Analepsie lyrique, ou ma convalescence avec Keith Jarrett
Keith Jarrett, Bordeaux Concert
ECM, le 30 septembre 2022
Ce à quoi l'on a d'ores et déjà accès (Part II, III, et XI) du prochain album de Keith Jarrett s'accorde, pour ne pas dire fraternise aussi merveilleusement qu'il est possible avec mon être convalescent. Quand la maladie et la fatigue entravent le corps – mais avant que cela soit insoutenable –, alors les sens trouvent parfois à s’aiguiser, comme si l’esprit cherchait à pallier le déficit de chair en s’ouvrant plus largement aux sensations.
L'album qui paraît ce 30 septembre, témoin de ce qui aura été le dernier concert d'une tournée européenne qui s’acheva donc à Bordeaux le 6 juillet 2016, contiendra XIII Parts. Mais les trois premières publiées suffisent déjà amplement à mon bonheur, et c’est peu dire que si tout est de cet ordre, alors une nouvelle pierre sera greffée à ce diamant déjà immensurable qu’est la discographie de Keith Jarrett.
À moi, Part II raconte la part volontaire, rebelle du corps en lutte. Ce corps qui doute, se questionne et trébuche sur les apparences trompeuses qui se forment dans l'esprit du valétudinaire au gré des douleurs ou de la léthargie. Résolu à se battre, le corps ne peut rien contre le mal impérial : fébrile, pataud, nourri d’espoirs fiévreux, il échoue finalement à s'anesthésier ; d’où cette ultime tentative de marche brève, incommode et fuyante.
Part III, c'est ce moment où, rompu, le corps consent à la fatigue : il joue le jeu d’une sorte d’étrange résignation bienvenue, presque attendue. C'est un moment finalement d'une assez grande douceur, l'acceptation de la langueur portant avec elle la fin de la crispation et conduisant les chairs à un relâchement presque mécanique – même si le sentiment de cet abandon malmène l’esprit.
Part XI, tout s'élargit. L'abdomen, la cage thoracique, le ventre : tout se gonfle jusqu’à laisser entrer une lumière très blanche, proche peut-être du sentiment d'espérance, et constitutive d'une joie douloureuse par moments mais d’une joie quand même, et incommunicable. Sans que jamais la tension ne se résolve, à l'instar de ces grappes de notes isolées, notes d'argent incessamment tendues vers leur achèvement. C’est comme l'annonce – mais l'annonce seulement – de la possibilité d'une renaissance. D'où cette incapacité qui est mienne, en écoutant ce passage arrache-larmes et incroyablement lyrique (j’y ai éprouvé quelques réminiscences du sublime October 17, 1988, dans le Paris Concert) à pouvoir distinguer, sous les mêmes accords, dans la même mélodie, ce qui appert de la lumière et ce qui émane de l'obscurité. Tout ici est retenu, maintenu dans sa lenteur principielle : chaque trait est un souffle, chaque souffle un effort sur soi. La musique dit : il faut s’accrocher. Et j'en reste sur cette sensation perplexe mais lénitive, roborative, d’une conclusion qui pourrait venir – qui viendra.
Proposition de lecture : Je ne saurais trop recommander l'article que Francis Marmande rédigea pour Le Monde au lendemain de ce mythique concert bordelais. Francis Marmande est, pour moi, depuis des décennies, le critique dont je me suis toujours senti le plus proche dès qu'il s'agit de Keith Jarrett - et d'autres choses aussi, d'ailleurs. À lire ici.