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Marc Villemain
litterature francaise
29 mai 2017

Fabrice Lardreau - Nord absolu

 

 

Le refroidissement de la planète

 

Certains livres nous saisissent par leurs sujets, leurs personnages, la profondeur de leur champ, l’étrangeté de leur inspiration, de leur construction ou de leur style, que sais-je encore. De Nord absolu, sixième roman de Fabrice Lardreau, on sort en emportant autre chose, quelque chose d’incertain, cru et impressionniste, qui tient sans doute à cette manière singulière qu’il a de mener le récit en le maintenant sur les marges du réalisme, juste avant qu’il ne verse dans l’onirisme. Un climat, donc, et pas seulement celui de cette « République du Nord » dont on ne se défait jamais tout à fait des émanations lacustres, crayeuses, toujours un peu réfrigérantes. Là d’ailleurs est peut-être le propre du talent de Fabrice Lardreau, cette minutie mêlée de concision qui lui permet d’installer quelque chose d'englobant et d’exciter la sensation avant même de requérir un travail de lecture.

 

Travail pourtant nécessaire, car les choses sont (toujours) plus complexes qu’il y paraît, l’auteur prenant un (malin) plaisir à laisser voguer les incertitudes, à déjouer et entremêler les identités, au gré d’une construction romanesque qui ne manque pas d’ambition. Pour ce qui est des faits, l’on sait finalement assez peu de choses, à moins que nous n’ayons d’autre choix que de les laisser nous perdre. On sait qu’il fait froid, d’abord, sensation étrangement enveloppante qui ne nous quittera pour ainsi dire jamais. Que la tentation démagogique fait son oeuvre et qu’un de nos personnages (peut-être un peu trop explicitement dénommé Paul Janüs), n’y est pas complètement insensible. Qu’un autre, héros de la nation depuis qu’un attentat l’a assis dans un fauteuil roulant, semble recouvrer un peu le sens de l’existence en partant à la recherche de son voisin disparu. Qu’il est quelque part, au nord, un peuple proche et lointain que le pouvoir central est bien décidé à traquer. Et qu’enfin une peur sourde, ouatée, ceinture et alanguit les esprits. Ici Lardreau est excellent, qui sait nous faire sentir une peur sans objet précis identifié ni dicible, ce genre de peur qui ne trouve aucune libération dans son énonciation parce qu’elle émane aussi des individus eux-mêmes, de leurs attitudes, de leurs mouvements comme de leurs silences. 

 

Les pérégrinations des uns et des autres fournissent donc le prétexte à une traversée du pays et de ce « monde inconnu » peuplé de      « nordas » que le pouvoir central accule à la misère. Laquelle, comme l’écrivait Hugo, et pour peu qu’elle soit « chargée d’une idée, est le plus redoutable des engins révolutionnaires. » Explosive, donc, comme elle le sera ici, et littéralement, au terme d’une projection politique qui apparaîtra parfois comme le talon d’Achille du roman. L’esquisse d’une dictature à obsession ethnico-écologique n’est pas une mauvaise idée en soi, cela va sans dire. « Dans l’Age d’Or », est-il écrit, « on devait vivre en harmonie avec le monde et les    saisons : l’heure solaire avait été restaurée, les colorants bannis et l’usage des plantes imposé » : voilà qui jette une lumière à tout le moins sceptique sur quelques uns des tropismes de notre temps. Mais cette projection un peu imprécise dans un futur indéterminé s’aligne sur trop de traits caractérisant notre présent, ce qui incommode parfois notre voyage dans le futur. C’est d’ailleurs dans ces moments que le style de Fabrice Lardreau perd un peu de sa suggestivité pour se teinter d’accents trop actuels dont on peut regretter, même si l’on en comprend bien la fonction documentaire, qu’ils affadissent ou normalisent un récit à bien des égards original. Prévention qui disparaît totalement dans les dernières dizaines de pages du roman, dont on sort en se disant que l’auteur aura réussi à nous manipuler jusqu’au bout, habitant ses personnages, parvenant à les relier à une histoire pleine de replis, de chausse-trapes et de complots, résolvant enfin et sans bavure cet étrange périple dans le froid programmé de l’avenir.

 

Fabrice Lardreau, Nord absolu - Editions Belfond
Critique parue dans Le Magazine des Livres, n°20, novembre/décembre 2009

11 mai 2017

Virginie Troussier - Pendant que les champs brûlent

 

 

Virginie Troussier ou l'empire de la sensation

 

Virginie Troussier est de moins en moins romancière et de plus en plus écrivaine : voilà ce que j'ai spontanément songé en commençant ce nouveau texte - au titre si beau, soit dit en passant, qui mêle à une impression sensible et terrienne une sorte d'onirisme incandescent. Son livre précédent, Envole-toi Octobre, témoignait déjà, fût-ce entre les lignes mais avec une force drue et singulière, des mobiles de son écriture : il ne s'agissait ni de (se) raconter des histoires, ni d'inviter à la réflexion, pas plus que de s'amuser avec la langue - quoiqu'elle entretienne avec elle un rapport concret, physiologique -, mais d'essayer de saisir ce qui la faisait telle qu'elle était, mais d'explorer les origines non de la vie mais de son être propre ; d'écrire comme pour trouver, dans le temps même de l'écriture, le grand air dont elle éprouve tout l'impérieux besoin.

 

Le grand air : la transition est toute trouvée pour qui veut évoquer l'oeuvre de Troussier. Nous la savions skieuse de haut niveau, voilà que nous la découvrons louve de mer : plus que jamais écrivaine et femme de la sensation. D'une certaine manière, on pourrait d'ailleurs considérer que tous ses livres n'ont de cesse de dire et clamer la chose - et à nouveau dans celui-ci, donc : « Nous ne connaissons et nous ne sommes vraiment rien d’autre que ce que nous sentons. » C'est un quasi leitmotiv auquel nous pourrions la résumer, à quoi au moins il serait loisible de rattacher tous ses textes. Si bien qu'il n'y a jamais le moindre désir de jeu entre Virginie Troussier et son personnage d'écrivain, pas la moindre dissociation de personnalité, jamais la moindre imposture. À bien des égards son écriture et son travail semblent relever d'une sorte d'éthique de la vérité. Elle dit très bien d'ailleurs de ce nouveau texte qu'elle avait à coeur de « fixer cette histoire une fois pour toutes », consciente que ce qui adviendrait ensuite pourrait en « ternir l'éclat » et avertie du fait que « la littérature fait briller les instants passés » et leur fait courir le risque du « lustre ». Écrire semble toujours pour elle être le seul moyen dont elle dispose pour que les choses de la vie ne cessent jamais de briller. Comme si la passion viscérale qu'elle éprouvait à vivre lui faisait redouter l'oubli de l'unicité de chaque instant. Comme si, à vivre ainsi qu'elle le faisait, c'est-à-dire entièrement, individuellement (et pour peu que le mot soit délesté de sa valeur morale, on oserait presque dire égoïstement) lui faisait redouter, avec l'âge et le temps, que les choses s'évaporent. Ce nouveau récit confirme ce qu'il m'avait semblé entrevoir dès Folle d'absinthe, son premier roman, à savoir que Troussier cherche à thésauriser les sensations et les sentiments pour neutraliser autant que possible la perspective mélancolique, et au fond assez funeste, de leur effacement programmé. 

 

C'est là une logique implacable qui, comme écrivain, m'intéresse au plus haut point : quand j'ai tendance, moi (mais la chose vaut pour nombre d'auteurs), à ne réagir qu'après-coup, autrement dit à devoir plonger dans le souvenir - donc, peu ou prou, dans la nostalgie - pour tenter de revivre ou de faire revivre un temps vécu, Virginie Troussier s'acharne à en noter aussitôt, et pour ainsi dire en le vivant, l'empire et la densité. Cet acharnement a tout l'air d'une discipline. À ceux qui, comme dans la chanson, s'efforcent de fuir le bonheur de peur qu'il se sauve, elle pourrait répondre en somme qu'il faut au contraire ne pas hésiter à le vivre mais à la condition expresse de le mémoriser dans sa chair, d'en conserver matériellement ce qui en fait le caractère unique et indestructible. Et la chose bien sûr vaut aussi pour les coups durs, les mauvaises passes, toutes ces saisons que le coeur traverse avec un sentiment d'incomplétude, d'ennui ou de vacuité.

 

Dans tous les cas, cela pose la question du corps et, tarte à la crème s'il en est, de son "dépassement". Mais ce qui est intéressant chez Virginie Troussier, c'est que le dit dépassement n'induit ou ne dit rien en lui-même. Ce n'est pas un jeu, ce n'est pas un sport, ce n'est pas même une discipline à laquelle on se plierait par habitude, hygiène mentale ou désir de progresser, mais une nécessité quasi métaphysique. Aller plus loin, oui, pas pour reculer je ne sais quelle limite physique ou mentale mais parce que là reposeraient, dans l'épreuve, dans la peine, voire dans la douleur, les conditions nécessaires à l'exhaussement de la beauté, de la plénitude, peut-être du bonheur. Il y a du mysticisme dans cette manière qu'elle a d'éprouver son corps, de le jeter contre les éléments, parfois au risque de la vie. L'adrénaline assurément doit bien avoir son rôle à jouer, toutefois l'intention est aux antipodes de la notion de spectacle ou d'exploit. Il s'agit bien, à chaque fois, de s'éprouver vivant. D'aller chercher au bout, tout au bout de soi, la sensation de la vie, la joie pure et démonstrative de sentir tout ce qui vibre en soi, palpite, hurle, pleure et rit. Or il faut bien pour cela, si ce n'est la côtoyer, au moins taquiner la mort. Ainsi, alors qu'une avalanche dans les montagnes du Vercors aura bien failli lui coûter la vie, elle note : « Je n’avais donc jamais été aussi vivante qu’au moment où j’étais presque morte. » 


Tout ramène toujours aux sensations, au recul de ces limites qui lui font éprouver l'entièreté et l'intégrité de la vie, et à cette dimension assez métaphysique, donc, qui la pousse à rechercher partout l'instinct vital et de survie. Elle a ce mot très joli lorsque, du côté de Tarifa, c'est la noyade qui cette fois la guette : « J’eus le temps de penser à Virginia Woolf qui entra dans l’eau avec des pierres dans les poches pour ne plus jamais en ressortir. J’observai mes mains se parer d’écailles bleutées et brillantes, je portais partout sur ma bouche un parfum qui m’était familier, ce parfum devint de plus en plus exaltant, à mesure que je sentais mes poumons devenir branchies. Cette odeur ressemblait à un poème appris avant de naître. »

 

Mais la passion bien sûr serait incomplète si l'amour n'y avait sa place... Et si nous passons d'Espagne en Bretagne et de Paris en Vercors, c'est toujours dans le halo d'une passion amoureuse que l'écrivaine aussi veut fixer, comme elle fixe tout le reste. Mais l'amour est-il la passion des passions ? Le lien qui unit la narratrice à Billy, marinier authentique, irréductible et contemplatif, lien aussi serré que, précisément, un noeud de marin, tient aussi à cet amour total, d'une pureté presque innocente pour les éléments. Comme si l'amour, finalement, était une manifestation parmi d'autres de la nature : il y a la mer, il y a la montagne, le vent et le sel, le froid et la chaleur, et il y a l'amour. À réagir aux moindres vibrations de ce qui l'environne, Virginie Troussier, peut-être sans en avoir pleinement conscience, finit par développer une sorte de panthéisme athée, où l'esthétique devient leçon de choses et chemin de vie, ce que je n'avais pas perçu à ce point dans ses précédents ouvrages. Et finit par donner avec ce texte (peut-être insuffisamment édité, ce sera là ma seule réserve) une leçon de vie et de dévoration particulièrement opportune en notre époque souvent démoralisante et en ce monde volontiers mortifère.

 

Virginie Troussier - Pendant que les champs brûlent
Visiter Les heures insulaires, blog de Virginie Troussier

10 mai 2017

Jean-Claude Lalumière - Le Front russe

Jean-Claude Lalumière - Le Front russe


Lalumière et la poussière

Concédons que son professeur de mathématiques, qui gourmandait le jeune Lalumière en assénant qu’il n’en était pas une, nous a un tantinet précédés dans le registre de la vanne éculée – et on s’est retenu... L’auteur devra sans doute s’y résigner, ce à quoi maintes louanges l’y aideront assurément, dussent-elles abuser du poncif lumineux. Nous avions à ce propos déjà signalé la parution en son temps de Blanche de Bordeaux, petit polar bien ficelé aux évocations régionales joliment désuètes (Le Magazine des Livres, n° 8, janvier/février 2008) : prometteur, le livre n’en souffrait pas moins d’être corseté par le cahier des charges spécifique aux éditions du 28 août. Contraintes dont ce roman-ci est enfin libéré, l’allusion drolatique et l’observation mordante s’entrelaçant avec réussite en une humeur plus nocturne qu’il y paraît parfois.

