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Marc Villemain
litterature francaise
22 février 2018

Éric Pessan - Incident de personne

 

 

C'est, dit-on, le lot des artistes : la lassitude où les jette l’énergie qu’il faut à vivre, à s’y obstiner. Et c’est aussi leur terrain, l’humus où faire naître leur art : ils répondent à la lourde temporalité humaine par une certaine manière de s’en saisir. Ils vont chercher, et parfois trouvent, l’aiguille stellaire dans le foin des homme ; et de ce monde banal, font saillir la secrète poésie que les humains charrient à leur insu. Il faut pour y parvenir une certaine grâce, une sensibilité et une tendance également naturelles aux petites affaires où s’agitent nos existences et à la mise à l’écart du temps. Alors peut se fait entendre une musique que l’on dirait acoquinée avec le silence. D’ailleurs, « parler m’épuise » : le narrateur d’Incident de personne, animateur d’atelier d’écriture, n’en peut plus des histoires qu’on lui confie, de la logorrhée mondiale comme de l’universalité des souffrances plus ou moins bien répertoriées qui trouvent en lui le parfait réceptacle, neutre et payé pour ; il en « déborde », mais nul ne peut vivre dans « l’évitement du concret » dont parle Elias Canetti. Le voici donc, ce narrateur peu disert, « saturé », dans la circonstance de s’épancher lui-même. De confier la vie d’où il vient et les fatigues qui désormais sont les siennes à une inconnue assise à côté de lui dans un train qu’un incident de personne a contraint à l’arrêt. Il sait ce qu’il subit et fait subir, il sait la pathologie de son propre épanchement. Mais il arrive que l’usage des mots soit devenu le seul et ultime onguent possible ; c’est peut-être, même, leur « pouvoir. »

 

Aussi Incident de personne est-il un livre très mélancolique, taraudé par l’impossibilité de nouer avec l’autre une relation qui soit d’emblée et profondément limpide, immédiate, apaisée, et de trouver en soi-même et avec soi-même la possibilité du repos. Ce double échec constitue la matière fondamentale de ce livre de très belle tenue, où domine ce qui m’apparaît comme une sorte d’épure lyrique. La chose n’est sans doute possible qu’en vertu d’une grande délicatesse du sentiment, quelque chose de doux et de mutin, ici incorporé à une narration très intelligente, toujours très tendue. Le personnage principal n’est pas sans clichés : un lettré taciturne, solitaire, inadaptable, farouche, et qui ne se la raconte pas, qui sait la vérité de cette « vanité » qui lui fait considérer « la grandeur à être vaincu. » Il sait tout cela, il sait ou pressent l’incomplétude où il se tient, et ne s’en cache pas. C’est ce qui rend touchant ce qu’il rapporte : ce qu’il a vécu à Chypre ; cet homme qu’il y a rencontré sans savoir qu’il se donnerait la mort quelques heures plus tard et la trace qu’il conserve de ce suicide ; l’impossible entente avec ses propres parents ; enfin cette jeune fille, à côté de lui, si lointaine, si différente, cette gêne où elle le met sans même en avoir idée, ou peut-être que si d’ailleurs. Page après page, nous assistons à la naissance d’une indicible relation entre eux, on sait que les tout petits riens sur lesquels elle prend corps ne signifieront rien à l’échelle d’une vie mais qu’ils enracineront peut-être des impressions tenaces. Comme le narrateur, nous oscillons entre la distance culturelle qui les sépare et l’éclosion sensuelle que sa voisine fait naître en lui, et conservons de ce compagnonnage forcé une bien belle suggestivité, qui achève de donner à ce livre son tour éminemment poétique.

 

Éric Pessan, Incident de personne - Éditions Albin Michel
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°27, novembre/décembre 2010

31 janvier 2018

Anthony Poiraudeau - Churchill, Manitoba

 

 

Les rêveries du voyageur solitaire

 

Il y a les écrivains d'un lieu, cause et conséquence de leur existence et de leur être, inépuisable matrice dont ils retournent l'inlassable terre, et ceux pour lesquels tout lieu est d'abord un territoire logé entre les frontières de leur psyché, expression possible d'un ailleurs qui vaudrait moins par sa réalité sensible que par l'espérance, sans doute un peu vague mais toujours très stimulante, d'une vie qui resterait à conquérir. Les uns voudraient pouvoir tout dire du territoire qui les a élus, en faire scripturairement le tour, en graver de mots chaque écorce, les autres ont le fantasme d'un espace auquel nulle histoire, nul sang, nulle sensation ne les relie. J'ignore si Anthony Poiraudeau se retrouverait dans cette typologie on ne peut plus sommaire, mais il ne fait guère de doute qu'alors il se rangerait de lui-même sous la bannière des seconds, fidèle à ses rêves de gosse aimanté par les mappemondes et les planisphères : « Je me projetais au fond des steppes, je sondais la jungle et régnais sur la savane en m'abîmant dans les cartes mais jamais, pourtant, je n'en ressentais la frustration de ne pouvoir m'y rendre autrement que par la pensée. » Car l'enfant le savait déjà : « Bien plus que n'importe quel voyage, ce que je désirais par-dessus tout était la rêverie. » 

 

De fait, bien des années plus tard, la contemplation rêveuse de ses vieilles cartes Vidal-Lablanche - de celles que la maîtresse crochetait au tableau noir ou punaisait à un mur de la classe -, le conduira jusqu'à Churchill, gros bourg qui tire son nom d'un gouverneur de la Compagnie de la Baie d'Hudson (et lointain ancêtre de Winston), dans la province du Manitoba. Mais si Anthony Poiraudeau a le romantisme géographique, il n'en est pas moins, comme Julien Gracq dont il est évidemment souvent question, un observateur méticuleux, affûté même, portant son attention sur ce qu'il éprouve aussi bien que sur ce qui l'environne. Mine de rien, on retrouve dans son récit - qui ne tient d'ailleurs qu'assez marginalement du roman annoncé en couverture - nombre de traits qui l'acoquinent autant au journal d'un explorateur des temps anciens qu'à une chronique d'anthropologue ; à quoi s'ajoute une perspective, disons plutôt un trait distinctif, autrement contemporain : une certaine gravité morale mâtinée d'humour. Du moins dans la première partie du périple, quand il est encore temps de sourire de sa propre audace et de la surprise relative que lui inspire ce nouveau monde, ou encore, dans des pages assez désopilantes, de rapporter les recommandations qu'on lui a faites en cas de confrontation inopinée avec un ours polaire. La tonalité est alors volontiers badine : c'est celle d'un « dilettante réjoui » qui ne se la raconte pas et ne craint pas l'humour sur soi. 

 

Au fil des jours pourtant, il fallait bien que le formidable élan qui présida au désir de voir Churchill se corrode à la limaille du réel : il n'y avait pas de raison pour que celui-ci soit plus folichon là-bas qu'ailleurs. Tout cela, non seulement Anthony Poiraudeau le savait, mais il le pressentait : « Le fantasme [...] de ne vivre que cela, une marche heureuse et infinie dans des espaces à jamais disponibles et ouverts, plutôt qu'une vie de contrariétés perpétuellement renouvelées, avait sans doute été un des plus puissants ressorts à la persistance de mes rêveries. » Et, ailleurs : « Je savais bien que cet intime désir relevait du pur fantasme et de la fiction, et qu'il ne peut véritablement arriver qu'un lieu réel vous offre à ce point la paix - l'arrêt perpétuel, sans qu'il faille pour autant mourir, de toute l'oppression que constitue la responsabilité de vivre - qu'il suffise d'y aller et de n'en jamais revenir pour être tranquille à jamais et heureux de l'être pour toujours. » Dès lors que l'on part ou fuit pour se trouver, et la paix étant aussi une disposition intérieure, la destination réelle importera finalement assez peu : voyage initiatique, quasi ontologique, la partance pour l'ailleurs sera surtout l'expédient plus ou moins radical qui témoignera d'une certaine difficulté à se représenter le réel ou à vivre en lui. Ce qu'Anthony Poiraudeau écrit avec une humble et belle justesse : « Ce que je ne sais pas de ma vie, Churchill l'a su, mais l'ensemble qu'est ce Churchill n'est au juste formé que par moi. »

 

On s'ennuie donc à Churchill comme on peut s'ennuyer partout ailleurs sur la Terre. Mais cet ennui est aussi ce qui peut conduire le voyageur à affûter encore ses sens : il n'est raisonnablement pas possible qu'un lieu soit aussi morne, aussi prévisible, aussi routinier, il ne peut exister aucun territoire sans faille, sans histoire, sans matière noire. Alors Poiraudeau se documente, cherche, fouille, fouine, erre. Et apprend au passage - quelle surprise ce dut être ! - que Glenn Gould lui aussi avait séjourné ici, que lui aussi, enfant, avait été fasciné par les cartes du Grand Nord, et qu'à ses yeux aussi l'Arctique avait paru figurer « le milieu optimal et la terre promise de la solitude. » De quoi remettre un peu de baume au coeur de l'explorateur qui n'en finit pas de ne pas trouver ce qu'il cherche, et occasion d'un joli développement sur « la petite silhouette verticale, emmitouflée et solitaire de Glenn Gould face à la banquise immense. » 

Ce « Nord idéal » et blanc comme neige va pourtant finir par révéler à Anthony Poiraudeau sa face sombre : le déclassement racial et social. D'où des pages terribles et édifiantes sur la déportation des Dénés, premier peuple à s'être établi dans les zones arctiques du Canada (les "Territoires du Nord-Ouest"), au fil desquelles l'auteur montre d'ailleurs combien le malheur de ces Premières Nations canadiennes « a toujours cours » et que le sang peut encore couler. Au-delà du fait historique lui-même et de son actualité, et pour ne s'en tenir qu'à l'intention de l'auteur, il est intéressant de constater la manière qu'a Anthony Poiraudeau de mêler à son récit factuel les résonnances et impressions intimes que lui inspire ce qu'il découvre. S'ensuivent alors des réflexions où il ne cache rien de son malaise et de sa gêne morale, conférant à son texte une densité personnelle souvent touchante. Déambulant parmi les reste du village déné, il écrit : « Mes superstitions se réveillèrent à mesure que le vieil imaginaire des forces occultes déchaînées par la profanation des lieux sacrés des Indiens emplissait mon esprit, et je crus sans tarder que la dispensable curiosité qui m'avait conduit ici m'exposait à une malédiction, dont le vole en rase-mottes, précisément dans ma direction, d'un grand rapace qui ne m'évita qu'au dernier moment, me sembla sur le coup être l'annonce évidente. La peur des forces occultes est souvent une affaire de morale, et cet effroi, aussi momentané que saisissant, fut certainement la meilleure incitation à convertir en interrogations morales mon passage dans ce recoin ruiné. » C'est à cela aussi que tient la tonalité assez moderne de ce texte : à une sorte d'engagement qui relève moins du politique que d'une sorte d'instinct écorché vif. « Contrairement à l'enfer, le paradis est imaginaire » écrit-il, et nous avons là, derrière ce regret, beaucoup de ce qui vient troubler son rapport au monde et au réel.

 

Churchill, Manitoba est un petit livre étrange. Dense, singulier, très écrit, il peut donner l'impression d'une infime et belle désuétude (nostalgie de l'enfance et du monde, certaine gravité morale, champ lexical rigoureux, phrase ample et amplement ponctuée, sans la moindre relâche syntaxique) ; il déroule pourtant une vision dont il est loisible de se sentir très contemporain, nourrie à une sincérité, un souci de vérité sur soi, une sorte d'individualisme sceptique qui fait entendre autant de détermination que de fléchissement devant le cours du monde. C'est donc un texte plus intime peut-être que ce qu'il laisse paraître, où Anthony Poiraudeau livre beaucoup de lui sans que cela soit jamais gênant ou déplacé : il a pour cela trop d'humour sur lui-même et une trop grande conscience du caractère infiniment humble de l'individu jeté dans l'épopée humaine. Et celui qui continue d'aimer ces cartes anciennes où il peut « entendre encore les échos de la route de la soie, de la flibuste et des explorations polaires » de conclure sur une note qui lui ressemble : facétieuse, malicieuse, mais dont l'entre-ligne témoigne d'une lointaine et profonde gravité existentielle.

 

Anthony Poiraudeau, Churchill, Manitoba
Sur le site des Éditions Inculte

31 octobre 2017

Xavier Person - Extravague / Questions à l'auteur

 

 

Personne ne rêve assez

C’est le graal des écrivains et, parmi eux, plus encore sans doute des poètes : la source et la destination du langage. Xavier Person nous le disait déjà (cf. ci-dessous) : parler, nous disait-il alors, c’est « toujours trébucher dans la langue. » Il ne s’agit pas d’un aléa ou d’un incident dans le parcours, mais d’une donnée constitutive à la fois du langage et de ses propres travaux. Il y revient d'ailleurs ici : « Il est si difficile de ne pas glisser quand je commence à parler. » À cette aune, que dire alors d’une langue lorsqu’elle est rêvée ? Si ce n’est, peut-être, que c’est dans le rêve que prend naissance le langage. Car où mieux que dans le rêve aller puiser et ressourcer ce qui nous fait penser, parler, écrire, où mieux qu’à cette instance trouver de quoi faire entendre les contingences dont notre logorrhée est faite ? Aussi Xavier Person s’acharne-t-il à « remonter jusqu’au point de départ / de la sensation d’un amour », tout au long d’un recueil dont ce qui nous frappe est d’abord le halo fébrile, fragile, friable et pourtant élastique qui l’entoure. Comme dans les formes molles ou liquéfiées de Dali, il y a quelque chose dans la langue de Person qui penche vers l’affaissement, la parole devenant elle-même une métaphore, pourquoi pas une expression même de l’éboulis.

 

En lisant Extravague, et l’impression dominait déjà lorsque parut Propositions d’activités, nous entrons dans une machine à étirer les sensations. Je veux parler bien sûr de la plasticité du temps, mais qui ne signifie rien en soi ou en tout cas n’existe qu’en regard d’une phrase dont on sent qu’elle aimerait parfois se passer de toute énonciation pour trouver à dire, comme si l’extériorisation ne trouvait finalement sa résolution que dans le point final – donc dans le silence, qui n’est pas absence mais condensation de la parole totale. Car il y a quelque chose ici d’une poésie du silence, non en ce que celui-ci serait investi de telle ou telle vertu, mais qu’il témoignerait de ce qui, au fond, serait le plus recherché, comme une forme de démission désirée devant l’intarissable et très insatisfaisante complexité qui consiste à énoncer, dire, montrer. Ainsi le poète, qui commence en songeant que « je ne t’écris que le temps de ne pas savoir quoi t’écrire », se résout à constater que « je crois que je commence à aimer ne rien t’avoir écrit jamais. » 

 

C’est dans cette auréole de signes et d’intangibilités que Xavier Person poursuit une œuvre assez inclassable, qui s’attache à faire entendre ce silence qui est le nœud du bruit, et dont on dirait qu’elle poursuit sans fin la matrice originelle de toute expression. D’où enfin le caractère charnel, très sensuel de cette poésie, où l’on flotte entre fluides et chairs, « comme de la sueur très abondante inonde la peau de cette phrase dont je découvre le dos. »

 

Xavier Person, Extravague - Éditions Le Bleu du Ciel
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 24, mai/juin 2010 

 

*  *  *

 

 

DOSSIER SUR LA LANGUE FRANÇAISE
Le Magazine des Livres, n° 8, janvier/février 2008
Trois questions à... Xavier Person

 

Vous développez, comme poète, une approche particulière, que d’aucuns diraient expérimentale, de la langue française. À cette aune, jugez-vous cette langue en péril, ou pensez-vous au contraire que ses transformations indéniables, constituent une source salutaire de son évolution ?

 

Ce n’est pas tant la question de la langue que celle du langage qui m’intéresse. Ce qui se dit quand quelqu’un commence à parler est toujours quelque chose d’étrange, dès lors qu’on y prête attention, c’est une fabrication de nuage ou de brume, une composition flottante. Propositions d’activités part de phrases entendues, déformées, transformées dans une logique de déplacements et de condensations, pour atteindre une souplesse maximum, une sorte de modalité caoutchouteuse du sens, dans une radicalisation du witz ou du lapsus. Parler, au fond, n’est-ce pas toujours trébucher dans la langue, se prendre les pieds dans les phrases toutes faites pour tenter de dire quelque chose ?

 

Quelle place prennent dans votre travail d’écriture le rôle et les règles de la grammaire ? Éprouvez-vous un plaisir (même trouble) à y déroger ? Et à quelles fins ?

 

Dans ce que j’ai tenté d’écrire ici, je dirais que la règle a été comme le fil du funambule, fil tremblant au-dessus d’un certain vide, comme si, s’agissant d’entrer dans une phrase, il n’y avait eu de solide, de certain, que la règle grammaticale, et donc la découverte de son impérieuse nécessité.

 

Cette approche vous semble-t-elle compatible avec les nécessités de l’enseignement et le "socle" langagier commun, hors duquel il semble difficile qu’une langue se perpétue ? 

 

Cette question du socle commun me fait penser à ce qu’écrit Foucault dans sa préface aux Mots et aux choses. Citant l’énumération monstrueuse par laquelle, dans une de ses nouvelles, Borgès évoque une encyclopédie chinoise proposant une classification des animaux complètement fantaisistes : a) appartenant à l’Empereur ; b) embaumés ; c) apprivoisés, etc... À la lecture de cette étrange taxinomie, nous rions selon Foucault, mais d’un rire jaune, atteignant à une certaine limite de la pensée, à "l’impossibilité nue de penser de cela." L’incongru est retrait du tableau commun, de la table d’opération, il est ruine du langage, de ce qui fait tenir ensemble les mots et les choses. On s’y approche de l’aphasie, du mutisme du fou, ou de son bavardage infini. Mais rien de tel, sans doute, qu’une expérience un peu limite pour retrouver goût, et sens, au socle langagier commun.

