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Marc Villemain
3 mai 2017

Jean-Claude Lalumière - Blanche de Bordeaux

 

 

Un bon vieux Bordeaux

 

Une fois digérée la couverture, qui évoque davantage la mièvrerie d’une collection Harlequin qu’elle ne laisse augurer une quelconque promesse de mystère, vous ne courez d’autre risque que celui du plaisir à ce premier roman de Jean-Claude Lalumière. C’est d’ailleurs ce qui en fait le charme autant que la limite, mais nous y reviendrons.

 

L’histoire se déroule à la fin des années 1990, lorsque la municipalité entreprend de démolir la Cité Lumineuse, grande barre sise dans le quartier de Bacalan, au nord de l’agglomération bordelaise. Les mobiles de cette destruction programmée sont assez sourds, mâtinés d’ambition politique et d’affairisme local. Certes, une barre est une barre, et une barre n’a d’autres raisons d’être que de fournir un habitat à loyer modéré. Mais l’homme étant aussi un être social, il parvient toujours à créer de la sociabilité là même où il n’est pas initialement venu de son plein gré : ce que nos bobos tentent de retrouver sous l’étiquette de la vie de quartier est souvent le produit d’un processus social contraint, une solidarité de voisinage caractéristique de ce que put être naguère l’entraide ouvrière. Bref, Bacalan « resterait physiquement une enclave quoi que l’on y détruise », et la Cité Lumineuse aura son comité de défense au « Rendez-vous des Chasseurs », comptoir qui tire son nom du temps où, en lieu et place de la cité de béton que balaie parfois un « vent de bitume », s’étendaient les marais où l’on tirait encore du gibier d’eau.

 

Car c’est à une sorte d’élégie des mondes engloutis que nous convie Jean-Claude Lalumière, le temps d’un polar dont le charme un peu désuet est souvent irrésistible. Polar quasi social d’ailleurs car, non content de faire revivre une époque, il donne des ouvriers, des petits commerçants et des gens de peu une peinture pleine de tendresse et d’empathie, peinture que domine un sentiment de noblesse de classe et de pudeur fraternelle. Tout cela est peut-être un peu idéalisé, mais après tout pas si désagréable à lire, dans une période où la figure du héros se confond souvent avec celle du manager transfrontalier défiscalisé – quand ce n’est pas celle du politicard au bras d’un mannequin croqueur de mâles. Il y a quelque chose de Simenon dans cette manière de s’attacher un univers laborieux et d’éclairer le dénuement sans alourdir le trait ; et l’on pourrait convoquer jusqu’aux mânes de Dashiell Hammett, fin connaisseur  (et pour cause) de la brutalité syndicale et sociale. Point de syndicat ici, toutefois, et l’on voit mal en effet quelle union ouvrière pourrait s’intéresser à ces hommes dont l’avenir est non seulement tracé, mais pour l’essentiel derrière eux. Ils ne peuvent donc que s’en remettre à eux-mêmes – mais il est vrai que l’existence les y a habitués. La galerie de portraits est d’ailleurs plutôt réussie, de Marcel Cliquot, dit « Coquelicot », un privé comme on n’en fait plus et dont la retraite sera moins paisible qu’escomptée, à son vieil ami « le Grand Francis », en passant par Christian Laruelle, le patron du « Rendez-vous ». A travers eux, une petite communauté fière et généreuse va se retrouver compromise dans un imbroglio qui, d’une simple affaire de résistance à un projet immobilier, tournera, trafic de stupéfiants aidant, au règlement de compte sanglant.

 

Jean-Claude Lalumière se moque bien d’apparaître comme moderne. Même si le coup du mégot enfoncé dans l’oreille en guise de cendrier pourrait ne pas déplaire à un Tarentino, nous sommes ici face à une sorte de standard du roman policier : des acteurs qui semblent nés pour jouer leur rôle, et rien que leur rôle, une mécanique narrative linéaire très éprouvée, une technique descriptive qui vise à l’essentiel, une volonté délibérée de fuir tout effet de manche ou de style. Cet absolu classicisme pourra décevoir tel ou tel lecteur, plus désireux de se sentir malmené, mais il n’est pas étranger à un plaisir, ou à un type de plaisir, que seule permet une texture sans apprêt. Quelques traits s’avèrent certes un peu convenus, et les effets de surprise sont au bout du compte assez peu nombreux. Ce roman exerce pourtant une vraie séduction. Cela tient au récit, charpenté, bien mené, mais plus encore à ce spleen lointain dont il est emprunt, au spectacle un peu désolé de ces mondes que la modernité sociologique enterre à la va-vite et sans le moindre état d’âme. Reste à Jean-Claude Lalumière, une fois faite la démonstration de son talent à mener l’enquête, à ciseler une écriture qui manque parfois d’un peu de nerf et à la libérer de quelques timidités. Nous tiendrons alors un fameux serial writer.

 

Jean-Claude Lalumière, Blanche de Bordeaux - Éditions du 28 août
Article paru dans Le Magazine des Livres - N° 8, Janvier/février 2008

16 avril 2017

Alain Joubert - Une goutte d'éternité

 

 

De l'amour à l'hommage surréalistes

 

Alain Joubert a perdu sa compagne, Nicole Espagnol, le 9 juin 2006 à 3h15 du matin, morte dans ses bras après de longs mois de maladie et de souffrances. Quelques semaines seulement après sa disparition, Alain Joubert entreprend d’écrire ce livre afin de rendre l’ultime hommage à celle qu’il aima cinquante années durant. Ne connaissant rien d’Alain Joubert, sachant seulement qu’il avait écrit un document que la galaxie surréaliste considère comme indispensable (Le Mouvement des Surréalistes ou Le Fin mot de l’histoire), je me suis dirigé vers Une goutte d’éternité avec l’émotion anticipée d’en sortir ébranlé, acquis à l’idée que les derniers mots d’un homme à celle qu’il aima d’un « amour absolu » étaient nécessairement les plus justes, naviguant quelque part entre le langage de l’amour universel et celui, unique, inaccessible, d’une singularité souffrante. Cela ne fut pas le cas, me désole, et rend très embarrassant l’écriture de cet article, tant je peux redouter de heurter la sensibilité d’un homme en deuil, et par là salir la mémoire d’une femme qui, en effet, semblait d’exception. À ce stade, je ne sais donc pas si cette critique sera complète, par souci de réserve et de compassion élémentaires envers Alain Joubert, ici davantage homme qu’auteur. Je me dis que la faute m'en revient, que c’est moi qui suis passé à côté du livre, puisque ce qui aurait dû me bouleverser, et qui, seul, justifia ma lecture, m’a finalement laissé pantois, et par moments interloqué au point où la colère grondait en moi. En définitive, peut-être dois-je mettre les défauts de ce livre sur le compte de la maladresse, de l’émotion, et de l’hyper proximité de la mort de Nicole Espagnol au moment où Alain Joubert entreprit de la raconter.

 

Alain Joubert est né en 1936. Il est surréaliste. Au sens pur et dur puisque, selon lui, « on ne devient pas surréaliste, on l’est, ou pas », comme il le déclara sur les ondes de France Culture. C’est donc sous l’égide de ce mouvement qu’il place sa rencontre avec Nicole Espagnol, « rencontre au sens surréaliste du terme, […] l’expression hasard objectif – comme révélateur des désirs les plus enfouis – trouvant ici une acception parfaitement recevable. » Et de classer sous une série d’items les multiples faits, par nature imprévisibles, qui présidèrent à leur rencontre – ce que tout couple pourrait faire, l’explication par le surréalisme étant ici parfaitement fantasmée. Aussi bien, le livre débute par une sorte de panorama du surréalisme de sa jeunesse, où sont égrenés souvenirs personnels, considérations artistiques,  jugements politiques et autres. On est un peu surpris, on se dit que, même sous la forme assumée d’un « hybride », l’entrée dans l’hommage aurait pu être plus viscérale, à tout le moins plus nette, mais on continue sa lecture, en se disant que ces détours ne s’expliquent que par la pudeur de l’auteur, par sa difficulté (ô combien compréhensible) à entrer dans la douleur, son désir inconscient d’ajourner le moment où il devra s’en saisir.

 

Page 41, Alain Joubert semble vouloir entrer dans le drame de la mort : « C’est de cela, maintenant, que je vais traiter », écrit-il avec ce vocabulaire qui ne cesse, tout au long du livre ou presque, de résonner d’étranges accents froids, criblés des réflexes d'une langue assez courante, et d’un humour dont on ne peut s’empêcher de penser qu’il est parfois un peu déplacé. Eh bien non, deux paragraphes plus tard, retour à l’histoire du surréalisme, à ses rencontres, aux correspondances qu’il tint avec tel ou tel, à la 8è Exposition inteRnatiOnale du Surréalime (EROS), à l’évocation de quelques figures éminentes, Benjamin Péret, Jean Benoît, Jodorowsky et quelques autres.

 

Page 64, on se dit que ça y est, qu’on y est, même si la manière d’y venir et de l’annoncer peut surprendre : « J’approche à pas de loup du moment où il va bien falloir que je parle de la mort de Nicole, puisque c’est ce qui justifie ce que je suis en train d’écrire ». Nouvelle déception : « Qu’on me laisse, pourtant, relater encore deux ou trois choses qui rendirent notre existence moins ordinaire ». Viennent alors quelques digressions sur Mai 68, où l’on retrouve cet usage intensif, presque naïf, d’un point d’exclamation qui fait décidément florès dans ce livre : « De barricade en barricade, ils restèrent jusqu’au bout de la nuit, les yeux rougis par les gaz, déterminés comme jamais ! De quoi vous mettre du baume au cœur ! ». Et encore : « Sachez quand même que, malgré sa réputation, la police est mal faite : je ne vous dirai pas pourquoi, cela nous entraînerait trop loin ! ». Bon, on apprend qu’il a envie d’acheter une maison dans les Cévennes (mais il faut « refaire le toit, et amener les engins indispensables »), ou que le couple voyage un peu, en Yougoslavie, à Venise ou en Corse. Nicole Espagnol demeure singulièrement absente de ce récit, et c’est bien cela qui nous trouble, quand on s’attend à la voir surgir à chaque page. Au final, on ne saura d’ailleurs pas grand-chose d’elle, conformément à sa volonté sans doute, qu’Alain Joubert respecte avec beaucoup de scrupules. On saura l’essentiel, toutefois, plus tard, quand l’auteur se sera débarrassé des scories historiques ou anecdotiques, et qu’enfin il aura recouvré les accents d’amour et de dévotion qu’il éprouva sa vie durant.

 

Enfin nous y voilà, page 71, juste après une « plaisanterie facile », dont il est écrit qu’elle est « paradoxalement destinée à me faciliter la transition vers ce que je dois maintenant aborder sans autre atermoiement : la mort de Nicole. » Sans doute n’y entrons-nous pas de plain-pied, et sur quelques pages encore nous confrontons-nous à un humour dont on se dit qu’il est sans doute l’écho d’un caractère surréaliste. Tout couple qui sait que l’amour engage au-delà des conjoints et de la vie ne peut pas ne pas songer au départ de l’autre. Pour ceux-là, il est toujours question de partir à deux. Mais Alain Joubert devait-il parler des « difficultés techniques » inhérentes à ce geste ? Devait-il évoquer, dans un demi-sourire, « l’utilisation inhabituelle des transports en commun » ? Devait-il charger la barque au point d’écrire, au moment où la santé de sa compagne décline et qu’il faut par conséquent renoncer à un projet de vacances, qu’il doit annuler les réservations « la mort dans l’âme, c’est le cas de le dire » ? Tout du long, le lecteur tentera de mettre ces remarques sur le compte d’un humour surréaliste incompris, qui fait passer pour des maladresses ce qui est peut-être l’éthique d’une existence. Et, jusqu’au bout, se convaincra que le chagrin, la pudeur, la blessure, expliqueront ces drôles de manières, les maladresses d’un livre au sujet et à l’intention pourtant incontestables.

