouvelle qui se déroule à Venise et sert d’épilogue à ses Rivières, il évoque 

 

[l]e bonheur […] de pouvoir prendre son café sur les Zattere devant l’eau qui miroite, grignoter son croissant chaud garni de crème pâtissière en tendant l’oreille aux premières rumeurs du commerce des hommes et en observant les innombrables nuances dont le soleil qui finit de s’étirer dans le ciel jaspe le canal.

 

Il suffit de se figurer la scène pour concevoir comme tout, des mains, du nez, des yeux, de la langue et des oreilles, est engagé dans cette globalité sensible que peut être pour l’auteur un simple petit déjeuner pris sur les quais de la Giudecca.

 

*

 

On le comprend aisément à travers les exemples donnés : si Il y avait des rivières infranchissables se veut un hymne au sensible et, malgré parfois la cruauté de la vie, à la beauté et à la bonté du monde, il faut que le texte soit servi par une langue qui puisse exalter ce qui est sensible, et beau, et bon. À cette exigence, Marc Villemain répond par, je l’ai dit d’emblée, une écriture dont la prose compte aujourd’hui peu de spécimens : qui écrit, de nos jours, des phrases comme celle-ci :

 

Il dit que, dans son cœur, c’est comme si des petites framboises y faisaient de la balançoire. Il dit que pour lui c’est une image du bonheur, ça, d’imaginer des petites framboises, toute une famille de petites framboises faisant sur son cœur de la balançoire

 

ou comme cette autre, quasi virgilienne : 

 

[Ils] se remettent en marche, enveloppés de douceur et de nuit, infimes sous le ciel infini. 

 

Il faut, me semble-t-il, creuser profondément dans la littérature publiée de nos jours pour y trouver de telles pépites que seuls des esprits chagrins trouveraient surannées, leur préférant sans doute ce rendu stylistique mal digéré régurgité un peu partout – comme si brutaliser la langue était le gage de la modernité. La prose poétique de Marc Villemain, toute de douceur et de tendresse, telle qu’on la lit dans Il y avait des rivières infranchissables, est à situer du côté de celles, de même exigence, d’un Franck Bouysse, d’une Emmanuelle Pagano, d’une Sylvie Germain, pour ne citer que quelques-unes des grandes et belles voix françaises contemporaines. Raison de plus pour, cette prose, la signaler et la saluer – je dirais même : la magnifier.

 

Lionel-Édouard Martin
Lire l'article sur le site de Lionel-Edouard Martin.

12 octobre 2017

Il y avait des rivières infranchissables / Présentation / Agenda

 

Je suis heureux d'annoncer la sortie en librairie de Il y avait des rivières infranchissables, recueil de nouvelles publié aux Éditions Joëlle Losfeld.
 

__________________________

 

QUATRIÈME DE COUVERTURE

 

Un premier regard échangé derrière une haie, un premier baiser volé parmi les fleurs d’une clairière, une première étreinte maladroite dans un lit trop petit. Dans un recueil de nouvelles porté par une langue précise et évocatrice, Marc Villemain met en scène la naissance du sentiment amoureux, l’hésitation initiale de jeunes gens qui, en découvrant l’autre, se révèlent à eux-mêmes. Les détails – un morceau de chocolat pour le goûter, une chanson dans une salle de fête communale, une balade à vélo sous le soleil d’été, la sensualité d’un sein aperçu – nous emportent dans un voyage tendre et bienveillant, brutal parfois, celui d’un homme qui explore les vertiges et vestiges de ses amours passées. 

On pense à Dominique Mainard, à son art d’aborder avec délicatesse les sujets les plus intimes, passant de la noirceur à la légèreté avec une élégance infinie.

 

     Quelques premières rencontres sont d'ores et déjà programmées : 


- Le Chat qui Lit, Châtelaillon-Plage, dimanche 22/10, 10h30 ;
- Entre pages et plage, Étretat, samedi 28/10 à partir de 18 heures (avec Marc Mauguin, écrivain et comédien) ;
- L'Humeur vagabonde, Paris 18e, à 19 heures (avec Claude Aufaure, comédien) ;
- Radio France fête le livre, Paris - Maison de la Radio, samedi 25 novembre de 14 à 18 heures ;
- Librairie commercienne, Commercy, samedi 2 décembre à 16h30.

 

* Par ailleurs, je serai en direct aujourd'hui même sur Radio Libertaire (89.4 FM, ou en ligne sur https://www.radio-libertaire.net) de 15h à 16h30 dans *Bibliomanie*, l'émission littéraire animée par Valère-Marie Marchand.

 

CONTACT PRESSE : christelle.mata@gallimard.fr 

9 octobre 2017

Livres Hebdo - Il y avait des rivières infranchissables

 

 

Avant-critique de Véronique Rossignol
Livres Hebdo, 
22/09/17 

 

 

Les petites amoureuses

Marc Villemain se promène dans le vert paradis des amours enfantines.