12 octobre 2017

Il y avait des rivières infranchissables / Présentation / Agenda

 

Je suis heureux d'annoncer la sortie en librairie de Il y avait des rivières infranchissables, recueil de nouvelles publié aux Éditions Joëlle Losfeld.
 

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QUATRIÈME DE COUVERTURE

 

Un premier regard échangé derrière une haie, un premier baiser volé parmi les fleurs d’une clairière, une première étreinte maladroite dans un lit trop petit. Dans un recueil de nouvelles porté par une langue précise et évocatrice, Marc Villemain met en scène la naissance du sentiment amoureux, l’hésitation initiale de jeunes gens qui, en découvrant l’autre, se révèlent à eux-mêmes. Les détails – un morceau de chocolat pour le goûter, une chanson dans une salle de fête communale, une balade à vélo sous le soleil d’été, la sensualité d’un sein aperçu – nous emportent dans un voyage tendre et bienveillant, brutal parfois, celui d’un homme qui explore les vertiges et vestiges de ses amours passées. 

On pense à Dominique Mainard, à son art d’aborder avec délicatesse les sujets les plus intimes, passant de la noirceur à la légèreté avec une élégance infinie.

 

     Quelques premières rencontres sont d'ores et déjà programmées : 


- Le Chat qui Lit, Châtelaillon-Plage, dimanche 22/10, 10h30 ;
- Entre pages et plage, Étretat, samedi 28/10 à partir de 18 heures (avec Marc Mauguin, écrivain et comédien) ;
- L'Humeur vagabonde, Paris 18e, à 19 heures (avec Claude Aufaure, comédien) ;
- Radio France fête le livre, Paris - Maison de la Radio, samedi 25 novembre de 14 à 18 heures ;
- Librairie commercienne, Commercy, samedi 2 décembre à 16h30.

 

* Par ailleurs, je serai en direct aujourd'hui même sur Radio Libertaire (89.4 FM, ou en ligne sur https://www.radio-libertaire.net) de 15h à 16h30 dans *Bibliomanie*, l'émission littéraire animée par Valère-Marie Marchand.

 

CONTACT PRESSE : christelle.mata@gallimard.fr 

2 septembre 2017

Marc Mauguin - Les attentifs

 

 

D'une certaine mélancolie américaine

 

C'est donc à Marc Mauguin que revient le soin d'inaugurer "Les Passe-Murailles", collection dirigée par Emmanuelle Dugain-Delacomptée à partir d'une idée astucieuse autant qu'excellente : exploiter d'une oeuvre, tableau, film ou autre, tout ce qui pourrait susciter un désir d'interprétation ou d'invention littéraire - et, ce faisant, la revisiter .

 

Des tableaux d'Edward Hopper, Marc Mauguin a donc su tirer douze nouvelles dont le jeu subtil d'échos, de lumières et de variations véhicule quelque chose de joliment désuet et souvent mélancolique. Une mélancolie douce, toute en retenue, mais persistante, et qui va croissant au fil du recueil. L'air de rien, tout au long de ces petites histoires de rien du tout, à échelle de l'individu et le plus souvent à hauteur de femme, il dresse le portrait diffus, tamisé, pudique et sensible d'une certaine Amérique du milieu du vingtième siècle. Par petites touches, on atteint à une certaine dramaturgie intime, familiale, conjugale, autant qu'à une certaine sociologie. Les scènes peintes par Hopper lui inspirent des personnages en demi-teinte, souvent travaillés par de forts remous intérieurs mais comme réprimés, cadenassés. Beaucoup d'ailleurs parlent moins qu'ils ne soliloquent, que cela soit par tempérament, timidité ou complexe social, donnant l'impression de n'être jamais vraiment sûrs d'eux-mêmes. Des personnages fragiles donc, friables, soucieux de rester discrets, de ne pas trop s'exposer au monde et qui, à leur manière, font tous montre d'une certaine élégance. Les femmes, quelle que soit leur condition, sont toujours impeccablement mises, brushées, serviables, soucieuses d'incarner une sorte d'éternel féminin à l'américaine tout en souffrant de le savoir ; on pourra penser, de près ou de loin, à certains personnages féminins de la brillantissime série Mad Men. Quant aux hommes, s'il en est moins question dans ce recueil, leur présence s'impose d'autant plus qu'ils veillent à leur empire, témoignant d'un savant et distingué mélange d'autorité naturelle et de sentiment, même tacite, de supériorité ; Mauguin pourtant ne juge pas, et d'ailleurs émane aussi de ces mêmes hommes une certaine impression de blessure et de frustration. In fine, hommes ou femmes, les êtres que nous croisons ici nous ressemblent tous, avec leurs complexes, leurs peurs du monde, et ce sentiment d'être embarqués un peu malgré eux sur un chemin de vie dont ils ont un peu de mal à percer les motifs.

 

Sans effet ni tapage, et avec finalement autant d'humilité que ses personnages, l'écriture de Marc Mauguin, joliment déliée, et à laquelle je reprocherai seulement un usage parfois appesantissant du point d'exclamation, pose une lumière tranquille sur leurs gestes, leurs paroles ou pensées communes, le moindre détail se faisant révélateur. J'ai d'ailleurs souvent pensé, en le lisant, à l'univers et aux tonalités d'un John Cheever, maître de la nouvelle s'il en est, dont on connait la minutie et le sens très fin de l'observation. 


L'hypocrisie, l'avarice, la jalousie, les relations mères/filles, la relégation sociale et les complexes afférents, la tromperie, le racisme, la suffisance et la muflerie des hommes, les sensations de vieillissement et de solitude : derrière une apparence infiniment douce, Marc Mauguin nous renvoie du monde des humains un écho traversé de souffrances et d'inassouvissements profonds. C'est un des charmes de ces nouvelles un peu hors du monde que de laisser le lecteur sur une impression ambiguë, où la légèreté du trait le dispute à la gravité de scènes joliment intimistes.

 

Marc Mauguin, Les attentifs - Éditions Robert Laffont
Marc Mauguin sur le site de l'éditeur

21 août 2017

Richard Morgiève - Les hommes

 

 

Des bagnoles et des hommes 

 

« Elle était timide, ça me trouait le cul mais je la trouvais émouvante avec sa pudeur. Elle m'a donné le petit baiser qu'on s'accordait en public, style Peynet. Parfumé au champagne. Je n'aurais pas dû me regarder dans ses belles lèvres rouges, car j'ai vu un pauvre mec au derniers tiers du vingtième siècle. Heureusement, j'avais l'habitude. » 

 

Il est toujours difficile de parler de Richard Morgiève sans se donner l'impression de le trahir. Peu d'écrivains sont aussi sincères avec leurs lecteurs, peu donnent à ce point le sentiment d'écrire pour se sauver d'eux-mêmes, aussi éprouvé-je toujours quelque scrupule à jouer au critique. D'ailleurs je me demande toujours ce que l'on peut dire d'un roman de Morgiève - et m'est avis que lui-même doit parfois se demander ce que l'on pourrait bien trouver à en dire. On peut aimer, on peut ne pas aimer, on peut refermer ses livres en trouvant qu'il va décidément trop loin, ou les relire au contraire parce que son souci de la justesse nous fascine. Ce qui dans tous les cas ne dira pas grand-chose de son oeuvre. Morgiève n'est certes pas le premier écrivain écorché, mais sa manière, romans après romans, d'aller mordre dans ce que la vie lui a réservé me conduit, c'est ainsi, à une certaine réserve. Sa biographie officielle est connue - la mort de sa mère, le suicide de son père, l'adolescence bricoleuse et les petits trafics afférents, les premiers poèmes publiés à compte d'auteur et le sentiment de honte qui s'ensuivit, les premiers romans policiers plus ou moins reniés, le ressassement littéraire enfin de ces motifs biographiques, cette marginalité de fait qui finit par le situer voire le définir dans le jeu social et la "famille" littéraire. Avec Les hommes, il continue donc de remâcher cette existence dont il semble penser qu'elle est et sera toujours plus forte que lui - à l'instar de Mietek, le personnage principal : « J'étais ce qu'on me faisait, comme tout le monde. » 

 

Mietek. Le Polack. L'alcoolo qui ne boit pas. L'enfant déclassé de la société française des années 1960/70 qui porte par devers-lui l'héritage des bandits de la vieille école : code de l'honneur et individualisme farouche, frères d'armes et fraternité clanique, aversion instinctive pour les « caves » et réalisme mélancolique. Jamais bien certain de vivre ce qu'il vit ni de penser ce qu'il pense - de ce qu'il faudrait vivre ou penser. Aucun goût particulier à la vie. Seulement l'envie de sécuriser son pré carré dans cette « ville sale comme une pauvre femme sans savon », parfois un éclat dans l'oeil pour peu qu'il puisse mater peinard le jour se lever. On a les héritages et les amis qu'on peut, Robert-le-Mort, Mohammed-le-Périmé, François, Patrice, Clément, Dédé, "Mireille", Chimel, Karine, Brigitte et les autres. On retrouve même les Cheval, héros d'un précédent roman. Des macs, des prostituées, des « bicots » et des transfuges de la guerre d'Algérie, des types qui cachent leur jeu et des filles qui en savent long. Que de l'humanité en rupture. Du fracassé en veux-tu, en voilà. Et tout ce petit monde qui se reluque, se mélange, s'apprivoise, peu ou prou reconnaît en l'autre un frère ou une soeur. Et cette si bonne madame Test, qui pour un peu lui rappellerait sa mère - « La France manquait de gens comme elle, tous les grands hommes n'étaient pas au Panthéon.» Et Ming bien sûr, que Mietek aime à sa manière, avec cette pudeur archaïque et virile dont les hommes sont aussi faits. Il y a de la fierté chez ceux-là. Ne rien devoir à personne, savoir se faire loup dans un monde cannibale. Se planquer et agir. C'est le monde ambigu et brutal, amoral ou pire encore de José Giovanni et Albert Simonin, peuplé de malfrats au coeur tendre, brutes résignées et généreux mercenaires, sentimentaux à qui on ne la fait pas. Les héritiers s'il en est d'Audiard et de Grangier auraient grand intérêt à se pencher un peu sur les hommes de Morgiève, de ceux qui connaissent les limites de leurs fantasmes et peuvent confesser : « J'aurais voulu être Mesrine, braquer pour vivre comme un homme. » Morgiève n'est pas Despentes : pas de critique sociale, pas de revendications politiques, pas de dénonciation de l'ordre moral, aucune édification d'aucune sorte. La société, le monde ? Peu leur importe, à ces hommes - on va tous mourir, voilà leur sagesse. Indifférence totale pour cette frénésie du jour qu'on voudrait toujours croire inédite : « Les mecs autour de moi parlaient politique et foot : les cons avaient besoin de parler à des cons de sujets cons. » Et qu'on ne me parle des bagnoles. La bagnole, c'est autre chose. Un territoire, et pas moins noble qu'un autre. Le vrai chez-soi, celui où on a nos odeurs, nos habitudes, nos plus grands moments de solitude aussi. Avec toujours, chez Morgiève, une petite affection pour Citroën - la DS, la 19, la 21, la SM pour la flambe, les bons jours. Une charrette pour ultime réduit :  
C'est de la bagnole, ai-je dit pour lui faire plaisir.
- La vôtre, c'est pas rien, a-t-il répondu pour me retourner le compliment.
On est demeurés silencieux comme des paysans devant leurs bêtes, puis je l'ai quitté.

 

Mais le roman de Richard Morgiève ne se contente pas de faire le récit d'un monde qui enterre ses dernières grandes figures. Il n'en montre d'ailleurs pas tant la mort que la chute, ces quelques mois ou années de bascule, quand les derniers voyous tardent à se ranger des voitures et que derrière eux un nouveau monde pousse. Les hommes n'est pas seulement le roman-sépulture des méchants garçons d'antan, il s'attache aussi à ce qui s'éteint en mourant : un temps où le contrôle social laissait subsister ceux qui n'en voulaient pas plus que ça à la société - elle avait ses lois, eux aussi - et qui surtout n'attendaient rien d'elle. Et puis bien sûr, il y a Mietek. Trop singulier, trop sensible, trop troublant, trop métèque pour faire tomber complètement le roman du côté du hard-boiled ou du polar social à la Manchette. Mietek est à l'image de son époque, il bascule dans un autre âge, las de voir les hommes tomber autour de lui et pressentant que les forces ne tarderont plus à lui manquer. Il souffre d'une solitude qu'il a appris à habiter et dont on comprend qu'elle sera à jamais sa plus proche compagne, mais il en sait le prix : ces femmes, une en particulier, avec qui il n'a jamais rien pu construire. Et Cora, Cora enfin, puisque derrière le récit de l'homme il y a aussi le roman d'un autre amour dont il a tout à apprendre, l'amour d'une espèce de père pour cette petite fille qui va lui empoigner le coeur comme aucun(e) n'aura su le faire, gamine des temps à venir, « là pour que je rende à quelqu'un tout ce que je n'avais pas eu. »

 

On pense à bien des choses en lisant Les hommes. À Gabin, à Delon, à Dewaere et à tant d'autres, au Lavilliers de l'époque N'appartiens jamais à personne ; à Trust aussi pourquoi pas, quand Bonvoisin rendait hommage à son pote Bon Scott et pleurait son Dernier acte. La virilité exacerbée, la crudité théâtrale, la désespérance des hommes de Morgiève, voire le plaisir un peu régressif que l'auteur pourrait éprouver à choquer le bourgeois, donnent pourtant un éclat singulier à ce qui, ici, n'est pas moins déterminant : une tendresse brisée, une sentimentalité à peine contenue, une fragilité à fleur de peau. Et nous quittons le roman avec entre les doigts la poisse des huiles de vidange et dans le nez un tas d'odeurs mêlées, mais avec au coeur la tendre fêlure de qui a croisé un long cafard très doux.

 

Richard Morgiève, Les hommes, Éditions Joëlle Losfeld

18 août 2017

Frédéric Aribit - Le mal des ardents (par Magali Brénon)

 

C'est avec grand plaisir que j'accueille sur ce blog Magali Brénon, éditrice, autrice de J'attends Mehdi et de Jamais par une telle nuit, parus en 2009 et 2014 aux éditions Le Mot et le Reste. Elle évoque ici le nouveau roman de Frédéric Aribit, Le mal des ardents, paru chez Belfond. Elle fut d'ailleurs l'éditrice de son premier roman, Trois langues dans ma bouche, paru en 2015 - et dont j'avais parlé ici.

 

 

La littérature est l’essentiel, ou n’est rien.
Le Mal – une forme aiguë du Mal – dont
elle est l’expression, a pour nous, je le crois,
la valeur souveraine. Mais cette conception
ne commande pas l’absence de morale,
elle exige une “hypermorale”.

Georges Bataille, La Littérature et le Mal  


 

 

Appel à la poésie

 

Vers 19 h 12 à République, un mardi pluvieux du mois d’avril, un professeur de lettres dont la vie défile « comme une ligne de métro enchaîne les stations » est embrassé à pleine bouche par une brune vêtue de noir qui disparaît aussitôt sur le quai.


Par le plus beau des hasards objectifs, contingence nécessaire à l’amorce d’une histoire, l’inconnue réapparaît le soir même sur le pont de la Grange-aux-Belles, pont tournant, lieu inflammable, idéal pour un baiser à bout de souffle. « Tais-toi, serre-moi, embrasse-moi. Je suis l’âme errante », murmure la jeune femme dans une langue digne de Nadja. Le la est donné ; l’étincelle jaillit dans la poudrière endormie et ce Breton qui s’ignore s’embrase dans l’instant. La symphonie effrénée des amants peut commencer, arrachant cet homme à son inertie pour le placer sur la scène flamboyante du soulèvement de sa vie.


Pour lui, Lou invente avec l’alphabet de son corps, les tremblements de sa voix et le crin de son archet le rythme frénétique d’un prodigieux amour. De poèmes en selfies, de jeux érotiques en messages d’amour hallucinés l’histoire avance comme une traînée de poudre pour mieux vous entrer sous la peau, s’éprouvant en couleurs, images et sonorités en un crescendo de courses folles et d’intrusions dans des appartements mal verrouillés.


Car Lou, chair poétique, sensibilité à vif, est une artiste incandescente. Musicienne jusqu’à l’os, son violoncelle entre les cuisses elle jouit comme elle joue la symphonie Pathétique de Tchaïkovski. Et, dans cette errance méthodique qui le fait marcher sur des braises, tout à son ravissement le narrateur fasciné goûte la poésie effrontée des amants. « Tu vas t’habituer », lui promet Lou.


Il n’en aura pas le temps.


Parce que Lou est atteinte d’un mal qui la démange, la brûle et lui fait voir des choses étranges : le « mal des ardents », ou ergot de seigle, champignon mortel qui infeste le pain vendu par la boulangerie de son quartier. Ce mal, bien nommé pour une fille du feu, consume le corps de la jeune femme et promet la fin de cette irradiante passion.

 

Si le narrateur se plonge alors dans l’histoire ahurissante de l’ergot de seigle, non sans rapport avec le LSD et que la plupart des mystiques pourraient bien avoir côtoyé, choisissons de l’aborder par son versant allégorique : celui de la création, vue par le tout dernier des romantiques ou des poètes voyants.