 

L’intention narrative d’Alain Joubert n’est pourtant pas mauvaise en soi. En choisissant de rapporter par ses aspects les plus matériels ce qu’induisent la préparation à la mort et la mort elle-même, il s’épargne tout péché de sensiblerie, revenant ainsi dans l’écho direct de Nicole, qui « a fixé chimiquement en moi le besoin de lucidité. » Il n’en demeure pas moins que, pudeur personnelle ou manière surréaliste, il est difficile, pour le lecteur, de ne pas entendre dans cette distance, nécessaire à l’être endeuillé pour faire face à l’affront des jours, une sorte de désinvolture. Cette impression cesse toutefois dès lors que Nicole envahit enfin le récit, inspirant à Joubert ses mots les plus justes, lui qui doit désormais apprendre à « ne plus être que l’un sans l’autre » et à « sublimer l’absence en présence. » Aussi a-t-il tort de nous avertir qu’il s’apprête, à un certain moment, à nous livrer des « considérations intimes destinées à faire ricaner les imbéciles », car c’est alors que le récit touche juste, c’est alors seulement que le lecteur voit cesser en lui l’envie de ricaner. Et tout ce qu’il écrit sur la vie quotidienne, sur la chaise de Nicole qui, autour de la table, est devenue sienne, sur cette brosse à dents qu’il ne se résout pas à enlever de son verre, sur cette manière qu'il a d’intervertir les deux oreillers pour « s’endormir à l’endroit même où tu avais cessé de vivre », sur son goût nouveau pour le yaourt, toutes ces confessions constituent autant de saillies qui, seules, font revivre Nicole et l’amour du couple.

 

Reste Nicole elle-même, dont on devine l’extrême délicatesse de l’esprit. Ce mot, bien sûr, abandonné dans un secrétaire, et qu’il découvrira un jour qu’il faisait quelque rangement, ce mot d’amour et d’adieu dont on n’a pas de peine à imaginer qu’il ait bouleversé son récipiendaire. Enfin cette agate, pierre sous la surface de laquelle on voit bouger « une goutte d’eau sans âge véritable, une goutte d’eau qui a traversé tous les temps pour venir se blottir au creux de notre main, une goutte d’eau qui sera toujours présente dans d’autres millénaires et dans d’autres mains », et qui inspirera son titre si beau à ce livre si déconcertant.

 

Alain Joubert, Une goutte d'éternité - Editions Maurice Nadeau
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 6, septembre/octobre 2007

11 mai 2017

Virginie Troussier - Pendant que les champs brûlent

 

 

Virginie Troussier ou l'empire de la sensation

 

Virginie Troussier est de moins en moins romancière et de plus en plus écrivaine : voilà ce que j'ai spontanément songé en commençant ce nouveau texte - au titre si beau, soit dit en passant, qui mêle à une impression sensible et terrienne une sorte d'onirisme incandescent. Son livre précédent, Envole-toi Octobre, témoignait déjà, fût-ce entre les lignes mais avec une force drue et singulière, des mobiles de son écriture : il ne s'agissait ni de (se) raconter des histoires, ni d'inviter à la réflexion, pas plus que de s'amuser avec la langue - quoiqu'elle entretienne avec elle un rapport concret, physiologique -, mais d'essayer de saisir ce qui la faisait telle qu'elle était, mais d'explorer les origines non de la vie mais de son être propre ; d'écrire comme pour trouver, dans le temps même de l'écriture, le grand air dont elle éprouve tout l'impérieux besoin.

 

Le grand air : la transition est toute trouvée pour qui veut évoquer l'oeuvre de Troussier. Nous la savions skieuse de haut niveau, voilà que nous la découvrons louve de mer : plus que jamais écrivaine et femme de la sensation. D'une certaine manière, on pourrait d'ailleurs considérer que tous ses livres n'ont de cesse de dire et clamer la chose - et à nouveau dans celui-ci, donc : « Nous ne connaissons et nous ne sommes vraiment rien d’autre que ce que nous sentons. » C'est un quasi leitmotiv auquel nous pourrions la résumer, à quoi au moins il serait loisible de rattacher tous ses textes. Si bien qu'il n'y a jamais le moindre désir de jeu entre Virginie Troussier et son personnage d'écrivain, pas la moindre dissociation de personnalité, jamais la moindre imposture. À bien des égards son écriture et son travail semblent relever d'une sorte d'éthique de la vérité. Elle dit très bien d'ailleurs de ce nouveau texte qu'elle avait à coeur de « fixer cette histoire une fois pour toutes », consciente que ce qui adviendrait ensuite pourrait en « ternir l'éclat » et avertie du fait que « la littérature fait briller les instants passés » et leur fait courir le risque du « lustre ». Écrire semble toujours pour elle être le seul moyen dont elle dispose pour que les choses de la vie ne cessent jamais de briller. Comme si la passion viscérale qu'elle éprouvait à vivre lui faisait redouter l'oubli de l'unicité de chaque instant. Comme si, à vivre ainsi qu'elle le faisait, c'est-à-dire entièrement, individuellement (et pour peu que le mot soit délesté de sa valeur morale, on oserait presque dire égoïstement) lui faisait redouter, avec l'âge et le temps, que les choses s'évaporent. Ce nouveau récit confirme ce qu'il m'avait semblé entrevoir dès Folle d'absinthe, son premier roman, à savoir que Troussier cherche à thésauriser les sensations et les sentiments pour neutraliser autant que possible la perspective mélancolique, et au fond assez funeste, de leur effacement programmé. 

 

C'est là une logique implacable qui, comme écrivain, m'intéresse au plus haut point : quand j'ai tendance, moi (mais la chose vaut pour nombre d'auteurs), à ne réagir qu'après-coup, autrement dit à devoir plonger dans le souvenir - donc, peu ou prou, dans la nostalgie - pour tenter de revivre ou de faire revivre un temps vécu, Virginie Troussier s'acharne à en noter aussitôt, et pour ainsi dire en le vivant, l'empire et la densité. Cet acharnement a tout l'air d'une discipline. À ceux qui, comme dans la chanson, s'efforcent de fuir le bonheur de peur qu'il se sauve, elle pourrait répondre en somme qu'il faut au contraire ne pas hésiter à le vivre mais à la condition expresse de le mémoriser dans sa chair, d'en conserver matériellement ce qui en fait le caractère unique et indestructible. Et la chose bien sûr vaut aussi pour les coups durs, les mauvaises passes, toutes ces saisons que le coeur traverse avec un sentiment d'incomplétude, d'ennui ou de vacuité.

 

Dans tous les cas, cela pose la question du corps et, tarte à la crème s'il en est, de son "dépassement". Mais ce qui est intéressant chez Virginie Troussier, c'est que le dit dépassement n'induit ou ne dit rien en lui-même. Ce n'est pas un jeu, ce n'est pas un sport, ce n'est pas même une discipline à laquelle on se plierait par habitude, hygiène mentale ou désir de progresser, mais une nécessité quasi métaphysique. Aller plus loin, oui, pas pour reculer je ne sais quelle limite physique ou mentale mais parce que là reposeraient, dans l'épreuve, dans la peine, voire dans la douleur, les conditions nécessaires à l'exhaussement de la beauté, de la plénitude, peut-être du bonheur. Il y a du mysticisme dans cette manière qu'elle a d'éprouver son corps, de le jeter contre les éléments, parfois au risque de la vie. L'adrénaline assurément doit bien avoir son rôle à jouer, toutefois l'intention est aux antipodes de la notion de spectacle ou d'exploit. Il s'agit bien, à chaque fois, de s'éprouver vivant. D'aller chercher au bout, tout au bout de soi, la sensation de la vie, la joie pure et démonstrative de sentir tout ce qui vibre en soi, palpite, hurle, pleure et rit. Or il faut bien pour cela, si ce n'est la côtoyer, au moins taquiner la mort. Ainsi, alors qu'une avalanche dans les montagnes du Vercors aura bien failli lui coûter la vie, elle note : « Je n’avais donc jamais été aussi vivante qu’au moment où j’étais presque morte. » 


Tout ramène toujours aux sensations, au recul de ces limites qui lui font éprouver l'entièreté et l'intégrité de la vie, et à cette dimension assez métaphysique, donc, qui la pousse à rechercher partout l'instinct vital et de survie. Elle a ce mot très joli lorsque, du côté de Tarifa, c'est la noyade qui cette fois la guette : « J’eus le temps de penser à Virginia Woolf qui entra dans l’eau avec des pierres dans les poches pour ne plus jamais en ressortir. J’observai mes mains se parer d’écailles bleutées et brillantes, je portais partout sur ma bouche un parfum qui m’était familier, ce parfum devint de plus en plus exaltant, à mesure que je sentais mes poumons devenir branchies. Cette odeur ressemblait à un poème appris avant de naître. »

 

Mais la passion bien sûr serait incomplète si l'amour n'y avait sa place... Et si nous passons d'Espagne en Bretagne et de Paris en Vercors, c'est toujours dans le halo d'une passion amoureuse que l'écrivaine aussi veut fixer, comme elle fixe tout le reste. Mais l'amour est-il la passion des passions ? Le lien qui unit la narratrice à Billy, marinier authentique, irréductible et contemplatif, lien aussi serré que, précisément, un noeud de marin, tient aussi à cet amour total, d'une pureté presque innocente pour les éléments. Comme si l'amour, finalement, était une manifestation parmi d'autres de la nature : il y a la mer, il y a la montagne, le vent et le sel, le froid et la chaleur, et il y a l'amour. À réagir aux moindres vibrations de ce qui l'environne, Virginie Troussier, peut-être sans en avoir pleinement conscience, finit par développer une sorte de panthéisme athée, où l'esthétique devient leçon de choses et chemin de vie, ce que je n'avais pas perçu à ce point dans ses précédents ouvrages. Et finit par donner avec ce texte (peut-être insuffisamment édité, ce sera là ma seule réserve) une leçon de vie et de dévoration particulièrement opportune en notre époque souvent démoralisante et en ce monde volontiers mortifère.

 

Virginie Troussier - Pendant que les champs brûlent
Visiter Les heures insulaires, blog de Virginie Troussier

7 mars 2017

Raymond Guérin - Du côté de chez Malaparte

 

 

Du bon côté

 

Ils ont le don des jolies idées, chez Finitude. Voici donc réédité par leurs soins, sans raison ni actualité apparentes, ce petit livre de Raymond Guérin, récit de son séjour, en mars 1950, dans la Casa Come me de Malaparte, sise tout au bout d’une pointe du monde où Godard, plus tard, ira magnifier Brigitte Bardot. « Venez », lui avait simplement écrit Malaparte – et Guérin ne se fit pas prier. 