Car d’une certaine manière, Le Front russe a quelque chose du roman de l’ennui. De l’ennui occidental et contemporain, s’entend. Celui où sombrent les hommes quand leur environnement n’est plus tendu que vers la réalisation d’un idéal de conformité. Ainsi notre narrateur va-t-il entrer dans la vie active comme apprenti diplomate, non, hélas, pour courir le monde, comme ses lectures d’enfance du magazine Géo le lui avaient fait espérer, mais comme aspirant bureaucrate dans une enclave du Quai d’Orsay – « confondu avec un quai d’embarquement. » C’est cette enclave, le bureau des pays en voie de création, section Europe de l’Est et Sibérie, que le jargon désigne comme le front russe. Foin d’épopées et d’explorations, foin d’ors et de dorures : ledit bureau est d’abord un réceptacle de tout premier choix pour les névroses du temps, avec son chef excentrique, ses fonctionnaires ruminants et son sympathique maniaque – lequel classe les dossiers « en fonction de la couleur de la peau des habitants. Les plus clairs pour l’Europe de l’Est, les plus foncés pour le Moyen-Orient et les jaunes pour l’Asie. » Ce ne sont donc pas les dangers de la terra incognita que courra notre petit nouveau gorgé d’histoires et de voyages autour de la terre, mais ceux de la complexité sociologique et administrative de la modernité, lors même qu’il aurait pu s’agir de représenter l’Etat « jusque dans des endroits où les habitants se soucient de la République française comme de leur premier étui pénien. »

Quiconque a la nostalgie, fut-elle rétroactive, des années 1970, sera enchanté par cette escapade en désuétude goguenarde. Quiconque a connu les services à café en Arcopal blanc qu’Esso échangeait contre notre fidélité, quiconque se souvient du « motif végétal rococo postmoderne Vénilia – collection 1972 » qui tapissait les murs de l’époque, quiconque a vu son père ou sa mère s’entailler le pied sur un Lego mal rangé ou assisté impavide à la naissance de Rondò Veneziano (même si « c’est vrai que tout n’est pas bon dans Beethoven »), ne pourra manquer de contempler tout ça, et, au passage, de se contempler un peu soi-même, non sans quelque modeste ironie. C’est que Jean-Claude Lalumière, qui n’est pas sans raison créateur de fictions radiophoniques, n’a pas son pareil pour révéler les couleurs de cette déjà lointaine époque. Il le fait en écrivant avec son temps (parfois un peu trop), avec ce côté pince-sans-rire, concentré sur la sensation, un peu taiseux, avec ellipses et sans phrasé. Heureuse concision des esprits las, si l’on peut dire. Mais las de quoi ? Peut-être de cette poussière qui se dépose sur nos godasses et s’éparpille sur une existence que nous peinons à maîtriser, de l’impression d’être embringué dans les tournoiements de la vie, de l’amour, du social. « C’est sans doute ce qui cloche chez moi, il me manque la colère », est-il écrit vers la fin du livre : c’est pourquoi l’on ne saurait lire le Front russe à la seule aune de son impayable drôlerie. La chose est présente d’ailleurs dès les premières pages, le narrateur comprenant que ses rêves d’enfant étaient à jamais avortés. « Et que ne sus-je, au moment opportun, transformer cette imagination, ce rêve d’autre part, en une aspiration plus grande, en un terreau plus fertile » : pas même de point d’interrogation final. 

Difficile toutefois de ne pas rire tout du long. De ce Gaston Lagaffe dont la place n’est franchement pas au Quai d’Orsay, et plus encore de ce que tout cela nous renvoie des hommes, de la frivolité de leur sérieux, de l’étroitesse sociale de leurs ambitions, de ce sentiment d’irréalité qui préside parfois à nos vies. Disons que c’est l’inconscient houellebecquien de ce livre, mais d’un Houellebecq qui aurait pris le parti d’en rire. Même un Philippe Muray n’aurait assurément pas détesté cette petite tranche de rigolade découpée à même la bonne chair épaisse de la société festive (« le pot est au monde du travail ce que la boum était à notre adolescence »), notamment l’épisode, assez délicieux, de la « marche des fiertés diplomatiques », pride étatique censée redorer le blason de notre politique extérieure. Chacun en tout cas trouvera matière à s’esclaffer. Pour ma part, je ne me lasse pas de cette scène, d’ailleurs peut-être la moins « littéraire », où le narrateur expose avec une complaisance coupable mais ô combien jouissive les ultimes incartades d’un pigeon à l’agonie, sous ses yeux et ses fenêtres : son martyre donnera lieu à un désopilant échange de courriels avec les services de l’entretien – suivi de l’enlèvement de la bête par lesdits services, non moins désopilant. L’on comprendra d’ailleurs d’autant mieux la compassion du narrateur pour l’infortuné volatile si l’on accepte d’y voir une métaphore de sa carrière, dont tout semble venir contrarier l’envol. Et même en amour, cela ne va pas, le narrateur étant moins souvent colombe que pigeon, voire dindon de la farce. Cette jeune femme rencontrée par hasard, ce premier soir lui-même très hasardeux, et eux qui n’ont rien à se dire, ou pas grand-chose. Question de distance. Pas seulement entre deux êtres, mais entre le narrateur et le monde même. De cette sorte d’extériorité qui ne fait rien prendre au sérieux, mais tout au drame. Et la pauvre Aline (« j’avais envie de crier son nom »…) en fait les frais avec lui, elle, si pauvre en spiritualité, lui, si taraudé par l’étrangeté de tout : « Entendre Aline maugréer annihilait l’enchantement du panorama. C’était comme écouter des lieder de Schubert en mangeant des Krisprolls. » Sa bonne volonté n’y suffit pas, ne tarit rien de la source étrange où naissent les impressions. Quitte à ce que notre antihéros ruine lui-même ses propres efforts. Ainsi après une petite promenade sur les hauteurs : « Elle avait les orteils rougis par l’échauffement. La première image qui me vint à l’esprit en les regardant fut une barquette de chipolatas préemballées. J’aurais dû me garder de lui dire. » Mais qu’en faire d’autre, lorsque l’image s’impose à un personnage aussi peu sûr de lui ? aussi désarçonné par la relation à l’autre ?

Le plaisir que l’on prend à lire Le Front russe, immédiat, irrésistible, pourrait être comparé à celui que procure la dégustation d’un assortiment des meilleures confiseries. Mais celles d’antan : rien de chimique là-dedans, que du bon sucre roux à l’ancienne. Le sarcasme mâtiné de pudeur, la facétie teintée de langueur, la férocité du trait, la vivacité de la repartie, des enchaînements, confèrent à ce roman une efficacité légère et distrayante. Quelques sillons à peine tracés laissent toutefois entrapercevoir une dimension plus intimiste, plus sensible et moins immédiatement cocasse : je ne doute pas que Jean-Claude Lalumière saura, à l’avenir, les creuser davantage, histoire de révéler ce qui se cache toujours derrière les apparences. t 

3 mai 2017

Jean-Claude Lalumière - Blanche de Bordeaux

 

 

Un bon vieux Bordeaux

 

Une fois digérée la couverture, qui évoque davantage la mièvrerie d’une collection Harlequin qu’elle ne laisse augurer une quelconque promesse de mystère, vous ne courez d’autre risque que celui du plaisir à ce premier roman de Jean-Claude Lalumière. C’est d’ailleurs ce qui en fait le charme autant que la limite, mais nous y reviendrons.

 

L’histoire se déroule à la fin des années 1990, lorsque la municipalité entreprend de démolir la Cité Lumineuse, grande barre sise dans le quartier de Bacalan, au nord de l’agglomération bordelaise. Les mobiles de cette destruction programmée sont assez sourds, mâtinés d’ambition politique et d’affairisme local. Certes, une barre est une barre, et une barre n’a d’autres raisons d’être que de fournir un habitat à loyer modéré. Mais l’homme étant aussi un être social, il parvient toujours à créer de la sociabilité là même où il n’est pas initialement venu de son plein gré : ce que nos bobos tentent de retrouver sous l’étiquette de la vie de quartier est souvent le produit d’un processus social contraint, une solidarité de voisinage caractéristique de ce que put être naguère l’entraide ouvrière. Bref, Bacalan « resterait physiquement une enclave quoi que l’on y détruise », et la Cité Lumineuse aura son comité de défense au « Rendez-vous des Chasseurs », comptoir qui tire son nom du temps où, en lieu et place de la cité de béton que balaie parfois un « vent de bitume », s’étendaient les marais où l’on tirait encore du gibier d’eau.

 

Car c’est à une sorte d’élégie des mondes engloutis que nous convie Jean-Claude Lalumière, le temps d’un polar dont le charme un peu désuet est souvent irrésistible. Polar quasi social d’ailleurs car, non content de faire revivre une époque, il donne des ouvriers, des petits commerçants et des gens de peu une peinture pleine de tendresse et d’empathie, peinture que domine un sentiment de noblesse de classe et de pudeur fraternelle. Tout cela est peut-être un peu idéalisé, mais après tout pas si désagréable à lire, dans une période où la figure du héros se confond souvent avec celle du manager transfrontalier défiscalisé – quand ce n’est pas celle du politicard au bras d’un mannequin croqueur de mâles. Il y a quelque chose de Simenon dans cette manière de s’attacher un univers laborieux et d’éclairer le dénuement sans alourdir le trait ; et l’on pourrait convoquer jusqu’aux mânes de Dashiell Hammett, fin connaisseur  (et pour cause) de la brutalité syndicale et sociale. Point de syndicat ici, toutefois, et l’on voit mal en effet quelle union ouvrière pourrait s’intéresser à ces hommes dont l’avenir est non seulement tracé, mais pour l’essentiel derrière eux. Ils ne peuvent donc que s’en remettre à eux-mêmes – mais il est vrai que l’existence les y a habitués. La galerie de portraits est d’ailleurs plutôt réussie, de Marcel Cliquot, dit « Coquelicot », un privé comme on n’en fait plus et dont la retraite sera moins paisible qu’escomptée, à son vieil ami « le Grand Francis », en passant par Christian Laruelle, le patron du « Rendez-vous ». A travers eux, une petite communauté fière et généreuse va se retrouver compromise dans un imbroglio qui, d’une simple affaire de résistance à un projet immobilier, tournera, trafic de stupéfiants aidant, au règlement de compte sanglant.

 

Jean-Claude Lalumière se moque bien d’apparaître comme moderne. Même si le coup du mégot enfoncé dans l’oreille en guise de cendrier pourrait ne pas déplaire à un Tarentino, nous sommes ici face à une sorte de standard du roman policier : des acteurs qui semblent nés pour jouer leur rôle, et rien que leur rôle, une mécanique narrative linéaire très éprouvée, une technique descriptive qui vise à l’essentiel, une volonté délibérée de fuir tout effet de manche ou de style. Cet absolu classicisme pourra décevoir tel ou tel lecteur, plus désireux de se sentir malmené, mais il n’est pas étranger à un plaisir, ou à un type de plaisir, que seule permet une texture sans apprêt. Quelques traits s’avèrent certes un peu convenus, et les effets de surprise sont au bout du compte assez peu nombreux. Ce roman exerce pourtant une vraie séduction. Cela tient au récit, charpenté, bien mené, mais plus encore à ce spleen lointain dont il est emprunt, au spectacle un peu désolé de ces mondes que la modernité sociologique enterre à la va-vite et sans le moindre état d’âme. Reste à Jean-Claude Lalumière, une fois faite la démonstration de son talent à mener l’enquête, à ciseler une écriture qui manque parfois d’un peu de nerf et à la libérer de quelques timidités. Nous tiendrons alors un fameux serial writer.