Ce mal couvé par Lou, c’est le feu sacré que cette vestale va transmettre au narrateur en l’appelant à la poésie comme Dieu se manifesta à Moïse pour lui annoncer sa mission depuis le buisson ardent. Une théophanie : « Tu feras un livre avec cette histoire, tu écriras mon livre, notre livre, le livre de tous ceux qui ont le feu », lui intime Lou, clin d’œil encore à Nadja qui demanda à Breton : « André ? André ?... Tu écriras un roman sur moi. […] Prends garde : tout s’affaiblit, tout disparaît. De nous il faut que quelque chose reste... »


Et, tandis que Lou dresse des temps qui courent un état des lieux révolté (« Comment tant de culture et si peu d’art ? Autant de culture et de connerie en même temps ? », dans « notre époque qui pourri[t] toujours tout, vulgaris[e] tout »), Frédéric Aribit remet sur l’ouvrage une question ouverte avec Trois langues dans ma bouche et développée dans « Les fées » : la création artistique comme avènement du sujet et démarche subversive, poétique aussi bien que politique. « On ne peut pas se contenter de consommer le monde, il faut s’en emparer à bras-le-corps, le laisser venir en vous, le laisser vous pénétrer de partout et puis suer, suer le monde pour le créer, le recréer en permanence, l’inventer au-dessus de ce que nous sommes, au-dessus de ce qu’il est lui-même. »


Et le narrateur de suivre à la lettre la consigne, de s’échauffer pour mieux se laisser traverser par tout ce qui concourra au sentiment d’exister. Et l’auteur de nous livrer cette rencontre avec l’érotisme, la poésie et l’art personnifiés, forcément mortels.

 

La beauté convulsive qui en résulte draine avec elle l’urgence maniaque de vivre, l’urgence charnelle d’aimer et d’en écrire. Ce long poème à Lou, à l’amour fou et à la poésie attisés jusqu’à l’incandescence souffle une bouffée d’oxygène sur un panorama littéraire trop souvent tiède. Il éclate en un feu d’artifice au lyrisme étincelant, porté par une écriture allant de précipitation en syncope au gré de reliefs vertigineux, n’hésitant pas à se coltiner la richesse débordante du langage pour entraîner l’histoire dans un véritable espace littéraire. Et, par-delà les clichés, caricatures et explications de texte dont elle use et abuse, la langue conduit l’« opération poétique […] au grand jour ».


Alors, dans cet arrachement, peu importe que Lou ne soit qu’une chimère et occupe une place tombée en désuétude : celle de la muse, du sacré, du pur fantasme de la femme toute qui finira en cendres pour demeurer irremplaçable. Source inépuisable de fiction, foyer d’illusions, elle est l’incarnation du romanesque. En ces temps secs où les romans s’aliènent à l’histoire au détriment de la forme, où le désir s’écrit au péril de l’amour, déchu au profit de la compulsion et de l’ego, avec une infinie douceur Frédéric Aribit replace le sentiment amoureux dans sa possible adéquation avec le désir, et cela fait du bien. Et, puisqu’il sait en fin de compte qu’il se consumera d’une façon ou d’une autre, pris dans cet impossible le lecteur a envie de croire, envers et contre tout, à l’élan salutaire et splendide de ces amants vivant au gré de leur imaginaire débridé.

 

Dès lors, on peut boucler la boucle et lire à double sens le palindrome de l’exergue : In girum imus nocte et consumimur igni. Virgile ou Debord ? Les deux, mon commandant. C’est là la condition tragique de l’homme, pris entre ces deux extrêmes : s’éblouir au flambeau et se brûler au réel, ou s’en détourner pour se consumer dans le vide. Tout est question de capacité à s’émouvoir, de choix et de position subjective. Quoi qu’il en soit, « Nous tournoyons dans la nuit et nous voilà consumés par le feu ». Aucun doute que le narrateur, clivé, a conscience de sa condition : « J’ai recommencé à suffoquer à ce moment-là, tandis que la musique avançait comme un aiguillon, comme une douleur lancinante, touchant les plaies à vif puis se retirant aussitôt, avant de revenir toucher encore au même endroit, et ainsi de suite tout au long du motif, succession de supplices et d’accalmies qui composait le sinistre présage de ce qui nous est échu. »


Au cours de ce « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » qui fait et tue les voyants, les poètes à vif et les vivants émerveillés, on pense au cinéma de Jodorowsky, à Breton bien sûr, à Rimbaud et à ses voyelles qui éclatent sur la partition du texte, à Nerval forcément, ou encore à la Brigitte Fontaine de Profond.

 

À l’issue de cette passation de flambeau, on souhaite à Frédéric Aribit de demeurer un esprit ardent et d’entretenir le feu sacré afin qu’il ne s’éteigne jamais. Et aussi de se déprendre encore de certaines croyances, afin de ne pas tomber de l’escabeau. Car on ne saurait prêter aux artistes, aux humains et à l’art tant de qualités qu’à se casser le nez au réel, qui n’a pas le pouvoir de la fiction.


Passé l’excès de sensation, de sans-limite, de perception et d’images, il reste que la jouissance et le savoir peuvent avoir lieu dans les corps et dans la fréquentation des œuvres d’art, sans bruit.
Et l’on a envie de dire : « Faites attention à vous », monsieur.

 

Frédéric Aribit, Le mal des ardents - Editions Belfond

30 juillet 2017

Richard Millet - L'opprobre, essai de démonologie

 

 

Mais où va Richard Millet ?

 

Tous aux abris : Richard Millet est « en guerre ». Fulminant, agité, s’échauffant à sa propre furie telle une pie-grièche, l’écrivain peste, tempête, invective, s’ébroue comme un chien fou, laissant s’égarer au passage ce qui fondait son intelligence tout autant que son style – pourtant à peu près unique, parfois sublime, et qui faisait et continue de faire de lui, déjà, un quasi classique de son vivant. C’est parce que je le pense et l’ai écrit en maintes occasions, et encore récemment à propos de L’Orient désert, de Corps en dessous et de Désenchantement de la littérature (le livre dont la réception, paraît-il, justifiait celui-ci) que je me sens à mon aise pour manifester, peut-être pas un désenchantement, à tout le moins un dégrisement. Ainsi donc, l’écrivain n’aura pas supporté ce que d’aucuns auront pu dire ou écrire de Désenchantement de la littérature, cette longue et magnifique élégie à la mort des belles-lettres qu’éclaboussait quelque saillie humorale et politique parfois très sotte. Tout comme j’ai aimé et défendu cet Orient Désert dont il se plaint que nul ne l’ait lu, j’ai aimé et défendu Désenchantement, son amertume, l’irrécupérable de sa désolation, la magnificence de son écriture, bien qu’en déplorant certains partis pris, plus fantasmatiques d’ailleurs que foncièrement idéologiques, car conscient que c’est dans sa propre négativité que l’écrivain digne de ce nom doit écrire, et m’arrimant au devoir de ne pas le lire au pied de la lettre mais dans la seule et exclusive compréhension d’une ontologie et d’une affliction qui, chez lui, se parent toujours des plus remarquables atours.

 

Désenchantement fut il est vrai diversement apprécié. Mais il fut critiqué seulement pour sa part extra-littéraire – y compris, donc, par les plus sincères et fervents de ses lecteurs. Millet en prit ombrage, et s’enquit de répondre à ceux qu’il nomme dans ce livre-ci des « ennemis » – quoique s’empressant de préciser, très vite et du très haut de sa superbe, qu’ils « ne méritent pas d’être traités en ennemis » puisque au fond ils ne sont rien, ou rien d’autre que les estafettes d’un « journalisme devenu le stade suprême de la pratique littéraire contemporaine – son horizon romanesque, ou ce que les géologues appellent un cône de déjection », et d’expliquer qu’il ne saurait être question de pardonner à des ennemis car « on ne pardonne pas à un masque, non plus qu’à un rôle ou à un chien », et que, au fond, en vérité, « mes ennemis n’ont que l’existence que je veux bien leur prêter. »

 

*

 

La terre entière lui reprocherait donc ce qu’il est, et davantage encore : jusqu’à son existence ; car n’en doutez pas, ce que ses contradicteurs visent n’est rien moins que son « élimination du champ symbolique. » Outre que l’écrivain, par ailleurs si dédaigneux de la presse littéraire et plus encore de ce qu’elle peut penser de lui, semble très bien informé de ce qui s’écrit sur son œuvre en tous lieux et jusqu’aux blogs les plus modestes, l’on regrettera d’abord qu’aucun point sur lesquels il fut attaqué ne trouve ici réponse. Pire – ou mieux, c’est selon : ce qui justifia notre réserve à la lecture de Désenchantement se trouve conforté dans L’opprobre, écrit sans doute un peu trop à la hâte pour pointer convenablement le viseur, si tant est qu’il fût en mesure d’approcher sa cible. Il est d’ailleurs symptomatique que Millet use de la forme quasi-exclusive de l’aphorisme, laquelle, si elle n’est pas viscérale ou systémique comme chez Cioran, ne sert guère qu’à maquiller une pensée dont on se refuse ou dont on se sent impuissant à étayer le dévoilement. Très commode pour quiconque se suffit ou se nourrit de sentences, l’aphorisme court le risque de la suffisance sentencieuse ; d’un usage raisonné, il saisit le lecteur, l’agrippe, le bouscule et le confond jusqu’à devenir saillie d’intelligence ; mal employé, il n’est guère qu’une arme défensive bien impuissante à masquer le trouble de celui qui se sait acculé. En assénant, en tirant à vue sur tout ce qui bouge, en sombrant parfois dans une vulgarité un peu indigne d’une telle prose, Millet ne fait que desservir son propos et va jusqu’à le salir, sciemment ou pas, allez savoir, avachissant ce qui aurait peut-être pu constituer les filaments d’une sainte colère en une langue de fiel épaisse, lourde d’un mépris que, finalement, il porte si mal.

 

L’opprobre, opportunément sous-titré Essai de démonologie, est le livre de l’échec. Échec narcissique, bien sûr : Millet pensait blesser ses offenseurs ? Le lecteur n’y verra autre chose que les rodomontades, un peu misérables il faut bien dire, et pour cette raison parfois attendrissantes, d’un auteur dont les coutures élégantes craquent sous l’effet de la vexation. Échec intellectuel et littéraire ensuite, et voilà qui est plus embêtant. À quoi bon tant de jolies phrases bien ciselées pour expliquer, par exemple, qu’il faut savoir « accueillir l’outrage comme un vinaigre à muer en eau pure », ou pour se convaincre soi-même qu’« aux caresses des amis je préfère les crachats », ou pour se consoler de « la laideur de mes ennemis », laquelle suffirait bien « à me venger » ? À quoi bon faire du ressentiment un principe générique extensible à tout ce qui vit ? : « Que pourrais-je aimer d’une France qui s’oublie elle-même comme une malade et dont je méprise le peuple », écrit celui qui, pourtant, tout au long de son œuvre, a su si bien montrer le désarroi, la maladresse fragile et délicate des petites gens. « Le Français est fidèle à son chien » : à quoi bon ces bons mots tant ils sont gratuits et n’obéissent à rien d’autre qu’au plaisir trouble de se croire, non pas seul, car nous le sommes tous, mais unique ? À quoi bon comparer « un de ces bons gros romans d’Outre-Atlantique » à « une blondasse américaine » avec laquelle on ne peut tout juste envisager que de « coucher » ? À quoi bon jouir et vouloir faire jouir de « l’hébétude satisfaite des lauréats des grands prix littéraires, qui ont tous l’air de vaches inséminées par le vétérinaire » ? À quoi bon pousser ces cries d’orfraie devant le « multiculturalisme » dès lors qu’on se contente de le définir comme partie prenante de « l’antiracisme et [de] la pornographie » ? À quoi bon être écrivain, et gallimardien, excusez du peu, si c’est pour se satisfaire de calembours ou de syllogismes qui d’ordinaire s’entendent de préférence au café, juste après la poire : « la domination anglophone est à la littérature ce que l’Europe de Schengen est à l’immigration clandestine ». Et le vertueux « catholique, blanc, hétérosexuel, écrivain », d’enfoncer le clou : « Vient un moment où on ne peut que donner raison à Ben Laden, pour peu qu’il ne soit pas une fiction américaine ou islamiste ». D’ailleurs « il n’est pas impossible que les attentats du 11 septembre 2001 soient une mise en scène américaine à capitaux saoudiens, tout de même qu’on peut douter si les Américains sont réellement allés sur la lune. » Marion Cotillard ne saurait mieux dire (pour mémoire, voir ici).

 

*

 

J’ai toujours eu un petit faible pour les écrivains irascibles, les atrabilaires, les épidermiques et les eczémateux, pour les mauvais joueurs de mauvaise foi. Non pour ce qu’ils disent ou écrivent en raison, mais parce que ce qu’ils disent ou écrivent n’en finira jamais de n’être que la manifestation douloureuse, inextinguible, frustrée, mythique, lyrique, de leur souffrance à être. Mais c’est toujours une désolation pour moi quand j’en surprends un en train de jouer au « réprouvé », à la perpétuelle victime d’une « loi du silence que le milieu littéraire partage avec les sociétés secrètes », alors même qu’il aurait accès à tout, et qu’il ne serait pas un livre de lui qui ne fût commenté, critiqué, décortiqué, publicité. Désolation de voir ce mystique pleurer la chrétienté des origines, on peut le comprendre, et s’envelopper dans la hautaine toge du supplicié, le manteau de disgrâce de celui qui aimerait tant croire qu’il « hante ceux qui voudraient que je n’existe pas », qui aimerait tant nous convaincre qu’il vit dans la quiétude d’une « forme supérieure de l’ironie ». « Privilège des martyrs et des saints, et aussi des écrivains, je suis vivant dans ma tombe », note-t-il comme pour façonner le mausolée à venir, assuré que les derniers grands glorieux auxquels on puisse le mesurer ne sont plus de ce monde : « Ce n’est donc pas de trop écrire qu’on me reproche, mais de trop publier, comme on dit de trop parler ou d’écrire trop bien. Peut-on reprocher à Bach ou à Schubert d’avoir trop composé, ou à Monet d’avoir trop peint ? »

 

Étrangement, c’est dans un ressort psychologique, ou par une pirouette du même ordre, que Richard Millet croit pouvoir expliciter et mettre à jour la défiance qu’il suscite. Écoutez bien, c’est un monument de bravoure et de mauvaise foi : « Et si cette haine, cette violence, ce rejet étaient le signe d’un amour pervers pour ce que j’écris, mes ennemis n’osant m’aimer, leur perversion consistant à jouir sans se l’autoriser, et à vouloir dégrader mon travail en jetant l’opprobre sur ma personne ? » On appelle cela boucler une boucle : être l’auteur d’une œuvre telle que son pire ennemi n’aura d’autre choix que de l’adorer en son for intérieur et dans le secret silencieux de sa conscience hypocrite, acculé à la souffrance perverse de devoir jouir du pire, être soi-même enfin le Maudit tutélaire, la Figure tellement considérable et positive et enviée du Mal, régner du fin fond du pays de l’opprobre sur un empire de nains et de lutins corrompus qui, dans l’infime éclat de lumière qui, fût-ce par éclair ou accident, continue de les rendre accessibles au Beau, ne peuvent que mettre genou à terre devant le Maître. Il ne viendra pas à l’esprit de l’écrivain que ladite défiance tient à de simples mots qu’il jeta lui-même dans ses pages, des mots bêtes, méprisants, ineptes, qui ternissent ce qu’il convient d’appeler une œuvre, une œuvre qui, de surcroît, n’a sans doute pas beaucoup d’équivalent aujourd’hui en France.

 

Faut-il y voir la cause d’un effet ou l’effet d’une cause, toujours est-il que L’opprobre est écrit dans une langue qui, pour la première fois, semble achopper, se condamner à la monomanie, au ressassement, à l’alourdissement du déjà-connu, du déjà-écrit, et se condamner, même, parce qu’on ne réécrit pas aussi bien ce que l’on écrivit déjà, à l’injure de ce que cette langue a été et sera encore assurément ; c’est bien écrit, bien sûr, c’est Richard Millet ; mais c’est comme si nous lisions là un Millet pour les Nuls, comme si nous tenions entre nos mains le manuel de base de la stylistique millettiste, le vade-mecum des techniques ordinaires de l’écrivain, dont on ne sent plus ici la sainte inspiration, et dont on pourrait croire qu’il s’essouffle sur sa propre musicalité, comme s’il se lassait lui-même de tourner autour de ses propres marottes. Les rares moments de ce livre où l’écrivain s’en retourne à lui-même attestent de la déperdition du sens et du beau dans l’humeur, et sauvent le livre. Jamais aussi élégant et digne que lorsqu’il consent à fermer les yeux et à ne pas travestir le monde en objet de fantasmes ou en exutoire à sa langueur, les mots de Millet retrouvent alors leur source exacte, l’origine même à laquelle il puisait pour donner les plus beaux livres qui soient. « Être digne de l’échec : voilà la condition de l’écriture », écrit-il, nous donnant à espérer qu’il entrevoit ainsi le caractère vain et voué à l’oubli de toute polémique avec la galaxie, et que seul le rapport intime, donc privé, à l’écriture, justifie la littérature. « De quel infini sommes-nous, en écrivant, la dégradation ? » : voilà ce qu’il faut écrire. Ce qui n’est possible qu’à la condition d’oublier un peu ce que nous renvoient les ennemis que nous nous sommes fabriqués, et qu’il est un peu commode, n’est-ce pas, de comparer à des « insectes. » Nous autres, lecteurs, nous autres qui avons appris et continuons d’apprendre à lire et à écrire en lisant Richard Millet, attendons de lui qu’il tienne bon sur ses préceptes : « J’écris non pas pour être ignoré mais pour parfaire la nécessité qu’il y a à l’être en écrivant » : c’est, précisément, ce qu’il n’a pas fait avec L’opprobre. Il nous dira, et nous dit déjà, d’ailleurs, que ses lecteurs l’attendent au tournant du roman, et qu’il s’en moque, que le roman est mort, qu’il a besoin de l’oxygène de la guerre et de l’hybridation du récit, et nous, on pensera qu’il s’agit encore d’une argutie, d’un aveu déguisé en lapsus, d’un refoulement peut-être, et que ce qui l’excite surtout, ces derniers temps, c’est une petite guérilla littéraire qui ne vaut pas tripette, et qu’il trouve un bien triste plaisir à la posture sacrificielle et victimaire de l’écrivain maudit qu’il n’est pas. Si rien ne semble en mesure de pouvoir réenchanter Richard Millet, ce n’est pas grave : là naît aussi sa littérature ; pourtant, s’il continue, il faudra bientôt entreprendre de le désenvoûter. Avant qu’il ne soit trop tard.