 

Du côté de chez Malaparte est un hommage comme on n'en pratique plus guère aujourd’hui. La visite au grand écrivain est, classiquement, de celles marquent une existence, quitte, parfois, à entretenir quelques fantasmes. Elle induit une forme de révérence et de courtoisie qui, transposée dans le travail littéraire, fait toujours courir à celui-ci le risque d’une certaine complaisance, voire davantage. De cela il ne saurait évidemment être question ici, Raymond Guérin étant un écrivain bien trop irréductible, rebelle par instinct autant que par histoire personnelle. Pourtant, une certaine affectation a pu parfois me gêner, notamment au début du livre (donc du séjour), quand l’enthousiasme de Guérin semble l’inciter à trouver beau, bon et juste tout ce que dit, pense et fait Malaparte. Au point de lui inspirer un lyrisme qui, mal compris, pourrait affecter la spontanéité du propos, comme si, en plus de l’être spontanément, il avait décidé d’être charmé. Je mesure, naturellement, ce que ce jugement peut avoir d’injuste. Car l’emphase qui se manifeste ici ou là, au fil de la conversation entres les deux hommes, n’est autre que l’expression d’une admiration et d’une authentique amitié mutuelles. Ce qui, au demeurant, ne doit pas toujours aller de soi avec Malaparte, qui ne déteste pas jouer les matamores. D’une liberté assez affolante, peu soucieux des jugements qu’il peut susciter, le personnage ne demande pas mieux que de provoquer. Au cours d’une de leurs innombrables conversations, et après que Raymond Guérin a vanté sa façon « de donner l’assaut à une idée, à un fait, à un individu, de conquérir son sujet à la force du poignet… », il a cette repartie, tellement naturelle : « Oui, j’ai conscience d’avoir une vision du monde plus libérée que la vôtre. » Ce type d’assertion n’induit pourtant aucune implication d’ordre moral ou vertueux : elle est factuelle en toute simplicité. Aussi, ce qui est saisissant dans ce récit, outre qu’il se lit avec beaucoup de plaisir tant il est charnel, lettré, empathique, c’est que ces deux hommes ne se ressemblent finalement que bien peu. A cette aune, leur amitié n’en est que plus troublante, y compris peut-être à leurs propres yeux. Malaparte a ce côté canaille qui, d’ordinaire, agacerait sans doute Raymond Guérin, ce dernier étant plutôt du genre à se défier des frasques ou des manifestations par trop excentriques. Mais le courant passe, et plus que cela encore, en vertu d’une compréhension réciproque assez supérieure ; il existe de ces amitiés qui n’ont guère besoin de preuves pour s’éprouver.

 

Moyennant quoi, ce récit est une petite mine pour qui souhaiterait voir Malaparte sous un jour plus domestique. Les échanges sont nombreux, nourris, toujours vifs, souvent drôles, on mange, on boit, on rit, on courtise galamment, on admire la nature, les pierres, les odeurs, laissant Malaparte s’exprimer sans aucune pudibonderie sur lui-même, sur l’Italie (« un peuple doit accepter de faire ses comptes avec sa littérature »), sur les femmes bien sûr, au fil d’un chapitre gentiment misogyne (« avec les femmes, il est un homme qui prend et qui se sert », dit de lui Raymond Guérin), et sur tant d’autres sujets encore, graves ou légers, les uns et les autres se recoupant parfois dans une certaine allégresse ; ou encore sur son chien Febo, où le maître pourrait en remontrer à Michel Houellebecq : « Jamais je n’ai aimé une femme, un frère, un ami, comme j’ai aimé Febo. C’était un chien comme moi. C’était un être noble, la plus noble créature que j’aie jamais rencontrée dans ma vie. »

 

Enfin le livre s’achève, très intelligemment, sur quelques fragments inédits de ce journal, donc laissés en dehors de la rédaction de Du côté de chez Malaparte. Raymond Guérin n’y fait pas preuve des mêmes prudences que dans le livre, son écriture est plus directe, libérée de l’ambition littéraire de l’hommage. Ce qu’il dit ici de Malaparte corrobore en tous points son admiration, mais la chose se fait plus personnelle, plus libre, plus distanciée aussi. La rencontre entre Malaparte et Mussolini y est décortiquée avec beaucoup de vivacité, au fil de quelques scènes qui valent leur pesant d’or. Et qui achèvent de donner à ce livre un charme qui, s’il est un peu daté, n’en est pas moins très contagieux.

 

Raymond Guérin, Du côté de chez Malaparte - Editions Finitude
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 17, juin 2009

4 février 2017

Christian Gailly - Lily et Braine

 

 

Les douleurs de l'effleurement

 

J’ai donc pour Christian Gailly, depuis des années, une tendresse tenace. Au point de confondre ses romans, de ne plus vraiment parvenir à les distinguer les uns des autres. C’est qu’ils me parlent au fond d’une seule et même chose, cette chose au coeur de ses livres et qui en fait à la fois le charme et l’exception. Comme d’aucuns ont pu le dire d’une femme, j’ai pourtant commencé à aimer Gailly à une époque où la littérature à laquelle on l’associe n’était « pas mon genre ». La tendresse ne s’explique certes pas. Mais qu’avait-il donc de si singulier qu’il me détournât de mes options ordinaires ?

 

Ce que nous lisons en lisant Gailly nous donne l’impression d’être nous-mêmes accrochés à nos hésitations, à nos instantanés, à l’incessant soliloque dont nous sommes faits. Il nous rend palpable, charnel, sensuel, le travail plus ou moins conscient de la pensée. J’entends bien, ici ou là, les pince-sans-rire, peut-être davantage troublés qu’expressément agacés par cette manière impromptue (et bien commode, doivent-ils penser) de stopper une phrase en plein essor et de chercher à coller à tout prix au silence, ce point ultime d’avant le son qui est le creuset de nos pensées. Ils y voient un truc d’écriture, non pas une exigence ou une estampille, mais plutôt un gadget, quelque chose d’un démagogisme. Ce que dément depuis toujours la tonalité de ces romans à fleur de peau, d’une peau lessivée où subsiste toujours un dernier grain d’énergie, un parfum de ce genre très particulier d’espérance que l’on trouve parfois dans le creux de la désespérance.

 

C’est cela, Gailly : un pessimiste qui traverse l’existence armé de son seul rictus – et de son talent, qu’il a immense, donc. Qu’y a-t-il dans ce rictus ? Mine de rien, une éthique : celle du jazz – car le jazz est aussi cela. Écrire de courtes phrases insolemment ponctuées ou avancer par emboîtements de syncopes ne suffit pas à écrire jazz – sans doute le cadet des soucis de Christian Gailly, et on le comprend ; mais c’est un fait qu’il connaît trop bien les arcanes de l’improvisation pour que celle-ci n’ait pas, au fil du temps, creusé chez lui ses propres sillons. D’où cette écriture, donc, toujours en équilibre, allusive par tropisme, précise par attention au réel, tendue comme peut l’être un chorus bien placé, un chromatisme de fin de phrase cherchant sa résolution. D’où, surtout, cette permanente hésitation de la pensée et de l’agir devant le cours des choses. Sans chercher à en faire une règle ou un poncif, la liberté inhérente au genre induit chez les musiciens de jazz une certaine manière d’être au monde qui préexiste sans doute à leur pratique artistique. Cette manière effleure le monde plus qu’elle ne leur permet de l’habiter. Elle est à la fois très terrienne, attentive à l’humus de la vie, à ses moindres instants, pourquoi pas désireuse de s’y soumettre, et formidablement azurée, vaporeuse, immatérielle. Les personnages de Christian Gailly sont ainsi, toujours. Ici encore, le personnage de Braine n’échappe pas à cet état, même si sa difficulté à glisser ses pas là où on lui a tracé un chemin trouve en partie son explication dans un long séjour à l’hôpital. Pour ce type humain dont la conscience navigue entre prosaïsme et onirisme, entre ancrage terrien et souffle céleste, aucun chemin ne convient jamais. On est à la fois un peu trop vivant et un peu trop mort. Et on aime tout trop. Trop mal ou trop peu, avec trop de douleur ou d’instinct, et « c’était peut-être ça, sa véritable infirmité. L’invalidité qu’il avait rapportée de là-bas. Une incapacité à ne pas aimer. »

 

Mais Gailly ne vaut pas que pour cette façon magistrale d’accompagner les errances de ses personnages. Cela n’offrirait que motif à une longue digression, fût-elle splendide, mais ne suffirait pas à transmettre cette sensation de halètement où ses livres nous jettent. Aussi, ce qui fait que les livres de Christian Gailly sont toujours de grands livres, c’est qu’il est aussi un merveilleux conteur, qui sait travailler au geste et à l’effet, à l’oreille et au silence. Et par dessus tout raconter des histoires dont l’alchimie parvient à ralentir le temps tout en lui rendant son exceptionnelle densité. Celle-là, d’histoire, pas plus que les autres, ne saurait vous décevoir.

 

Christian Gailly, Lily et Braine - Editions de Minuit
Article paru dans Le Magazine des Livres, janvier 2010

26 décembre 2016

Paula Fox - Parure d'emprunt

 

 

Une vie

 

Sans en comprendre parfaitement les raisons, j’ai fini par attendre avec une certaine excitation chaque nouvelle traduction de Paula Fox. Cela paraîtra un peu idiot de le formuler ainsi, tant il peut sembler normal d’éprouver de l’impatience à une perspective de lecture d’un très grand écrivain. Ce n’est pourtant pas suffisant. D’abord parce qu’il y a beaucoup de grands auteurs, ensuite parce que, comme dirait l’autre, Paula Fox n’était pas nécessairement mon genre. D’où vient, d’ailleurs, que nous semblons nouer avec tel écrivain un lien, peut-être pas privilégié mais tout de même d’une intimité certaine, quand tel autre ne le mériterait pas moins ? D’où vient que nous ne parvenons parfois plus, mieux : que nous nous refusons à distinguer dans l’oeuvre de cet auteur tant attendu un livre plutôt qu’un autre, quand il va de soi, en toute raison, que tous ne se valent sans doute pas ? Il y a là un mystère propre à chaque lecteur : l’origine un peu insoluble d’une lecture mémorable, le discernement plus ou moins instinctif d’un univers, une certaine aisance à y évoluer, un plaisir particulier à en épouser ce qu’il a de singulier. Outre, cela va de soi, l’admiration pour un talent, un style, une pensée. Tous ces ingrédients, aussi légèrement évoqués soient-ils, je les retrouve à chaque fois dans les livres de Paula Fox ; c’est peu dire, donc, que j’attendais beaucoup de ce livre-ci, annoncé comme ses Mémoires – du moins une partie, la période couverte allant de la petite enfance à la fin de l’adolescence.

 

Les familiers de Fox ne seront pas désorientés, loin s’en faut : non seulement ils trouveront dans ce texte les ingrédients qui font la qualité habituelle de ses romans, mais davantage encore tous les motifs personnels et biographiques qui les auront nourris. On saisira mieux au passage ce qui différencie le roman de l’autofiction, tout ce qui distingue l’art suprême de mettre en scène l’existence afin de la mieux saisir et celui de chercher une ouverture à la littérature dans la dramaturgie du moi ; tout comme on aura plaisir à retrouver, sur quelques dizaines de pages, ce qui sous-tendait La légende d’une servante ou les décors de Côte Ouest.

 

Certes, la vie de Paula Fox, spécialement ici son enfance, a tout d’une matière romanesque. Délaissée très jeune par un père sensible mais par trop porté sur l’alcool d’Hollywood et par une mère paniquée à la seule idée de la maternité, élevée par un pasteur qu’elle nomme son « oncle » et recueillie par une grand-mère cubaine, sans le sou et trimbalée par monts et vallées à travers les États-Unis, moralement très isolée, l’épopée de Paula Fox a quelque chose de ces destins américains tels qu’on les rapporte parfois sous forme de saga. Pourtant, Fox a cette manière de se raconter en exhumant le regard qu’elle portait encore sur la vie quand, enfant, elle imaginait « que les gens étaient enfermés à l’intérieur de la terre comme les noyaux dans les fruits » et ne comprenait pas « que l’on puisse voir le ciel » : elle ne cherche pas tant à faire émerger un sens qu’à s’approcher au plus près des émotions d’antan et en saisir ce qu’elles pourraient avoir d’immuable. Sans doute d’ailleurs est-ce ce qui les rend si présentes et si vives, et explique en partie la centralité du père dans une existence dont il fut le grand absent. Centralité et tendresse, grande tendresse, oui, pour cet homme dont on devine, sous ses grands airs et les mots de sa fille, la fragilité, le malaise, la sensation persistante de l’inaccompli. C’est la force de ce texte assez unique en son genre que de livrer une matière aussi incroyablement vivante après tant d’années, conduisant finalement le lecteur à rôder autour d’une oeuvre romanesque que cet éclairage ne rend pas moins mystérieuse.