 

Jean-Claude Lalumière, Blanche de Bordeaux - Éditions du 28 août
Article paru dans Le Magazine des Livres - N° 8, Janvier/février 2008

16 avril 2017

Alain Joubert - Une goutte d'éternité

 

 

De l'amour à l'hommage surréalistes

 

Alain Joubert a perdu sa compagne, Nicole Espagnol, le 9 juin 2006 à 3h15 du matin, morte dans ses bras après de longs mois de maladie et de souffrances. Quelques semaines seulement après sa disparition, Alain Joubert entreprend d’écrire ce livre afin de rendre l’ultime hommage à celle qu’il aima cinquante années durant. Ne connaissant rien d’Alain Joubert, sachant seulement qu’il avait écrit un document que la galaxie surréaliste considère comme indispensable (Le Mouvement des Surréalistes ou Le Fin mot de l’histoire), je me suis dirigé vers Une goutte d’éternité avec l’émotion anticipée d’en sortir ébranlé, acquis à l’idée que les derniers mots d’un homme à celle qu’il aima d’un « amour absolu » étaient nécessairement les plus justes, naviguant quelque part entre le langage de l’amour universel et celui, unique, inaccessible, d’une singularité souffrante. Cela ne fut pas le cas, me désole, et rend très embarrassant l’écriture de cet article, tant je peux redouter de heurter la sensibilité d’un homme en deuil, et par là salir la mémoire d’une femme qui, en effet, semblait d’exception. À ce stade, je ne sais donc pas si cette critique sera complète, par souci de réserve et de compassion élémentaires envers Alain Joubert, ici davantage homme qu’auteur. Je me dis que la faute m'en revient, que c’est moi qui suis passé à côté du livre, puisque ce qui aurait dû me bouleverser, et qui, seul, justifia ma lecture, m’a finalement laissé pantois, et par moments interloqué au point où la colère grondait en moi. En définitive, peut-être dois-je mettre les défauts de ce livre sur le compte de la maladresse, de l’émotion, et de l’hyper proximité de la mort de Nicole Espagnol au moment où Alain Joubert entreprit de la raconter.

 

Alain Joubert est né en 1936. Il est surréaliste. Au sens pur et dur puisque, selon lui, « on ne devient pas surréaliste, on l’est, ou pas », comme il le déclara sur les ondes de France Culture. C’est donc sous l’égide de ce mouvement qu’il place sa rencontre avec Nicole Espagnol, « rencontre au sens surréaliste du terme, […] l’expression hasard objectif – comme révélateur des désirs les plus enfouis – trouvant ici une acception parfaitement recevable. » Et de classer sous une série d’items les multiples faits, par nature imprévisibles, qui présidèrent à leur rencontre – ce que tout couple pourrait faire, l’explication par le surréalisme étant ici parfaitement fantasmée. Aussi bien, le livre débute par une sorte de panorama du surréalisme de sa jeunesse, où sont égrenés souvenirs personnels, considérations artistiques,  jugements politiques et autres. On est un peu surpris, on se dit que, même sous la forme assumée d’un « hybride », l’entrée dans l’hommage aurait pu être plus viscérale, à tout le moins plus nette, mais on continue sa lecture, en se disant que ces détours ne s’expliquent que par la pudeur de l’auteur, par sa difficulté (ô combien compréhensible) à entrer dans la douleur, son désir inconscient d’ajourner le moment où il devra s’en saisir.

 

Page 41, Alain Joubert semble vouloir entrer dans le drame de la mort : « C’est de cela, maintenant, que je vais traiter », écrit-il avec ce vocabulaire qui ne cesse, tout au long du livre ou presque, de résonner d’étranges accents froids, criblés des réflexes d'une langue assez courante, et d’un humour dont on ne peut s’empêcher de penser qu’il est parfois un peu déplacé. Eh bien non, deux paragraphes plus tard, retour à l’histoire du surréalisme, à ses rencontres, aux correspondances qu’il tint avec tel ou tel, à la 8è Exposition inteRnatiOnale du Surréalime (EROS), à l’évocation de quelques figures éminentes, Benjamin Péret, Jean Benoît, Jodorowsky et quelques autres.

 

Page 64, on se dit que ça y est, qu’on y est, même si la manière d’y venir et de l’annoncer peut surprendre : « J’approche à pas de loup du moment où il va bien falloir que je parle de la mort de Nicole, puisque c’est ce qui justifie ce que je suis en train d’écrire ». Nouvelle déception : « Qu’on me laisse, pourtant, relater encore deux ou trois choses qui rendirent notre existence moins ordinaire ». Viennent alors quelques digressions sur Mai 68, où l’on retrouve cet usage intensif, presque naïf, d’un point d’exclamation qui fait décidément florès dans ce livre : « De barricade en barricade, ils restèrent jusqu’au bout de la nuit, les yeux rougis par les gaz, déterminés comme jamais ! De quoi vous mettre du baume au cœur ! ». Et encore : « Sachez quand même que, malgré sa réputation, la police est mal faite : je ne vous dirai pas pourquoi, cela nous entraînerait trop loin ! ». Bon, on apprend qu’il a envie d’acheter une maison dans les Cévennes (mais il faut « refaire le toit, et amener les engins indispensables »), ou que le couple voyage un peu, en Yougoslavie, à Venise ou en Corse. Nicole Espagnol demeure singulièrement absente de ce récit, et c’est bien cela qui nous trouble, quand on s’attend à la voir surgir à chaque page. Au final, on ne saura d’ailleurs pas grand-chose d’elle, conformément à sa volonté sans doute, qu’Alain Joubert respecte avec beaucoup de scrupules. On saura l’essentiel, toutefois, plus tard, quand l’auteur se sera débarrassé des scories historiques ou anecdotiques, et qu’enfin il aura recouvré les accents d’amour et de dévotion qu’il éprouva sa vie durant.

 

Enfin nous y voilà, page 71, juste après une « plaisanterie facile », dont il est écrit qu’elle est « paradoxalement destinée à me faciliter la transition vers ce que je dois maintenant aborder sans autre atermoiement : la mort de Nicole. » Sans doute n’y entrons-nous pas de plain-pied, et sur quelques pages encore nous confrontons-nous à un humour dont on se dit qu’il est sans doute l’écho d’un caractère surréaliste. Tout couple qui sait que l’amour engage au-delà des conjoints et de la vie ne peut pas ne pas songer au départ de l’autre. Pour ceux-là, il est toujours question de partir à deux. Mais Alain Joubert devait-il parler des « difficultés techniques » inhérentes à ce geste ? Devait-il évoquer, dans un demi-sourire, « l’utilisation inhabituelle des transports en commun » ? Devait-il charger la barque au point d’écrire, au moment où la santé de sa compagne décline et qu’il faut par conséquent renoncer à un projet de vacances, qu’il doit annuler les réservations « la mort dans l’âme, c’est le cas de le dire » ? Tout du long, le lecteur tentera de mettre ces remarques sur le compte d’un humour surréaliste incompris, qui fait passer pour des maladresses ce qui est peut-être l’éthique d’une existence. Et, jusqu’au bout, se convaincra que le chagrin, la pudeur, la blessure, expliqueront ces drôles de manières, les maladresses d’un livre au sujet et à l’intention pourtant incontestables.

 

L’intention narrative d’Alain Joubert n’est pourtant pas mauvaise en soi. En choisissant de rapporter par ses aspects les plus matériels ce qu’induisent la préparation à la mort et la mort elle-même, il s’épargne tout péché de sensiblerie, revenant ainsi dans l’écho direct de Nicole, qui « a fixé chimiquement en moi le besoin de lucidité. » Il n’en demeure pas moins que, pudeur personnelle ou manière surréaliste, il est difficile, pour le lecteur, de ne pas entendre dans cette distance, nécessaire à l’être endeuillé pour faire face à l’affront des jours, une sorte de désinvolture. Cette impression cesse toutefois dès lors que Nicole envahit enfin le récit, inspirant à Joubert ses mots les plus justes, lui qui doit désormais apprendre à « ne plus être que l’un sans l’autre » et à « sublimer l’absence en présence. » Aussi a-t-il tort de nous avertir qu’il s’apprête, à un certain moment, à nous livrer des « considérations intimes destinées à faire ricaner les imbéciles », car c’est alors que le récit touche juste, c’est alors seulement que le lecteur voit cesser en lui l’envie de ricaner. Et tout ce qu’il écrit sur la vie quotidienne, sur la chaise de Nicole qui, autour de la table, est devenue sienne, sur cette brosse à dents qu’il ne se résout pas à enlever de son verre, sur cette manière qu'il a d’intervertir les deux oreillers pour « s’endormir à l’endroit même où tu avais cessé de vivre », sur son goût nouveau pour le yaourt, toutes ces confessions constituent autant de saillies qui, seules, font revivre Nicole et l’amour du couple.

 

Reste Nicole elle-même, dont on devine l’extrême délicatesse de l’esprit. Ce mot, bien sûr, abandonné dans un secrétaire, et qu’il découvrira un jour qu’il faisait quelque rangement, ce mot d’amour et d’adieu dont on n’a pas de peine à imaginer qu’il ait bouleversé son récipiendaire. Enfin cette agate, pierre sous la surface de laquelle on voit bouger « une goutte d’eau sans âge véritable, une goutte d’eau qui a traversé tous les temps pour venir se blottir au creux de notre main, une goutte d’eau qui sera toujours présente dans d’autres millénaires et dans d’autres mains », et qui inspirera son titre si beau à ce livre si déconcertant.

 

Alain Joubert, Une goutte d'éternité - Editions Maurice Nadeau
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 6, septembre/octobre 2007

8 avril 2017

Jacques Josse - Chapelle ardente

 

 

Petit éloge des communautés ordinaires

 

Livres après livres, Jacques Josse n'en finit pas d'étoffer sa galerie de portraits légèrement fracassés, gens de petite extraction, petits métiers et belle humanité que la vie a non seulement usés mais comme assignés à leurs statuts. Ils sont anciens marins, pêcheurs, cheminots, postiers, bouchers, bistrotiers, tous baroudeurs à leur manière, tous aventuriers de la vie. Ce sont eux que nous croisons en bas de chez nous, ces Francais qui n'ont pas grand-chose de "moyen", moins rejetés par la modernité qu'ils n'y sont indifférents, enfants de la terre et de la mer au ventre rond et à la peau rougie par les vents et le vin, capables de s'enflammer pour un tiercé ou de s'étriper sur un souvenir. Ce sont des hommes qui n'aiment rien tant qu'être entre hommes, mais sans qu'il y ait jamais le moindre mot désobligeant à l'égard de la femme : à l'heure où tout autour ça commence à sentir le sapin, on reste entre hommes comme on a aimé, gamins, rester entre potes. Voilà, lire Josse, c'est toujours entrer dans la compagnie de ces bagarreurs ventrus, joviaux et taciturnes qui n'aiment rien tant que s'échauffer les sangs de leur drôle de bagou et n'ont guère plus à partager que des souvenirs. 

 

Aujourd'hui, celui du "Barbu", qu'on s'apprête à mettre en terre. Le patron du bistrot. Mais qu'avant d'enterrer il convient de saluer et d'honorer avec des égards dignes de son personnage. Alors avant d'aller le porter au cimetière, tout ce petit monde se regroupe dans son bistrot et y va de son hommage et de son émotion. C'est qu'une vie entière passée derrière un zinc à tempérer l'entrain des buveurs tout en devisant poésie avec l'instit, ça vous pose une légende. Car le bistrotier est un peu comme un père pour tous ces orphelins de la jeunesse qui savent bien que le prochain est parmi eux.

 

Pour tous ceux-là, le monde n'est pas bien vaste. Il paraît qu'il l'est, pourtant. Mais peu leur chaut. Le monde, pour eux, se résume tout entier à cette camaraderie séculaire, fraternité de "clampins mélancoliques" et autres "geignards en manque de savoir-vivre" qui n'ont jamais demandé à être sur Terre mais qui, ma foi, quitte à y être, tâchent antant que possible de prendre ce qu'elle consent à leur donner. Ce sont des fiers-à-bras, des forts en gueule, mais toujours humbles, jamais vaniteux, sans autre joie que cet enivrement larvé sans quoi le monde leur paraîtrait gris, sans autre tristesse que celle d'être celui qui reste et doit dire adieu au copain d'à côté, sans attentes particulières. Repliés sur eux-mêmes, sans doute, sur cette famille aux liens plus forts que ceux du sang, sur ce petit bonheur ultime que peuvent constituer la routine, les habitudes, la fréquentation des mêmes lieux et des mêmes gens, des sensations chaque jour répétées. Au fond, c'est sans doute l'esprit de cette communauté ordinaire que Jacques Josse sonde au fil de ses petits livres, de sa plume affectueuse, légère et apaisée. Et s'il en parle si bien, c'est probablement qu'il est des leurs.

 

Jacques Josse - Chapelle ardente
Sur le site des Éditions du Réalgar

5 avril 2017

Romain Verger - Ravive

 

 

Romain Verger 
ou le moderne intempestif

 

On sort toujours exténué mais fasciné d'une lecture de Romain Verger. D'autant qu'on ne peut guère lui trouver d'équivalent contemporain, même si (mais la référence le surprendrait probablement) il m'arrive parfois de songer à quelqu'un comme Patrick Grainville : même tentation lyrique, omniprésence des éléments, certaine sauvagerie dans la préciosité, appel aux figures mythologiques, goût pour la matière, le suint, les sécrétions, la chair monstrueuse, penchant pour les lexiques rares ou inusités, exaltation des sensations baroques. Toutes choses qui bien sûr évoquent aussi, mais chez les grands disparus, la figure d'un Lovecraft ou d'un Lautréamont.

