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Marc Villemain
13 octobre 2017

Lionel-Édouard Martin a lu "Il y avait des rivières infranchissables"

 

On sait mon admiration pour l'oeuvre de Lionel-Édouard Martin - dont j'ai eu au demeurant le privilège de pouvoir éditer trois romans, aux Éditions du Sonneur : Anaïs ou les Gravières, Mousselines et ses doubles, Icare au labyrinthe. C'est peu dire, donc, si l'éloge qu'il fait ici de mon dernier livre, en plus de constituer un modèle de critique littéraire, me va au coeur.
 

 

 

Un hymne au sensible

On est d’ordinaire, ayant passé depuis belle lurette l’âge des ferveurs naïves, économe de ses enthousiasmes et les vessies brûleront longtemps sans qu’on les prenne pour des lanternes. Les occasions d’exaltation littéraire n’étant pas si fréquentes, c’est en pesant ses mots et en les martelant dans toute la certitude du ressenti qu’on peut asséner ce jugement : jamais Marc Villemain n’a rien écrit de plus beau, de plus prenant, parfois de plus poignant, rien de plus tendrement souriant que ces Rivières ‒ comme si, brisant les entraves d’une rhétorique à laquelle (oh, le bondage était light !) il a pu s’attacher dans d’autres de ses livres, il assumait pleinement, avec ce dernier texte, ce qu’il est en ses tréfonds, quoi qu’il en veuille ou dise : un poète (« Il aimait qu’elle n’ait pas conscience de toute cette poésie en elle », écrit-il à propos d’une de ses héroïnes : retournons-lui-le compliment), un poète, sensible et même écorché vif, de l’enfance et de l’adolescence qu’il traite magnifiquement, comme l’expert en tendresse et nostalgie qu’il est. De cette thématique, il fait d’ailleurs pour ainsi dire son étendard, quand il dit, dans une sorte de projection épitaphique : 

 

De lui on croit savoir qu’il publia quelques romans et autres nouvelles assez nostalgiques, puisant souvent aux sources de l’enfance ou de l’adolescence. 

 

Certes, ce n’est pas la première fois qu’il s’aventure sur ces sentiers : dans Et que morts s’ensuivent, en 2009, il nous y entraînait déjà, mais Il y avait des rivières infranchissables relève, me semble-t-il, d’une exploration plus profonde et plus globale du thème et suscite chez le lecteur une empathie encore plus complète, plus viscérale ‒ à tout le moins : chez le lecteur de mon âge mais je gage que ces courtes histoires parleront à d’autres bien plus jeunes, parce qu’il doit y avoir, dans l’inconscient collectif propre à notre culture, un « éternel adolescent » que les mœurs actuelles n’entaillent qu’avec difficulté – Le Grand Meaulnes, j’en suis sûr, fait encore rêver.

 

*

 

C’est la fin des années 1970 (« l’époque était bénie »), auxquelles il est fait de nombreuses références (« fraîcheur de vivre Hollywood chewing-gum », «Ils ont les yeux couleur menthe à l’eau et le cœur grenadine »), qui sert d’arrière-plan temporel à ces treize nouvelles, chacune relatant un épisode de la vie copieusement amoureuse d’un jeune garçon « à l’imaginaire sensiblement romanesque » esquissée dans l’anonymat d’un « il » dont nul n’est dupe, le tout formant un ensemble d’une grande cohérence, couronné par la dernière histoire qui, sortant du cadre spatio-temporel des douze premières, projette l’adolescent dans sa vie d’homme et dans de nouveaux paysages pour mieux composer le livre en un système où chaque nouvelle est l’élément d’une mosaïque formant un tout, formant un sens. Les Rivières en effet ne sont pas une simple juxtaposition de textes constituant un recueil, mais bien plus une sorte de roman de forme originale, sans réelle focalisation diégétique, organisé en leitmotivs et dont le mouvement se développe fluidement du plus joyeux au plus mélancolique, du plus frivole au plus profond, selon le résumé programmatique qu’en fait d’ailleurs Villemain dans les toutes dernières pages : 

 

Plonger dans le passé redonne un peu d’allure à ses vieux jours. Tout y passe, jusqu’à ses amours enfantines. Alors le voilà qui parle au présent. Il dévale une piste de ski dans sa combinaison jaune et vole au secours d’une petite fille éplorée en bord de la piste, et puis il y a cette gamine, au bal, qu’il n’a jamais pu embrasser parce que ses grands frères le menaçaient, ou cette drôle de petite paysanne qu’il aidait aux travaux de la ferme ; et cette autre, une petite Hollandaise croit-il se souvenir, avec qui il aimait cueillir des fleurs dans la montagne et qu’il ne put sauver de la noyade.