 

Paula Fox, Parure d'emprunt - Éditions Joëlle Losfeld
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Marie-Hélène Dumas

Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 15, avril/mai 2009

19 décembre 2016

Paula Fox - La légende d'une servante

 

 

La possibilité d'une vie

 

La focalisation des médias sur un certain Mich. Houel., outrancière et parfaitement orchestrée par l’intéressé lui-même, non contente de nous écœurer au point de nous avoir coupé l’envie de le lire (alors que j'ai aimé ses trois précédents romans), a bien failli nous détourner de l’essentiel : la littérature. Et de ce mouvement qui saillit chaque année davantage : la rentrée littéraire est aussi et en bonne partie une rentrée américaine. Qu’on en juge : Cynthia Ozick, Robert McLiam Wilson, David Leavitt, Joyce Carol Oates, T.C. Boyle, Paul Auster, George Hagen, Bret Easton Ellis, Russel Banks… Et Paula Fox, donc. Étrangement, c’est avec cette dernière déjà que j’avais entamé mon panorama de la rentrée précédente – cf. La News des Livres n° 45 d’octobre 2004. Étaient en effet traduits les deux premiers livres de Paula Fox que l’on puisse lire en français : Personnages désespérés et Le dieu des cauchemars. Comme l’an dernier, je veux donc saluer ici l’obstination et la passion littéraires de Joëlle Losfeld qui, progressivement, traduit dans notre langue l’intégralité des œuvres de Paula Fox, aujourd’hui âgée de quatre-vingt trois ans. Aussi faut-il toujours garder à l’esprit qu’un nouveau livre de Paula Fox n’est jusqu’à présent jamais une nouveauté : ainsi La légende d’une servante, qui vient de paraître, a t-il été écrit en 1984.

 

À bien des égards, Paula Fox a quelque chose de français. La chose est pour moi d’autant plus remarquable que le plaisir roboratif que j’éprouve à lire les Américains n’a d’égal que cette forme d’ennui, fût-il plaisant et instructif, qui m’accable parfois lorsque je pénètre l’exquis ronronnement de notre littérature hexagonale. N’y voyez pas une coquetterie anti-française ou quelque flagornerie à l’usage des maîtres du monde, mais le fait est que la littérature américaine a sa manière bien à elle de digérer la marche du monde, et que cette manière me semble incommensurablement plus flamboyante et juste que l’intimisme psychique plus ou moins revendiqué de notre hexagone. Or si j’insiste sur la francité (imaginaire) de Paula Fox, c’est parce que l’écrivain me semble souvent adossé au meilleur des lettres françaises. Ainsi trouve-t-on dans ses œuvres une attention de tous les instants aux émois de l’individu, un attachement instinctif à la zone d’ombre, une aisance à plonger dans l’Être et à en révéler les ressorts enfouis, toutes choses que, à tort ou à raison, j’attribue souvent (mais pas exclusivement) à une certaine littérature française.

 

Lisant Paula Fox, il m’arrive d’ailleurs de penser à Dominique Mainard (mais je devrais plutôt écrire l’inverse), laquelle, et ce n’est évidemment pas un hasard, est également éditée chez Joëlle Losfeld. Les deux écrivains font en effet état d’une même attention minutieuse aux traumas de l’enfance, et de semblables mouvements vers la douceur comme manifestation d’un malaise, paravent pudique mais insuffisant à la douleur des mondes. Les distingue toutefois l’impression d’irréalité, ou de surréalité, qui fait la patte de Dominique Mainard quand tout, dans la littérature de Paula Fox, nous ramène, et s’il le faut par la force, à une réalité très cruellement terrienne. Dans les deux cas pourtant, et sur des registres également poignants, nous sommes proches des contes moraux, des légendes, des histoires – comme les enfants disent aimer qu’on leur en raconte. L’impression de « classicisme » est cependant bien plus dense, et évidente, chez Paula Fox. Elle vient, il me semble, d’une fluidité sans accrocs, d’un acharnement dans l’usage du verbe juste, d’une syntaxe tellement parfaite que l’on pourrait la donner en dictée dans nos collèges, et surtout d’un incomparable talent à embrasser une totalité sociale.


Car, et j’y reviens, Paula Fox est américaine. Dans la littérature française, la psychologie est souvent affective, sourde, relationnelle, parfois généalogique ou familiale. Cela a donné, cela donne, beaucoup de très beaux livres, et quelques chef-d’œuvres. Chez Fox, comme chez nombre d’écrivains américains, et sans rien omettre de ce que j’appellerai, pour faire vite, sa part française, la psychologie est instinctivement sociale. C’est pourquoi, sans doute, la modernité du roman américain nous apparaît-elle plus immédiatement, qu’on la sent davantage en prise avec le monde, toujours apte à se pénétrer de sa réalité sans autre souci que de la malaxer pour en faire un objet littéraire universel. Ce talent-là est d’autant plus grand ici que Paula Fox ne nous parle jamais, ou si peu, du monde, mais toujours de micro-destinées aux ancrages fatals, géographiques, familiaux, sociaux, et de personnages dont on comprend dès les premières lignes que leur devenir sera borné, que leur place dans le monde s’est à jamais décidée dans une histoire qui les a précédés et qui ne peut pas ne pas faire d’eux des « personnages désespérés ». Melanie Rehak, dans sa courte préface, dit tout cela infiniment mieux que moi. Enfin le classicisme évoqué serait incomplet si l’on n’était pas à ce point saisi par la très profonde humanité des personnages. Ici, celui de Luisa de la Cueva, fille d’un grand propriétaire de canne à sucre et d’une domestique indigène, bâtarde dont la fierté – la conscience sociale – consistera à exercer le même métier que sa mère. Comme le souligne la préfacière, sans doute est-ce d’ailleurs la seule décision véritablement consciente de Luisa, sa manière à elle, non de refuser le monde mais sa dictature, et de toucher à une vérité propre, fût-elle exigeante, douloureuse, maudite.

 

Mais je ne vous parle guère de l’histoire en tant que telle : c’est qu’elle n’a, au sens strict, rien de véritablement original – sauf quand on en sait la part autobiographique –, qu’elle n’aboutit à aucune grande révélation et ne charrie aucun suspens qui fût à ce point insoutenable. Comment le pourrait-elle d’ailleurs, au regard de la fatalité sociale soulignée plus haut, du sentiment d’ahurissement latent qu’éprouve Luisa devant les duretés humaines, cette conscience nichée au cœur d’une femme dont on suit le cheminement, des premiers pas de l’enfance aux embardées de l’âge de femme, dans un sentiment mêlé d’effroi et d’admiration. Je ne veux donc pas vous raconter d’histoires, quoique que celle-là soit édifiante. Car en suivant la destinée de Luisa, son enfance sur l’île de San Pedro (en réalité le Cuba des années vingt), sa survie dans les mansardes miteuses de New York après que le père eut décidé de fuir la révolution embusquée, jusqu’à son existence de mère servante, c’est tout un pan de l’american way of life que nous parcourons. Mais un pan déchu : le monde va trop vite pour Luisa, qui refuse d'accommoder son intelligence des situations et de la vie aux lubies du monde moderne. À rebours de l’american way of life tel qu’on le connaît, c’est dans la fidélité aux siens et à leurs origines, dans les derniers recoins de sa raison d’être, que Luisa puisera sa fierté – ontologique donc, et non sociale – ainsi que son ultime volonté à vivre. La question sociale, comme vecteur d’émergence d’une identité intime irréductible. Luisa n’est encore qu’une enfant qu’elle perçoit cette force à l’œuvre avec une acuité qui ne la quittera plus. Sans doute ses impressions d’enfant sont-elles confuses, mais elle ignore encore que c’est précisément cette confusion qui fait sens. Écoutons-la relater une anecdote villageoise : « Un jour, j’ai ramassé un bâton et, en le tenant au-dessus de ma tête, j’ai avancé sans cesser de sangloter. Ils se sont écartés en courant avec raideur sur leurs pattes droites comme des i, tandis que leurs yeux jaunes très mobiles me balayaient du regard ; c’était comme être observée par des créatures qui n’avaient pas de lumière en elles. » C’est de cochons que parle ici Luisa, non d’humains. Mais il n’est pas interdit d’y voir une allégorie : l’étrangeté que lui procure le spectacle des hommes pourrait se rapporter de la même manière et en usant exactement des mêmes mots. Pour autant, jamais aucun jugement n’affleure, et aucun être n’est jamais montré du doigt pour lui-même : s’il l’est, ce n’est que sous le coup d’une colère qu’emportera finalement, non le pardon, mais une très profonde intelligence de ce qu’est, au fond, l’être humain – sans même parler de cette forme poignante de lassitude qui est peut-être ce qui nous rend Luisa si proche. Qu’importe alors l’être social ? À quoi bon prendre son tour dans la course à l’échalote de la réussite ? À quoi bon accumuler les diplômes, les objets, les fanfreluches ? Le devenir-servante est accepté en soi, et pas seulement par défaut. Il ne procure ni bonheurs, ni douceurs, ni espoirs, mais droiture, loyauté, silence. Reste qu’il faut bien vivre, et c’est au fond ce à quoi nous convie Paula Fox, qui décidément excelle dans l’évocation des vies minuscules qui font sens dans le grand destin de l’Amérique.

 

Paula Fox, La légende d'une servante - Editions Joëlle Losfeld
Traduit de l'anglais par Marie-Hélène Dumas

Article paru dans Esprit critique, revue de la Fondation Jean-Jaurès, octobre 2005

3 novembre 2016

Maximilien Durand - Parfum de sainteté

 

 

Cachez ce saint

 

Disons-le tout net : pour un coup d’essai, c’est un coup de maître, une petite leçon de style, de grâce et d’esprit. Dispositions dont il ne fallait certes pas être démuni pour rapporter l’existence très amère (mais fort glorieuse) de ces huit saints rendus ici à leur humaine, très humaine carnation. Trop humaine, d’ailleurs, suggérera peut-être le croyant attisé par une foi mauvaise. Sans doute la vanité, l’égoïsme ou la perversion ne sont-elle pas vertus ordinairement attribuées aux bienheureux. Mais c’est oublier qu’avant d’être saints, il fallut bien qu’ils fussent hommes – ou femmes. Le chemin vers la sanctification obéit à des lois non écrites, et l’Église comme les croyants peuvent bien se satisfaire du résultat sans se soucier de ce qu'il fallut endurer (ou faire endurer) pour y parvenir. 

 

La colère, l'envie, la luxure, l'orgueil : si la recension n'est pas tout à fait complète, il est plaisant de songer que ces péchés capitaux aient pu ou puisse être partagés par des êtres dont l'exemplarité (ultime) n'est plus à démontrer. Aussi ces huit nouvelles regorgent-elles de descriptions des très saintes errances, toutes plus évocatrices les unes que les autres, et parfois terribles (vous sentirez la puanteur rédemptrice de Sainte Lydwine de Schiedam et frémirez au martyre dans Ecce homo.) Nous aurions grand tort, toutefois, de chercher une quelconque forme d'impiété dans cette litanie des perversions : ramenés à leur condition initiale, nos huit saints n'en sont que plus admirables, et leur bravoure, leur abnégation et leur détermination pourraient en remontrer à plus coriaces que nous. Maximilien Durand, qui croit en la sainteté, s'en est d'ailleurs fort bien expliqué dans le journal Le Temps : "Derrière la recherche de la perfection, il y aussi la recherche d'une vie à part. Et quand on enlève la perfection, il reste quand même l'héroïsme." Il ne s'agit pas tant de désacraliser ou de rabaisser l'extraordinaire à un ordinaire corrompu, mais de montrer en quoi la sainteté est avant tout une démarche obsessionnelle, qui certes ternit l'icône apaisante que l'on connaît, mais qu peut aussi la rehausser à l'aune de valeurs plus prosaïquement humaines. Le saint est un extrémiste en ce sens qu'il accepte de se vivre à l'extrême et d'en supporter les conséquences. Sa cause et sa conscience le regardent. Et si l’Église ne voit que du feu à son manège, qu'importe : on n'en fera pas une Cène.