 

Richard Millet, L'opprobre, essai de démonologie - Éditions Gallimard
Article paru dans Le Magazine des Livres n° 10, mai 2008

26 juillet 2017

Richard Millet - Désenchantement de la littérature & L'Orient désert


Richard Millet, hélas !

 

 

Tenons-nous en à l’écrivain, donc, parce qu’il est admirable, et que le reste, l’affectation eschatologique, l'incessant procès aux contemporains, les embardées bouillonnantes dans le petit chaudron des lettres, les sentences sur « une production littéraire semblable à des eaux mortes où se réfléchit le ciel vide » ou sur la décrépitude d’un « monde épuisé » qui détruit la langue française au point que celle-ci est « peut être parvenue au bout de ses possibilités littéraires », tout cela n’indique rien que l’état d’abattement d’un homme dont les lecteurs les plus fervents peuvent parfois attendre, en effet, qu’il respecte ce qu’il revendique pour lui-même : « L’extrême solitude et la dimension fantomatique de l’écrivain qui, contre l’humanité, joue l’espèce humaine en son épiphanie singulière : celle de l’individu entré dans la déliaison humaine ». Richard Millet n’est sans doute dupe de rien, et certainement pas de sa rage, dont il sait pour l’éprouver combien c’est contre lui qu’elle s’exerce le plus souvent. Mais voilà, le monde lui parvient encore, parfois le requiert, et l’intrusion de sa matérialité sous ses formes les plus abrutissantes n’a de cesse de réveiller en lui le prurit de quelques colères indistinctes. Reste qu’il n’est pas anodin que ces deux livres paraissent en même temps : l’un pour dire la colère, l’autre, comme en contrepoint, pour revenir à soi.

 

Je ne disconviens pas que le titre de cet article soit un peu racoleur. Et injuste. Car au fond il me serait facile de me reconnaître dans ce qui fait la terreur de Richard Millet, dans tout ce qui nourrit sa mélancolie, son allergie à un monde qui sombre fou et sa désolation de ne pouvoir en attendre quelque éclat prometteur, pour ne pas dire rédempteur. Pourquoi, alors, cet « hélas » ? Au-delà du clin d’œil à l’historiographie littéraire, l’hélas subsiste en raison de quelques saillies inutiles, péremptoires, parfois injurieuses, formulées sur ce ton de gravité solennelle qui leur ôte tout ce qu’elles auraient pu receler de mutin, d’espiègle, de séditieux pourquoi pas, et qui, alors, seraient simplement passées pour ce qu’elles sont, ou que nous aurions eu à cœur de défendre en arguant de l’envie, irrépressible chez tout écrivain, de baisser la garde devant la tentation du bon mot.

 

Car que vient faire ici cette trouble insistance à dire qu’il ne fréquente plus personne en dehors de « quelques femmes d’exception et deux ou trois représentants du sexe mâle, hétérosexuels » ? Que viennent faire cette défense illustrée d’un Peter Handke (dont il a mille fois raison de déplorer qu’on ait déprogrammé l’une de ses pièces à la Comédie française) venu se recueillir sur la dépouille de Slobodan Milosevic, et cette extravagante ineptie historique dont il fait preuve dans une sorte de salut « à un homme politique communiste légalement élu, certes coupable de crimes de guerre, mais non moins que le Croate Tudjman et le musulman Izetbegovic » (lequel, du coup, étrangement, perd ici sa nationalité au profit de son appartenance religieuse) ? Que vient faire encore cette énormité sur Camille Claudel, qualifiée de « pathétique icône féministe » ? Et cette sentence que rien n’étaye à propos de Salman Rushdie, qui, non content d’être « surestimé », ne devrait sa « gloire » qu’à une excitation « médiatique », elle-même produit « d’une éructation de l’Histoire qui s’est muée pour lui en chance tragi-comique » ? Peut-on affirmer sans rire que « la France est morte en 1763, à la signature du traité de Paris par quoi elle renonçait à l’Amérique et aux Indes, c’est-à-dire au monde » ? Nous ne reconnaissons pas ici Richard Millet – ou plutôt nous ne reconnaissons de lui que ce qui vient ternir une œuvre qui n’a guère d’équivalent dans la littérature vivante, et une pensée qu’irriguent d’ordinaire la délicatesse, la profondeur, bref toute la nuance élémentaire qui requiert ou doit requérir celui qui porte jugement sur le monde et les humains. Ce Millet-là me met mal à l’aise, tant il se trompe, et de combat, et de registre, et tant, surtout, il semble trouver plaisir à se défigurer lui-même. Le Millet que j’aime est là, pourtant, dans ce même livre, véhément sans doute mais qui sait, dans sa véhémence même, faire éclater la part de vertige, de chagrin et d’esseulement qui fait le caractère exceptionnel de son œuvre.

 

Aussi faut-il souligner la beauté obscure et viscérale de cette réflexion sur la condition de l’écrivain, dont d’aucuns, sans doute, pourront une nouvelle fois railler le caractère crépusculaire, mais que nul ne saurait balayer d’un revers de plume sans risquer d’y perdre un peu d’aplomb et de passer pour aveugle. Car que dire d’un écrivain qui reconnaît tout ce qu’il est ? Que répondre à un homme qui écrit avoir « souhaité amener à son plus haut point, là où l’intenable est fécond, la contradiction entre mon exécration de l’espèce humaine et mon amour pour l’individu, [] ; entre mon catholicisme dissident et l’indifférence naturelle au mal ; entre mon consentement à la mort et le refus de voir mourir » ? Que peuvent les critiques littéraires contre un écrivain qui considère la grammaire comme « l’au-delà de la langue dans lequel retrouver la figure non rhétorique, inhumaine, nécessaire de l’éternité » ? C’est ce Richard Millet-là que je veux lire, celui qui « se présente dans le bruit d’un refus, celui de toute image, de plus en plus requis par cette quête quasi insensée de l’anonymat qu’il y a au cœur de toute démarche littéraire ». Oublier, donc, ou plutôt négliger, ses condamnations réflexes d’un « nouvel ordre moral » qui, s’il peut en effet nous désoler, n’en fait pas moins figure de réceptacle très commode à ses humeurs. Lui préférer celui qui parle de l’écrivain comme d’un être « qui se voue à l’échec comme à une forme de salut » – et nul besoin, pour y parvenir, d’aller insulter l’Histoire. Le préférer quand il dit vouloir être « celui qui s’invente dans le paradoxe de son propre retrait, eût-il le bruit du monde pour destin de son langage », celui qui conditionne sa liberté au « surplomb vertigineux et dégrisant de l’outre-tombe. »

 

Nous ne sommes pas loin de cette défaite de la pensée qui, en son temps, déprima tant Alain Finkielkraut, et il est difficile de sérieusement contester, avec Millet cette fois, que se dessine sous nos yeux un « effondrement du vertical au profit de l’horizontal », ou encore que « ce qui s’annonce comme valeur nouvelle n’est que le recyclage de l’ancien débarrassé de sa charge signifiante, symbolique, sacrée ». Richard Millet a sans doute le courage d’écrire bien haut ce que d’aucuns méditent en leur encre muette, et ce qu’il dénonce comme « désenchantement de la littérature » est sans doute une épreuve pour beaucoup – même, fût-ce in petto, pour nombre de progressistes. Et oui, j’aurais aimé être l’auteur de ce trait étrangement houellebecquien : « d’un point de vue animal, qui serait indigné par la disparition de l’espèce humaine ? » – d’ailleurs, « sommes-nous bien certains que nous nous regretterions nous-mêmes ? » Reste que sa désolation, si elle est belle, si elle est, même, à certains égards, salutaire, ne peut se contenter d’accoucher d’un réquisitoire aussi unilatéral, sauf à éprouver du plaisir, un plaisir presque doloriste, à la tentation sacramentelle de la rumination. Son plaisir n’est pas discutable en soi, mais en ce cas, pourquoi lui chercher des explications ailleurs qu’en sa propre désolation ? Qu’en sa propre inadéquation au monde ? « L’insurrection de l’unique contre le nombreux » mérite d’autant plus d’être défendue que l’idéal promu à la télévision contribue assurément à la destruction du monde : ce pourquoi, oui, « l’excès est le rire même qui éclate dans les ténèbres ». Mais faut-il pour autant se refuser à aller chercher dans le monde (et dans la littérature qui s’écrit aujourd’hui encore) ce qui résiste et contrarie le processus ? Et surtout : la société et la littérature eussent-elles été autres, Richard Millet les aurait-il aimées davantage ?

 

 

 

Rien n’est moins sûr, et L’Orient désert, publié en parallèle au Mercure de France et dédié « aux chrétiens d’Orient », confirmera, dans un geste de grâce et de désespérance inouïes, combien s’enracine sa rupture d’avec le monde et l’humanité. Ceux qu’aura irrités le matamore de Désenchantement de la littérature pourront ou devront lire ce livre-ci, entièrement gagné par l’humilité, la haine de soi, la torpeur devant l’horizon qui se dérobe, et où l’auteur se déprend au fil des pages de sa véhémence jusqu’à entreprendre le plus intime dénuement. Initialement consacré au Liban de sa jeunesse et à « une archéologie de mes goûts sexuels », le livre voit le jour « dans le temps même où une femme est en train de me quitter » – si bien « que cette fin est en quelque sorte inscrite dans le livre que j’écris ». La douleur de la séparation est lancinante, et le livre tourne autour d’une quête spirituelle toujours plus pressante au fil des pages – « à présent je veux être nu, dans les épines, le vinaigre, les crachats et les rires ». Jusqu’à choir dans l’aphorisme, chose rare chez Millet, comme pour mieux signifier, en de telles circonstance, la souveraineté du silence, lénifiante, rédemptrice, destinale. Les détracteurs pourront même se faire les dents sur une sincérité sans ambages – « je ne suis que la somme de mes erreurs et, davantage, de mes fautes » – quitte à faire abstraction du mysticisme chrétien et primitiviste de Millet. Car, « chrétien, c’est-à-dire debout face à la Croix », c’est lui désormais qu’il violente, et sur lequel il laisse s’abattre, entre deux saillies suicidaires, sa propre compassion.

 

L’enfance est partout présente dans ce récit qui ressemble à une fin de vie, et où l’auteur désespère de ne plus pouvoir, peut-être même ne plus vouloir se trouver. « Je ne suis qu’une torsion entre l’enfant que je fus et ce à quoi je m’obstine à donner le nom de Dieu mais qui n’est que le signe de ma perpétuelle défaillance, l’impossibilité de toute certitude, la soif de celui qui est en chemin avec le sentiment de n’arriver nulle part ». Cette enfance à laquelle nous arrache la femme qui nous quitte n’en finit plus d’incarner le regret de celui pour qui « le passé est un futur où je tombe infiniment », et s’ouvre sur une souffrance attendue, presque espérée, souffrance par laquelle la mort elle-même s’abolirait, puisqu’il s’agit, pour le chrétien, d’« acquiescer à la mort en tant qu’elle sera vaincue par la foi ». Ainsi de ce « besoin [d’être aussi nu que la truite à qui on ouvre vivante le ventre pour en extirper les entrailles », ou de cette intime conviction de n’être que « dans l’anticipation d’un bonheur qui se confondra probablement avec ma mort ». On pourra, certes, à de très brefs moments, s’agacer d’une rhétorique mystico-sexuelle à la sollersienne, mais qu’importe : nous aurons retrouvé l’immense écrivain, après tout, qu’est Richard Millet, et l’on comprendra, pour peu qu’on l’ait oublié, qu’il faut être cet immense écrivain pour désespérer à ce point de son art : « on n’écrit que pour échouer à dire ce qu’eût été notre vie sans l’écriture. » Pourtant, s’il parvenait à soulager ses livres de cette espèce de mucosité fielleuse qui les baignent, s’il parvenait à les abandonner à leur essence éminemment littéraire, je donnerais tous les prix à Richard Millet. Mais ce n’est pas moi qui décide – et d’ailleurs je serais sans doute bien seul.

 

Désenchantement de la littérature, chez Gallimard
L'Orient désert, au Mercure de France

Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 7, novembre 2007

23 juillet 2017

Richard Millet - Corps en dessous

 

 

Lourds et petits secrets des spectres

 

Les corps en dessous sont toujours en dessous de tout : des grandeurs du monde, des nostalgies clinquantes, des rêves de petite fille, des visages lourds qui sommeillent en nous et des atavismes sociaux ; ce sont les corps essentiels, ces vieilles carnes primitives qui nous font traverser les siècles, une matière qui nous précède et sur quoi parfois nous nous reposons, tout autant capable de fomenter nos terreurs que de porter nos âmes. À nouveau Richard Millet les explore, ces anonymes auxquels nous ressemblons tant, ces petites gens pour qui vivre devient forcément, un jour ou l’autre, l’autre mot pour dire porter un fardeau, parfois sa croix. La vie des hommes est ainsi faite que chaque espace devient faille, que rien ne s’accorde jamais, que la force vient toujours à manquer pour se donner à soi-même l’impression qu’on sait vraiment ce qu’on fait, qu’on sait où on va, qu’on en a vraiment décidé : « Nous étions des spectres infimes ; des visages absents ; d’insignifiants murmures. Chacun ne hantait plus que soi. » Aussi cette femme-là sait bien ce qui fait se mouvoir les hommes : à vivre dans leur ombre menaçante et nécessaire, elle sait bien que « la laideur est un balcon d’où [lesobserver. »

 

Ces trois récits – peut-on parler de nouvelles ? – ne sont pas sans rappeler les Trois Contes de Gustave Flaubert : semblable poésie qui fuse de la grisaille, égale attention aux petites variations des couleurs et des corps, des œillades et des attitudes, au saisissement des regards las, apeurés ou hagards, à tout ce qui bouge derrière les situations ordinaires et les gestes menus du quotidien, et davantage encore à l’insubmersible solitude des êtres et au chagrin de ne pouvoir la dire à bon escient et au bon moment – « il le voyait bien, lui qui regardait couler mes larmes de petite fille qui n’avait pas su vivre, cette petite fille qu’on ne m’avait même pas laissé être et qui ouvrait des yeux noyés de larmes, reniflant bruyamment, et découvrant dans la glace, de l’autre côté du comptoir, qu’elle parlait toute seule. » Soit dit en passant, Flaubert aussi était taraudé par le fait de savoir ce que ce que vivre voulait dire, et si l’écriture pouvait en tenir lieu.

 

Trois histoires, donc, aussi brèves que lumineuses, qui toutes racontent un peu de ces choses essentielles qui nous éloignent du réel à force d’y être plongés, et qui nous installent sur un promontoire d’où nous nous regardons vivre, malgré nous, et d’où nous ne pouvons qu’interroger notre humanité à l’épreuve. C’est cette femme pétrie dans la solitude, qui dit d’elle-même qu’elle n’est « belle qu’un jour sur deux » et sait que « l’amour, sous quelque forme qu’il se manifeste, n’est que l’abîme où nous ne cessons de choir depuis notre naissance. » C’est cette autre femme qui s’en va chaque mardi « d’un pas vif vers la gare, dans le petit matin », pour vivre dans un hôtel ce qu’elle a à y vivre et qui, d’ordinaire, en revient toujours, d’après ce qu’en dit son fils, soulagée de cet « amer petit pli, au coin de la lèvre inférieure », ce qui ne va pas sans soulever dans l’esprit du jeune garçon les questionnements les plus intrigués, et les plus fondateurs. C’est cet homme enfin, L’homme du parc zoologique, suffisamment esseulé pour savoir qu’il n’est « le gardien de personne » et pour se demander si ce n’est pas « l’insignifiance des hommes qu’elles viennent oublier, ici, devant les animaux, les femmes et les filles, toutes les femmes, une fois saigné l’homme-loup. » Car ce sont toujours les femmes qui continuent d’intéresser Millet, rarement l’homme, ou alors seulement pour chercher en lui ce qui est encore Homme, et dont il désespère, et lui fait ressentir la présence de « l’enfant hurlant en moi pour en appeler à l’homme qu’il ne peut plus être. » C’est à ce Millet-là, bien davantage qu’à celui qui persiste à vouloir jouer au chat et à la souris avec son temps, qu’il faut s’intéresser – et dont le temps se souviendra.