 

*

 

Amours enfantines, oui : c’est bien là ce qui fonde l’unité du livre. Encore faut-il savoir de quoi on parle, le terme et sa définition n’allant pas de soi, ou chacun s’en faisant sa propre idée tant que l’expérience n’est pas passée par là : 

 

« C’est l’amour, qu’est-ce que tu crois !
– Je crois pas, non. C’est pas ça l’amour. »

 

Qu’est-ce donc qu’aimer quand on est collégien, et que de l’amour, dont on ressent si fort la nécessité, de cet amour qui vous taraude, on sait si peu de choses entre dix et quinze ans ? Peut-être est-ce, dans la relation qu’on entretient avec autrui, – et cela, on l’apprend en l’éprouvant, dans une manière de sensualisme –, des cinq sens, privilégier la vue, le toucher, l’odorat, comme dans cette scène où 

 

Elle veut bien qu’ils se déshabillent mais sous les draps, ne veut pas trop qu’il la voie. Pas grave, il la sent. La tiédeur veloutée de ses cuisses, la fraîche rondeur de sa petite poitrine, son odeur lointainement citronnée, et cette chaleur partout sous les draps qui irradie de sa chair.

 

– empire des sens, pourrait-on dire, où la volonté d’« elle » ne fait guère obstacle aux sensations de « il».

 

Il est là, cet « il » qui zyeute ailleurs autant qu’il peut cette autre fille 

 

entièrement nue [qui] se lave à l’eau claire qui sort par jets doux et réguliers du tuyau d’arrosage et dépose sur son corps, infimes cascades, toute la fraîcheur de la nature – chaque goutte est une perle où la lumière se réfracte en d’innombrables arcs-en-ciel miniatures

 

au point d’en être « tétanisé » et de poétiser l’événement, la vision virant à l’image, microcosme et macrocosme se confondant dans la pupille : le monde de l’amour est un monde baroque et fusionnel. Le grand jeu est d’ailleurs d’occulter le regard pour mieux l’aviver, mieux faire sentir la présence espérée mais inattendue : « Jointes en bandeau, deux petites mains fraîches qui lui couvrent les yeux. Il se retourne : elle est là ». Et « il » est là aussi qui palpe avec quelque maladresse, dans un geste primaire et réciproque, le corps de l’autre : 

 

Ils se touchent la peau à la manière des singes, les yeux grand ouverts, étudiant leurs cartographies intimes du bout des doigts ou plaquant l’entière paume de leur main sur le visage de l’autre, épousant, palpant les courbes, les inflexions, les douceurs insoupçonnées de leur squelette. 

 

Et quand ce n’est pas son corps qu’il éprouve sous ses paumes, ce sont ses cheveux 

 

si longs que sa main vient s’y emmêler, que sa main vient s’y embrouiller, alors il y voit un mauvais présage, un avertissement, peut-être une remontrance

 

parce que, dans ce monde inconnu qui se révèle et que l’on déchiffre vaille que vaille, tout, forcément, fait sens, se lit comme on déchiffre un mystère.

 

Mais c’est avant tout « l’odeur troublante de l’amour », telle qu’en exergue Jean Ferrat l’annonce, qui mobilise l’être entier du jeune héros : innombrables, dans le texte, les occurrences du vocabulaire lié à l’odorat, sans doute parce que l’odeur est, comme le dit dans ses Fragments le poète Ilarie Voronca (« Par [l]es [autres] sens on va vers le monde, on cherche ses contours, on s’arrête à sa surface. Par l’odorat au contraire, le monde vient à nous, nous pénètre, entre en vous. ») l’odorat est le sens le plus profond, celui qui nous comble d’une présence (comme, eût-on dit jadis, de cet enthousiasme qu’on a pu traduire par inspiration), et ce, quelle que soit la fragrance qui nous obsède :  

 

Qu’est-ce qu’il l’aimait, son odeur de petite paysanne. Il aimait qu’elle sente la vache, le lapin, le chien, cette odeur de bête entremêlée de fumier, de paille et de crottin, des potages de sa mère aussi, poireau, navet, céleri, et du jambon crocheté au mur à côté de l’antique vaisselier de famille. Une odeur qu’on aurait dit vieille comme le monde. 

