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Marc Villemain
4 mars 2014

Nicolas Cavaillès - Vie de monsieur Leguat

 

 

Il y a chez Nicolas Cavaillès, dont cette Vie de monsieur Leguat est le premier roman, quelque chose qui n'est pas sans rappeler les humanistes de la Renaissance : une attention particulière à la nuance et à la précision - autrement dit une certaine éthique de la justesse -, la revendication de la liberté de l'esprit, un sens très assuré du Beau, une manière de donner de l'amplitude à la pensée et à la phrase, un refus de l'emphase et du tape-à-l'oeil, un certain détachement du monde aussi, modulé par une sensibilité particulière, pour ainsi dire pré-sociologique, au réel et aux manières de vivre des hommes. Bref, tout ce qui pourrait constituer le caractère de que l'on appelait naguère un gentilhomme, gentilhomme qu'à bien des titres incarne ce François Leguat, lequel ne connut donc jamais la postérité de ces grands explorateurs dont nous connaissons les aventures depuis l'école primaire, et qui pourtant vécut une vie comme on ne peut plus même imaginer qu'il fut possible d'en vivre. Je serai même presque enclin à voir dans ce prestigieux substrat humaniste ce qui, chez Cavaillès, le détourne de l'intention romanesque pure ; quelque chose qui pourrait dire, en substance : à quoi bon l'invention, quand la vie des hommes est toujours plus riche que toutes nos improbables chimères ? Il n'y a pas, ou peu, chez Cavaillès, l'envie de divertir, d'enchanter ou de faire rêver. Vie de monsieur Leguat atteste plutôt d'un désir de témoignage, de transmission, presque d'édification. Mais, Cavaillès sachant ce qu'écrire veut dire, son écriture, imagée, évocatrice, ferme et délicate, à la fois ample et épurée, finit par conférer à ce texte une sorte de gravité légère et presque euphorisante. De là sourd une tension, un cheminement, aussi peut-on dire, oui, que, de roman il est tout de même question - d'ailleurs qu'est-ce que le roman, sinon, aussi, cette force assez mystérieuse qui confère à nos mots les plus simples et à nos intentions les plus nettes la puissance des vies réinventées ?

 

De ce François Leguat, on ne sait, encyclopédiquement, qu'assez peu de choses, si ce n'est, donc, qu'il naquit français vers 1637 pour mourir londonien à l'âge de 98 ans (ce qui est déjà assez remarquable), qu'il fut, avec tant d'autres, chassé de France par la révocation de l'Edit de Nantes, qu'avec dix autres de ses compagnons d'infortune il prit les mers sur une petite frégate baptisée L'Hirondelle et que, comme en écho anticipé à l'Oceano nox que Victor Hugo n'a pas encore écrit (Combien ont disparu, dure et triste fortune ! Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune, Sous l'aveugle océan à jamais enfouis !), la plupart n'en revinrent pas. Vivant de peu, de rien, inventant une vie sur des îles parfois à peine plus grandes qu'un gros rocher, Leguat connut les fers, les maladies et toutes les dérélictions possibles de la chair, la trahison et la brutalité de ses congénères, l'adversité conjuguée de la nature et des hommes, avant de mourir dans les bas-fonds de Londres, où Cavaillès, sans doute ici un peu romancier, l'imagine, racontant une vie d'aventures aux pauvres bougres qui, à des heures indues et le ventre plein de mauvais alcools, l'écoutent peut-être, non sans distraction, un peu comme on prend plaisir à entendre un oiseau chanter dans sa cage. Trois vies en une, c'est ce que nous dit Nicolas Cavaillès de ce François Leguat, dont le portrait tout de courage et d'humilité, d'abnégation et de constance, de sagesse et de curiosité pour le monde, ne pourra que toucher le lecteur. Pas un roman, donc, ou pas tout à fait, moins encore une de ces chroniques voyageuses qui rendent le lecteur impuissant à distinguer entre le vrai et le possible, entre l'imaginable et l'improbable, mais, plus humblement et sans affectation, le récit très sensible d'une vie à la fois exemplaire et dramatique, héroïque et retirée, taraudée par l'appétence à la vie et le côtoiement incessant de la mort, et où pointe la belle et enchanteresse nostalgie des mondes éteints. 
 

Le prix Goncourt de la Nouvelle vient d'être attribué,
ce mardi 4 mars 2014, à Nicolas Cavaillès.
 

Mes recensions d'ouvrages des Editions du Sonneur, où j'officie comme éditeur,
ne sont publiées que sur ce seul blog personnel.

 

Nicolas Cavaillès, Vie de monsieur Leguat, Éditions du Sonneur

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