 

Richard Millet, Corps en dessous - Édtions Fata Morgana
Dessins de Damien Daufresnes
Le Magazine des LivresN° 10, mai/juin 2008

20 juillet 2017

Richard Millet - Dévorations

 

 

Suivez mon renard

 

L’homme fut écrivain. Fut, car ne souhaitant plus l’être – mais peut-on jamais se défaire de ce que l’on est ? Il n’est plus écrivain, dit la pauvrette impressionnée, car il veut « pouvoir casser du bois et l’empiler, une activité qui était, avec la marche et le maniement de la faux, la seule chose qui lui permît d’apaiser les prurits d’écriture et la nostalgie des mondes disparus. » Son problème à lui va rencontrer ses problèmes à elle – « il voulait vivre hors du temps et c’était dans ce dehors que j’espérais le rejoindre » : de là naîtra une manière commune de converser, de tenir silence, de contempler et de vivre. Commune, mais incompatible : il faudrait pouvoir traverser le barrage des trajectoires, des destinations, des origines, de la langue et du corps. C’est là le plus touchant, cet inabouti des sentiments, cette pudeur à reconnaître l’autre sans trouver en soi la force d’approcher, de parler, et pire, de le séduire ; cette obstination à se juger indigne de lui, parce que c’est ainsi, parce que les mondes ne se rencontrent pas, parce qu’aucun monde n’est fait pour entrer en un autre, parce qu’on ne peut pas sans conséquence désastreuse être une petite serveuse orpheline qu’un village tout entier convoite comme une bête à dresser, une existence à exploiter ou une chair à prendre ; elle le sait, elle : « des êtres comme moi sont trop seuls pour s’abandonner à autre chose qu’au renard qui leur dévore les entrailles. »

 

Le monde s’est fracturé ce jour où il s’installa au village afin d’y tenir son rôle de maître d’école, cet homme qui semblait venir de loin, ne portant sur lui aucun signe de reconnaissance, aucun code usuel, seulement une réserve, une solitude, une gentillesse louches, car dans les villages tout se soupçonne, rien n’est vraiment clair, rien n’est vraiment honnête, tout le monde a son petit quelque chose à dissimuler, son horrible vérité à porter. Dans la petite auberge dépeuplée que tient l’oncle et où elle officie, la présence seule de cet « homme qui ne s’aimait pas » et « qui, lorsqu’il parlait, semblait se moquer du monde, y compris de lui-même », suffit à la troubler et à la tourmenter, elle dont le beau prénom est si rarement cité – sans doute parce qu’elle se sent indigne de sa beauté, de ce prénom céleste aux étoiles à elle toujours interdites. Et puis il faut se méfier des hommes. Celui-là, sous ses dehors tellement doux, n’est-il pas de mèche avec les autres ? N’est-il pas, lui aussi, et peut-être même davantage que les autres encore, moins éduqués, moins dissimulés, « cet inconnu que devient tout homme qui se met à regarder une femme en se demandant qui elle est, c’est-à-dire qu’elle goût elle aura lorsqu’il plantera ses dents dans sa chair nue » ? Ne sont-ils pas, les hommes, tous les hommes, de toute façon, toujours ligués contre moi ? Et que faire quand l’homme devient mon unique objet de convoitise, quand son existence seule envahit le jour au point de torturer mes nuits ? Que faire de l’amour quand on n’a jamais admis qu’il fût même possible, qu’il est comme un gros mot : « Je m’en suis toujours sentie indigne, étant de ces êtres, je crois, que l’amour ne touchera pas de sa grâce, sinon sous la forme obscure, solitaire, dégradante du désir – et encore n’étais-je pas sûre que le désir ne soit pas le tombeau de l’amour, puisqu’il le précède mais ne lui survit pas. Un désir dont je ne savais toujours pas quoi faire, même en me caressant dans mon lit, jour après jour, souvent deux fois par jour, sauf le mercredi, à cause de ma leçon que j’attendais comme une délivrance. » Le corps n’est certainement pas la seule matière à protéger du monde, mais c’est lui le réceptacle des misères, du désespoir d’être, des joies immatures et des humeurs sans rémission. Il inonde les fantasmes de la pauvrette, et elle, elle en parle comme on n’en parle plus, comme on ne peut plus en parler, avec ce mélange d’avidité animale et d’indignation contenue. Le corps est tout à la fois ce traître qui nous fait attraper la colique quand l’émotion est trop forte et le dernier passage par où se glissent le retour à soi et l’oubli qui permet de continuer à vivre. C’est qu’il y a tant de choses à oublier – à commencer par la vie. Elle a « depuis longtemps compris que ce n’est pas nous qui dévorons la chair mais la chair qui nous pourchasse, nous rattrape, nous déchire, et fait naître en nous un sanglot qui semble avoir traversé le temps, si bien que ce n’est pas nos morts que nous pleurons mais les défunts qui pleurent en nous. » L’homme mûr et la jeune fille n’ont aucun besoin de se le dire pour le savoir, chacun en son for intérieur, « qu’il y a deux choses qu’on peut se donner à soi-même, sans rien attendre d’autrui : la mort et le plaisir. »

 

C’est au fond un texte rare sur l’amour. On dira qu’il y est question de beaucoup d’autres choses : la solitude, la jeunesse et la vieillesse, la ville et la campagne, l’insignifiance sociale, le temps, la morale et les mœurs du temps, la fin des mondes, les fantasmes mutuels que l’homme et la femme entretiennent parfois à leur corps défendant, la construction du désir, de la jalousie, la douleur d’être, d’être ce que l’on est comme d’être ce que l’on n’est pas, l’origine et la destination de la sexualité, le déclin en soi du sentiment de la vie, l’aspiration lente à la mort… : mais tout cela a pour origine l’amour. Pas n’importe quel amour, car il n’y a pas d’amour universel, seulement une folie qui se loge en certains et transfigure le réel, métamorphose ce qui jusqu’alors constituait l’horizon familier et bouleverse le regard. Un amour que sanctionne toujours l’échec, ou son sentiment, qui épuise la vie des êtres sans jamais venir à bout de leur existence. « Il y a des lames et des précipices pour s’empêcher de choir », pense la pauvrette, plus seule que jamais, humiliée par un amour sans écho ni retour, parce qu’il a bien dû en revenir, lui, de l’amour. Aussi quand la jeunesse s’empare des lames et plonge dans les précipices, à ses yeux à lui « rien ne vaudrait une mort à l’aube d’un beau jour d’été, sur une jetée de granit rose, avec de petites voiles blanches à l’horizon » : c’est une mort en forme de privilège pour ceux qui n’ont plus rien à vivre.

 

J'ai lu je ne sais plus où (qu'importe, d'ailleurs) qu'il y avait dans ce Richard Millet-là une preuve, la preuve, de son arrogance et de son aristocratisme social – entendez sa haine du peuple et des indiscutables vertus de la démocratie – à fondre ainsi la voix de l’auteur dans celle de cette jeune femme de minuscule origine, pauvrette réduite à user son être et ses rêves en faisant le service dans une gargote enterrée bien loin de la vie des villes, bien loin, finalement, de la France, et à lui attribuer des fantasmes de bécassine devant un homme de vingt plus âgé qu'elle qui, au passage, pourrait bien avoir quelques traits de l'auteur. Outre qu'une fois de plus la critique se focalisait sur ce qui n'a pas trait directement à la littérature, elle était surtout d'une singulière (et hypocrite) bêtise. Car c'est évidemment tout l'inverse : il y a toujours chez Millet une authenticité et une tendresse à parler avec, ou, mieux, dans la voix des êtres de rien, des anonymes du show contemporain et des oubliés du grand cirque. Le tropisme social-compassionnel étant ce qu'il est en France (triomphant), certains lecteurs et critiques ne semblent plus pouvoir réfléchir autrement qu'en s'y soumettant à leur tour : leur souci du bien se substitue au désir du beau et l’objurgation de l’utilité politique à l’impératif de justesse – preuve, s'il en était besoin, du triomphe de certains automatismes idéologiques, quand on nous annonçait il y a peu encore, et autant que faire se peut à fiers coups de clairon, l'ère enfin advenue de la fin des idéologies. 

 

Or non seulement la pauvrette se révèle d'une grâce infinie, à la fois exceptionnelle et commune, entière mais délicate, sensuelle dans sa honte du corps et toujours troublante de ce seul fait, elle qui n’a d’autre choix que « se laisser dévorer par le renard enragé qu’on nourrit au fond de soi », mais elle offre peut-être à Richard Millet l'occasion des plus belles pages de son œuvre – et à moi un bonheur de lecture que je n’avais plus connu depuis longtemps dans le roman français contemporain : rarement la langue aura été aussi pleinement et intimement habitée, rarement ce qui relève d’une intimité, et la plus forte et impériale qui soit, aura été aussi éloigné de l’intimisme de saison. Richard Millet ne s’acharne pas à perpétuer une tradition : il fait simplement partie de ces rares écrivains que hante le noyau, le coeur secret de la raison d'être littéraire.

 

Richard Millet, Dévorations - Éditions Gallimard
Article paru dans Esprit critique / Fondation Jean-Jaurès, octobre 2006

7 juillet 2017

Lionel-Edouard Martin - La Vieille au buisson de roses

 

 

Matière active

 

Ainsi donc, le plus grand texte en prose de Lionel-Édouard Martin aura (presque) partout essuyé des refus : l’histoire, c’est connu, est pleine d’ironie. Tant mieux, au fond : ce sera, c’est, déjà, l’honneur et la fierté du Vampire Actif, jeune maison qui s’était distinguée en exhumant Pétrus Borel le lycanthrope, d’avoir couru le risque de ce texte magnifique et supérieur. La vieille au buisson de roses est une œuvre tellement aboutie, tellement nécessaire, tellement viscérale aussi, où se joue, non une vision mais « une diction du monde », qu’on ne s’explique décemment pas qu’elle ait dû franchir tant d’années avant de trouver preneur, et qu’aucun éditeur n’ait jusque-là jugé bon de faire entrer dans l’histoire cette authentique leçon de littérature.

 

Cela, je l’ai senti dès la première phrase – ces choses d’abord se sentent. J’ai commencé à souligner ; trop : je n’allais tout de même pas souligner le livre. Alors je l’ai ourlé – des grandes barres verticales décochées dans ses marges ; mais je n’allais pas non plus l’encadrer. C’est qu’il n’est pas une phrase qui n’y soit singulière, travaillée au poinçon ou rudoyée au grattoir, et toujours polie de cet éclat que le temps, l’expérience et le talent savent donner aux choses. Pas une phrase qui ne nous fasse extasier – et qui, ô sublime cruauté, ne nous accule à notre irrévocable modestie. Laisser tomber le stylo donc, et l’ourlet, et le soulignement. Et lire.

 

Et s’incliner devant l’humaine trinité que forment cette vieille, donc, qui va « dans le noir à la messe, avec pas grand monde », ce « Monsieur de Cruid, marquis de », et le chien, « Diurc » comme dit la vieille en lieu et place de « Duc », à cause que l’accent du coin « insuffle au français l’empreint de son argile. » Devant ces terres dont Lionel-Édouard Martin ne se défait pas et dont il fore, livre après livre, l’obsédant pourtour où s’enveloppent Montmorillon et sa Gartempe, là où la modernité s’obstine à résonner comme un mot creux, une coquetterie de « personnes de qualité ». Cette vieille n’est pas bien différente des autres, qui trimballent leur vie dans des tabliers où « s’ouvre une poche au niveau du nombril » ; d’ailleurs « leurs enfants sont de complexion sphérique ou tranchante, comme de vrais enfants, bons ou méchants, lesquels viennent aussi par le ventre – mais celui de la vieille femme n’a servi qu’aux autres fonctions, il a broyé des aliments, fait tourner du sang, brassé des chyles : mais vierge il est de toute besogne, de tout travail d’homme âprement sexué, n’ayant supporté de poids que celui des draps et des couvertures, et de l’édredon les nuits d’hiver. » Tout Martin est ici. Dans ce mot, non seulement juste, ça n’est même plus le sujet, mais réintroduit dans son rythme, dans sa chair et sa croûte, dans son odeur, son sang et sa généalogie. Tous ses livres parlent de ça, s’obsèdent de cette adéquation exemplaire, physiologique, du mot et de la chose, perpétuent ces mondes oubliés qui ont toujours en commun de n’être jamais oublieux de rien : mondes de mémoire, totale, envahissante sûrement ; d’autant plus douloureux peut-être qu’ils s’ébrouent dans un monde autrement vaste qui, lui, a fait de l’oubli et de l’effacement un combustible nécessaire à son désir, pas moins obsessionnel, d’avancer. 

 

Dans le monde de Martin il n’y a que des petites gens, souvent exemplaires, et quand elles ne le sont pas, leur vie est si peu moderne finalement, si peu rieuse, si peu causante, qu’elles en apparaissent toujours plus riches d’un certain courage à vivre. C’est le monde d’une abnégation qui n’est pas seulement matérielle, et où « on a peu l’occasion de parler : aussi, quand il le faut, toute la personne doit-elle s’atteler à la phrase, tirer à hue, à dia, pour la débourber de la chair » – quand d’autres s’embourbent « dans les mots grumeleux de consonnes. » C’est en qualifiant leur langue que Lionel-Édouard Martin campe ses personnages. A cette aune, la vieille, avec « sa propension à diéser le français », produit une langue qui n’est pas moins précieuse et délicieuse que celle de Monsieur de Cruid, marquis de, linguiste éclairé. Sa langue est parlée parce qu’elle ne peut autrement se concevoir. Alors, certes, on écrit, mais « en absence d’autrui, dans une solitude sans écho, tandis que remontent les paroles de l’enfance et le constant soliloque avec les choses évidemment sans réplique, si tragiquement muettes qu’on leur prête un dire et se donne l’illusion de ne pas murmurer dans le vide. » Car c’est toujours un risque de passer par l’écriture : elle n’est acceptable que dans le secret, ou sous la chasteté du voile –  « c’est que dans les demeures, l’ombre écoute, ce n’est pas douteux. » 

 

J’essaie de comprendre en quoi ce livre-ci atteint des sommets plus élevés encore selon moi que les précédents. En quoi il creuse l’écart – non tant dans l’acception sportive de la formule qu’en songeant au firmament, qui sépare les eaux supérieures des autres.


Il y a une raison, peut-être, qui pourrait ne point plaire au poète : ce livre porte une manière d’intrigue (derrière laquelle il ne court pourtant pas) et suscite une authentique et étrange attente romanesque : la vieille et le marquis, leurs deux mondes, vont-ils se rencontrer ? que va-t-elle devenir, elle, dans sa misère et sa folie ? et lui, dans son vieux manoir d’anachorète ? Diurc va-t-il retrouver un maître ? ou restera-t-il ce chien « sans race, vaguement ratier peut-être à l’origine ; et d’une vaste laideur de chien déformé par les aléas de l’existence, sevrage précoce, coups de pieds, heurs de véhicules, effets de l’âge, et l’eczéma qui lui rosit la peau sous un pelage blanchâtre à larges flaques de noir. » ?

 

Mais il y a, plus que tout, ce personnage central – entendez la langue. Nous y sommes, avec Martin, bien habitués déjà. Mais on dirait qu’elle a ici plus de corps encore : elle est une matière agitée, active, étonnamment polymorphe, jamais aussi près de saisir l’éclosion de toute pensée, avec ses ramifications spontanées, ses images concentriques, ces chemins imprévus qui ramènent toujours aux mêmes nœuds de l’existence, ceux de l’enfance, de ses sensations fugaces et fondatrices, de tout ce qu’il y a d’immémorial et d’incertain dans la souvenance. « La vieille se surprit à penser, comme jeune fille elle faisait, liant en écholalies les mots, cyclamen, quand l’archiprêtre lui déposa sur la langue l’hostie telle une fleur blanche qui lui serait poussée dans les entrailles, dans le creux de la faim, petite fleur dense, riche de paroles, éclose sur ses lèvres en motet Renaissance, comme, au printemps, donne à siffloter la tige de folle-avoine mâchonnée dans les prairies. » La langue de Lionel-Édouard Martin redonne de la matière au monde. Mais pas seulement. Elle lui réaffecte aussi une sensibilité que, par nos faubourgs urbains et technophiles, l’on dirait éteinte. Elle fait mieux que ressusciter les choses : elle les actualise. Avec ce texte, son plus magistral, son plus touchant aussi, l’écrivain est peut-être bien plus moderne qu’il ne le pense.

 

Lionel-Édouard Martin, La Vieille au buisson de rose, Éditions du Vampire Actif
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 28, janvier/février 2011

4 juillet 2017

Lionel-Édouard Martin - Vers la muette

 

 

Les origines d’un homme

 

S’il est un écrivain dont on peut dire qu’il creuse son sillon, dans l’acception la plus pleine du terme, c’est bien Lionel-Édouard Martin. Ce pourquoi je l’ai toujours plus ou moins accointé à Richard Millet, André Blanchard, Pierre Michon et quelques autres, tous écrivains parce que terriens, tous poètes parce qu’hommes d’un sol qu’ils n’ont de cesse d’enraciner, autant d’ailleurs pour l’enfouir toujours plus profond en eux que pour l’exhausser et le régénérer ailleurs. Et quand bien même il se sait, lui, ce gars du Poitou, et « définitivement », de ces « gens de vagues bastions, de mauvaises barcasses et de chèvres lentes » ; et quand bien même cette « vieille terre, maculée de grisaille, ne vous tend d’autres perchoirs que les canons sciés de ses branchages. »

 

Lionel-Édouard Martin est de ces écrivains qui n’ont jamais eu besoin d’une histoire pour en écrire. Et quant à savoir ce qu’il pense de ce moderne roman où le lecteur est tenu en otage parfois autant qu’en haleine, ma foi je n’y mettrai pas ma main à couper. Il ne s’agit pas en effet de créer un nouveau monde, mais de perpétuellement apprendre à habiter l’ancien, celui d’où l’on vient, où nos premiers pas ont moulé leurs empreintes, et qui meurt bien sûr, qui meurt comme ceux de là-bas, de Montmorillon ou d’ailleurs – « quand il faut bien, porteur de tant d’années, qu’on trébuche et s’affaisse sous leur poids, ou à l’improviste, au cours d’une conversation devant quelque boutique ou dans son verger, levant le bras pour une poignée de cerises. » L’histoire n’est jamais dans le vaste monde, mais nichée en soi. Le traverser, ce monde, comme a pu ou peut le faire Lionel-Edouard Martin, ne nourrit guère son horizon d’écrivain qu’à l’extrême marge de son dessein, tout au plus lui permet de varier un peu le décor. Et s’il part, il y a moins d’objets usuels dans ses valises que de lui-même, moins de guides touristiques que de traités des origines. 