 

Pourtant c'est à Kafka que j'ai d'abord et spontanément pensé en commençant ce recueil, lequel ne s'ouvre sans doute pas innocemment sur une nouvelle baptisée Le Château. Son narrateur n'est pas loin d'ailleurs d'éprouver cette impression nouvelle et étrangère dont Gregor Samsa fut saisi dans La Métamorphose : « Je me suis étendu sur mon lit et j'ai inspecté mes mains. L'une et l'autre, paume et os. J'ouvrais et fermais le poing et leurs veines bleues saillaient sous la levée des tendons puis se dégonflaient, soulignant les sillons de ma peau de lézard. Avec le temps et les ridules, le lentigo et ces poils grotesques qui en recouvraient les phalanges, elles me rappelaient ces mains de singes cramponnées aux cordes et barreaux des zoos, comme je l'étais moi-même à cet été de mon enfance. » La nouvelle donne le ton, mais aussi le décor, l'atmosphère et le fil rouge du recueil : peu ou prou, il s'agit d'un retour vers l'enfance, ses lieux bretons et balnéaires, mais surtout ses sensations pleines de cet imaginaire envahissant qui nous fait voir des monstres là où il n'y a que de la nature, ces premières impressions troublantes où nous nous découvrons nous-mêmes et qui souvent, l'air de rien, finissent par façonner notre complexion d'adulte. La forme courte réussit particulièrement à Romain Verger qui, en quelques pages seulement, parvient ici à nous faire basculer d'un relatif bucolisme originel à l'angoissant et ténébreux mystère de la vie.

Jean Fautrier - Le sanglier écorché

 

On a toujours l'impression, lisant Romain Verger (cela vaut pour son oeuvre mais peut-être plus spécialement pour ce recueil), qu'il s'en va toujours puiser dans les tréfonds de l'humain. Non de l'humanité entendue comme l'ensemble des individus y appartenant, laquelle n'intervient qu'assez marginalement, mais bien de l'humain, ce mammifère inopiné composé pour l'essentiel d'une chair problématique et d'insolubles angoisses. De manière très irréfléchie, m'est souvent venu à l'esprit, en lisant ces nouvelles, ce tableau de Jean Fautrier qui m'avait tant marqué lorsque je le découvris, Le sanglier écorché, où la chair entaillée ouvre sur d'autres mondes, mondes enfouis, imperceptibles, cruels et mythiques. L'humain est pour Verger un précipité complexe et anarchique qu'une coalition de forces insaisissables ramène en permanence, non seulement à sa psyché, mais à son sentiment de perdition dans le cosmos. On trouve dans ses personnages toutes les fascinations imaginables, l'attrait de la bête, le trouble devant la puissance des éléments, les hantises de la mémoire, la substance presque tangible d'un ensemble de mondes en perpétuelle métamorphose.

 

« Tu fendras les pluies d'oiseaux, tu fouleras les braises, les bris de verre et de vaisselle, les pneus déchirés et les bouquets de câbles, le métal bouillonnant et le plastique fondu, les caillots d'asphalte et de terre noire et les amalgames de chairs carbonisées. Tu marcheras entre les troncs décapités, les morceaux de charpente et les branches brisées où flottent des calicots déchirés aux couleurs de sang cuit. Frayant sa voie parmi les os calcinés de tes ancêtres, ton pas préparera le sable des anses noires de demain. Tu franchiras des pans de ténèbres, tu connaîtras des vallées de larmes adamantines qui arrachent au vent qu'elles écorchent des cris déchirants, tu enjamberas des marécages d'ichors à l'aide de ponceaux faits de fémurs et de nerfs des anciens, et tu longeras des mers mortes où ne croisent plus que des carcasses flottantes d'orques et de baleines dérivant sur l'eau lourde comme de grands vaisseaux d'os dentelés. Cours le monde, ravive la cendre des plaines, insuffle ton haleine aux squelettes étiques, reverdis les prairies à grandes giclées de sperme, dissémine tes squames et des filles en naîtront, disperse tes rognure d'ongles et des fis en viendront. » (Anton)

 

On ne peut jamais lire Romain Verger sans se demander d'où lui vient cette obscurité dans laquelle il se débat, et quelle est cette quête, vouée sans doute à l'inapaisement, dont son écriture témoigne. De tentations apocalyptiques en visions prémonitoires et autres mutations prophétiques, Romain Verger exhausse le tumultueux de l'être : la mémoire, l'oubli, le sommeil impossible, le sexe, la chair, la malformation, l'obsession, la pathologie, l'être ou le devenir-animal, le fantasme de renaissance (Anton) ou la fascination bio-technologique (comme dans Reborn, où des poupées, des baigneurs d'enfant, s'animent d'une vie biologique).

 

Peut-être au fond est-ce cela, qui subjugue tant chez Romain Verger, cet appel incessant aux puissances immémoriales mêlé à cette attention fanatique et presque hypnotique à ce qui évolue sans cesse chez l'homme. L'étrange et intempestive modernité de Romain Verger est peut-être là : dans la forme très fin-de-siècle de sa littérature, que parfois l'on pourrait presque dire millénariste, conjuguée à une fréquentation fascinée pour un certain type de littérature fantastique, celui qui charrie les plus fortes visions poétiques. Exit le beauté ou la laideur, il y a seulement l'organique, mais un organique investi d'un très puissant élan métaphysique. Les scènes horrifiques par exemple, et certaines sont marquantes, dignes, précisément, d'un film d'horreur, sont toujours très intimement nouées à une sorte de dépassement onirique, comme si Verger trouvait là, dans les scories, la salive, le sang, les règles menstruelles, les viscères, à la fois l'origine et le destin de l'homme, son insignifiance peut-être mais aussi sa nécessité, sa beauté propre, sa noblesse contradictoire.

 

Chez Verger, pour le dire d'un mot, les choses échappent. Comme nous échappe le monde, sa compréhension bien sûr, son épaisseur, son origine et sa destination, les forces sourdes qui le font se mouvoir, cette incessante impression qu'il nous donne de courir vers sa fin. J'écrivais plus haut que Romain Verger puisait dans les tréfonds de l'humain, mais peut-être serait-il plus juste de dire qu'il l'explore plutôt à ses confins. Comme si l'homme ne l'intéressait que parce que son humanité était seconde, et que ce qu'il en percevait d'abord, et distinctement, était ses parts animale, minérale, végétale et céleste. Je crois que nous aurions tort de chercher à tout prix des thématiques dans son oeuvre : ce sont moins des thèmes que des ressassements. Le ressassement d'une condition impossible, quasi mythologique, abstraite en ce qu'elle induit un idéal, une aspiration, une esthétisation, mais douée d'une effroyable concrétude. Comme si c'était dans ses sensations extrêmes, dans ses possibilités imprévues et domestiquées, que Romain Verger trouvait toujours le propre de l'homme.

 

Romain Verger, Ravive - Éditions de l'Ogre

28 mars 2017

Thierry Jonquet - Vampires

 

 

Jonquet, social-goth


Il n’est pas illégitime (cf. Véronique Maurus, Frustrés ? Pire, déçus ! – Le Monde des Livres du 21 janvier 2011), de questionner le choix et la motivation d’un éditeur de publier un livre posthume et (à ce point) inachevé. La question vaut particulièrement pour Vampires, ultime roman, donc, de Thierry Jonquet, tant on s’avise bien vite qu’il lui manque sans doute une centaine de pages et s’interrompt au beau milieu d’une phrase dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle ne va pas sans laisser un arrière-goût d’ironie amère – « Un long travail commençait. Aussi routinier qu'in­certain. » Et si Jean-Christophe Brochier, son éditeur au Seuil, insiste avec raison sur les indiscutables qualités du manuscrit, on peut toutefois se demander ce que Thierry Jonquet lui-même aurait pensé de ce texte aussi prompt à entraîner le lecteur qu’il l’abandonne à sa frustration.

 

Donc, on pèse le pour et le contre. Encore un peu, on s’en voudrait de s’être laissé prendre à cette intrigue très construite, dopée à une énergie narrative aussi intarissable que précise, pour se retrouver là, panne sèche sur le bord de la route, condamnés à imaginer une hypothétique sortie de scénario. Il n’empêche. On ne saurait évaluer ce roman à la seule aune de notre sensation d’inassouvissement. Peut-on même seulement l’évaluer, quand on sait qu’il n’a même pas été relu – qu’il n’a pas été édité ? Car si Thierry Jonquet s’y montre assez virtuose, s’il est patent qu’il a dû éprouver bien du plaisir à élaborer une histoire originale, dynamique, moderne, pleine d’imagination et de virtualités, il est probable que lui-même en aurait affûté certaines formulations, peaufiné quelques enchaînements, élagué certains détours.


Il serait très injuste pourtant de considérer cet ouvrage comme un document pour aficionados. Car non content d’être doté d’une belle construction et d’une grand expressivité narrative, Vampires livre, clés en main, une idée d’une grande ingéniosité – que je me garderai bien de déflorer. Détournement génial de la mode dite gothique, avec son lot d’images sépulcrales et de macabres gimmicks, le livre, même dans son état, parvient à renouveler un genre que l’on croyait un peu épuisé, pour ne pas dire éculé. Jonquet installe son décor à merveille – on s’en convaincra dès les premières pages, suivies de l’imparable scène de l’empalement –, et parvient très vite, en intégrant quelques éléments de contexte succincts mais très éloquents, à donner à ce texte très inventif un tour immédiatement réaliste et contemporain. Fidèle au registre qui le met à la lisière du roman noir et de la chronique sociale, on ne peut que constater combien de tours encore il avait dans son sac, et combien il est décidément vain de se refuser à des sujets sous prétexte qu’ils seraient par trop estampillés. Moyennant quoi, Vampires aurait certainement été un très grand Jonquet ; à sa manière, il l’est d’ailleurs déjà.

 

Thierry Jonquet, Vampires - Éditions du Seuil
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°29, mars 2011

15 mars 2017

Clotilde Escalle - Mangés par la terre

 

Je dois à Lionel-Edouard Martin de m'avoir mis entre les mains le manuscrit de Clotilde Escalle : sans doute l'animal, me connaissant, devait-il sourire par anticipation de la gifle que j'allais prendre. Et en effet elle ne fut pas longue à venir : à peine en avais-je lu une dizaine de pages que je me retrouvais bluffé. Aussi est-ce avec grand enthousiasme (et non sans quelque fierté) que je suis heureux de signaler la parution de Mangés par la terre, ce huitième roman de Clotilde Escalle dont j'ai le privilège d'être l'éditeur pour les Éditions du Sonneur.

 

* * *

 

Mais je me retrouve bien en peine de satisfaire les amateurs de pitch joliment torché – autrement dit d'argument commercial bien sonnant. Je pourrais certes invoquer cette scène inaugurale étrange et un peu hallucinée qui met en scène deux idiots désœuvrés tendant au travers de la route départementale un filin d'acier aux seules fins de provoquer un accident et de pouvoir en rire. Ou celle du père, ce vieux paysan que l'on découvre mort dans sa grange, “allongé sur sa botte de foin, les yeux clos, un filet de salive séchée aux lèvres, le gilet taché de sauce, le pantalon crotté”, tandis que le reste de la famille s'inquiète de la santé de la vache qui s'apprête à mettre bas et craint surtout pour la survie du veau. Ou encore ces scènes, glaçantes, dignes d'Orange mécanique, de viols à l'asile. Qu'il y ait dans Mangés par la terre une histoire bien construite, des personnages bien campés et des situations bien tendues, voilà qui n'est donc pas discutable. Mais ce que Clotilde Escalle nous transmet là, cette sensation mortifère d'enfermement dans une condition sociale, ces carences de la transmission maternelle, ces manifestations d'une brutalité quasi instinctuelle quoique roublarde et préméditée, ou encore cette perception obstinée de la sexualité féminine comme tabou, tout cela ne pouvait se satisfaire d'une linéarité par trop racontable

 

Escalle sait mieux que quiconque assécher, essorer ses personnages, mais, et là est la beauté de la chose, en exhaussant une écriture à la vivacité très puissante, très évocatrice, souvent rude. Une écriture qui s'acharne à désosser le fait, l'acte ou la pensée, mais tout en draînant une étonnante puissance lyrique. Ce pourquoi, de manière un peu nébuleuse, ou impressionniste, j'ai parfois pensé à William Faulkner, ou encore au Tristan Egolf du sombre et obsédant Seigneur des porcheries. Mais j'aurais pu tout aussi bien évoquer Georges Bataille, pour la dimension à la fois métaphysique et cathartique de la sexualité, ou encore la précision maniaque et l'œil grinçant d'un François Mauriac – mais un Mauriac sali, un Mauriac chez les prolos. Bref, il y a dans ce nouveau roman de Clotilde Escalle un sentiment d'urgence, un mordant très particulier, et il est d'autant plus heureux qu'elle ait su être aussi crue, parfois aussi rageuse, sans jamais se départir d'une authentique intention littéraire. Ce qui donne un ton, une patte, une voix, un univers. Et un humour, aussi, logé à la diable dans les détails et dans une foultitude de petites choses observées à la dérobée. Comme si elle écrivait avec l'œil en coin.