 

Maximilien Durand, Parfum de sainteté - Editions Les Allusifs
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°4, mai/juin 2007

12 mai 2016

Bernard Clesca - Sans adieu

 

 

Mourir de ne pas mourir

 

Vingt années pleines et entières sans publier un livre : vingt années que l’inconsolable de la perte seul est venu clore – par ce récit, donc, qui est peut-être l’exercice le plus difficile qui soit pour un homme : « dire à une mère défunte ce que l’on n’a pas su exprimer à temps. » Car il y a quelque chose de l’exorcisme dans cette parole qui reprend la plume  pour dire un amour qui semblera à certains dépasser toute mesure commune. Il faudrait d’ailleurs se demander pourquoi il existe tant de livres d’hommes sur les pères quand il en existe si peu sur les mères. D’autant que celui-ci ne s’autorise aucune distance, aucune fantaisie, aucune ironie, toutes techniques d’évitement dont les hommes ont coutume d’user, afin de se convaincre, peut-être, de leur aptitude particulière à demeurer maîtres d’eux-mêmes et de la situation. Ce n’est pas nécessairement machisme ou virilisme entêtés, mais plus souvent le signe d’une pudeur et d’une impuissance à rougir, qui plus est vis-à-vis d’une mère pour qui l’homme restera jusqu’à la fin un enfant et auprès de qui lui-même aura toujours l’indicible fantasme de tenir son rang. Bernard Clesca ne s’embarrasse d’aucun de ces prudents psychologismes. Et c’est une force de ce livre bâti sur une telle nécessité que de tenir tout pathos à distance sans jamais sacrifier une once de la parole que cet amour a fait naître. 

 

En refermant ce livre, on pressent qu’il s’agira du dernier : rien, dans cette parole, ne semble en relation directe avec ce qu’il convient d’appeler une démarche littéraire. Le souffle de l’amour, la nécessité de l’exorciser (et d’exorciser, au passage, « l’implacable cruauté de cet engin de terrassement qu’est la machine gériatrique ») semblent éloigner l’écriture de toute volonté de maîtrise et de toute ambition stylistique – toujours plus ou moins entachée du soupçon d’esthétisme. Sans doute est-ce le propre de tout écrivain que de nous le faire accroire. Mais c’est qu’ici chaque mot est comme une pièce arrachée au rocher d’amour où il a fallu la prélever. « Comme je suis né d’elle, je mourrai d’elle » : ce n’est pas là parole en l’air. Car c’est sa propre mort que Bernard Clesca préfigure, et, autant le dire, espère, en racontant celle de sa mère – cette mort « regardée, approchée, embrassée, accompagnée des mêmes paroles d’amour que de ton vivant ». 

 

Le travail critique oblige à dire que les saillies contre « l’horreur hospitalière », aussi viscérales, blessées, et sans doute salutaires soient-elles, affectent parfois un récit que l’on aurait peut-être préféré mû par la seule désolation d’un amour désormais sans partage possible. Mais on pensera aussi le contraire : que, précisément, la charge, rude, portée contre le système gériatrique, n’est que l’autre manière, la colérique, la révoltée, de dire toujours la même chose : le sentiment de l’injustice suscité, non par la mort en soi, mais par « l’égocentrisme des vivants », lequel « s’accompagne souvent d’indifférence envers leurs défunts et d’ironie pour ceux de leurs proches qui s’adonnent à un rituel de mémoire » ; et, au bout du bout, redire l’éternité d’un amour par-delà vie et mort, fût-il « face à notre tombe ».

 

Bernard Clesca, Sans adieu, éditions Fayard
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°2, février/mars 2007

30 juin 2017

Lionel-Édouard Martin - Jours d'été dans le Sud-Ouest

 

 

Lionel-Édouard Martin
ou le cantique des antiques

 

J’avais laissé Lionel-Édouard Martin à Chailly, où il était déjà (plus ou moins) question de deuil - Le Magazine des Livres, n° 3, mars/avril 2007. Et d’orphelins du moderne, et de mondes qui s’éteignent, ou que l’époque brutalise d’indifférence, maintient dans ses marges, un peu comme ces animaux retrouvés morts sur les bords des routes – de préférence départementales. Eh bien nous y replongeons, dans ces univers un peu clos, épais d’une histoire qui se transmet sans qu’on sache toujours très bien ni pourquoi, ni comment, l’air de rien, par petits bouts de ficelle, et cela dès la première phrase de ce récit, où la locution « de nos jours » en dit long sur la source où Lionel-Édouard Martin va puiser sa poésie, et sur son obstination à perpétuer ou à ressusciter l’ancien, les anciens parlers, les anciens mangers, les anciennes manières, tout ce qui apparaîtrait aujourd’hui au commun comme une désuétude sympathique mais tout de même un peu folklorique. N’allez pas croire pourtant que Martin soit un mélancolique. Diantre non ! que nenni !, aurait-il pu faire s’exclamer un de ses personnages. C’est ce qui est intéressant, et fécond, ici : non l’irréductible opposition entre des temps et des mœurs, à la manière, si l’on veut, d’un choc des civilisations, mais la possibilité d’une coexistence pacifique entre des mondes qui certes n’iront sûrement pas jusqu’à se mélanger mais qui auraient l’un et l’autre tort de s’obstiner à ne pas voir ce qui, parfois, les réunit. La mort, notamment. 

 

Moyennant quoi, si j’avais pu, à propos de Deuil à Chailly, évoquer Michon ou Millet, c’est à André Blanchard que j’ai ici songé. Mais un André Blanchard qui aurait troqué ses humeurs grognonnes contre une douceur désabusée, qui aurait dompté ses colères et les aurait muées en humour distancié. Car on rit beaucoup, chez Lionel-Édouard Martin : on y est, finalement, très bon vivant. Ah, cette scène de crémation ! où le voisin, « le père Courcil », venu en ami, s’inquiète pour lui-même de ce qui ne tardera plus guère à lui arriver et s’enquiert de détails techniques auprès de l’opérateur, lequel lui explique que cela dure quatre-vingt dix minutes mais qu’il n’est pas obligé « de rester jusqu’à la fin », et lui de répondre, du tac au tac mais comme dans un mouvement un peu las : « Quatre-vingt dix minutes, c’est le temps de quoi ? Bœuf en daube, pot-au-feu ? C’est bien rien de nous, quand même !... » Et l’autre, hilare : « Pote au feu ! Ah, sacré monsieur Courcil, si vous n’existiez pas, il faudrait qu’on vous invente ! » On rit donc, oui, en vertu de deux qualités qui abondent chez cet écrivain : un sens des situations particulièrement drolatique, où le cocasse se niche dans le tragique ; et bien sûr cette langue, gouleyante, gourmande d’étymologie, pleine de jeu sémantique, d’une texture aussi légère qu’une eau-de-vie mais aussi épaisse en corps qu’une de ces bonnes vieilles liqueurs qui persistent en bouche, tout emplie d’arômes mêlés et de souvenirs. Allez, pour la route, et pour la perfection du trait, pour tout ce qui se cache entre ces lignes, goûtez-moi ça : « On mangeait du canard – tout ce qu’on peut, du canard, manger : non seulement des morceaux nobles, magrets, cuisses, mais le coeur gras en brochette, le cou farci, jusqu’à la carcasse dite "demoiselle", fracassée d’un coup de tranchoir, et qu’on rongeait à pleines paumes jusqu’à l’os – alors, à geste d’étrangleur, on vous nouait autour de la glotte, comme pour le homard ou la langouste, un vaste bavoir de bébé. C’étaient de grandes goulées un peu barbares, un retour à l’enfance muette, avec le gras sur les lèvres et le bonheur des tripes. »

 

Ça sent souvent la vieille ferme et la terre séculaire, chez Lionel-Édouard Martin, le commérage et les volets fermés, la vase de l’Atlantique et le vert-de-gris des petits matins, ce vieux terroir où l’on pend le jambon au plafond des cuisines et où la gamelle des chats traîne sur le pas de la porte, « et dans l’air proche on entend les viandes feuler sur les braises. » À coup sûr, tout cela n’aurait pas déplu à un Maupassant. Martin n’a guère besoin d’imaginer ses histoires : elles sont là, quotidiennes, sans doute en grande partie réelles, il lui suffit de les cueillir. Seulement voilà, peu d’écrivains semblent aussi à l’aise dans cette manière de poésie sensorielle, très en chair, odorante, qui enivre comme un cru du Haut-Poitou, peu savent aussi bien mêler ce qui, dans les sensations mêmes, l’est naturellement. Si bien qu’on sort de ces Jours d’été dans le Sud-Ouest avec une sensation qui peut se faire à la fois lénifiante, heureuse, presque légère, et pourtant grave, intérieure, réflexive. Cette manière qu’il a d’évoquer les figures disparues, d’aller visiter la tombe de Francis Jammes en famille, d’entrer dans les langueurs du corps (« on mâche l’aube comme un morceau de pain beurré »), de tout entrer dans la langue, et dans la bouche, de nous rappeler à l’enfance ou à l’antique de la vie, de faire de l’histoire une géographie où chaque nom propre résonnerait d’une signification commune, d’évoquer le temps, celui qui passe et qui ne peut plus rien promettre (« Les vieux hommes qui s’ennuient parlent, quand ils peuvent, avec une abondance intarissable. La parole comble un vide, comme, pelletée à pelletée, la terre jetée dans un trou – pour l’arbre ou la tombe »), de dire enfin le corps même de la mort, cette manière, donc, d’insuffler à chaque parole un quelque chose qui est à la fois physiologique et minéral, nous laisse, finalement, assez admiratifs. J’ai trouvé, parfois, étrangement, que quelques passages étaient presque trop efficaces, comme si l’auteur se laissait entraîner un peu trop loin dans le flux des scènes, les exposant à une modernité un tout petit peu excessive. Mais c’est là une réserve bien paradoxale, dont je mesure en partie l’inanité : c’est précisément parce que Lionel-Édouard Martin est un auteur contemporain, et sans doute plus moderne qu’il y paraît, que les registres se chevauchent dans l’écriture. Il est évident qu’il le sait, qu’il en joue, qu’il s’en amuse, sans jamais rien perdre de ce qui constitue le motif de son écriture.

 

Lionel-Édouard Martin, Jours d’été dans le Sud-Ouest, Éditions Arléa
Critique parue dans Le Magazine des Livres, n°17, juin 2009

28 mars 2017

Thierry Jonquet - Vampires

 

 

Jonquet, social-goth


Il n’est pas illégitime (cf. Véronique Maurus, Frustrés ? Pire, déçus ! – Le Monde des Livres du 21 janvier 2011), de questionner le choix et la motivation d’un éditeur de publier un livre posthume et (à ce point) inachevé. La question vaut particulièrement pour Vampires, ultime roman, donc, de Thierry Jonquet, tant on s’avise bien vite qu’il lui manque sans doute une centaine de pages et s’interrompt au beau milieu d’une phrase dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle ne va pas sans laisser un arrière-goût d’ironie amère – « Un long travail commençait. Aussi routinier qu'in­certain. » Et si Jean-Christophe Brochier, son éditeur au Seuil, insiste avec raison sur les indiscutables qualités du manuscrit, on peut toutefois se demander ce que Thierry Jonquet lui-même aurait pensé de ce texte aussi prompt à entraîner le lecteur qu’il l’abandonne à sa frustration.

 

Donc, on pèse le pour et le contre. Encore un peu, on s’en voudrait de s’être laissé prendre à cette intrigue très construite, dopée à une énergie narrative aussi intarissable que précise, pour se retrouver là, panne sèche sur le bord de la route, condamnés à imaginer une hypothétique sortie de scénario. Il n’empêche. On ne saurait évaluer ce roman à la seule aune de notre sensation d’inassouvissement. Peut-on même seulement l’évaluer, quand on sait qu’il n’a même pas été relu – qu’il n’a pas été édité ? Car si Thierry Jonquet s’y montre assez virtuose, s’il est patent qu’il a dû éprouver bien du plaisir à élaborer une histoire originale, dynamique, moderne, pleine d’imagination et de virtualités, il est probable que lui-même en aurait affûté certaines formulations, peaufiné quelques enchaînements, élagué certains détours.