 

Ce sont des histoires d’émois fondateurs. En douze nouvelles complétées d’une treizième et dernière qui les lie toutes, Il y avait des rivières infranchissables fait défiler en ordre dispersé un cortège de petites amoureuses pour recomposer l’itinéraire sentimental d’un garçon, alternativement enfant, adolescent, un petit homme en brouillon qui découvre ce qu’aimer veut dire.

 

Né en 1968, Marc Villemain, directeur de collection aux éditions du Sonneur, critique littéraire, auteur de six livres dont le recueil de nouvelles Et que morts s’ensuivent (Seuil, 2009), lauréat du grand prix SGDL de la Nouvelle, se souvient d’une époque qui fut celle de sa propre jeunesse. Avoir 10 ans à la fin des années 1970 : la barre de chocolat dans du pain frais pour le goûter, le camping à la ferme avec les parents, les vacances aux sports d’hiver… La décennie suivante est le temps des mobs et des boums - "le rallye dansant de la classe moyenne" -, des slows. Plus tard, ce sera les discothèques et le billard. A cette époque, le téléphone est fixe et domestique, "installé dans l’entrée, posé sur un guéridon en acajou recouvert d’un napperon de dentelle blanche", et les conversations durent des heures.

 

Dans ce recueil, Marc Villemain joue une musique presque romantique, parfois fleur bleue, même si, dans une seule nouvelle, le drame surgit derrière les bucoliques. Que les scènes se passent en bord de mer, ou dans la chambre d’une ado d’une tour de banlieue, que l’on marche le long d’un canal dans la brume, qu’on bavarde au bord d’un terrain de foot, ou qu’on passe et repasse dans une rue en vélo pour épier une jeune fille dans un jardin, se jouent la même tension fébrile. Elle est faite d’approches maladroites, d’apprivoisement, d’audaces brusques et d’attente, qui animent les élans chastes des premières fois d’avant la première fois, quand "ils ne s’autorisent pas encore à rêver d’autres choses que de baisers sur la bouche ou dans le cou, de caresses dans le dos, peut-être sur les seins". L’écrivain remue doucement, avec délicatesse, ce passé instable, émotif. Et "cette tristesse étrange, aussi, qui se niche en nous au sortir de l’innocence".

21 août 2017

Richard Morgiève - Les hommes

 

 

Des bagnoles et des hommes 

 

« Elle était timide, ça me trouait le cul mais je la trouvais émouvante avec sa pudeur. Elle m'a donné le petit baiser qu'on s'accordait en public, style Peynet. Parfumé au champagne. Je n'aurais pas dû me regarder dans ses belles lèvres rouges, car j'ai vu un pauvre mec au derniers tiers du vingtième siècle. Heureusement, j'avais l'habitude. » 

 

Il est toujours difficile de parler de Richard Morgiève sans se donner l'impression de le trahir. Peu d'écrivains sont aussi sincères avec leurs lecteurs, peu donnent à ce point le sentiment d'écrire pour se sauver d'eux-mêmes, aussi éprouvé-je toujours quelque scrupule à jouer au critique. D'ailleurs je me demande toujours ce que l'on peut dire d'un roman de Morgiève - et m'est avis que lui-même doit parfois se demander ce que l'on pourrait bien trouver à en dire. On peut aimer, on peut ne pas aimer, on peut refermer ses livres en trouvant qu'il va décidément trop loin, ou les relire au contraire parce que son souci de la justesse nous fascine. Ce qui dans tous les cas ne dira pas grand-chose de son oeuvre. Morgiève n'est certes pas le premier écrivain écorché, mais sa manière, romans après romans, d'aller mordre dans ce que la vie lui a réservé me conduit, c'est ainsi, à une certaine réserve. Sa biographie officielle est connue - la mort de sa mère, le suicide de son père, l'adolescence bricoleuse et les petits trafics afférents, les premiers poèmes publiés à compte d'auteur et le sentiment de honte qui s'ensuivit, les premiers romans policiers plus ou moins reniés, le ressassement littéraire enfin de ces motifs biographiques, cette marginalité de fait qui finit par le situer voire le définir dans le jeu social et la "famille" littéraire. Avec Les hommes, il continue donc de remâcher cette existence dont il semble penser qu'elle est et sera toujours plus forte que lui - à l'instar de Mietek, le personnage principal : « J'étais ce qu'on me faisait, comme tout le monde. » 

 