 

Le miracle, c’est qu’on ne trouvera jamais chez lui la moindre complaisance ruraliste, jamais le moindre éloge d’une terre sans vices ni mensonges. La terre chérie trouve toujours sa sublimation dans un humanisme renaissant, et c’est cet humanisme peut-être qui le rend si curieux de ce qu’il n’est pas ou ne peut être : urbain, moderne, cosmopolite. Et pourtant. S’il sait mieux que quiconque redonner souffle, vie et allant à ce que la langue française a de plus désirable et de plus immémorial, on le voit ici se connecter à l’univers, manœuvrer l’ordinateur et tripoter les sms avec une évidence qui n’est sans doute que le pendant de sa profonde indifférence au support. Car tout n’est jamais question que de langue et de langage, de chair et de matière. Aussi, s’il dresse ici une scène pittoresque, enjouée, souvent drolatique mais parfois grave, si nous n’avons aucun mal à l’imaginer, là-bas, sur ces terres haïtiennes auxquelles il a rendu tout récemment le plus beau des hommages (Le Tremblement – Haïti 12 janvier 2010, également chez Arléa), c’est au fond et toujours de cette « bonne chair francophone » qu’on se délecte. De lui, c’est en tout cas ce que je retiens toujours. Plus encore peut-être dans ce livre-ci, son « histoire », pour le coup, m’ayant peut-être un peu moins séduit, et peu importe, j’y reviens, quand de toute façon tout n’est jamais qu’un prétexte supplémentaire à dire l’impérieux du langage et à lui clamer son amour. J’aime chez Martin cet incessant et souverain retour aux dernières choses de la vie, ou aux premières  allez savoir, à sa vieille tante Guite par exemple, grâce à laquelle, dans « cette église Notre-Dame où, avec d’autres choristes, elle piaillait la messe à la tribune », il s’imprégna de « ce grégorien qui, sur les partitions grumeleuses de neumes, étirait les mots comme de la pâte à tarte », communiant avec ces vieilles qui « ressortaient de la messe soûles comme des grives de ces paroles qui leur prenaient le sang, leur tambourinaient dans les mâchoires et tout le corps, transformant leur vieille chair en de longues phrases psalmodiées. » Cette pauvre tante, oui, « pauvre diable, sans doute, la petite retraite, sans flambeaux ni pétards. Et bête, la vieille chatte pour laquelle on se prive, achetant des boîtes, cuisant pour elle chaque vendredi que Dieu fait le chinchard qu’on désarête, tandis qu’on mange soi-même une sardine fraîche avec des haricots. » Alors il peut bien, après, nous rapporter ses aventures en Haïti, avec les tordants Jean-Bernard et Lucian, il peut bien nous faire nous esclaffer à la verve de leurs dialogues charnus, spirituels et souvent vinifiés, il peut, même, nous rendre de sa mère, qui chaque matin lui téléphone parce que « seule mon absence alors la touche », un de ces portraits que seul un fils sans doute peut brosser, c’est à cela que l’on revient toujours, et qui suffit amplement à le lire et à le faire lire : à l’obsession d’une langue qu’il écluse comme d’autres les gargotes, tandis que nous prenons au passage une bien belle leçon de style, et de vie.

 

Lionel-Édouard Martin, Vers la muette – Éditions Arléa
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°25, juillet/août 2010

30 juin 2017

Lionel-Édouard Martin - Jours d'été dans le Sud-Ouest

 

 

Lionel-Édouard Martin
ou le cantique des antiques

 

J’avais laissé Lionel-Édouard Martin à Chailly, où il était déjà (plus ou moins) question de deuil - Le Magazine des Livres, n° 3, mars/avril 2007. Et d’orphelins du moderne, et de mondes qui s’éteignent, ou que l’époque brutalise d’indifférence, maintient dans ses marges, un peu comme ces animaux retrouvés morts sur les bords des routes – de préférence départementales. Eh bien nous y replongeons, dans ces univers un peu clos, épais d’une histoire qui se transmet sans qu’on sache toujours très bien ni pourquoi, ni comment, l’air de rien, par petits bouts de ficelle, et cela dès la première phrase de ce récit, où la locution « de nos jours » en dit long sur la source où Lionel-Édouard Martin va puiser sa poésie, et sur son obstination à perpétuer ou à ressusciter l’ancien, les anciens parlers, les anciens mangers, les anciennes manières, tout ce qui apparaîtrait aujourd’hui au commun comme une désuétude sympathique mais tout de même un peu folklorique. N’allez pas croire pourtant que Martin soit un mélancolique. Diantre non ! que nenni !, aurait-il pu faire s’exclamer un de ses personnages. C’est ce qui est intéressant, et fécond, ici : non l’irréductible opposition entre des temps et des mœurs, à la manière, si l’on veut, d’un choc des civilisations, mais la possibilité d’une coexistence pacifique entre des mondes qui certes n’iront sûrement pas jusqu’à se mélanger mais qui auraient l’un et l’autre tort de s’obstiner à ne pas voir ce qui, parfois, les réunit. La mort, notamment. 

 

Moyennant quoi, si j’avais pu, à propos de Deuil à Chailly, évoquer Michon ou Millet, c’est à André Blanchard que j’ai ici songé. Mais un André Blanchard qui aurait troqué ses humeurs grognonnes contre une douceur désabusée, qui aurait dompté ses colères et les aurait muées en humour distancié. Car on rit beaucoup, chez Lionel-Édouard Martin : on y est, finalement, très bon vivant. Ah, cette scène de crémation ! où le voisin, « le père Courcil », venu en ami, s’inquiète pour lui-même de ce qui ne tardera plus guère à lui arriver et s’enquiert de détails techniques auprès de l’opérateur, lequel lui explique que cela dure quatre-vingt dix minutes mais qu’il n’est pas obligé « de rester jusqu’à la fin », et lui de répondre, du tac au tac mais comme dans un mouvement un peu las : « Quatre-vingt dix minutes, c’est le temps de quoi ? Bœuf en daube, pot-au-feu ? C’est bien rien de nous, quand même !... » Et l’autre, hilare : « Pote au feu ! Ah, sacré monsieur Courcil, si vous n’existiez pas, il faudrait qu’on vous invente ! » On rit donc, oui, en vertu de deux qualités qui abondent chez cet écrivain : un sens des situations particulièrement drolatique, où le cocasse se niche dans le tragique ; et bien sûr cette langue, gouleyante, gourmande d’étymologie, pleine de jeu sémantique, d’une texture aussi légère qu’une eau-de-vie mais aussi épaisse en corps qu’une de ces bonnes vieilles liqueurs qui persistent en bouche, tout emplie d’arômes mêlés et de souvenirs. Allez, pour la route, et pour la perfection du trait, pour tout ce qui se cache entre ces lignes, goûtez-moi ça : « On mangeait du canard – tout ce qu’on peut, du canard, manger : non seulement des morceaux nobles, magrets, cuisses, mais le coeur gras en brochette, le cou farci, jusqu’à la carcasse dite "demoiselle", fracassée d’un coup de tranchoir, et qu’on rongeait à pleines paumes jusqu’à l’os – alors, à geste d’étrangleur, on vous nouait autour de la glotte, comme pour le homard ou la langouste, un vaste bavoir de bébé. C’étaient de grandes goulées un peu barbares, un retour à l’enfance muette, avec le gras sur les lèvres et le bonheur des tripes. »

 

Ça sent souvent la vieille ferme et la terre séculaire, chez Lionel-Édouard Martin, le commérage et les volets fermés, la vase de l’Atlantique et le vert-de-gris des petits matins, ce vieux terroir où l’on pend le jambon au plafond des cuisines et où la gamelle des chats traîne sur le pas de la porte, « et dans l’air proche on entend les viandes feuler sur les braises. » À coup sûr, tout cela n’aurait pas déplu à un Maupassant. Martin n’a guère besoin d’imaginer ses histoires : elles sont là, quotidiennes, sans doute en grande partie réelles, il lui suffit de les cueillir. Seulement voilà, peu d’écrivains semblent aussi à l’aise dans cette manière de poésie sensorielle, très en chair, odorante, qui enivre comme un cru du Haut-Poitou, peu savent aussi bien mêler ce qui, dans les sensations mêmes, l’est naturellement. Si bien qu’on sort de ces Jours d’été dans le Sud-Ouest avec une sensation qui peut se faire à la fois lénifiante, heureuse, presque légère, et pourtant grave, intérieure, réflexive. Cette manière qu’il a d’évoquer les figures disparues, d’aller visiter la tombe de Francis Jammes en famille, d’entrer dans les langueurs du corps (« on mâche l’aube comme un morceau de pain beurré »), de tout entrer dans la langue, et dans la bouche, de nous rappeler à l’enfance ou à l’antique de la vie, de faire de l’histoire une géographie où chaque nom propre résonnerait d’une signification commune, d’évoquer le temps, celui qui passe et qui ne peut plus rien promettre (« Les vieux hommes qui s’ennuient parlent, quand ils peuvent, avec une abondance intarissable. La parole comble un vide, comme, pelletée à pelletée, la terre jetée dans un trou – pour l’arbre ou la tombe »), de dire enfin le corps même de la mort, cette manière, donc, d’insuffler à chaque parole un quelque chose qui est à la fois physiologique et minéral, nous laisse, finalement, assez admiratifs. J’ai trouvé, parfois, étrangement, que quelques passages étaient presque trop efficaces, comme si l’auteur se laissait entraîner un peu trop loin dans le flux des scènes, les exposant à une modernité un tout petit peu excessive. Mais c’est là une réserve bien paradoxale, dont je mesure en partie l’inanité : c’est précisément parce que Lionel-Édouard Martin est un auteur contemporain, et sans doute plus moderne qu’il y paraît, que les registres se chevauchent dans l’écriture. Il est évident qu’il le sait, qu’il en joue, qu’il s’en amuse, sans jamais rien perdre de ce qui constitue le motif de son écriture.

 

Lionel-Édouard Martin, Jours d’été dans le Sud-Ouest, Éditions Arléa
Critique parue dans Le Magazine des Livres, n°17, juin 2009

28 juin 2017

Lionel-Édouard Martin - Deuil à Chailly

 

Bien avant d'en devenir un des éditeurs et d'avoir le bonheur de pouvoir publier, aux Éditions du Sonneur, sa trilogie des jeunes filles (Anaïs ou les Gravières, Mousseline et ses Doubles, Icare au labyrinthe), j'ai longtemps été un lecteur de Lionel-Édouard Martin.C'est par ce petit texte-là, Deuil à Chailly, que je l'avais alors découvert. 
 

 

 

Mourir tantôt

 

J’ai toujours pensé, pour connaître un peu ces bonnes vieilles terres du Poitou, que la mort y avait toujours quelque affaire en cours. Aussi m’a t-il été facile (mais l’écriture de Lionel-Édouard Martin, aigre, raffinée, lourde en corps, n’y est évidemment pas pour rien) de reconnaître ce « monde de lenteur » où « la mort donne à causer. » L’auteur est d’ailleurs comme hanté par ces existences paysannes, dont on dirait qu’elles traversent les siècles sans jamais rien attendre d’autre que le rendement de la terre, sans considération apparente pour la grande histoire, sans autre souci que le baromètre, la qualité des labours ou la santé des volailles, et où « le tantôt dominical est consacré à la visite d’une parentèle nombreuse. » Ainsi de l’oncle Ernest, qui s’en va, donc, à quatre-vingt sept ans, et qui n’est pas sans me rappeler ces anciens que je croisais enfant, tôt le matin en attendant le bus, vidant leurs verres de blanc sec avant de partir à la chasse et sirotant eux aussi « le cassis dru. » Le vieil oncle, avec son « béret sur l’occiput comme la tuile faîtière sur le toit de la grange », n’aura donc jamais attiré autant de monde que pour son dernier spectacle au cimetière – davantage encore que lors des veillées villageoises, où on l’imagine sans peine, gouailleur, déclenchant l’hilarité des hommes, embrasant les joues de ces dames.

 

On pense à Pierre Michon, à Richard Millet – quoiqu’il en manque, ici, la puissance narrative : cette manière de ressusciter l’inerte, de faire sourdre l’émotion sous les mots et les gestes les plus prosaïques, de trouver l’humain là où ne semblent se manifester que l’instinctuel, le physiologique, l’archaïque, d’aller le chercher là où le secret, le persiflage et la bigoterie constituent le lot commun de la communauté ; cette manière d’émouvoir le plus ordinaire. Car la paysannerie est ainsi faite qu’elle ne livre rien d’elle-même : toute affectation est impudeur, toute franchise scandale, toute liberté impertinence. Et puis il y a du corps dans ce récit, beaucoup de corps, et ça fleure bon le laurier-sauce, et coulent le vin « tout juste supérieur » ou « la gnole bien sauvage, pas même domestiquée par la barrique en chêne, l’âpre pissot qui goutte au canon de l’alambic et sent le propre, le nettoyant à décrasser les vitres, à restaurer la lumière », et le fumet des labours ou du lapin qui mijote se déverse comme le cri des poules et des enfants, et à la grisaille du petit matin fait contrepoint le grand soleil de quatre heures, celui qui « brille à plein cuivres et ors. » C’est une région tellurique où les vivants ne le sont pas moins, et c’est à cette terre secrète et sans histoire que s’attache Lionel-Édouard Martin, dans un récit qui ravira ceux, peut-être moins nombreux aujourd’hui, qui goûtent davantage à un style, à un rapport à la langue plutôt qu’à une intrigue ; il faut dire que l’auteur est surtout connu pour être poète, et que l’intrigue, dans la poésie, est le langage même.

 

Lionel-Édouard Martin, Deuil à Chailly – Éditions Arléa
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 3, mars/avril 2007

22 juin 2017

Dominique Mainard - Pour vous

 

 

La voie mêlée de Dominique Mainard

 

Nous autres, lecteurs, abritons une part non négligeable de conservatisme : nous supportons plus ou moins bien que les écrivains que nous aimons changent, qu’ils n’écrivent pas toujours ce que nous attendons d’eux – qu’ils ne réécrivent pas, au fond, ce même livre qui, naguère, nous enchanta. Nous sommes ingrats : comme si nous-mêmes ne changions pas, comme si nos propres goûts étaient inoxydables. Aussi est-ce avec cette réserve bien présente à l’esprit que je vais tâcher de montrer en quoi ce nouveau roman de Dominique Mainard, très bien écrit, excellemment mené, me paraît toutefois, par la nouveauté même de sa démarche, un tout petit peu, mais un tout petit peu quand même, en deçà de son travail passé.

 

L’idée de départ est excellente. Par sa simplicité immédiate, par l’évidence de son objet, mais aussi en ce qu’elle pourrait résumer à elle seule la notion même de roman : non pas extrapoler, non pas inventer, mais tirer le fil du réel et l’emmener au bout du bout, faire faire ou faire dire au réel ce qu’il ne saurait assumer sans conséquence ni danger.

 

L’héroïne, Delphine, a tout compris de notre société de services : les gens sont prêts à n’importe quoi pour qu’on leur facilite la vie, qu'on panse leurs plaies, qu'on satisfasse leurs désirs, qu'on leur donne ne serait-ce que l’illusion d’un bonheur. Tout se vend, tout s’achète : les affects pas moins que les produits de consommation courante. Forte de cette intelligence, Delphine crée Pour Vous, petite société qui propose un panel de services aussi variés que sortir l’aïeul dans le parc et faire les courses d’une vieille dame, offrir de la compagnie à des ados désœuvrés ou à des hommes délaissés, et jusqu’à louer à un couple stérile « un enfant à aimer deux après-midi par semaine », voire porter l’enfant d’une autre. Ce serait à peine exagérer que de dire qu’il y a dans cette activité quelque chose qui relève d’une sorte de soin palliatif, voire de thanatopraxie du vivant. Et cela marche, à merveille. Pas très légal, sans doute, mais il faut bien faire face à une demande qui ne fait que croître – les misères, petites ou grandes, sont innombrables, et tout le monde est prêt à payer pour s’offrir de l’apaisement, fût-ce sous forme d’illusion. C’est une entreprise cynique ? À peine. Plutôt l’usage à fins commerciales d’une lucidité infinie et douloureuse : « La vie m’a appris qu’il n’y a rien de moins réel que ce qu’on nomme la réalité et qu’une mort, une trahison, une souffrance cessent d’exister du moment qu’on arrive à s’en distraire. » Il faudra bien pourtant que la machine s’enraye à force de s’emballer, et que Delphine tombe sur un os.

 

Inutile de dire que Dominique Mainard mène son récit avec beaucoup d’intelligence, de minutie, de vitalité aussi – on l’entend presque sourire, à telle ou telle occasion, ou lorsque elle consigne sur le grand cahier de comptes les factures que Delphine adresse à ses clients. Il est agréable aussi de lire sous la plume d’un écrivain de ce temps autre chose qu’une ode à l’en-soi de la victime, quelque chose qui sache griser d’humour et de compréhension les écarts humains, qui n’opine pas du chef devant l’argument d’autorité de la sensiblerie. Ce qui ne signifie pas, loin s’en faut, que le sentiment déserte ce récit : mieux, c’est sans doute au prix d’une lutte avec elle-même, presque en reniement d’elle-même, en tout cas en connaissance de cause des limites morales de l’exercice et dans l’anfractuosité qui s’y dessine, que Delphine parvient à cet effort de pure exploitation commerciale des misères humaines. Parmi d’autres « lapsus », il y a cette jolie phrase, plus ambiguë, plus polysémique qu’il y paraît peut-être de prime abord : « j’avais compris qu’il y avait beaucoup à gagner pour qui pensait, comme moi, qu’un enfant, fût-il de chair et d’os, n’est qu’un rêve comme un autre » – la raison, l’appât du gain, n’estompent jamais complètement la persistance du rêve.