Il serait très injuste pourtant de considérer cet ouvrage comme un document pour aficionados. Car non content d’être doté d’une belle construction et d’une grand expressivité narrative, Vampires livre, clés en main, une idée d’une grande ingéniosité – que je me garderai bien de déflorer. Détournement génial de la mode dite gothique, avec son lot d’images sépulcrales et de macabres gimmicks, le livre, même dans son état, parvient à renouveler un genre que l’on croyait un peu épuisé, pour ne pas dire éculé. Jonquet installe son décor à merveille – on s’en convaincra dès les premières pages, suivies de l’imparable scène de l’empalement –, et parvient très vite, en intégrant quelques éléments de contexte succincts mais très éloquents, à donner à ce texte très inventif un tour immédiatement réaliste et contemporain. Fidèle au registre qui le met à la lisière du roman noir et de la chronique sociale, on ne peut que constater combien de tours encore il avait dans son sac, et combien il est décidément vain de se refuser à des sujets sous prétexte qu’ils seraient par trop estampillés. Moyennant quoi, Vampires aurait certainement été un très grand Jonquet ; à sa manière, il l’est d’ailleurs déjà.

 

Thierry Jonquet, Vampires - Éditions du Seuil
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°29, mars 2011

28 janvier 2017

Jean Freustié - Les Collines de l'Est

 

 

Le juste ton

 

On se trompe toujours lorsqu’on croit pouvoir définir le moderne comme l’homme de son temps : celui-là ne fait jamais que se conformer à quelques attractions majoritaires. Ce qui est moderne ne nous apparaît souvent qu’après coup, quand ce qui fut jadis, et tout en en portant les couleurs, continue de nous alerter aujourd’hui. À cette aune, et vingt-cinq ans après sa disparition, la lecture de Jean Freustié (pseudonyme de Pierre Teurlay) pourrait bien donner quelques leçons à certaines de nos figures les plus contemporaines, parfois un peu trop soucieuses de se fondre dans l’écume.

 

Réédité à l’occasion de cet anniversaire par Le Dilettante, La Table Ronde et Grasset, l’on découvre ainsi une plume à l’ironie plus ou moins dépressive, un regard sur le monde tangible où entrent de la langueur, du détachement, un sentiment mêlé de lointaine étrangeté et d’empathie pour les humains qui l’environnent, autant de manières peut-être de tenir en bride une sensibilité souterrainement écorchée. Les neuf nouvelles qui composent ce recueil, publié une première fois en 1967, donnent le ton de l’œuvre : une élégance sombre et débarrassée de toute tentation lyrique ou édifiante, une écriture trempée dans la chair de l’existence quotidienne autant que mise à distance de l’histoire vive. Cela donne quelques joyaux, tel ce Verre de mirabelle, où le narrateur, médecin comme le fut Jean Freustié, constate qu’il est en train de « braver le cours ordinaire de [son] ennui » à l’occasion de l’agonie de la grand-mère de sa femme. « Je serai en retard à la maison ; de quelques minutes. Mais de la mauvaise conscience j’ai aussi une longue habitude. Je ne commets d’ailleurs que des incartades mineures, celles qui, sans agrandir la vie, compromettent à coup sûr l’avenir. Le somptueux, je l’ai connu parfois, il me fatigue. Je le laisse à plus prétentieux que moi et je reste avec ma fatigue. » Ce qui intrigue Freustié, ce qu’il va, avec cet air de ne pas y toucher, décrypter, retourner, ce n’est pas tant la vie matérielle que l’ennui, ou ce que l’on appelle l’ordinaire, ces situations anodines et morales de la vie des hommes. « Il s’agissait de sa grand-mère à elle, ce qui ne change rien à ma moralité. Je ne suis pas ignoble ; pas même indifférent. Le seul fait important est que la vie des autres, pour moi – comme pour d’autres – se déroule dans un autre univers. Mais j’en suis conscient. » Une folie légère vaporise ces neuf récits, où saillent ce que l’on devine être les quelques blessures et obsessions de l’auteur, son inadéquation au monde, son embarras à devoir y paraître et y évoluer, sa maladresse à ne pas y parvenir, et la délicatesse d’un esprit à la sensibilité très profonde.

 

Jean Freustié, Les Collines de l'Est - Editions Le Dilettante
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 11, juillet/août 2008

14 septembre 2016

Tibor Déry - Derrière le mur de briques

 

 

Retour de Budapest

 

C'est un authentique petit bijou que viennent d’exhumer les éditions de La Dernière Goutte. S’il est considéré comme un des plus grands écrivains de la littérature hongroise, le nom de Tibor Déry est, en France, bien oublié, si tant qu’il y ait eu quelque réputation déjà. Nombre de ses œuvres restent d’ailleurs à traduire, mais on peut espérer que le mouvement s’amorce, comme peut le laisser penser la parution de ce recueil de nouvelles, après celle, il y a moins d’un an, de Niki, histoire d’un chien, aux éditions Circé.

 

L’histoire de Tibor Déry est à la mesure du vingtième siècle : tragique. Tôt engagé dans les mouvements révolutionnaires qui aboutiront en 1919 à la création, éphémère, de ce que l’on a parfois appelé la « Commune hongroise », il sera emprisonné par les communistes de Béla Kun et condamné à l’exil. Il retrouvera la Hongrie, et la prison, sous le régime, droitier celui-ci, de l’amiral Horthy, qui le condamnera notamment pour avoir traduit le Retour de l’Urss d’André Gide. Il aggravera encore son cas en 1956 : porte-parole, avec Georg Lukacs, du soulèvement de Budapest, il sera condamné à neuf ans de prison. L’arrivée au pouvoir de Janos Kádár lui permettra de recouvrer un peu de liberté au bout de trois ans : mais un peu seulement, et là réside aussi le drame personnel de Tibor Déry, sa liberté d’homme étant soumise à la condition que l’écrivain taise toute critique à l’égard du gouvernement. Déry aura donc été contraint de nouer avec Kádár une relation d’ambiguïté, ce qui, non content de susciter la défiance d’autres dissidents, laissera des marques en Hongrie, où Tibor Déry semble aujourd’hui encore assez peu lu. 

 

Son œuvre ne saurait être lue en dehors de ce contexte. Non en vertu de considérations morales, mais parce que l’empêchement où il était, l’empêchement que, finalement, aura été son existence, est évidemment au cœur de son écriture et de son être littéraire. Nulle innocence, donc, dans ces textes – mais pas plus d’engagement. Ce qui est assez fascinant dans ce recueil, et au-delà des questions d’ordre plus strictement littéraire ou rhétorique, c’est que Tibor Déry, tout en écrivant dans le plus grand souci du réalisme, se retrouve continûment à la lisière d’un autre monde : ce qui est décrit, ce qui constitue la matière de son imaginaire, nous renvoie aux conditions de vie d’une classe plutôt défavorisée, parfois miséreuse, mais il y subsiste toujours quelque chose d’insolite, d’énigmatique ou de bizarre. Il faut y voir sans doute l’état d’esprit de l’individu dans une société de liberté conditionnée, et c’est cela qui est ici merveilleusement peint : Derrière le mur de briques est aussi le tableau de la psyché humaine lorsqu’elle est acculée à intégrer la donne sociale et collective. Le quotidien des personnages qui traversent ces nouvelles, quotidien rude, j’y reviens, sans éclat ni lumière, d’une misère dont on pourrait dire qu’à traverser le temps elle en est devenue presque routinière, ce quotidien est l’étrangeté même. Les moindres gestes, qui ne portent jamais en eux que de maigres significations, retrouvent sous la plume de Tibor Déry une sorte d’histoire, d’historicité, de poids, de nécessité, ils sont comme réinvestis, renouvelés. On y sent la suspicion, l’instinct de prudence, de silence, ce quelque chose de cauteleux qui s’est imposé dans la vie de tout un chacun : séquelle, bien sûr, d’une vie sous surveillance. 

 

L’on songe à Kafka – difficile de faire autrement : la gravité que sous-tend l’ironie, la nécessité sensible, viscérale, où va se loger l’humour. L’on songe aussi, du moins ai-je, moi, songé, au Vercors du Silence de la Mer : bien sûr parce qu’il s’agit de contourner littérairement des contraintes historiques, mais en raison surtout d’une semblable sensation de claustration, de teinte grise et de mutisme, et de cette sorte d’épure qui donne au Silence de la Mer, comme à Derrière le mur de briques, leur exceptionnelle densité. Il serait, sans doute, possible de distinguer entre les nouvelles, d’insister sur la causticité de celle-ci, de souligner le malaise qui taraude celle-là ou l’émotion qui étreint telle autre : la réalité est qu’elles sont, toutes, également poignantes.

 

Tibor Déry, Derrière le mur de briques - Editions La dernière goutte
Traduit du hongrois par Stéphane Clerjaud-Bodócs

Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 34, janvier/février 2012

16 juin 2016

Jean-Luc Barré - Dominique Roux, le provocateur

 

 

Le 29 mars 1977, Dominique de Roux s’éteignait dans une ambulance, victime d’un mal qui avait déjà emporté deux de ses jeunes frères, la maladie « de Marfan ». De Roux mourait, donc, à quarante et un ans, laissant sur le flanc sa génération, et inachevée une histoire littéraire, éditoriale et politique comme seule la France semble parfois capable de les susciter – et comme on n’en a plus guère vue depuis. Trente ans plus tard, un historien, qui est aussi écrivain, se lance dans la folle entreprise consistant à mettre en biographie l’existence de celui qui, parlant de lui-même, disait qu’il « ne faut pas avoir peur d’être un homme perdu de réputation », et vient exhumer, dans une somme magistrale, l’un des êtres les plus lyriques et les plus subversifs de la littérature française du vingtième siècle.

 

Qui, pourtant, se souvient encore de Dominique de Roux ? La jeune génération – en partie la mienne – a oublié combien il fut au cœur des affaires de son temps : c’est toute l’aventure humaine, bien plus encore que l’odyssée du monde, qui trouvait chez lui un réceptacle immédiat, réactif, à ses angoisses ; oublié aussi ce que la littérature doit au fondateur des Cahiers puis des Éditions de l’Herne, et à l’inlassable défenseur des grands réprouvés – à commencer par Céline, qui non seulement lui fut un choc, à une époque où la seule évocation publique de l’écrivain était peu ou prou interdite, mais qui ne fut pas pour rien dans sa venue à l’écriture ; oublié, encore, que Pound, Gombrowicz, Borges, Jouve et quelques autres, ne nous sont connus que parce qu’il l’aura voulu. D’une certaine manière, l’époque convenait parfaitement au tempérament de Dominique de Roux, pour lequel il n’était « d’écriture que d’agonie », et qui assignait à l’écrivain véritable de « jeter par-dessus bord les totems et les tabous de la tribu ». Mais d’une certaine manière seulement. Car peu d’écrivains ont semblé à ce point à l’étroit dans leur temps, et désespérés de devoir en être : « Un goéland sans pattes qui ne sait où se poser », écrira-t-il dans La Jeune Fille au ballon rouge. Aussi redoubla-t-il d’ardeur à ferrailler contre son monde, dans une geste que l’on peine à concevoir aujourd’hui tant elle semble transportée, outrancière, hénaurme.