 

Il y avait des rivières infranchissables est ainsi un texte plein d’odeurs, le texte d’un nez sensuel, « capable de flairer » jusqu’à l’absence de neige à la montagne et tout ce que le monde peut receler de parfums :

 

À l’intérieur ça sent le sommeil encore, le confiné, le café moulu du matin, la lessive et la semelle de godasses ; les murs du couloir sont d’un jaune sale, humide, des poils de chien plein la moquette. […] Et puis les odeurs : celles des vaches qui passent matin et soir sous sa fenêtre, le crottin de quelques rares chevaux, le grain des poules que l’on sème à la volée, le fumet du gibier, l’arôme un peu sec de l’ortie venue se mêler aux pâquerettes, entre les tombes du cimetière mitoyen avec la maison.

 

L’amour, c’est donc ça : une exaspération des sens qui, redécouverts à la faveur de quelque effleurement de peau, condensent le monde dans le rien du « bouquet mentholé de la terre fraîche », dans « l’odeur chaude et pleine d’une pièce immense au dallage sombre et sévère. » Le bonheur, chez Villemain, est un paroxysme sensoriel – il y a du Stendhal, autre fou d’Italie, chez cet homme, quand, dans cette ultime et magnifique nouvelle qui se déroule à Venise et sert d’épilogue à ses Rivières, il évoque 

 

[l]e bonheur […] de pouvoir prendre son café sur les Zattere devant l’eau qui miroite, grignoter son croissant chaud garni de crème pâtissière en tendant l’oreille aux premières rumeurs du commerce des hommes et en observant les innombrables nuances dont le soleil qui finit de s’étirer dans le ciel jaspe le canal.

 

Il suffit de se figurer la scène pour concevoir comme tout, des mains, du nez, des yeux, de la langue et des oreilles, est engagé dans cette globalité sensible que peut être pour l’auteur un simple petit déjeuner pris sur les quais de la Giudecca.

 

*

 

On le comprend aisément à travers les exemples donnés : si Il y avait des rivières infranchissables se veut un hymne au sensible et, malgré parfois la cruauté de la vie, à la beauté et à la bonté du monde, il faut que le texte soit servi par une langue qui puisse exalter ce qui est sensible, et beau, et bon. À cette exigence, Marc Villemain répond par, je l’ai dit d’emblée, une écriture dont la prose compte aujourd’hui peu de spécimens : qui écrit, de nos jours, des phrases comme celle-ci :

 

Il dit que, dans son cœur, c’est comme si des petites framboises y faisaient de la balançoire. Il dit que pour lui c’est une image du bonheur, ça, d’imaginer des petites framboises, toute une famille de petites framboises faisant sur son cœur de la balançoire

 

ou comme cette autre, quasi virgilienne : 

 

[Ils] se remettent en marche, enveloppés de douceur et de nuit, infimes sous le ciel infini. 

 

Il faut, me semble-t-il, creuser profondément dans la littérature publiée de nos jours pour y trouver de telles pépites que seuls des esprits chagrins trouveraient surannées, leur préférant sans doute ce rendu stylistique mal digéré régurgité un peu partout – comme si brutaliser la langue était le gage de la modernité. La prose poétique de Marc Villemain, toute de douceur et de tendresse, telle qu’on la lit dans Il y avait des rivières infranchissables, est à situer du côté de celles, de même exigence, d’un Franck Bouysse, d’une Emmanuelle Pagano, d’une Sylvie Germain, pour ne citer que quelques-unes des grandes et belles voix françaises contemporaines. Raison de plus pour, cette prose, la signaler et la saluer – je dirais même : la magnifier.

 

Lionel-Édouard Martin
Lire l'article sur le site de Lionel-Edouard Martin.

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