THÉÂTRE : Voyages avec ma tante, de Graham Greene
Enfant, j'étais ce qu'il convient d'appeler un inconditionnel des Frères Jacques. Et c'est bien à eux que, spontanément et contre toute attente, j'ai pensé, dès les premières secondes de cette formidable adaptation des Voyages avec ma tante. Bien sûr ils sont quatre, bien sûr ils portent tous de beaux chapeaux, et de bien beaux costumes, mais il n'y a pas que cela : c'est surtout l'esprit du fameux quatuor vocal que prolonge ce tout aussi irrésistible quartet composé de Claude Aufaure, Jean-Paul Bordes, Dominique Daguier et Pierre-Alain Leleu. L'esprit : la gaieté poétique, le goût de la satire, cette facétie tellement flagrante, tellement viscérale qu'on pourrait la désigner comme une dimension de l'éthique, et ce grain de jeu et de folie où se niche quelque chose d'une éternelle jeunesse, potache, libre, irrévérencieuse. De la même manière que l'on sait, dès le premier paragraphe d'un roman, que l'on a (ou pas) affaire à un authentique écrivain, on sait, dès les premières secondes de cette pièce, que la réussite sera au bout : dans cette seule manière que ces quatre-là ont d'arriver sur scène et de se saluer (“Comment allez-vous ?”), on comprend que c'est gagné, qu'ils n'auront besoin d'aucun préambule pour nous mettre à leur diapason.
La vie d'Henry Pulling se déroule dans la plus grande sérénité : l'homme jouit de sa juste retraite d'employé de banque sans autre obligation ni tourment que d'avoir à prodiguer des soins à ses dahlias. La crémation de sa mère bouscule pourtant ce paisible édifice, donnant l'occasion (un malheur n'arrive jamais seul) à Tante Augusta de débouler dans sa vie et de la mettre sens dessus dessous. Où l'on retrouve ici un Claude Aufaure évidemment souverain, et décidément très à son aise avec la rombière anglaise - on se souvient de son récent triomphe dans le rôle de Lady Bracknell, le personnage principal de L'importance d'être sérieux, d'Oscar Wilde. Le personnage de Tante Augusta est aussi délicieux que fourbe, aussi autoritaire que larmoyant, et cette impertinente qui minaude plus souvent qu'à son tour n'a jamais rien contre quelques grivoiseries - pour peu que cela fût en dressant l'auriculaire. Aufaure excelle à donner une vitalité de tous les diables à cette vipère sournoise, il est parfait pour pasticher ses simagrées, incomparable pour railler les vraies-fausses misères d'une aristocrate qui a tout du dindon de la farce, et impeccable lorsqu'il s'agit de lui conférer un vernis de moralité, de lui faire pousser des hauts-le-coeur, de s'agacer des autres ou de se morfondre sur son sort.
Mais c'est bien d'un groupe qu'il s'agit, et ce qui frappe, d'emblée, c'est le lien entre ces quatre comédiens, la densité très profonde de leur complicité. Jean-Paul Bordes en teenager indolente et junkie sur une banquette de train ou en baroudeur latino-américain plus ou moins affidé de la CIA (pour le coup, j'ai plutôt pensé à Tintin et les Picaros, où il aurait fait un fameux Général Tapioca) ; Dominique Daguier, très imposant en improbable amant d'Augusta (laquelle est surtout folle d'un certain Visconti, gredin de première) ou dans le rôle de ce domestique noir répondant au nom, follement romantique, de Wordsworth ; Paul Alain-Leleu en mauvais flic de série B (et en préposé aux bruitages, à l'affection canine et au grincement de perroquet...) : tous sont absolument prodigieux de vitalité, de constance et de nuance, et leur plasticité, leur aisance à passer d'un rôle à l'autre ne peut que soulever l'enthousiasme. Car ne nous y trompons pas : nous avons ici affaire à un théâtre éminemment technique, millimétré, où le comique réside autant dans le détail, la minutie du déplacement, de la pantomime ou de la composition, que dans la vivacité des scènes ou des répliques.
Reste que ces quatre comédiens, aussi accomplis soient-ils, auraient bien pu, après tout, ne pas suffire à faire d'une telle réussite un authentique exploit. C'est là qu'il faut souligner le brio et l'intelligence du travail de Nicolas Briançon, qui a su, avec trois bouts de ficelle (en l'occurrence, quatre chaises, un fond de décor épuré et quelques éclairages très malins), donner à la pièce une impétuosité, une fringance absolument remarquables. Et si tout est vif, s'il n'y a ni excès, ni temps morts, l'on ne peut qu'applaudir à cette manière presque maniaque de maîtriser le tempo ; à cette aune, les quelques très brefs interludes dansés, dont certains ne sont pas sans évoquer le music-hall, constituent des respirations pleines d'humeur et de sens : quelques pas, quelques pirouettes, et nous voilà projetés au Paraguay, à Paris, Istanbul, Buenos Aires ou Brighton. L'économie de moyens va de pair avec une profusion de trouvailles, et vraiment c'est un bonheur que de pouvoir applaudir à autant de liberté et d'ingéniosité.
Voyages avec ma tante est, de l'aveu même de Graham Greene, un “amusement“. Mais, relève-t-il à la suite de l'appréciation d'un critique, il s'agit aussi d'une façon de “rire au bord du gouffre”. C'est qu'il s'agit bien d'évoquer en riant la vieillesse, la mort et ce que l'on en fait ; à quoi il faut ajouter que l'auteur porte un regard, certes drolatique mais acéré, sur un certain exotisme tendance colonialiste, et sur ces dictatures très latines qui permirent à quelques nervis nazis de se refaire une santé. Et le fait est que, si la pièce est incontestablement une comédie, elle réalise cet autre exploit de nous laisser repartir avec la sensation douce-amère d'une certaine poésie, d'une certaine nostalgie, en tout cas d'une désuétude élégante et légère : le sentiment que, derrière la raillerie, derrière le cocasse et la cabriole, affleure une sorte de compassion pour ces êtres à l'histoire névrotique, qui puisent dans les vertus de l'action, du voyage, du jeu social et même de leurs petites manies, une profonde aspiration à la vie. Ce qu'incarnent à la perfection ces quatres merveilleux comédiens, dont on ne se lasse pas d'applaudir la folle jeunesse.
Adaptation et mise en scène : Nicolas BRIANÇON (d'après la version scénique de Giles Havergal) * Avec : Claude AUFAURE, Jean-Paul BORDES, Dominique DAGUIER, Pierre-Alain LELEU