 

Une des (autres) grandes forces de ce roman, selon moi, est que, le lisant, je n'ai jamais eu l'impression de lire un pur auteur contemporain. Nous y sommes, pourtant, et d'évidence : le rythme, le lexique, les référents, le champ visuel en témoignent (et je songe, pour le coup, à ce qu'un Bertrand Blier ou un Bruno Dumont sauraient tirer d'un tel livre). Mais l'ensemble est traversé par une telle sensation d'éternel humanoïde, de pesanteur sociologique, par un je-ne-sais-quoi de lancinant dans la reproduction du même, que le livre atteint à une dimension presque intemporelle. Et dans ce paysage au bas mot assez désolé, la passion du notaire pour Chateaubriand (le notaire, personnage-pivot, incroyablement incarné, à sa manière largement aussi décadent que les autres) constitue d'ailleurs une trouvaille merveilleusement déroutante et intempestive. En plus de venir bousculer le néant qui taraude ces personnages et l'angoisse d'un monde sans espérance ni culture qui pourrait constituer l'espèce de surmoi de ce roman – et peut-être de cette romancière aussi puissante que singulière.

 

Mangés par la terre, Clotilde Escalle - Éditions du Sonneur

7 mars 2017

Raymond Guérin - Du côté de chez Malaparte

 

 

Du bon côté

 

Ils ont le don des jolies idées, chez Finitude. Voici donc réédité par leurs soins, sans raison ni actualité apparentes, ce petit livre de Raymond Guérin, récit de son séjour, en mars 1950, dans la Casa Come me de Malaparte, sise tout au bout d’une pointe du monde où Godard, plus tard, ira magnifier Brigitte Bardot. « Venez », lui avait simplement écrit Malaparte – et Guérin ne se fit pas prier. 

 

Du côté de chez Malaparte est un hommage comme on n'en pratique plus guère aujourd’hui. La visite au grand écrivain est, classiquement, de celles marquent une existence, quitte, parfois, à entretenir quelques fantasmes. Elle induit une forme de révérence et de courtoisie qui, transposée dans le travail littéraire, fait toujours courir à celui-ci le risque d’une certaine complaisance, voire davantage. De cela il ne saurait évidemment être question ici, Raymond Guérin étant un écrivain bien trop irréductible, rebelle par instinct autant que par histoire personnelle. Pourtant, une certaine affectation a pu parfois me gêner, notamment au début du livre (donc du séjour), quand l’enthousiasme de Guérin semble l’inciter à trouver beau, bon et juste tout ce que dit, pense et fait Malaparte. Au point de lui inspirer un lyrisme qui, mal compris, pourrait affecter la spontanéité du propos, comme si, en plus de l’être spontanément, il avait décidé d’être charmé. Je mesure, naturellement, ce que ce jugement peut avoir d’injuste. Car l’emphase qui se manifeste ici ou là, au fil de la conversation entres les deux hommes, n’est autre que l’expression d’une admiration et d’une authentique amitié mutuelles. Ce qui, au demeurant, ne doit pas toujours aller de soi avec Malaparte, qui ne déteste pas jouer les matamores. D’une liberté assez affolante, peu soucieux des jugements qu’il peut susciter, le personnage ne demande pas mieux que de provoquer. Au cours d’une de leurs innombrables conversations, et après que Raymond Guérin a vanté sa façon « de donner l’assaut à une idée, à un fait, à un individu, de conquérir son sujet à la force du poignet… », il a cette repartie, tellement naturelle : « Oui, j’ai conscience d’avoir une vision du monde plus libérée que la vôtre. » Ce type d’assertion n’induit pourtant aucune implication d’ordre moral ou vertueux : elle est factuelle en toute simplicité. Aussi, ce qui est saisissant dans ce récit, outre qu’il se lit avec beaucoup de plaisir tant il est charnel, lettré, empathique, c’est que ces deux hommes ne se ressemblent finalement que bien peu. A cette aune, leur amitié n’en est que plus troublante, y compris peut-être à leurs propres yeux. Malaparte a ce côté canaille qui, d’ordinaire, agacerait sans doute Raymond Guérin, ce dernier étant plutôt du genre à se défier des frasques ou des manifestations par trop excentriques. Mais le courant passe, et plus que cela encore, en vertu d’une compréhension réciproque assez supérieure ; il existe de ces amitiés qui n’ont guère besoin de preuves pour s’éprouver.

 

Moyennant quoi, ce récit est une petite mine pour qui souhaiterait voir Malaparte sous un jour plus domestique. Les échanges sont nombreux, nourris, toujours vifs, souvent drôles, on mange, on boit, on rit, on courtise galamment, on admire la nature, les pierres, les odeurs, laissant Malaparte s’exprimer sans aucune pudibonderie sur lui-même, sur l’Italie (« un peuple doit accepter de faire ses comptes avec sa littérature »), sur les femmes bien sûr, au fil d’un chapitre gentiment misogyne (« avec les femmes, il est un homme qui prend et qui se sert », dit de lui Raymond Guérin), et sur tant d’autres sujets encore, graves ou légers, les uns et les autres se recoupant parfois dans une certaine allégresse ; ou encore sur son chien Febo, où le maître pourrait en remontrer à Michel Houellebecq : « Jamais je n’ai aimé une femme, un frère, un ami, comme j’ai aimé Febo. C’était un chien comme moi. C’était un être noble, la plus noble créature que j’aie jamais rencontrée dans ma vie. »

 

Enfin le livre s’achève, très intelligemment, sur quelques fragments inédits de ce journal, donc laissés en dehors de la rédaction de Du côté de chez Malaparte. Raymond Guérin n’y fait pas preuve des mêmes prudences que dans le livre, son écriture est plus directe, libérée de l’ambition littéraire de l’hommage. Ce qu’il dit ici de Malaparte corrobore en tous points son admiration, mais la chose se fait plus personnelle, plus libre, plus distanciée aussi. La rencontre entre Malaparte et Mussolini y est décortiquée avec beaucoup de vivacité, au fil de quelques scènes qui valent leur pesant d’or. Et qui achèvent de donner à ce livre un charme qui, s’il est un peu daté, n’en est pas moins très contagieux.

 

Raymond Guérin, Du côté de chez Malaparte - Editions Finitude
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 17, juin 2009

2 mars 2017

Patrick Grainville - Le baiser de la pieuvre

 

 

Du mou dans la gâchette

 

Je me souviens encore du jour où je lus L’orgie, la neige. Le livre, comme bien des livres de Patrick Grainville, s’enfouissait dans les arcanes de l’adolescence, où je vivais encore. Je crois qu’il fut mon premier livre de chair lyrique ; du moins est-ce l’impression que je conserve par devers-moi de cette prose comme coulée dans le marbre d’un classicisme que j’enviais, mais qui le corrodait en tous points par un esprit, une luxuriance, une sensualité si peu académiques. Et quoique l’Académie, précisément, eût déjà gratifié ses Flamboyants du Goncourt. S’il est de coutume, et en grande partie très juste, de considérer que les grands, les vrais écrivains, ne sont jamais les écrivains que d’un seul livre mille fois réécrit, alors il est peu de dire que Patrick Grainville en fait partie. Et si le tropisme nippon le conduit ici à tempérer son transport – mais si peu, si peu… –, ce prosateur hors pair n’a rien perdu ni de sa formidable poésie, tout à la fois descriptive et suggestive, ni de cette étrange énergie qui le conduit aux confins du romantisme. Je connais peu d’écrivains, de nos jours, capables de combiner de manière aussi viscérale le classicisme romantique et la fusion des chairs. Ce dont on retrouve ici l’expression, baroque, talentueuse et peu commune, donc, dans ce merveilleux récit, à mi-chemin entre le fantasme et l’humide concrétude des choses, entre la plus onirique légende et son incarnation la plus exaltée.

 

Les éditions du Seuil ont eu la bonne idée de reproduire en ouverture de ce roman Le rêve de la femme du pêcheur, la célèbre estampe d’Hokusai, ce vieux fou né il y a plus de deux siècles et qui doit rendre vert de jalousie le plus érudit des amateurs de mangas. Le dessin montre ladite femme qui, enserrée entre de longues et pernicieuses tentacules, s’exalte des caresses qu’une petite pieuvre embrassante prodigue à ses seins, tandis qu’une autre, plus grosse, profite de son privilège pour lui faire minette. Le baiser de la pieuvre part de cette vision sauvage, délicieuse autant que licencieuse, pour en faire entendre tous les échos possibles chez l’humain : il s’agit de sonder les cœurs autant que les reins, les tréfonds de l’âme autant que la liqueur des humeurs. Car si Grainville apparaît toujours comme l’un de nos plus grands producteurs d’impressions érotiques, aucun de ses livres ne saurait, à proprement parler, figurer dans ce seul et très exclusif registre. Ce qui se lit chez Grainville, c’est toujours au moins autant le rêve d’une vie rêvée que le fantasme d’une chair en attente.

 

Haruo est un bel adolescent : on imagine la charpente délicate et musculeuse, le torse glabre, les yeux et la chevelure d’ébène. Il est amoureux de Tô, la jeune veuve, qu’il vient épier, la nuit, dans son sommeil nu. Rien ne le fascine, rien ne l’étrangle davantage que « l’empreinte de Tô immaculée, immobilisée d’effroi, son signe nu, le vaisseau de sa chair tatouée de noirceur. » Dans ce petit village d’une petite île du Japon, là où les hommes vivent du labeur de la terre et de leur nature communiante, Haruo ne vivait pour que pour ça, que pour elle, que pour ce temps volé à la bienséance, à l’usage, à la communauté même, et « se tenait indéfiniment au bord d’un paradis impossible : c’était la définition même de l’adolescence. » De rage impuissant, pourtant, face à cet insaisissable et monstrueux rival tentaculaire. Ne pouvant « plus distinguer le corps lunaire de la veuve de la fleur vorace et tentaculaire qui l’envahissait », entendant jusqu’à ce « chant qui monta de la couche, celui de la jeune veuve Tô tordue de délices », tandis que sur l’île souvent le volcan gronde, cet « ogre gonflé de festons fantasques, constellé d’un caviar de pierres noires comme des excréments séchés. » Le baiser de la pieuvre est le récit de cet érotisme larvé, menaçant, endémique, qui contamine la terre et les hommes. Car il y a toujours eu un peu d’animisme chez Grainville, la moindre odeur de terre, le moindre bosquet de fleurs ou le plus petit animal est toujours l’excitateur possible de la sensation. Ce qui explique aussi pourquoi chacun de ses livres conserve toujours quelque chose du roman d’initiation. Ici, les initiateurs s’appellent Satô, l’amie lascive, et Allan, mystérieux chercheur aux goûts d’aventurier, qui tous deux trouveront en Haruo une source renouvelée de fantasmes et de félicités, quand lui ne peut oublier la beauté de Tô et de ses enlacements monstrueux. Ces deux-là s’en donnent à coeur joie : « Ils confondaient appendices et orifices, retournant l’homme en femme et cette dernière en cosaque carnivore. Et peut-être que les porcs domestiques qui pullulaient dans le village de Kô leur répondaient, verrats lubriques et truies tendres croyant reconnaître l’hymne de leur espèce. » Car notre animalité ne nous condamne pas : elle nous rapproche de nous-mêmes. Les meilleurs amis de Tô et Haruo, au fond, ce sont peut-être ces animaux que l’on dit si laids, et qui ici recouvrent quelque chose d’une dignité ou d’une élégance. Cette scène où tous deux sont surpris dans leur bonheur alangui par une ribambelle de pourceaux joueurs : « et les cochons déferlèrent sur Tô qui pouffait de rire. Haruo était écrasé sous la tendresse boulimique de la coche poilue dont les tétons gigotaient. » Cette autre scène, quand « ils avaient sorti la bufflonne de l’étable pour la traire dans la lumière », laissant Haruo « envoûté par la scène qui englobait la bête et la jeune femme dans cette promiscuité organique », bien obligé de voir que « la pléthore de la mamelle fleurie de tétines roses, les spasmes de lait blanc, leur éclat contrastaient avec cet entrecuisse pollué. Haruo bandait dans ce mélange de chair délicate, de suint, de toison douce et dilatée, parcourue d’artères de velours, de souillures fauves et parfumées où les doigts de Tô se glissaient. »