 

D’où vient, alors, malgré le très grand plaisir que m’auront procuré cette lecture et la relative perfection du romanesque, que le livre me soit apparu moins accompli que les précédents ? Sans doute parce que son apparence plus légère, cette forme d’humour aigre-doux que l’on ne connaissait pas à Dominique Mainard, cet usage un peu plus relâché des dialogues, ce sujet, qui n’est pas sans profondeur mais qui apparaît aussi plus sociétal, moins onirique, moins empreint des univers singuliers qui faisaient la magie habituelle de ses romans, me laissent avec l’impression d’un livre qui viendrait d’un peu moins loin. Si Pour vous trouve évidemment sa place, toute sa place, dans une très belle œuvre, je ne peux m’empêcher de penser que, si Dominique Mainard a toujours été naturellement et étrangement efficace, elle semble ici rechercher l’efficacité pour elle-même. Comme si sa traduction au cinéma (le film d’Alain Corneau, réalisé à partir de Leur histoire et intitulé Les mots bleus) lui avait donné un appétit nouveau, et que s’était immiscée dans son paysage mental une manière autre, plus immédiate, plus kaléidoscopique, plus matérielle, de suggérer pensées et situations. Cela n’enlève rien aux qualités habituelles de l’écrivain, qui sont grandes, mais cela nous les rend plus ordinaires, comme si, au plaisir immédiat d’une bonne, d’une excellente histoire, faisait contrepoint un usage simplifié, plus lisse de l’imaginaire. Pour vous n’en demeure pas moins un roman qui appartient à la fois à notre temps et à la temporalité irréductible de la littérature. S’il ne permet pas de crier au génie, s’il peut nous laisser sur notre faim, non en lui-même mais en regard de ce que nous savons de l’œuvre de Dominique Mainard, il vient au moins, et ce n’est pas rien, confirmer le talent d’une des valeurs les plus sûres de la littérature française.

 

Dominique Mainard, Pour vous - Editions Joëlle Losfeld
Critique parue dans Le Magazine des Livres, n° 13, décembre 2008

20 juin 2017

Dominique Mainard - Je voudrais tant que tu te souviennes

 

 

Tu vois, je n’ai pas oublié

 

D’où vient que je ne rate plus désormais un roman de Dominique Mainard, quand ce qui constitue sa patte, son univers, ses visions, bref quand le terreau sur lequel son œuvre croît ne correspond a priori pas à ce qui domine mes prédilections littéraires ? Ce goût du détail disséqué, de la petite chose (qui certes en dit toujours long), cette sympathie franche, généreuse, immédiate, que Dominique Mainard porte à ses personnages (d’où l’on conclut, presque par-devers soi, qu’elle la porte à l’ensemble du genre humain), cette manière d’effacer les traces de l’ironie, du sarcasme ou de la noirceur (toutes choses qui, d’ordinaire, sont plutôt pour me réjouir), ou de rendre naturellement poreuse toute frontière entre le réel le plus prosaïque et le songe le moins socialisé, tout cela ne constitue généralement pas ce qui, d’emblée, me conduit vers un livre ; comme on dit : ce n’est pas ma littérature. Mais voilà. Sans doute parce que Dominique Mainard ne partage ces qualités qu’avec fort peu d’écrivains, et plus sûrement parce qu’elle fait preuve d’une exceptionnelle maîtrise dans l’art du roman (entendu non comme « technique romanesque », avec son cortège de standards didactiques, mais comme élan dialectique vers la tension), et que sa parole témoigne d’une intensité psychologique immédiate, il me faut bien mettre genou à terre et, toutes réticences désarmées, constater, dès les premières pages, dans quel trouble elle peut jeter son lecteur, fût-il le moins disposé à chuter.

 

Je ne voudrais toutefois pas laisser penser que, à force d’effumer le réel et de s’arc-bouter sur le fil de l’imaginaire, la littérature de Dominique Mainard soit désincarnée, ou par trop idéelle à force d’onirisme : c’est même tout le contraire. Et il n’est pas si fréquent d’avoir affaire à des personnages aussi pris dans les mailles du social que dépris de ses injonctions, des êtres aux contours simultanément aussi nets et aussi aériens. Sans doute aime-t-elle d’emblée tous ses personnages, et sans doute ceux-là ne sont-ils jamais méchants, ou en tout cas jamais accessibles au jugement : mais ils sont tous, et toujours, des êtres frappés de plein fouet. On ne sait d’ailleurs jamais très bien ce qu’il les a frappés, on sent juste qu’ils l’ont été ; on sait que ce sont toujours des petites gens, pour qui le grand monde ou la société n’ont jamais signifié que le devoir, le dénuement, la contrainte ou la mise au rebut de leurs rêves d’enfants, des petites gens que l’idée de s’accorder aux canons sociaux n’effleurerait même pas – et de toute façon, ils glisseraient sur eux comme de l’eau sur du cristal. C’est un trait que Dominique Mainard partage avec Paula Fox, autre auteur maison, lesquelles ont donc fini par occuper une place de choix dans le paysage éditorial, relais d’une littérature de haute tenue qui ne fore jamais le réel que pour en fouiller les abîmes, et parfois en extraire des parcelles d’espérance.

 

Dominique Mainard a un don. Ce don, elle le connaît – ne serait-ce que parce que la critique le lui rappelle souvent : celui de raconter des histoires. Un peu, d’ailleurs, comme on raconte une histoire à un enfant, le soir avant qu’il ne s’endorme. Mais le don s’adosse à un travail très minutieux, presque savant, sur la temporalité, l’enchâssement du récit, la manière de lui insuffler un rythme paradoxal, même et y compris lorsque aucune action ne s’impose ou n’éclate. Il tient enfin et surtout à l’extrême douceur où repose, non les dites histoires, mais la voix dont elles se servent. Si Dominique Mainard les lisait devant un public, ou si nous-mêmes les lisions à voix haute pour notre propre compte, le plus vraisemblable alors est qu’elles émergeraient dans un murmure, un souffle ou un susurrement. Mais de la même manière que l’onirisme qui taraude l’imaginaire de Dominique Mainard ne sombre jamais dans l’éther, le monde qui se présente à nous, suspendu, tout en latences, douceurs et fragilités, travaillé par une violence ravalée, ce monde habité par des êtres qui donnent l’impression de se donner la main et de n’œuvrer qu’au nom d’un dessein altruiste, unanime et pudique, est aussi d’une quotidienneté harassante ; c’est un monde où l’accord avec le réel n’est jamais acquis : un monde blessé. Et c’est dans ses blessures que se déploie l’écriture, non pour en panser les plaies (on ne le peut pas), mais parce que là seulement se niche l’humanité la plus authentique. Comme dans ses autres romans, et je pense au très beau Ciel des Chevaux, l’étrange est que la scène semble toujours se dérouler très loin, ou très haut, en tout cas très au-delà des codes sociaux, mais sans que ceux-là soient jamais totalement estompés : chacun les connaît, les admet sans doute, fût-ce avec réserve ou indifférence, mais tout le monde les contourne ; mieux : les ignore. On y traverse la vie concentré sur l’essentiel.

 

Mais je ne vous ai rien dit de l’histoire. Sachez alors et seulement qu’il y a une vieille tante qui s’en va, sans doute « pour  ne pas mourir devant eux » ; une vieille dame recroquevillée vers la terre dont « les souvenirs allaient et venaient en coulissant comme les billes d’un boulier chinois sur leur tige » ; un jeune homme, couvreur de profession, c’est-à-dire explorant le ciel par vocation, qui « s’étonne encore parfois d’être celui qui bouge sous le ciel et non plus l’enfant au-dessus duquel bougeait le ciel » ; et une jeune fille libre, rebelle, exemplaire, que le destin a placé au centre des trois autres. Il sera question d’amour, de promesses, de trahisons, de mensonges, de secrets, de cartomancie, de photographie, de solitude, de départs et de hasards, de la vieillesse et de la mort, de tout ce qui fait qu’une vie est une vie, et l’existence un long et douloureux et vain cheminement vers le bonheur. Souvent, on se demande comment tout cela finira, dans quel piège l’auteur finira par tomber – tout le monde y tomberait. Mais non, tout s’enchaîne, et toujours avec grâce, quoique sans se résoudre tout à fait, ou alors c’est une résolution trouble, une esquisse, à peine une promesse – dont on ne sait pas, ou plus, si la vie saura la tenir. Et en vérité, on en doute.

 

Dominique Mainard, Je voudrais tant que tu te souviennes - Editions Joëlle Losfeld
Article paru dans Esprit critique n° 76 – Fondation Jean-Jaurès, mars 2007

18 juin 2017

François Léotard - La mélancolie des méduses

 

 

Sur le fil de la vie

 

Il faut en littérature une certaine constance personnelle pour tenir de bout en bout le registre de la désespérance. C’est un registre que l’on ne choisit pas, et qui ressort bien souvent du premier mouvement de l’écriture. L’invocation de la nécessité, tellement courante et galvaudée dans les gloses contemporaines sur l’art, vaut pour ce registre bien plus que pour tout autre : sans jugement de valeur, sans volonté a priori, sans dessein échafaudé, débarrassée de tout souci du beau ou simplement du désir de séduire, elle est seulement ce qui tient la main de l’homme – et qui le fait écrivain. En vérité, seul celui qui écrit sait s’il est ou pas écrivain ; il le sait même avant de se mettre à écrire, qu’il y parvienne ou pas : il le sait parce qu’il se met à écrire. Le reste, les bavardages de salon, les décrets de la critique, ses sautes d’humeur, ses enthousiasmes outranciers et ses objurgations outrées, tout cela forme, au pire une subjectivité paresseuse, au mieux une opinion personnelle – et cela ne signifie évidemment pas que tout se vaut. Mais pour ce qui est de l’être-écrivain, il n’en finit pas et n’en finira jamais de nous échapper – y compris bien sûr aux yeux de l’écrivain lui-même, tant il n’existe en l’espèce ni règles, ni convenances, ni jurisprudences : le pire écrivain (entendez celui que nous aimons le moins comme celui dont on peut dire, calmement, que l’art court à l’échec) sera parfois plus proche de la quintessence littéraire que cet autre, dont nous aimons pourtant le style, le registre, la voix. Cela dit, le temps vient toujours où le doute n’est plus permis et où, au yeux du monde et de ses lecteurs, l’auteur de livres est devenu un écrivain – bon, mauvais, qu’importe : un écrivain.

 

J’évoque cette question de l’être-écrivain parce qu’elle se pose – injustement – envers ceux qui, avant d’écrire, furent connus de nous pour d’autres raisons, notamment politiques. De Gaulle, Churchill : leurs Mémoires témoignent d’un rapport intime, et remarquable, à l’écriture ; mais étaient-ils des écrivains ? Chateaubriand, Malraux, bien sûr ; mais ont-ils jamais été des hommes politiques ? Et Blum, un style, une élégance, une érudition ; mais point de romans à la clé. Il y avait Mitterrand, qui en eut le désir, l’ambition, le fantasme, et qui sans doute fut un de nos derniers grands lecteurs au pouvoir ; bien plus à l’aise pourtant dans la critique, et non sans style, que dans le roman. Giscard d’Estaing, mais ce fut un échec. Et puis il y a François Léotard. François Léotard est de ces personnages qu’on ne peut s’empêcher de contempler, lors même qu’ils sont au faîte de leur pouvoir politique, avec un certain sentiment d’irréalité. Comme si, quelles que fussent leur ambition d’alors et l’énergie qu’ils y consacrèrent, devait subsister l’impression, peut-être trompeuse, d’un décalage, d’un écart, presque d’une imposture ; mais une imposture de soi à soi : une façon de s’avancer sur la scène sans jamais donner l’impression d’y croire – et le sachant. Pour certains, c’est son cas, la vie politique aura fait le reste, et rejeté sur ses berges ceux qui s’étaient brûlés à ses astres ; et la vie aussi, et ce frère qui partit sans qu’aient pu être levés à temps les blessures et les quiproquos de la fratrie. Alors voilà : « La vie se met en route quand on la prend en charge », fait dire Léotard à Jean Bordin, le héros (très anti-héros) de ce roman-ci ; et le lecteur d’entendre (peut-être) que c’est de l’auteur qu’il s’agit en creux : jamais en effet nous n’avions eu à ce point l’impression que François Léotard s’était enfin trouvé, que sa vie s’était mise en route. Peut-être d’ailleurs cela paraîtra-t-il injuste, lorsqu’on sait les exigences d’une vie politique au niveau qui fut le sien ; pourtant, et au train où vont les choses, dans quelques années, il est loisible de penser que le nom de François Léotard évoquera peut-être d’abord celui d’un écrivain.

 

Mais venons-en au roman – et à l’intrigue, puisqu’il faut bien une intrigue afin de justifier le roman. Jean Bordin est ce que le jargon des services secrets qualifie de « méduse » : un agent dormant – celui, en l’occurrence, d’une officine occulte, le « n° 12 », dont le travail consiste à éliminer les ennemis de la nation. Le livre s’ouvre sur ce que constate un homme, de sa chambre d’un institut psychiatrique. Végétation, humains, objets, couleurs, ciel, nuages ou visages, qu’importe : tout n’est qu’environnement, neutralité, extériorité. D’emblée l’écriture est  blanche, sèche, rêche, brève, allusive, flottante, distante, instinctivement nue de tout pathos et, parce qu’elle le demeurera jusqu’au bout, profondément touchante. Ce n’est pas ce qu’il convient d’appeler une belle écriture : Bordin/Léotard, non d’ailleurs sans quelque complaisance ou concession au minimalisme de saison, ne recherche pas le style mais l’effet, non la figure mais l’entaille, le coup de canif. La réussite du livre tient tout entière à cette constance, au déroulement mécanique des émotions d’un homme qui semble ne plus être en mesure d’en avoir. René Char disait que « la lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil » : le personnage de Bordin pourrait en être une assez jolie illustration ; car comme tout être qui se brûle au rayon de la lucidité, il est avant tout de désespérance – c’est-à-dire aussi insensible à l’espoir qu’au désespoir : « Je n’ai pas reçu mon existence de face, comme un accident. Je m’y suis engagé de biais ». En fait, Bordin traverse l’existence comme une méduse viendrait mourir sur un sable dont l’essence même est d’être fangeux : « Sorti de l’eau, à côté des humains et de leurs cris, je me suis échoué sans le vouloir, au bord même de la vie ». C’est une lucidité dont il ne semble plus souffrir, pas même s’étonner, et sans que jamais aucun événement, aucune joie, aucune vague, aucune communion, aucune rencontre ne puisse venir l’entamer ; une lucidité que l’on pourrait croire atavique, si les premiers pas dans la vie n’avaient été entachés par le deuil : celui de sa mère prostituée qui le chasse de sa chambre d’enfance pour y accueillir ses clients de passage, celui de son père, torturé dans les alentours de Diên Biên Phu. S’il existe jamais des événements fondateurs, ceux-là en sont de suffisants, et justifient au passage cette manière flottante de traverser l’existence qui fait dire à Bordin : « Je sais ce qui m’a tenu vivant : la proximité constante de la fin ». 

 

Cette forme effroyablement léthargique de l’être-à-soi ne saurait être comprise comme une résistance au temps. Au contraire : l’assoupissement ontologique induit une insensibilité totale aux injonctions de la société, ses marottes, ses fantasmes. Accepter une mission, fût-elle criminelle, ce n’est pas autre chose que continuer de traverser la vie ; cela ou autre chose, peu importe : tout est réglé, tout se règle ailleurs. Assassiner Mladic, le général serbe ? « Pourquoi pas » – leitmotiv qui n’a pas même besoin de son point d’interrogation. Les fonctions officielles de François Léotard, au plus haut niveau hiérarchique des services secrets, lui furent vraisemblablement utiles, et teintent ce récit d’une vraisemblance qui ne va évidemment pas sans effrayer : la description de ce petit monde souterrain, échappant à tout contrôle politique, vivant sur les décombres de la morale politique, croissant sur le terreau du crime d’État et se fichant comme d’une guigne des chancelleries, a de quoi glacer le plus endurci des lecteurs de polars. Pour autant, le propos est loin de se limiter à cette partition diplomatique et paramilitaire – et c’est bien ce qui donne sa profondeur et sa nécessité au roman. Car qu’importe l’intrigue ; qu’importent les imbroglios avec ses alter ego allemands, américains ou israéliens ; qu’importent les histoires de femmes déguisées en agents, d’agents déguisés en femmes ; qu’importent, même, les conséquences du crime : seul ce que la vie a d’irréel, seuls l’écart dans lequel elle nous cantonne et la blancheur maladive dont la désespérance la pare sont, au fond, ce qui nous touche. Comme nous touche ce Bordin, que l’esquisse de quelques traits imperturbables suffit à dessiner, au travers d’une trajectoire personnelle qui s’apparente bien plus à une cavale perpétuelle qu’à une quelconque enquête. Derrière les grands mouvements officiels ou secrets de la planète, c’est tout une humanité qui court, s’épuise, s’esquinte et finalement s’échoue, sans qu’à aucun moment l’envie de juger ait affleuré. L’intrigue est touffue, complexe, proche parfois des ambitions d’un John Le Carré, mais elle ne serait rien, pas même intéressante, sans le regard de celui qui en est l’acteur. Or le regard de Bordin, désenchanté nous l’avons dit, atone, d’une neutralité de monade, cette distance sans prise, absolue, qu’il a avec lui-même, son corps, son avenir, sa raison d’être, est ce qui donne au monde qu’il traverse – le nôtre – sa teinte de gris absolu, son odeur de marée basse, son horizon d’incessant délitement. La narration même des scènes de crime constitue en la matière une petite leçon, tant jamais Bordin ne se départit de ce qui, loin d’être du flegme, n’est qu’une indifférence profonde et définitive aux sauts de cabris des humains, à tout ce qui fait qu’ils bougent encore et se figurent que cela a un sens. Reste un semblant, comment dire, non d’optimisme mais de révolte – mais l’un pourrait-il aller sans l’autre ? Quelque chose d’un semblant d’enfance, quand cette part de l’être restée crédule, ou disons sensible, aux possibles imaginables, domine les mouvements du cœur et indiquent les grandes directions à prendre. Dans le cas de Bordin, cette part d’enfance intarissable, ce dernier bastion du possible, de ce qui n’est pas encore complètement supportable, le dernier élan finalement, concentrera ses feux sur un certain Peter Hoffmeister, une « méduse » lui aussi, et au destin plus improbable encore que le sien : enfant miraculé de la guerre, fils d’un bourreau nazi, et apprenant sa judéité à l’âge où la vie déjà est faite. Bordin le cherchera partout, avec l’obstination de celui qui se cherche un frère, armé seulement d’un reste de foi instinctive, de cette foi déraisonnable qui vous souffle qu’existe encore, peut-être, un lien entre les hommes qui ne fût pas seulement de sang ou d’intérêt ; un dernier tremblé dans la succession des vies sombres et inexpiables. 