Mietek. Le Polack. L'alcoolo qui ne boit pas. L'enfant déclassé de la société française des années 1960/70 qui porte par devers-lui l'héritage des bandits de la vieille école : code de l'honneur et individualisme farouche, frères d'armes et fraternité clanique, aversion instinctive pour les « caves » et réalisme mélancolique. Jamais bien certain de vivre ce qu'il vit ni de penser ce qu'il pense - de ce qu'il faudrait vivre ou penser. Aucun goût particulier à la vie. Seulement l'envie de sécuriser son pré carré dans cette « ville sale comme une pauvre femme sans savon », parfois un éclat dans l'oeil pour peu qu'il puisse mater peinard le jour se lever. On a les héritages et les amis qu'on peut, Robert-le-Mort, Mohammed-le-Périmé, François, Patrice, Clément, Dédé, "Mireille", Chimel, Karine, Brigitte et les autres. On retrouve même les Cheval, héros d'un précédent roman. Des macs, des prostituées, des « bicots » et des transfuges de la guerre d'Algérie, des types qui cachent leur jeu et des filles qui en savent long. Que de l'humanité en rupture. Du fracassé en veux-tu, en voilà. Et tout ce petit monde qui se reluque, se mélange, s'apprivoise, peu ou prou reconnaît en l'autre un frère ou une soeur. Et cette si bonne madame Test, qui pour un peu lui rappellerait sa mère - « La France manquait de gens comme elle, tous les grands hommes n'étaient pas au Panthéon.» Et Ming bien sûr, que Mietek aime à sa manière, avec cette pudeur archaïque et virile dont les hommes sont aussi faits. Il y a de la fierté chez ceux-là. Ne rien devoir à personne, savoir se faire loup dans un monde cannibale. Se planquer et agir. C'est le monde ambigu et brutal, amoral ou pire encore de José Giovanni et Albert Simonin, peuplé de malfrats au coeur tendre, brutes résignées et généreux mercenaires, sentimentaux à qui on ne la fait pas. Les héritiers s'il en est d'Audiard et de Grangier auraient grand intérêt à se pencher un peu sur les hommes de Morgiève, de ceux qui connaissent les limites de leurs fantasmes et peuvent confesser : « J'aurais voulu être Mesrine, braquer pour vivre comme un homme. » Morgiève n'est pas Despentes : pas de critique sociale, pas de revendications politiques, pas de dénonciation de l'ordre moral, aucune édification d'aucune sorte. La société, le monde ? Peu leur importe, à ces hommes - on va tous mourir, voilà leur sagesse. Indifférence totale pour cette frénésie du jour qu'on voudrait toujours croire inédite : « Les mecs autour de moi parlaient politique et foot : les cons avaient besoin de parler à des cons de sujets cons. » Et qu'on ne me parle des bagnoles. La bagnole, c'est autre chose. Un territoire, et pas moins noble qu'un autre. Le vrai chez-soi, celui où on a nos odeurs, nos habitudes, nos plus grands moments de solitude aussi. Avec toujours, chez Morgiève, une petite affection pour Citroën - la DS, la 19, la 21, la SM pour la flambe, les bons jours. Une charrette pour ultime réduit :  
C'est de la bagnole, ai-je dit pour lui faire plaisir.
- La vôtre, c'est pas rien, a-t-il répondu pour me retourner le compliment.
On est demeurés silencieux comme des paysans devant leurs bêtes, puis je l'ai quitté.

 

Mais le roman de Richard Morgiève ne se contente pas de faire le récit d'un monde qui enterre ses dernières grandes figures. Il n'en montre d'ailleurs pas tant la mort que la chute, ces quelques mois ou années de bascule, quand les derniers voyous tardent à se ranger des voitures et que derrière eux un nouveau monde pousse. Les hommes n'est pas seulement le roman-sépulture des méchants garçons d'antan, il s'attache aussi à ce qui s'éteint en mourant : un temps où le contrôle social laissait subsister ceux qui n'en voulaient pas plus que ça à la société - elle avait ses lois, eux aussi - et qui surtout n'attendaient rien d'elle. Et puis bien sûr, il y a Mietek. Trop singulier, trop sensible, trop troublant, trop métèque pour faire tomber complètement le roman du côté du hard-boiled ou du polar social à la Manchette. Mietek est à l'image de son époque, il bascule dans un autre âge, las de voir les hommes tomber autour de lui et pressentant que les forces ne tarderont plus à lui manquer. Il souffre d'une solitude qu'il a appris à habiter et dont on comprend qu'elle sera à jamais sa plus proche compagne, mais il en sait le prix : ces femmes, une en particulier, avec qui il n'a jamais rien pu construire. Et Cora, Cora enfin, puisque derrière le récit de l'homme il y a aussi le roman d'un autre amour dont il a tout à apprendre, l'amour d'une espèce de père pour cette petite fille qui va lui empoigner le coeur comme aucun(e) n'aura su le faire, gamine des temps à venir, « là pour que je rende à quelqu'un tout ce que je n'avais pas eu. »

 

On pense à bien des choses en lisant Les hommes. À Gabin, à Delon, à Dewaere et à tant d'autres, au Lavilliers de l'époque N'appartiens jamais à personne ; à Trust aussi pourquoi pas, quand Bonvoisin rendait hommage à son pote Bon Scott et pleurait son Dernier acte. La virilité exacerbée, la crudité théâtrale, la désespérance des hommes de Morgiève, voire le plaisir un peu régressif que l'auteur pourrait éprouver à choquer le bourgeois, donnent pourtant un éclat singulier à ce qui, ici, n'est pas moins déterminant : une tendresse brisée, une sentimentalité à peine contenue, une fragilité à fleur de peau. Et nous quittons le roman avec entre les doigts la poisse des huiles de vidange et dans le nez un tas d'odeurs mêlées, mais avec au coeur la tendre fêlure de qui a croisé un long cafard très doux.

 

Richard Morgiève, Les hommes, Éditions Joëlle Losfeld

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