 

Ce qui frappe à chaque lecture de chaque roman de Patrick Grainville, c’est, disons, cette espèce de hauteur d’âme, d’allant vers ce qui à certains égards pourraient procéder d’une quête spirituelle, et qui l’éloigne à jamais de toute tentation obscène ou gouailleuse. Tô, Haruo, sont des êtres infiniment humains, touchants, sensibles, et le désir qui les entraîne est d’une pureté toute romantique. Leurs corps sont comme une préfiguration de leur âme, et c’est bien Tô dans toute sa splendeur idéelle qu’admire Haruo, quand « à l’intime luit un ruisseau de corail. » Et la découverte du corps de l’autre en dit autant sur son plaisir que sur son amour, quand « la rosace écarquillée du sexe semble affluer vers lui » et qu’enfin il pénètre « le fin jardin des chairs mouillées de l’amante. »

 

Patrick Grainville, Le baiser de la pieuvre - Éditions du Seuil
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 24, mai/juin 2010

27 février 2017

Patrick Grainville - Lumière du rat

 

 

À notre éternelle jeunesse

 

Pour peu que les mauvaises odeurs ne l’effraient pas, le lecteur entrera avec volupté dans ce roman qui, sous les dehors volontiers mordants auxquels Patrick Grainville nous a habitués, est peut-être plus sentimental qu’il n’en a l’air :


   « Armelle, sa jeune sœur, palpait avec délectation le poulet dodu et décapité qu’elle tripotait, troussait. De ses doigts experts, elle enfonçait, fourrait dans le cloaque écarquillé une farce de petits oignons et de rognons hachés. Elle bouchait le trou avec soin, beurrait le bréchet avec une mimique de sensualité béate. Entre elle et le poulet, il y avait cette connivence de la chair nue, cette complicité gourmande. Dans l’avenir, elle emmailloterait, avec la même dextérité, son bébé, caressé, dorloté, jasant et pansu : “Mon petit poulet !... ”. Après avoir changé et vidé les couches… Mettre leurs doigts partout dans la chair, leurs doigts gluants d’amour, se l’approprier, avec leur savoir-faire inné, leur empressement héréditaire, c’était leur monopole, leur apanage, leur pulsion affective, cannibale. » Merveilleuse, remarquable scène inaugurale, qui nous permettra au passage de jeter un coup d’œil embarrassé sur la grand-mère, suçotant le poulet dominical au point de s’en rendre malade et pétomane jusqu’à l’outrage, et qui donnera à Clotilde, le personnage central, l’impression que « sa grand-mère devenait elle-même chair de poulet ».


Là est le tour de force de Patrick Grainville, livre après livre : donner de l’intimité, du geste intime, de la vie organique des âmes, de l’existence anodine des corps et de l’inconscient charnel, une vision carnée d’une grande justesse lyrique.

 

D’un rat surdoué baptisé Dante aux nus classieux et glaciaux du photographe Helmut Newton en passant par le symbolisme mallarméen, la libido adolescente, New York, l’appel du large océan, les vitrines de la conjugalité parentale, le rigoureux apprentissage de la danse classique ou les fantastiques ressources de la vie animalière, l’aspect un peu foutraque des ingrédients de Lumière du rat ne doit pas désarçonner : tout finit toujours par s’ordonnancer, pour donner à ce roman une tonalité et une liberté assez singulières. Mais si la forme vise à l’éclatement, le propos ne surprendra pas de la part d’un écrivain dont le moins que l’on puisse dire est qu’il n’en finit pas d’éponger ses univers : réduit à son plus simple squelette, l’histoire s’attache aux tourments d’une jeunesse volontiers féminine et pleine de corps encore non aboutis, avide de passions organiques et d’expérience intérieure ; et, comme il convient, cette jeunesse au romantisme contrarié et aux pulsions insatiables se trouve en butte (provisoire) à un monde que domine une petite bourgeoisie elle-même inconsolable d’avoir remisé ses propres secrets de jeunesse dans la poussière abandonnée d’un établit au fond du jardin. Mais que l’on ne s’y trompe pas : la démarche, et plus encore le procédé, sont infiniment moins banals qu’il y paraît. S’il est toujours délicat de mettre l’adolescence au cœur des romans, Patrick Grainville est bien incapable de tomber dans les écueils du cœur grenadine ou de l’été indien ; sa flamboyance s’accorderait d’ailleurs assez mal à une mièvrerie qui, en dépit des apparences, guette toujours tout adolescent qui se respecte, fût-il le plus dissipé. C’est une des réussites de ce livre que de se tenir en lisière des atours de la nostalgie, usant de cette implication distante, à la fois caustique et volontiers provocatrice, qui dessine d’ordinaire les atmosphères grainviliennes.

 

Évidemment, le style n’y est pas pour rien. Tout a déjà été écrit à ce propos, et il n’est pas interdit de sortir d’un Grainville avec une vague sensation d’écœurement, ou d’euphorie trouble, tant l’écriture n’en finit pas de tourner autour du même noyau dionysiaque et de ressasser les mêmes figures humides, le même rythme tumultueux. Mais l’on ne peut que s’incliner devant la beauté assez magistrale des ornements, des visions et des enchantements. Au point que, n’était la légèreté, toute relative, du propos, l’on se croirait parfois au beau milieu d’une fulguration extirpée à Lautréamont. L’ahurissement devant la majestueuse nature se prête bien à l’exercice :


   « Au large, des vagues jaillissaient, se soulevaient au-dessus des autres, cavalaient dans des tourbillons neigeux que le vent cinglait. Les rafales barbotaient, dispersaient toute cette matière blafarde comme du grésil. La mer n’était plus qu’une immense marbrure démantelée, hérissée, pulvérisée. Un vaste champ de vacarmes, de mobilités foudroyantes, de crevasses, d’écroulements, de panaches volcaniques. Plus près d’eux, le long du rivage, ils voyaient l’avalanche de l’écume qui assaillait les failles, c’étaient des hordes de grandes houles roulantes avec des échines, des crinières de monstres. » La nature animale s’y prête peut-être davantage encore : « Des flottilles de papillons chamarrés tanguent sur les premières corolles, volettent autour des ramures plus longues. Des nids d’oisillons pépient. Dante hume leur sang chaud, voit leurs cous tendus, leurs têtes roses et crues, les cloques violacées de leurs prunelles opaques, l’hystérie de leurs becs béants. Cette fringale d’aveugles réveille ses instincts de prédateurs. Il se rue dans la touffeur du nid, ses chiures, ses duvets parfumés, au moment où le bouquet des cous soulève les boules de chair fripée au paroxysme de la frénésie, les fait sauter, bondir quasiment dans la gueule du rat. ».

 

Chez Grainville l’écriture se déverse en odeurs, en touchers et en sensations, elle se colorie de toutes les teintes de la chair, et pas seulement celle de ces jeunes humains encore inaltérés, encore sains, frémissant comme des oisillons à l’approche du désir, mais de la chair même du monde, des cellules, de la terre, des sécrétions, comme si tout était toujours destiné à devenir orgiaque et orgasmique. D’où l’érotisme bien sûr, partout, brûlant, neigeux, latent et lactescent, et dont Grainville nous prouve une fois encore qu’il demeure un des maîtres. Le désir, le trouble, l’angoisse de son propre corps, l’onanisme féminin, les premier pas, les premiers attouchements, la folle avidité d’Armelle et les prudences angoissées de Clotilde, les codes et rituels de la domination et de la possession, le rouge aux joues, la tenaille au ventre, l’humidité venante, les gestes qui tremblent puis s’affermissent, la confiance qui vient, tout est remarquablement écrit par cet écrivain qui donne l’impression de devoir ajouter des mots aux mots comme si aucun ne pouvait jamais le satisfaire, comme si l’accumulation des images, des qualificatifs, des saillies descriptives, lui offrait la moins mauvaise alternative à l’appréhension de ne jamais pouvoir écrire le sexe comme on l’éprouve.

 

Reste le rat. Étalon de la figure repoussoir s’il en est, de laboratoire ou d’égouts, sans autre fonction attribuée que celle de charrier les contaminations, d’envahir les rêves et de plomber la souveraineté du paysage mental. Celle, aussi, ici, presque panoptique, de considérer ces humains étranges que leurs instincts seuls semblent mouvoir. Et le lecteur de se souvenir que, derrière le rat, se cache un auteur. Qui doit prendre un malin plaisir à nous regarder ainsi vivre.

 

Patrick Grainville, Lumière du rat - Éditions du Seuil
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 10, mai/juin 2008

21 février 2017

Christian Gailly - La Roue et autres nouvelles

 

 

Le moins que l'on puisse dire est que les quelques livres que j'ai publiés jusqu'ici ne portent guère de traces de l'admiration que je porte à cet écrivain — preuve, s'il en était besoin, que nos influences passent par de bien insondables tamis. Écrivain dont il devient d'ailleurs difficile de parler, tant est forte l'impression que tout a été dit déjà — son minimalisme, son écriture en butées et soubresauts, sa filiation d'avec l'absurde, son amour du jazz, sa personnalité effacée, casanière... D'autant qu'aucun livre de Christian Gailly ne nous surprend jamais vraiment. Au fil du temps, on ne le lit d'ailleurs plus pour cela, mais simplement pour le retrouver, lui, son personnage, ses personnages, pour prolonger et perpétuer le joli miracle de nos premières lectures. Pour retrouver sa voix, et, par là, un peu de notre chez-soi. Pour savoir où il en est, pour vérifier.

 

On peut, pour le découvrir, commencer par n'importe lequel de ses livres, tout s'y trouvera déjà. Ce ne sont jamais, dira-t-on, que des petits livres sans histoire, des petites histoires balbutiantes, sans queue ni tête. C'est comme cette histoire de roue qui ouvre le recueil, et que je tiens pour une des plus belles pièces qu'il ait jamais écrites. Pour elle seule il convient d'acquérir tout le recueil - non qu'elle fasse de l'ombre aux autres d'ailleurs, enfin un tout petit peu quand même, parce qu'il y a là concentrée toute la matière et toute la moelle de Gailly, mais ce petit objet est tellement parfait, tellement pénétrant. Gailly a cette manière absolument unique de nous faire entendre la mélodie du temps, l'aléa perpétuel, cet accident incessant où les choses trouvent toujours à se produire, cette insoluble tension que constitue le seul fait d'être mis en relation avec d'autres humains, ou, même, simplement, avec le dehors. Il m'a toujours donné l'impression d'écrire avec les yeux écarquillés dans le vide. De ne pouvoir faire autrement que de regarder passer les choses qui lui passent sous le nez, tout en s'en découvrant parfois l'acteur. Au fond, pour lui, on dirait que les choses vont toujours trop vite. À peine le temps de les voir, de les saisir dans leur mouvement, moins encore de les penser, que, hop, une nouvelle chose chasse l'autre. Gailly passe son temps à éponger ce qui, de l'extérieur, parvient jusqu'à lui ; il est, à sa manière, le réceptacle le plus juste et le plus précis du monde ; et comme cette infinie précision vient d'un grand maître de l'ellipse, le contraste n'en est que plus étonnant, et merveilleux. Il est un des rares à savoir écrire avec cette apparente légèreté, cette grâce un peu vaporeuse, à savoir mettre un peu d'amusement et de facétie dans les choses graves et profondes dont ses personnages nous parlent, et à pouvoir laisser derrière lui autant de traces aussi indélébiles.

 

Christian Gailly, La Roue et autres nouvelles - Éditions du Seuil

6 février 2017

Christian Gailly - Les oubliés

 

 

Ne pas aboutir, surtout ne pas aboutir

 

Je ne vous tiendrai pas davantage en haleine : des Oubliés je ne dirai que du bien. Normal : c’est un roman de Christian Gailly. Et je suis un inconditionnel de Christian Gailly. Ça n’avait rien d’évident au départ, n’ayant qu’assez peu d’attrait pour une littérature que, à tort sans doute et en tout cas abusivement, je, on, qualifie de minimaliste. Bien sûr il y a Beckett – qui n’est pas pour rien dans la naissance à la littérature de Christian Gailly –, ou Échenoz, mais, et tant pis si le trait est injuste, la littérature des Éditions de Minuit est d’ordinaire plutôt du genre de celle qui m’assomme. Or rien de moins assommant qu’un livre de Christian Gailly, auteur Minuit par excellence s’il en est. À quoi donc cela tient-il ? 