 

Bordin/Léotard ne stylise rien – ce qui, bien entendu, témoigne d’un souci stylistique – mais cette ligne de conduite témoigne avant tout d’une ligne de vie. Tant et si bien que les maladresses du récit (cette ponctuation parfois trop explicite, cette insistance à expliciter les sentiments comme par crainte que le lecteur ne les comprenne pas) sont dans l’instant digérées dans la complexion du narrateur. Lequel ne nous promet pas l’apocalypse mais un effarement muet ; non l’enivrement dans les ressources romanesques de la fragilité d’un monde, mais un dégrisement ininterrompu ; non une invitation au voyage, mais une acceptation lasse de ses règles communes. Aussi, à mi-parcours, Bordin peut-il se vanter d’avoir « acquis la légèreté qui permet de parcourir le temps sans [se] mettre à compter les jours » ; elle anticipe d’ailleurs sur une chute que nous aurions pu prévoir : « J’ai tout exploré, visité, inventorié, et je n’ai rien trouvé qui ne me donne l’envie de vomir ». Où s’esquissent à nouveau la voix et le visage de l’auteur.

 

François Léotard, La vie mélancolique des méduses - Editions Grasset
Article paru dans Esprit critique, Fondation Jean-Jaurès, mai 2005

7 juin 2017

Jack-Alain Léger - Le Siècle des Ténèbres / Le Roman /Jacob Jacobi

 

 

X se disant Jack-Alain Léger

 

Je dois à celle qui consent à partager sa vie avec moi d’avoir mis Jack-Alain Léger entre mes mains : jusqu’alors, je m’en défiais. Son nom dans mon esprit résonnait de bien trop de cabales, cabotinages et autres esclandres pour que je parvinsse à l’associer à la stricte littérature. Ce faisant, je tombais dans le piège que me tendait le Spectacle : je prenais la proie pour l’ombre, je regardais le doigt qui montrait l’objet sans même percevoir qu’il y avait objet, je dévisageais l’image et délaissais le texte. La réédition en un seul volume de ces trois romans vieux d’une quinzaine d’années vient à point nommé pour mettre un terme à mon aveuglement : il y avait finalement longtemps que je n’avais pas lu un de mes contemporains avec autant de jubilation.

 

Sans doute mon plaisir n’est-il pas exempt d’une forme de fantasme schizophrénique : nourrissant moi-même l’ambition de l’écriture, je ne pouvais pas ne pas entrer dans les raisons de Jack-Alain Léger, dont chaque roman est comme une invite à l’introspection du roman. Il faudrait d’ailleurs se demander si un écrivain est capable d’entrer dans l’œuvre de Jack-Alain Léger sans qu’un faisceau de projections plus ou moins avouables, plus ou moins assumées, ne se mette immédiatement en branle : d’office, son empathie est requise. Lire Léger, c’est en effet s’enchâsser dans l’innommable et mystérieuse machine à fabriquer du romancier. Son art tout entier repose dans l’exposition totale et secrète de ce duel avec lui-même, cette partie de poker avec les vrais/faux miroirs dans lesquels il vient se mirer – avant de se laisser envahir par une irrésistible envie de rire ou de vomir, selon l’humeur. Sûr de son fait et vraisemblablement de sa quintessence supérieure, JAL est ce gamin agaçant et surdoué du fond de la classe qui peut tout se permettre, y compris lancer des boulettes de papier mâché sur le grand tableau noir dans le dos de la maîtresse parce que, de toute façon, il sait qu’il sera incollable le jour de l’examen. Un grand gamin, donc, érudit, facétieux, libre comme on ne l’est plus, qui ne trouve rien de mieux à faire que de rire et pleurer de tout sans qu’on puisse trouver à y redire, et toujours sans contradiction apparente. C’est là aussi ce qui fait ce talent assez unique : nous laisser entiers, certes, mais comme désamorcés dans le halo d’une profonde incertitude : ce type est-il trop gai ou trop dépressif, faut-il prendre son hilarité au pied de la lettre, sa colère au sérieux, ses clichés ne sont-ils que des clichés, son lyrisme est-il sarcasme ou romantisme ? Habité par cette sorte d’allégresse insolente qui fut naguère le sceau d’un certain dix-huitième siècle, JAL dépoussière les échafaudages vermoulus de la correction littéraire en se jouant de la machine – donc de lui-même – dans un élan où l’on distingue aussi bien l’impossibilité à vivre que la jubilation à exister. Aucun tabou n’y résiste : puisque rien n’est permis dans la société puritaine, tout devient possible au dessein littéraire. Aussi nous faut-il désapprendre ce que nous savions de nos cours de littérature sans nous départir de ce que ces cours avaient de précieux. Léger nous agrége à ses marottes (et dieu sait s’il en a) mais désagrège ce qui nous faisait désirer les formes littéraires reconnues. Non content d’être l’auteur le mieux pourvu de France en pseudos et autres noms de scène, son plaisir, jubilatoire et tourmenté, est de les confondre dans un même corps, fût-il corps de texte – à nous de débrouiller l’écheveau.

 

Ce qui est certain, c’est que l’homme doit rudement souffrir pour être aussi habile à nous faire rire. La désespérance esthétique du bobo qui triomphe sur le marché extensible des bons sentiments trouve ici son maître : le désespoir impraticable de celui que le monde contraint au haussement d’épaule. L’humaniste conséquent est au fond celui que le destin de l’Homme finit par faire rire, car il sait bien que c’est en toute conscience, fût-elle docile et manœuvrée, qu’il court à sa perte. Reconnaissons en effet que son acharnement à choir n’est pas exempt de burlesque, pour peu que l’on sache n’accorder à sa propre existence que ce qu’elle mérite.

 

Allongé sur le divan drolatique d’une lacanienne un tantinet systématique (Le siècle des ténèbres), dévoré par les affres concrètes d’un amour transi sur fond de noirceur à l’eau de rose (Le roman) ou bon nègre d’un prix Nobel de la paix en quête d’honorabilité littéraire (Jacob Jacobi), le personnage des romans de Jack-Alain Léger (car il n’y a, tout bien mélangé, qu’un personnage) offre le condensé brillantissime de l’homme d’esprit qui s’immerge dans le monde tout en donnant l’impression de danser à sa surface, un peu à la façon d’un jazzman. Un papillon agite ses ailes à l’autre bout du monde ? La fiction de JAL s’enrhume. Car l’homme est hypersensible, impuissant à dominer les affects qui le terrassent, et pareillement intolérant à l’attitude de ceux qui, armés de leur seule fleur bleue, repeignent le monde aux couleurs d’une carte postale pour publicitaires trentenaires et hâlés. Nos écrivains colériques s’engagent, exhortent, objurguent, lui ridiculise ces vices que nous avons parés des atours de la vertu et les écrabouille afin de leur rendre leur vraie (in)consistance : celle de la confiture donnée aux cochons. Le registre n’est pas celui des déclinologues à l’esprit de sérieux, mais celui de l’honnête homme qui, accablé par tant de vulgarité, s’en va plaider sa cause à Venise : l’émeraude des canaux y sera toujours moins plate et moins morne que les rêves des hommes sous influence.

 

Le microcosme des lettres, où il faut aussi bien inclure les éditeurs, les chargés de com’ et les critiques que les écrivains eux-mêmes, est bien gêné aux entournures. Il faut dire que Léger, virtuose en dissimulations, ne cache pas grand-chose des tribulations de notre petit monde. La désespérante ironie où il s’en va puiser son encre charrie un sentiment de liberté qui n’a plus cours aujourd’hui, tant la profitabilité, l’outrance médiatique, le copinage et les renvois d’ascenseur suffisent à étayer la profonde aliénation du milieu. JAL, qui se fout comme de sa première chemise d’être sympathique, pulvérise avec une joie généralement attribuée aux lutins lubriques les codes de reconnaissance des mœurs traditionnelles, les snobismes jargonnants des chapelles théoriciennes et les petits impensés réflexes de l’homo mercantilis, toutes choses par ailleurs présentées comme autant de manifestations de la bonne foi, du bon sens et de la morale universelle. Bref, la loi du milieu. Le compte-rendu, dans Le siècle des ténèbres, d’un colloque post-structuraliste sur Dante est à cet égard parfaitement hilarant, et achève de ridiculiser ce qui, au fond, fait mourir les lettres : l’immersion dans la fantasmagorie pornographique de l’image, du business et du népotisme mandarinal. D’aucuns, pontes accrochés à quelque rente officielle, s’empresseront de livrer en pâture le populiste, le démagogue, l’anti-moderne, que sais-je encore : notre ami n’aura guère de mal à démontrer que l’accusation permet surtout d’éluder la question.

 

D’insister ainsi sur la fantastique vague de fraîcheur et de liberté qui porte la démarche de l’écrivain ne doit pas pour autant conduire à négliger l’exceptionnelle richesse du romancier. Le naturel apparent avec lequel le lecteur fait sienne l’existence des personnages et plonge dans les affres du narrateur serait impossible sans un talent peut-être inégalé dans nos contrées. Car il y a un lointain parfum d’Amérique, non seulement dans cette jubilation permanente à éprouver sa propre liberté et à la confronter au monde tel qu’il va, mais aussi dans ce goût de l’histoire bien cadencée, de l’incipit bien ficelé, du contrepoint désynchronisé, de l’acerbité sociale. JAL n’aime rien mieux que faire tanguer le navire amiral des petites tyrannies, des barbarismes en vogue et des inconscients oublieux. Tant et si bien qu’on en vient à se demander quel registre peut encore lui échapper, lui qui n’a pas son pareil pour embrasser l’ensemble des dispositions humaines identifiées comme telles. Pas un sentiment que JAL n’ait décortiqué, pas une angoisse qu’il n’ait fréquentée, pas une bassesse commune qu’il n’ait goûtée. Attendez-vous donc à un lumineux exercice de virtuosité. Mais une virtuosité débarrassée de toute tentation exhibitionniste et de tout tape-à-l’œil ; rien de clinquant ou de tapageur, aucune quincaille, aucune graisse : nous ne sommes pas dans un master class. Nous sommes devant une virtuosité qui se serait comme imposée à l’auteur, qui lui aurait pour ainsi dire préexisté. Jack-Alain Léger vibre d’une humanité bien trop déchirée pour nous livrer un plat froid. Disons-le tout net : jusqu’à ce jour, j’avais toujours pensé que Philip Roth ne pouvait être qu’américain.

 

Jack-Alain Léger, Le Siècle des Ténèbres / Le Roman / Jacob Jacobi
Préface de Cécile Guilbert

Paru dans Esprit Critique, revue de la Fondation Jean-Jaurès - n° 70, mai 2006
[Jack-Alain Léger s'est donné la mort le 17 juillet 2013]

31 mai 2017

Fabrice Lardreau - Un certain Petrovitch

 

 

Spiderman, ou le malaise du quadra

 

Oubliés, les grands froids climatiques et métapolitiques de Nord absolu, son précédent roman paru chez Belfond : c’est au pesant engourdissement des mœurs contemporaines que Fabrice Lardreau s’attaque avec Un certain Pétrovitch, roman qui, sous des allures autrement légères, n’en cultive pas moins un égal scepticisme quant à l’état de ce pauvre monde où nous errons, vaille que vaille.

 

Intégrité oblige, il importe de signaler que j’avais connaissance de longue date de cette intention, Fabrice Lardreau ayant été l’un de mes complices sur le blog des « 7 Mains » (clos depuis longtemps, mais intégralement en ligne), où il expérimenta ce projet littéraire au prétexte assez original. Car si le propos fait depuis longtemps le suc de la littérature mondiale (en gros : les affres d’un individu moyen dans une société moyenne), son traitement ne manque, lui, pas de sel.


Patrick Platon Pétrovitch (c’est son nom) est un rond-de-cuir des plus ordinaires : effacé, docile, méthodique et routinier. Employé comme comptable au sein d’une Fédération sportive, il ne montre dans son emploi pas plus de talents qu’il ne brille dans sa vie par sa personnalité. Reste que la banalité de ce que nous sommes en plein jour ne peut pas ne pas nous tarauder au beau milieu de la nuit – pour peu, bien sûr, que nous ne soyons pas absolument dépourvus de cervelle ni de conscience : c’est un bienfait du fantasme que de nous aider à lutter contre ce qui ne peut pas, à un certain moment de notre propre existence, ne pas nous apparaître comme de la médiocrité. La quarantaine semble un âge idéal pour fomenter ce genre de sentiment dubitatif, mais nous y reviendrons. Depuis que Pétrovitch, au cours d’une adolescence entièrement vouée au rock (presque) dur et après avoir échoué à rejoindre John Bonham (Led Zeppelin) au panthéon des batteurs de légende, a lu Le Manteau, la nouvelle de Gogol, il faut dire que son existence s’est comme soudainement éclairée. Et, à l’instar du personnage de l’écrivain russe, il va lui-même passer sa vie à chercher son propre Manteau, comprenez son graal, son talent ultime, le sens de la vie, bref les obscures mais transcendantes raisons à même de justifier son passage sur terre. Qu’on se le dise : Athènes avait Thésée, le monde contemporain aura Pétrovitch, alias Spiderman. À chacun sa Révélation. Ce qui n’ira pas sans mal, vous imaginez bien, l’utilitarisme et le consumérisme du temps se mariant assez mal avec un aussi romantique projet.

 

Je vous laisse découvrir les innombrables gags, facéties et autres clins d’œil appuyés dont regorge cette histoire menée tambour battant – notre homme faisant davantage penser à Gaston Lagaffe qu’à l’athlétique et surpuissant Spiderman. Mais Lardreau rit-il aussi franchement que cela ? Et de quoi rit-il, d’abord ? De nous, de lui. De la misère spirituelle du temps, de nos servitudes volontaires, de la lourdeur des héritages sociaux et de la frénétique vacuité des emplois humains – Montaigne parlait de « vacations farcesques. » Le lisant, j’ai souvent pensé au Front russe, de Jean-Claude Lalumière (autre cheville ouvrière des « 7 mains »…), paru il y a un peu plus d’un an : là aussi, il était question d’un quadragénaire un peu perdu dans son temps, porté à la dépréciation de soi, nostalgique d’une certaine grandeur comme le personnage de Lardreau peut se montrer désireux de sublimer sa condition sociale. Le loser de Lalumière nous faisait rire par l’application qu’il mettait à s’intégrer et par sa manière concomitante de démissionner du conflit social : chez Lardreau, l’anti-héros qui se rêve en super-héros nous fait rire par son inadaptation, sa maladresse, son esprit de sérieux, l’hénaurmité de ses ambitions en regard de ses moyens réels. Serions-nous donc face à une sorte de syndrome générationnel ? Je ne suis pas loin de le penser. Je ne suis pas loin de penser, en effet, que quelque chose a pu se développer dans les traces ou les parages d’un Houellebecq, quelque chose qui aurait trouvé dans l’arme de l’autodérision, du sarcasme doux-amer et du détachement sceptique, une façon de répondre aux quolibets du monde et de mettre en forme son relatif désarroi. La masculinité, l’autorité, le renouveau du féminisme, la paternité, le couple, le sexe, la réussite sociale et ses conformismes, l’empire des diktats sociaux et culturels : autant de sujets auxquels se confrontent aujourd’hui les hommes de la quarantaine, enfants de 68 et de son retour de bâton, du matérialisme triomphant et de la défection idéaliste, héritiers malgré eux d’un modèle patriarcal qui a du plomb dans l’aile (ce dont ils ne peuvent pas ne pas se féliciter, mais qui les accule à inventer d’autres espaces, une autre temporalité où poser leur individualité – j’allais dire à repenser la carte de leur nouveau territoire.)

 

Ces conditions socio-historiques ont entraîné une sorte de dépoétisation générale du monde, dépoétisation à laquelle l’individu conscient (et artiste) ne peut pas ne pas réagir. Fabrice Lardreau le fait, donc, à sa manière, sans prétention ni affèterie, au détriment peut-être d’un style dont l’imparable efficacité se paye parfois d’un défaut de patte ou de texture, et que j’aurais aimé, pour le coup, peut-être un peu moins contemporain, mais arc-bouté sur une composition très astucieuse, pleine d’esprit, d’acuité, de drôlerie, dont on retiendra d’abord l’indiscutable talent narratif. On lira donc ce Pétrovitch d’une traite ou quasi, en pouffant et en s’esclaffant, mais en sachant bien que ce rire-là n’a rien d’innocent – qu’il est, aussi, la politesse d’une certaine désespérance.

 

Fabrice Lardreau, Un certain Petrovitch - Editions Léo Scheer
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 34 

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