 

Cela étant, tout devait l’y conduire : on ne naît pas impunément en 1935 dans une famille où l’aristocratie n’est pas seulement vécue comme un privilège légitime mais comme la seule voie possible à une existence qui méritât son titre, une famille où le grand-père, Marie de Roux, était l’avocat et l’ami de Charles Maurras, et où la mère, « l’abbesse », incarna sans doute l’idéal le plus cher au cœur du pétainisme. Or toute la vie de Dominique de Roux se passera à chérir cette généalogie autant qu’à s’en distinguer. Quelque chose en lui d’irrémédiablement altier et fêlé s’est sans doute fabriqué dans ces jeunes années vécues à l’ombre de ses contemporains immédiats et des grandes bâtisses saintongeaises que le soleil, les foins et les escapades en culotte courte viennent embraser. C’est donc dans cet « état d’inaction, d’attente et de disponibilité confinant au défi », tel que le décrit Jean-Luc Barré,  que de Roux passera sa jeunesse ; et le contraste avec l’activisme au bas mot forcené dont il fera preuve plus tard n’est saisissant que si l’on se contente de voir dans cette attente de jeunesse une indifférence au monde – attente qui, comme Malraux, comme Cocteau et d’autres, le conduira à échouer au baccalauréat. Car c’est tout le contraire : le temps de l’indolence apparente constitue le temps de latence nécessaire afin que s’installe une fois pour toute l’attitude devant la vie qui sied le mieux et le plus évidemment à un caractère, le temps où couvent les grandes colères. Ce qu’il y avait d’incontrôlable, de rebelle, d’ontologiquement rétif chez le jeune Dominique ne s’altérera d’ailleurs jamais – et tant pis pour les excès, les outrances, les amitiés discutables, les positions intenables, les haut-le-cœur du petit ou du grand monde. Jean-Luc Moreau a pourtant raison d’insister, dans sa préface à la réédition de L’Ouverture de la chasse, sur le fait qu’on ne saurait sans injustice réduire son talent à sa seule verve pamphlétaire, fût-elle exceptionnelle* : de Roux, c’est une tension irrésolue vers la littérature, insoluble dans aucune chimie du temps. Ses aventures dans le monde, souvent clandestines, toujours rocambolesques, en Angola aux côtés de Jonas Savimbi, en Guinée-Bissau, au Mozambique, dans le Portugal des Œillets, n’auront jamais été mus que par un insatiable désir littéraire. Tous ces exils extérieurs, aux confins des franges de la bouillante Afrique ou dans les dissidences de l’Est, tous mus officiellement par une passion révolutionnaire et internationaliste d’inspiration gaulliste – une étrangeté de plus dans sa trajectoire, lui pour qui De Gaulle incarna d’abord, en Algérie, la figure du traître – ne le mettront jamais dans un état très différent de ses exils intérieurs, lesquels demeurent son état normal. Pour lui, il ne s’agit jamais, ici ou là-bas, que de se mettre « à la disposition d’une façon de voir, d’écouter, d’écrire » : l’Afrique sera tout autant le « lieu de l’action » que l’occasion d’étirer plus encore le « temps intérieur ».

 

 

La densité de ce temps intérieur, conjuguée à une conscience obsédante de la mort, va forger une des œuvres littéraires parmi les plus singulières et les plus inclassables. Il n’est d’ailleurs peut-être pas absolument fortuit que cette biographie paraisse alors que la littérature française contemporaine, certes vivante, n’en semble pas moins traverser une sorte de trou d’air. Car coexiste chez de Roux tout ce qui semble nous avoir déserté : le lyrisme, la passion, l’excès, la rage, la revendication des contraires, le goût des paradoxes, la conscience fébrile de la vacuité des choses, le monde vaste et bruyant, la solitude inébranlable, l’amour des libertés. Rien chez lui ne peut supporter la classification, tout n’est qu’écheveaux indiscernables, entrelacements insolites, métaphores inactuelles. « Entier jusqu’à l’intransigeance et mobile jusqu’à l’ambiguïté », Dominique de Roux circulera librement entre un pompidolisme dont le chef éponyme « sait comment on encule une mouche, comment le 15 août présente ses respects à la Vierge Marie » et les « minets guévaristes des barricades sorbonnardes » qui aboutiront « passé la trentaine, aux échines des marchands », et se heurtera de plein fouet à une société française qui aura fait de l’idéal petit-bourgeois le parangon de la vertu autant que le modèle de son développement économique et social. Et, comme Jean-Luc Barré y insiste, c’est parce qu’il est « l’esprit à la fois le plus engagé et le moins systématique qui soit » qu’aucun différend politique ou idéologique ne sera jamais suffisant à ses yeux pour guider ses choix et ses relations. Aussi nouera-t-il d’invraisemblables amitiés, où se retrouveront sans paradoxe apparent Jean-Edern Hallier, Robert Vallery-Radot (maurassien de haut vol et soutien passionné du fascisme italien, il fut l’un des premiers, au début des années vingt, à remarquer le génie de Georges Bernanos, et entrera finalement dans les ordres après la guerre), Lucette Destouches, la femme de Céline, André Glucksmann, Raymond Abellio ou le sartrien François George, pour  ne glaner ici que quelques noms qui nous viennent immédiatement à l’esprit. Car au final, tout n’est jamais que littérature. « D’abord l’amitié, ensuite la liberté d’écrire ce que l’on pense », écrit-il dans une de ses innombrables lettres au fidèle Georges Londeix : « la reconquête de la parole », pour reprendre la juste expression de Jean-Luc Barré, sera toujours le combat transcendant. 

 

Je confesse n’avoir découvert Dominique de Roux que récemment, par ses lettres d’exil, magnifiques, publiées dans La Règle du Jeu**. Tout de Roux y est : c’est la même matière vivante, le même mélange euphorique d’amour, de désespérance, d’orgueil et de harassement que l’on retrouve dans ses œuvres. Peut-être fût-ce d’ailleurs une bonne manière d’y entrer. Car c’est là le de Roux qui a fini de faire le tour des choses, libéré dans son pressentiment paroxystique de la fin, le de Roux qui, si jeune encore, a tellement vécu que s’annonce déjà le temps des bilans, des épures finales, de l’affaissement des digues. Les polémiques s’éloignent, s’éteignent, se périment ; ne subsistent qu’une torrentielle ouverture à la vie, la disponibilité inlassable de cet homme qui ne souffrit jamais aucune mollesse et n’eut de cesse de faire de son existence une lutte acharnée pour sa liberté. « Suis-je si double que cela ou est-ce que je suis épris d’espace, d’une vie qui fasse nappe, de la vie tout simplement avec ses étincelles et ses aspérités quand tout nous est empêché sans cesse ? Je ne suis ambigu et obscur que pour ceux qui ne comprennent pas et qui me veulent collé à leurs problèmes », écrit-il à Christiane Mallet, à quelques semaines de la mort ; il lui dit aussi « rêver d’un monde sans heures, tournant le dos à toute l’énergie abjecte que l’on consacre à l’utilité », et ce mot résonne comme un leitmotiv, chez lui que le monde pourtant impliqua tant, qu’on affubla de tous les maux, qu’on regarda comme un maoïste de droite, un nostalgique de l’ordre colonial, un indécrottable royaliste, un maurrassien mal défroqué, et que l’on alla jusqu’à soupçonner d’être le chef de file d’un nouveau fascisme international – l’idée fait rétrospectivement sourire, mais, à la décharge de ses adversaires d’alors, son plaisir à cultiver la provocation fut tel, pour ne rien dire de ses positions et de ses amitiés, que le plus averti des observateurs pouvait légitimement, dans le feu de l’action, s’y laisser prendre. De Roux n’était qu’un passionné de la liberté, épris d’une sorte d’ordre et contempteur de toutes les censures, et c’était une passion inclassable, mortifère autant que vitale, intime autant que subversive. Écrire, c’est-à-dire « apprendre à vivre quotidiennement la tragédie profonde de sa propre disparition » aura été la seule aventure d’importance. Sur son écriture venaient se coller les miasmes du monde, ce monde trop vaste à l’écrivain du temps intérieur, trop exigu à l’esprit qu’empoigne la grande aventure, celle de l’humain, l’humain petit, pathétique et plein d’espoir. Définitivement, les cosmologies de de Roux étaient incompatibles avec les aspirations de la société raisonnable, lui que traversaient tant de fulgurances, ces ultimes miettes du festin adolescent qui se déposent du temps qu’on souffre de tout et qu’on ne s’apaise de rien. 

 

Si une biographie se donne pour objet de saisir un être dans le plus grand éventail de ses possibilités, de le serrer jusqu’en lui-même, alors celle de Jean-Luc Barré figure parmi les plus abouties. La masse de documents exhumés, ces centaines de lettres inouïes où de Roux invective, se désole, milite, espère, aime et déteste, ce souffle sans fard ni bornes que l’on se prend à rêver d’entendre de nouveau dans la littérature contemporaine, donnaient autant de matière au biographe qu’elle en compliquait la tâche : voilà un défi relevé avec élégance et finesse ; et ressuscité celui qui, finalement, aura peut-être été le dernier des grands romantiques de notre temps.

 

* Dominique de Roux, L’ouverture de la chasse, Éditions du Rocher
Paru pour la première fois aux Éditions de l’Age d’Homme en 1968.
** La Règle du Jeu, n° 27, 15ème année, janvier 2005, Grasset.

Article paru dans la Newsletter des Livres n° 57 – Fondation Jean-Jaurès – Juillet 2005

15 mars 2016

Pierre Charras - Quelques ombres

 

 

Ça cache quoi, une ombre ? 

 

Sous ses airs un peu désinvoltes, le nouveau recueil de Pierre Charras se déguste aussi vite que son charme sensible distille ses effluves. Au départ un peu expectatif, voire chagriné que l’écriture, à force de concision, ne se mette pas davantage en danger, j’ai fini par m’apercevoir que j’avais bu ces huit textes comme du petit lait, et que leur doux clapot avait réussi à m’éloigner des embruns du monde. On pourrait d’abord se croire dans tel ou tel de ces petits fragments intimistes à la mode, où le lecteur étouffe à force de recroquevillement lacrymal. Mais non, il n’en est rien : Charras sait écorcher en profondeur tout en rendant les choses aériennes. 

 

Toutes les nouvelles ne sont pas d’égale valeur mais, de l’une à l’autre, l’ensemble installe un climat qui fige le petit rictus amusé du départ en une grimace lestée de mélancolie désoeuvrée. Jusqu’à ce dernier texte, Le Vent mauvais (allusion au discours du maréchal Pétain, le 12 août 1941 : « Je sens se lever depuis quelques semaines un vent mauvais »), dont on aura toutefois le droit de s’agacer du propos un tantinet édifiant. Mais le texte est sauvé par un sens de la dramaturgie, une naïveté de ton et un sentiment de délitement du monde qui sont autant de marques du travail littéraire de Pierre Charras.

 

On le préfèrera toutefois lorsqu’il assume cette forme de naïveté poétique qui, au fil des livres, identifie ou qualifie son œuvre. Ainsi dans la nouvelle intitulée À une passante, où un photographe découvre, en travaillant dans sa chambre noire, qu’une des jeunes filles du groupe dont il a réalisé un cliché était nue. Ou encore dans Pas d’école, peut-être la plus touchante de ces huit nouvelles : des parents, démolis par une vie qui n’offre aucun espoir, décident d’abandonner leur enfant dans les jouets d’un grande centre commercial. La simplicité et la sensibilité du récit lui donnent son évidence, son naturel, avant de se résoudre en une ellipse très bienvenue, et d’une manière qui ne fut pas sans me rappeler ce grand film de Michael Haneke qu’est Le septième continent. C’est ainsi que les quelques ombres qui traversent le recueil de Pierre Charras nous suivent plus longtemps que ce à quoi nous nous attendions.

 

Pierre Charras, Quelques ombres - Éditions Le Dilettante
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°7, novembre/décembre 2007

27 janvier 2016

Antoni Casas Ros - Enigma

 

 

Vila-Casas

 

Il est naturel que l’on puisse redouter d’avoir à écrire sur tel ou tel livre, fait d’une telle matière, nourri à un tel foisonnement organique que notre espace critique apparaîtra d’emblée exigu, riquiqui, comme si l’on pressentait, lors même qu’on est en train de le lire, que nous allions manquer de pénétration, d’ampleur, d’air : au bonheur d’une lecture ne fait pas nécessairement écho la possibilité ou le moyen de s’en saisir. Accepter, donc, pour soi-même déjà, l’idée qu’un travail critique puisse demeurer inabouti. Non qu’aucune analyse littéraire n’aurait sa place ou son mot à dire, mais que certains livres déploient une voix, et un horizon, qui, en partie au moins, rendent leurs effets indéchiffrables et leur secret de fabrication inexpugnable. Et puis, disons-le, parce qu’une certaine admiration peut acculer à une manière de paralysie, de contrainte, voire d’appréhension. Enigma fait donc partie de ces livres « privilégiés » – comme le fut déjà Mort au romantisme. On peut rester bien coi de ferveur autant que de stupeur.