 

Sans doute, mais on pointera ma subjectivité, à ces personnages qui se demandent toujours plus ou moins ce qu’ils font sur terre. Bien sûr ils finissent par traverser la vie, mais toujours dans un mouvement d’une assez belle indécision, n’en refusant pas les joies lorsqu’elles se présentent et ne s’en prenant qu’à eux-mêmes, ou dans le pire des cas au destin, quand les choses tournent un peu moins bien. Là où Houellebecq recommande l’exil au monde, Gailly se satisfait d’une distance à vivre – et y trouve la poésie. C’est une autre option, voilà tout. La mélancolie, planante quoique lourde, douce, presque chérie, donne aux personnages une belle profondeur atterrée, qu’ils dissimulent avec plus ou moins de réussite dans un réflexe de pudeur, de savoir-vivre et d’élégance. Car tous les personnages de Christian Gailly sont toujours élégants. Peu bruyants. Peu causants. Plus troublés que troublants. Plus vécus que pleinement vivants. Toujours encombrés d’eux-mêmes, balbutiants, hésitants, maladroits, incertains dans leurs gestes comme de leurs pensées. « Brighton ouvrit sa portière. S’excusa de s’être endormi. Descendit de voiture. S’excusa encore. Se retourna puis esquissa le geste de claquer sa portière. Se rendit compte à temps qu’il allait faire du bruit. La ferme doucement en poussant. N’y parvint qu’incomplètement. Poussa davantage. Sentit une vague de honte. Toute rouge lui monter au visage. Pensa renoncer. La laisser comme ça, cette portière. Mal fermée. Oui, non. La rouvrit à demi. La claqua puis, ma foi, satisfait, se retourna. Moss lui tendait la main ». Je connais peu d’auteurs à ce point respectueux du temps, donc du tempo, de nos soliloques. D’où le déplacement de l’accent rythmique, la syncope pour parler savant, ce phrasé monkien, sans achèvement possible. Ce n’est pas un procédé, ou un truc d’écrivain, vaguement éculé, répété de livre en livre, mais la seule manière de dire, de remettre les choses sur leur voie naturelle – et condamnée à l’inaboutissement.

 

J’admire chez Gailly la très profonde liberté, rudement acquise sans doute, de ne plus vouloir se fier qu’à lui-même, à sa voix propre, et j’admire qu’il sache à ce point combien l’imagination est une toute petite chose, à laquelle on ne peut sérieusement se livrer sans un travail sur la langue autrement minutieux qu’il y paraît peut-être. J’aime, aussi, que les histoires éraflent les confins de l’absurde tout en demeurant si proches de tout réel possible. C’est bien simple, il est toujours question d’amour, de mort, de solitude – de vivre. Là dessus, tout a déjà été dit, écrit : ce ne sont donc pas les histoires en tant que telles, quoique toujours merveilleusement menées, que cette manière de les animer, et d’animer le langage. L’ironie n’est jamais loin, mais toujours dirigée contre soi : l’âge du sarcasme a passé. Il faut regarder la vie en face – et c’est notre face à nous qu’alors elle nous renvoie. Les êtres ont des intentions, mais ils ne peuvent s’y résoudre. Ils ont, ou ils ont eu, des ambitions, mais ils n’y étaient pas autorisés. Ils ont des sentiments, mais c’est à peine s’ils savent s’en dépêtrer. C’est un handicap qui fait souffrir. Au fond nous sommes tous bègues, claudiquant, quelle que soit notre superbe, quel que soit notre jeu. Nous hésitons, sur tout, pour tout, sûrs de rien. Si ce n’est de notre fin. Nous en redoutons juste les conditions.

 

Naguère, une violoncelliste connut le succès, le grand, le vrai. Deux journalistes s’en vont la rencontrer. Victimes d’un accident de la route, ils connaîtront, pour l’un la mort, pour l’autre l’amour. Voilà tout. Et si Gailly nous parle de nous malgré lui, il dit aussi beaucoup de notre temps – mais sans jamais le dire, sans jamais, même, vouloir le dire vraiment, et c’est pourquoi il atteint à une assez sublime atemporalité. Un de nos meilleurs antidotes aux manières de l’époque, et tant pis si là n’est son intention. Mais en a-t-il seulement une, d’intention ? N’est-il pas seulement, en plus d’un merveilleux écrivain, ce personnage qui, depuis treize livres maintenant, et quels que soient ses noms d’emprunt, ressemble au peu que l’on sait de lui ?

 

Christian Gailly, Les oubliés - Éditions de Minuit
Article publié dans Le Magazine des Livres, n°3, mars/avril 2007

4 février 2017

Christian Gailly - Lily et Braine

 

 

Les douleurs de l'effleurement

 

J’ai donc pour Christian Gailly, depuis des années, une tendresse tenace. Au point de confondre ses romans, de ne plus vraiment parvenir à les distinguer les uns des autres. C’est qu’ils me parlent au fond d’une seule et même chose, cette chose au coeur de ses livres et qui en fait à la fois le charme et l’exception. Comme d’aucuns ont pu le dire d’une femme, j’ai pourtant commencé à aimer Gailly à une époque où la littérature à laquelle on l’associe n’était « pas mon genre ». La tendresse ne s’explique certes pas. Mais qu’avait-il donc de si singulier qu’il me détournât de mes options ordinaires ?

 

Ce que nous lisons en lisant Gailly nous donne l’impression d’être nous-mêmes accrochés à nos hésitations, à nos instantanés, à l’incessant soliloque dont nous sommes faits. Il nous rend palpable, charnel, sensuel, le travail plus ou moins conscient de la pensée. J’entends bien, ici ou là, les pince-sans-rire, peut-être davantage troublés qu’expressément agacés par cette manière impromptue (et bien commode, doivent-ils penser) de stopper une phrase en plein essor et de chercher à coller à tout prix au silence, ce point ultime d’avant le son qui est le creuset de nos pensées. Ils y voient un truc d’écriture, non pas une exigence ou une estampille, mais plutôt un gadget, quelque chose d’un démagogisme. Ce que dément depuis toujours la tonalité de ces romans à fleur de peau, d’une peau lessivée où subsiste toujours un dernier grain d’énergie, un parfum de ce genre très particulier d’espérance que l’on trouve parfois dans le creux de la désespérance.

 

C’est cela, Gailly : un pessimiste qui traverse l’existence armé de son seul rictus – et de son talent, qu’il a immense, donc. Qu’y a-t-il dans ce rictus ? Mine de rien, une éthique : celle du jazz – car le jazz est aussi cela. Écrire de courtes phrases insolemment ponctuées ou avancer par emboîtements de syncopes ne suffit pas à écrire jazz – sans doute le cadet des soucis de Christian Gailly, et on le comprend ; mais c’est un fait qu’il connaît trop bien les arcanes de l’improvisation pour que celle-ci n’ait pas, au fil du temps, creusé chez lui ses propres sillons. D’où cette écriture, donc, toujours en équilibre, allusive par tropisme, précise par attention au réel, tendue comme peut l’être un chorus bien placé, un chromatisme de fin de phrase cherchant sa résolution. D’où, surtout, cette permanente hésitation de la pensée et de l’agir devant le cours des choses. Sans chercher à en faire une règle ou un poncif, la liberté inhérente au genre induit chez les musiciens de jazz une certaine manière d’être au monde qui préexiste sans doute à leur pratique artistique. Cette manière effleure le monde plus qu’elle ne leur permet de l’habiter. Elle est à la fois très terrienne, attentive à l’humus de la vie, à ses moindres instants, pourquoi pas désireuse de s’y soumettre, et formidablement azurée, vaporeuse, immatérielle. Les personnages de Christian Gailly sont ainsi, toujours. Ici encore, le personnage de Braine n’échappe pas à cet état, même si sa difficulté à glisser ses pas là où on lui a tracé un chemin trouve en partie son explication dans un long séjour à l’hôpital. Pour ce type humain dont la conscience navigue entre prosaïsme et onirisme, entre ancrage terrien et souffle céleste, aucun chemin ne convient jamais. On est à la fois un peu trop vivant et un peu trop mort. Et on aime tout trop. Trop mal ou trop peu, avec trop de douleur ou d’instinct, et « c’était peut-être ça, sa véritable infirmité. L’invalidité qu’il avait rapportée de là-bas. Une incapacité à ne pas aimer. »

 

Mais Gailly ne vaut pas que pour cette façon magistrale d’accompagner les errances de ses personnages. Cela n’offrirait que motif à une longue digression, fût-elle splendide, mais ne suffirait pas à transmettre cette sensation de halètement où ses livres nous jettent. Aussi, ce qui fait que les livres de Christian Gailly sont toujours de grands livres, c’est qu’il est aussi un merveilleux conteur, qui sait travailler au geste et à l’effet, à l’oreille et au silence. Et par dessus tout raconter des histoires dont l’alchimie parvient à ralentir le temps tout en lui rendant son exceptionnelle densité. Celle-là, d’histoire, pas plus que les autres, ne saurait vous décevoir.

 

Christian Gailly, Lily et Braine - Editions de Minuit
Article paru dans Le Magazine des Livres, janvier 2010

28 janvier 2017

Jean Freustié - Les Collines de l'Est

 

 

Le juste ton

 

On se trompe toujours lorsqu’on croit pouvoir définir le moderne comme l’homme de son temps : celui-là ne fait jamais que se conformer à quelques attractions majoritaires. Ce qui est moderne ne nous apparaît souvent qu’après coup, quand ce qui fut jadis, et tout en en portant les couleurs, continue de nous alerter aujourd’hui. À cette aune, et vingt-cinq ans après sa disparition, la lecture de Jean Freustié (pseudonyme de Pierre Teurlay) pourrait bien donner quelques leçons à certaines de nos figures les plus contemporaines, parfois un peu trop soucieuses de se fondre dans l’écume.

 

Réédité à l’occasion de cet anniversaire par Le Dilettante, La Table Ronde et Grasset, l’on découvre ainsi une plume à l’ironie plus ou moins dépressive, un regard sur le monde tangible où entrent de la langueur, du détachement, un sentiment mêlé de lointaine étrangeté et d’empathie pour les humains qui l’environnent, autant de manières peut-être de tenir en bride une sensibilité souterrainement écorchée. Les neuf nouvelles qui composent ce recueil, publié une première fois en 1967, donnent le ton de l’œuvre : une élégance sombre et débarrassée de toute tentation lyrique ou édifiante, une écriture trempée dans la chair de l’existence quotidienne autant que mise à distance de l’histoire vive. Cela donne quelques joyaux, tel ce Verre de mirabelle, où le narrateur, médecin comme le fut Jean Freustié, constate qu’il est en train de « braver le cours ordinaire de [son] ennui » à l’occasion de l’agonie de la grand-mère de sa femme. « Je serai en retard à la maison ; de quelques minutes. Mais de la mauvaise conscience j’ai aussi une longue habitude. Je ne commets d’ailleurs que des incartades mineures, celles qui, sans agrandir la vie, compromettent à coup sûr l’avenir. Le somptueux, je l’ai connu parfois, il me fatigue. Je le laisse à plus prétentieux que moi et je reste avec ma fatigue. » Ce qui intrigue Freustié, ce qu’il va, avec cet air de ne pas y toucher, décrypter, retourner, ce n’est pas tant la vie matérielle que l’ennui, ou ce que l’on appelle l’ordinaire, ces situations anodines et morales de la vie des hommes. « Il s’agissait de sa grand-mère à elle, ce qui ne change rien à ma moralité. Je ne suis pas ignoble ; pas même indifférent. Le seul fait important est que la vie des autres, pour moi – comme pour d’autres – se déroule dans un autre univers. Mais j’en suis conscient. » Une folie légère vaporise ces neuf récits, où saillent ce que l’on devine être les quelques blessures et obsessions de l’auteur, son inadéquation au monde, son embarras à devoir y paraître et y évoluer, sa maladresse à ne pas y parvenir, et la délicatesse d’un esprit à la sensibilité très profonde.

 

Jean Freustié, Les Collines de l'Est - Editions Le Dilettante
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 11, juillet/août 2008

25 novembre 2016

Jacques Josse - L'ultime parade de Bohumil Hrabal

 

 

 

De l'ultime parade de Bohumil Hrabal, aura-t-on le fin mot ? Rien n'est moins sûr : jamais, probablement, l'on ne saura si l'écrivain chuta par accident ou délibérément de la fenêtre de sa chambre de l'hôpital de Prague, ce jour de février 1997. Jacques Josse, bien sûr, ne s'attache pas reconstituer le drame, pas plus qu'il ne cherche à l'expliciter ; tout juste semble-t-il songer, mais entre les lignes, que la chose, d'une certaine manière, allait de soi, terme logique, disons concevable, d'une existence brinquebalée par le siècle, d'une trajectoire d'écrivain que la peur "tenait entre ses griffes". Avec la justesse et la sensibilité qu'on lui connait, Josse dresse du grand écrivain tchèque un portrait à la fois impressionniste et concret, figure quotidienne et hors-normes, pétrie de joies simples, terrestres, mais en butte à un certain nombre de fêlures : une figure terriblement présente.

 

Les livres de Josse, brefs, limpides, s'agencent toujours le long d'un petit fil de mélancolie : sans doute fait-il partie de ces écrivains qui, sans le vouloir ou spécialement chercher à l'entretenir, ne peuvent s'empêcher de se retourner sur les lieux et le temps d'où ils viennent, et de reconnaître leurs dettes envers ce qui a croisé leur chemin. Ce petit fil de mélancolie, noué à cet écrivain tellement vivant, qui aimait s'asseoir parmi les siens à une table du Tigre d'or et, rageur, malicieux, y boire plus que de raison, donne à Josse l'occasion d'une déambulation délicate et sereine dans l'existence d'Hrabal. De fait, l'évocation discrète des conditions de sa naissance, des innombrables petits métiers auxquels, censure oblige, il fut acculé, de cette sensation de peur qui l'habitait, de l'amour qu'il portait à sa femme, constitue un hommage pudique à l'homme autant qu'à l'écrivain.

 

De la Seconde Guerre mondiale au Printemps de Prague jusqu'à la Révolution de velours, c'est peu dire que Hrabal rencontra le siècle, à commencer par ses convulsions. Peut-être faut-il y voir les raisons de cette trop bruyante solitude qu'il donna comme titre à l'un de ses textes marquants, cette histoire de mots qui meurent, ce "monologue sorti du fond des caves" qui, comme Josse le suggère, pourrait bien à lui seul contenir tout Hrabal. Lui qui souffrait tant de "la blême, la morne, l'efflanquée, l'insupportable solitude" ne saura jamais qu'au Tigre d'or et bien d'autres bars du monde, les inconsolables se retrouvaient pour lui dire, lui chanter, lui crier qu'il n'était pas seul.

 

Jacques Josse, L'ultime parade de Bohumil Hrabal
Sur le site des Editions de la Contre-Allée

19 novembre 2016

Christian Estèbe - Le petit livre de septembre

 

 

Des lettres à l'être

 

Par complexion personnelle, j’éprouve toujours une certaine équivoque à la lecture de ce genre de livre. Une part de moi y reconnaît d’emblée quelque chose à laquelle je suis sensible, une douceur, un susurrement, un retrait, presque un exil, cette sonorité tranquille que j’aimais, plus jeune, lorsque je lisais, par exemple, Christian Bobin – la manifestation d’une certaine inadéquation, tenace, ancienne, au monde tel qu’il se présente –, mais une autre part s’en agace, ou s’en défie, renvoyant tout cela à quelque vaine lamentation, à un abattement dont je me défends (encore) un peu. Christian Estèbe, dont le livre Petit exercice d’admiration, en hommage à Marc Bernard, rencontra l’an dernier ce qu’il convient d’appeler un succès d’estime très mérité, nous conte ici l’année qu’il passa du côté de Montauban, à Caussade, où il exerça au collège les fonctions d’aide-bibliothécaire avec le statut de CES – contrat emploi solidarité. Entre souvenirs personnels, événements de la vie du collège, pensées libres sur cette étrange communauté des professeurs et discussions un peu balbutiantes avec les élèves, il nous donne ainsi à partager le quotidien d’un homme qui se retrouve en charge d’un groupe d’enfants en pleine formation – affective, sexuelle, sociale, intellectuelle. C’est écrit avec beaucoup de tact, de tendresse, de retenue, d’humour, c’est d’une poésie assez simple, ample et brève à la fois, toujours juste. En même temps, ce que l’on perçoit est évidemment plus lourd, plus mêlé, plus amer aussi ; une mélancolie très tranquille, presque muette, jamais désespérée, presque espérante.



Ce qui me plaît, ou que d’emblée je comprends, c’est cette lassitude devant l’activisme disciplinaire et pédagogue, selon lequel il vaut toujours mieux faire plutôt qu’observer et attendre, quitte à mal faire, et aussi cette forme de renoncement, qui ne serait que cela s’il n’était au fond nourri d’une très ancienne sagesse. « Je ne me sens pas non plus impliqué dans la vie d’autrui, l’aventure d’un être humain est à la fois trop simple et trop complexe pour que je puisse y prendre part », note l’auteur comme pour s’excuser par avance de ne pas réussir à faire exactement tout ce qu’on (l’Éducation nationale) attend de lui. Tout cela est écrit sans forfanterie, sans humilité forcée, et il n’y a jamais rien d’édifiant. En même temps, autant de douceur peut aussi avoir quelque chose d’agaçant, d’irritant, d’un peu facile parfois. Car il y a une certaine facilité, oui, à railler tel « prof barbu » avec son « côté faussement de gauche et cette petite queue de cheval sur la nuque », comme à dire sa tendresse pour des adolescents qui « apprennent tellement de choses que leur vie leur fera oublier et si peu qui les aideront à mieux vivre ». C’est vrai qu’ils sont agaçants, ces « profs », avec leurs marottes pédagogiques et « leurs petites névroses administratives avec au bout la retraite » ; et c’est vrai qu’ils sont touchants, ces adultes en devenir, mal dans leur peau, mal dans leur être – après tout, n’est-ce pas ce que nous fûmes, nous aussi, peu ou prou, et n’est-ce pas, en partie, ce que nous demeurons ? Il faut tendre un fil entre les habitants de ces deux mondes qui ne se veulent pas, qui s’épient et qui se fuient, les uns parce qu’ils ne sont plus en âge de vouloir et de pouvoir en être, les autres parce qu’ils ne sont pas encore vraiment certains, et on peut les comprendre, de vouloir y entrer. L’aide-bibliothécaire Christian Estèbe joue un peu ce rôle : patiemment, généreusement, il rapproche les jeunes adultes de ce qui les attend, et, vaille que vaille, tente de rappeler aux déjà adultes ce qu’ils furent peut-être. Mais tout cela est voué à l’échec, naturellement, un certain échec – « je ne serai pas repris l’an prochain, pas assez autoritaire. » 



Au fond, tout livre sur l’expérience de l’éducation est peut-être un livre de l’échec. Ces enfants qui nous échappent, avec qui nous partageons si peu de choses, ces professeurs fourbus, lassés, à la vocation éteinte, qui considèrent parfois les « élèves comme un troupeau qu’il faut faire paître en évitant les ennuis », et qui échouent à se faire comprendre autant qu’à comprendre ce qu’ils ont en tête – « De quoi pouvions-nous bien parler lorsque nous avions leur âge ? » Et lui, l’aide-bibliothécaire, qui parvient, cahin-caha, à conseiller quelques lectures, à exciter une flammèche d’intérêt pour un livre ou un écrivain, précisément parce que son ambition est modeste – donc démesurée : « Je sais qu’il s’agit tout autant de ne pas perdre des lecteurs que d’en gagner. » 



Christian Estèbe n’est pas un maître, encore moins un pédagogue. Il n’est qu’un écrivain rongé par les livres, et vivant par eux. Il transmet son amour par petites touches, par œillades, quelques mots bien sentis – tout ce que la machine instructrice ne peut, ou ne veut faire. À la toute fin, ces enfants partiront, lui se retournera. Et il n’en restera qu’un, d’enfant, le sien, le seul envers qui, finalement, il se sentira une responsabilité : « Certes, je ne suis pas enseignant, mais j’espère être pour mon fils un prof de l’être. »

 

Christian Estèbe, Le petit livre de septembre - Éditions Finitude
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 12, octobre/novembre 2008

18 novembre 2016

René Ehni - Apnée

 

 

 

René Ehni poursuit donc son œuvre, inclassable, à l’écart des doxas, des mouvements, des écoles, fidèle à une langue en permanente révolution. Aussi Apnée est-il un livre très étrange, d’aspect sibyllin, presque ésotérique, façonné dans un idiome singulier, une gouaille à laquelle échappe toute comparaison, mélange ébouriffant de vertus classiques, de traditions frontalières et d’oralité. Sans toujours être bien certain de comprendre ce qu’on a lu, on s’y esclaffe pourtant presque aussi souvent que l’auteur. Car c’est un pince-sans-rire, un farceur spirituel, un joueur – une sorte d’iconoclaste, si le mot ne résonnait aussi étrangement dans ce texte que traverse la foi des catacombes. Sous ses dehors plaisants et patoisants, Apnée est donc un très beau texte, lyrique, inspiré, fougueux, dont l’ironie caractéristique ne cherche en rien à dissimuler une certaine forme de chagrin. Car Apnée est d’abord un tombeau aux amis ; et spécialement à Christian Bourgois, disparu à la toute fin de l’année dernière. 

 

L’apnée – ce moment où la respiration est suspendue sous le coup de l’effort, de la stupeur, du trop-plein d’émotions – : à lui seul, le titre dit combien l’hommage, et les souvenirs qui y sont attachés, induisent une forme d’ahurissement douloureux. Aussi, pour peu qu’on parvienne à entrer dans cette langue charnue, fulgurante, initiatique, on rencontrera ici bien des fantômes. On y rencontrera d’ailleurs Ehni lui-même, revêtu des habits du mort, parce que « je trouve que l’enfouissement de ma personne dans les habits de Christian est une bonne façon de porter sa disparition ». Ces amitiés enfouies n’ont pas fui, les êtres partis ne l’ont pas quitté : il convient d’« arpenter les champs où rôdent les formes éthérées », car « si nous ne portons pas les morts, ils n’arriveront jamais ». Cette évocation fournit à René Ehni l’occasion d’un retour presque inclassable sur lui-même, et sur une existence qui avance dans le compagnonnage constant de la mort et des mots.

 

René Ehni, Apnée - Christian Bourgois Editeur
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°13, décembre 2008

3 novembre 2016

Maximilien Durand - Parfum de sainteté

 

 

Cachez ce saint

 

Disons-le tout net : pour un coup d’essai, c’est un coup de maître, une petite leçon de style, de grâce et d’esprit. Dispositions dont il ne fallait certes pas être démuni pour rapporter l’existence très amère (mais fort glorieuse) de ces huit saints rendus ici à leur humaine, très humaine carnation. Trop humaine, d’ailleurs, suggérera peut-être le croyant attisé par une foi mauvaise. Sans doute la vanité, l’égoïsme ou la perversion ne sont-elle pas vertus ordinairement attribuées aux bienheureux. Mais c’est oublier qu’avant d’être saints, il fallut bien qu’ils fussent hommes – ou femmes. Le chemin vers la sanctification obéit à des lois non écrites, et l’Église comme les croyants peuvent bien se satisfaire du résultat sans se soucier de ce qu'il fallut endurer (ou faire endurer) pour y parvenir. 

 

La colère, l'envie, la luxure, l'orgueil : si la recension n'est pas tout à fait complète, il est plaisant de songer que ces péchés capitaux aient pu ou puisse être partagés par des êtres dont l'exemplarité (ultime) n'est plus à démontrer. Aussi ces huit nouvelles regorgent-elles de descriptions des très saintes errances, toutes plus évocatrices les unes que les autres, et parfois terribles (vous sentirez la puanteur rédemptrice de Sainte Lydwine de Schiedam et frémirez au martyre dans Ecce homo.) Nous aurions grand tort, toutefois, de chercher une quelconque forme d'impiété dans cette litanie des perversions : ramenés à leur condition initiale, nos huit saints n'en sont que plus admirables, et leur bravoure, leur abnégation et leur détermination pourraient en remontrer à plus coriaces que nous. Maximilien Durand, qui croit en la sainteté, s'en est d'ailleurs fort bien expliqué dans le journal Le Temps : "Derrière la recherche de la perfection, il y aussi la recherche d'une vie à part. Et quand on enlève la perfection, il reste quand même l'héroïsme." Il ne s'agit pas tant de désacraliser ou de rabaisser l'extraordinaire à un ordinaire corrompu, mais de montrer en quoi la sainteté est avant tout une démarche obsessionnelle, qui certes ternit l'icône apaisante que l'on connaît, mais qu peut aussi la rehausser à l'aune de valeurs plus prosaïquement humaines. Le saint est un extrémiste en ce sens qu'il accepte de se vivre à l'extrême et d'en supporter les conséquences. Sa cause et sa conscience le regardent. Et si l’Église ne voit que du feu à son manège, qu'importe : on n'en fera pas une Cène.

 

Maximilien Durand, Parfum de sainteté - Editions Les Allusifs
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°4, mai/juin 2007

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