 

Il faut dire que, chez Casas Ros, tout est ou semble toujours codé. Y compris son existence, donc, mais on l’a suffisamment dit ou écrit, et cela ne suffirait pas à faire œuvre. La vérité est qu’il est rare de trouver, dans sa génération, d’écrivain qui ait développé un complexe littéraire à ce point totalitaire (l’un des personnages d’Enigma, Joachim, parle d’ailleurs de « l’obsession morbide qui me liait à la littérature »), d’écrivain qui ait à ce point transformé l’histoire, les mobiles et l’arrière-scène de la littérature en terrain de jeu ; et il s’agit bien ici du jeu nécessaire de l’esthétique et de la pensée, non de la prétention exploratoire ou conceptualiste d’une certaine littérature contemporaine, ou dite d’avant-garde. Là est bien le cadet des soucis de Casas Ros qui, s’il ne cache rien de son admiration pour ces grands maîtres de la forme que sont Vila-Matas, Pessoa et autres Kawabata ou Bolaño, opte pour des principes narratifs et stylistiques qui ne sacrifient à aucune coquetterie formaliste. Pour dire les choses, et aussi surprenant que cela semblera peut-être, Antoni Casas Ros m’apparaît surtout s’inscrire dans la grande tradition des romantiques – et qu’il n’en suive ni n’en épouse sciemment la démarche ou l’ambition n’étiole en rien cette assertion, c’est même tout le contraire. D’où, sans doute, la sensation organique que ne manque jamais d’exciter la lecture de ses livres, lesquels nous conduisent toujours sur des terrains très sécrétoires ; et à ce caractère humoral nous puisons naturellement un plaisir à la fois ambigu et libératoire, intime et purificatoire. Beaucoup de romantisme, donc, chez cet auteur épris d’amour, de corps, de liberté, amateur de masques et de secrets, de fuites et de névroses. Sans parler de l’allergie (itérative) de ses personnages pour ces chutes de romans qui n’en sont pas, et qui va ici conduire l’auteur à mettre sur pied une petite intrigue pour ainsi dire idéale tant elle est littéraire.

 

Il y a bien des manières de définir le romantisme. Que celui-ci ait partie liée à une sensibilité ou à une perception particulièrement vive, ou à vif, de l’existence, ne fera toutefois de doute pour personne. L’objet est toujours ce moi, haïssable assurément mais ô combien souverain, un moi que sa perpétuelle confrontation avec la vie peut conduire à se fractionner, à se subdiviser. Et si la chose est revendiquée dans Enigma (quatre personnages, quatre narrateurs), on se surprendra à remarquer que ce type de polyphonie existe sous forme de latence dans chacun des livres de Casas Ros – d’où l’on conclura peut-être qu’elle est inhérente à son mode même d’écriture. C’est ce moi démultiplié, parce qu’insuffisant, ou trop clos, ou trop limitatif, qui conduit le romantique à cette stratégie, qui n’est pas d’évitement mais d’éclatement, et qui finalement n’est pas étrangère à l’infinie richesse de la prose d’Enigma. Un autre personnage, Ricardo, se demande : « Qu’est-ce qui nous fascine dans l’interhumain, si ce n’est cette qualité de débordement constant de la réalité qu’on retrouve chez les monstres ? » A certains égards, on se demande s’il n’est pas là, ce monstre insaisissable, indéfini, l’objet de l’écrivain Casas Ros. L’éloquence et la vigueur érectiles de sa phrase prendraient alors tout leur sens : le monstre est aussi celui qu’on ne peut s’empêcher de caresser dans le sens inverse du poil, et il faut bien l’exciter un peu afin de s’assurer qu’il est bel et bien monstrueux. A défaut, il sommeille, et nous ressemble alors par bien trop de traits. De même le jeu à connotation hitchcockienne qui consiste à apparaître à tel ou tel moment du roman, ou encore à remettre au goût du jour ou à moduler tel ou tel passage de ses précédents livres, est-il peut-être moins innocent ou ludique qu’il y paraît : on peut aussi y voir une continuation de l’éclatement par d’autres moyens. Si le clin d’œil identitaire au moi « véritable » est patent, le procédé permet surtout à l’auteur de poursuivre sa disjonction personnelle. Sa fonction narrative n’est en effet pas si évidente, mais il est certain qu’elle densifie et élargit encore le romanesque. Illustration par la chair du joli mot selon lequel « l’écriture est un fragment infime de l’errance. »

Suivant ma (détestable) habitude, je n’ai donc toujours pas dit un mot de l’intrigue – car intrigue il y a toujours chez Casas Ros. Je me contenterai de dire qu’elle est ambitieuse, pleine en chair déroutée, menée avec infiniment d’intelligence, et avec un brio qui laisse pantois – même si, après trois livres, l’on ne saurait en être davantage surpris. Et même si la chute n’est qu’une nouvelle illustration de la souveraine cruauté de l’auteur…

 

Antoni Casas Ros, Enigma - Editions Gallimard
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°25, juillet/août 2010

6 janvier 2016

André Blanchard - Autres directions

 

 

Suivez le guide

 

Quand un beau jour j’ai commencé à picorer dans les Carnets d’André Blanchard, autant dire que j’ai fissa pris goût à m’en prendre plein le bec. Non que je me fusse senti nécessairement visé par ses rugueuses rosseries, mais c’est la force de toute bonne littérature que de savoir nous exciter la raison sans négliger de nous chatouiller l’humeur. Donc, j’ai aimé, d’emblée, cette rudesse. Peut-être parce que je sentais bien, au fond, que Blanchard était un tendre qui se donnait pour règle de ne rien taire : l’agréable pouvait attendre. On peut dire qu’à cette aune il se tient bien en marge des lubies contemporaines, qui vous feraient passer les mièvreries du cœur pour des élégances de l’esprit et vous refilent en loucedé votre dose de bonne santé mentale. C’est que, comme Blanchard l’écrit à propos de Jack-Alain Léger (qu’on est d’ailleurs bien content de trouver ici), « la littérature [n’a] rien à fiche des gens bien portants. » Tant pis pour l’hygiène des activistes (non-fumeurs) : « si la peine de mort existait toujours, ils refuseraient au condamné sa dernière cigarette au prétexte de ne pas polluer les autorités présentes » (la question pour l’écrivain ne se posant d’ailleurs simplement pas : « si je ne peux plus fumer, je suis foutu. ») Et si « vieillir, c’est tout de même tâcher de liquider ce qu’on a en stock comme superstitions », on ne pourra que souhaiter à l’humanité de se hâter.

 

Pour le lecteur, la facilité serait toutefois de résumer Blanchard à ses démangeaisons. Et si de traits d’esprit, ses Carnets ne sont jamais dépourvus, leur prix n’en est que plus grand au fil des ans. Car il faut sans doute d’abord les considérer comme de fortes saillies inséparables du mouvement qui, d’une certaine manière, maintient en vie. Car s’il peut arriver que les Lettres n’y suffisent pas (« il y a des jours où la littérature ne nous transfigure pas. Elle partage alors ceci avec Dieu : c’est un credo à l’aveuglette »), elle n’en est pas moins ce qui fait qu’on peut résister à l’usure, ou à la dépression : « du fond de ce marasme, de ce désarroi vertigineux, je me serai toujours guidé sur cette lumière au loin, bien falote certes, lumière quand même, et qui est la littérature. » C’est la preuve qu’on aurait bien tort de chercher à s’amuser en lisant Blanchard, qui n’a rien d’un divertisseur et qui, si l’on peut bien trouver quelque plaisant caractère à ses bons mots, n’en reste pas moins en lutte perpétuelle avec l’existence. Ce pourquoi, le monde étant ce qu’il est, l’on pourra sans doute dire de lui ce qu’il écrit de Léautaud, à savoir qu’il « écrivit plus qu’il ne vécut, ce qui s’appelle vivre. » On le trouvera impitoyable, entendez injuste, lorsqu’il qu’il prolongera Mauriac traitant son époque de « parvenue du néant » pour dire de la nôtre qu’elle « en serait plutôt la traînée. » Encore une fois, pourtant, le courroux n’est jamais que la face sombre du chagrin devant l’existant, un refus d'ensevelir ce qui fut au prétexte de modernité – « l’heure de gloire qu’aime s’offrir une génération, c’est d’enterrer la précédente » écrit-il en pleurant Brassens.

 

Dans ce droit fil (et il faut bien confesser qu’on s’est quand même gondolé en le lisant), Blanchard a ce tranchant singulier qui achève de ridiculiser l’euphorie toute triomphante du culturel. Les institutions en prennent pour leur grade, c’est donc très amusant. à l’instar du Frac de Lorraine (Fonds Régional d’Art Contemporain), qui « roule pour le conceptuel, non sans, emporté par son élan, rouler le public. » Il faut dire que la « putasserie des publicitaires » domine assez largement l’époque, certains allant même jusqu’à jouir de l’estampille artistique ; ainsi celui-là, d’artiste, qui, sur le carton d’invitation d’une intervention-performance, use d’un charabia finalement peut-être plus incohérent que pontifiant, et dont on voit mal ce que l’on pourrait en dire d’autre que ce qu’en conclut Blanchard : « ce que c’est, de ne plus se sentir pisser. Au lieu du niveau, c’est la mousse, qui monte. » L’art contemporain n’a pas trouvé ici son meilleur avocat, qui de son côté ne ménage pas ses effets de manche. Et Blanchard, qui, on le sait, gagne sa vie comme gardien de musée, d’aller converser avec des visiteurs qui passent devant un aspirateur sans doute mal rangé : « je pouffe et les rassure, non l’aspirateur ne fait pas partie de l’expo. Comme quoi le recyclage des poubelles par l’art contemporain, c’est entré dans les têtes.»

 

N’empêche, la grande affaire, c’est la littérature. Comme tout un chacun, Blanchard y a ses élus, et tant pis pour les autres : « Il y a de ces plaintes, je ne vous dis pas ! ainsi Nourricier, type d’écrivain au-dessus de ses moyens, qui se penche sur son manque de chance d’être né dans une famille bourgeoise, parce que c’est un "milieu sans ciel ni folie.Il est bien connu que chez les prolos ces friandises-là, c’est à volonté. » C’est comme pour le reste, il peut bien balancer : puisqu’il sait admirer. Alors on lira dans ces Carnets d’admirables pages, sur Simone de Beauvoir (« comme quoi, cela arrive, de devoir reboulonner les idoles »), sur Barrès, Bernard Franck bien sûr, qui fut parmi les tout premiers à le saluer, Brenner, ou Kazimierz Brandys, dont la lecture met dans sa bouche des mots d’une grande tendresse.

 

Que ceux qui ont une dent contre le monde aillent donc rôder un peu du côté de chez Blanchard, histoire d’étayer leurs intuitions. Subsidiairement, ce sera l’occasion d’une jolie petite claque littéraire. Et si la modernité n’est assurément pas le fort du gardien de musée, n’empêche, on est bien contents, nous autres qui avons sombré dans les blogs, car oui, il doit bien reconnaître, quand même, que sur ceux-là on parle un peu de cet écrivain unique en son genre : « repêché par ce que j’ai débiné », avoue-t-il ; quitte à ne pas retenir sa pirouette : « Internet est le nouvel Évangile ; et moi, le mauvais larron. » On s’en fout. Blanchard, c’est de la salubrité ; et publique, avec ça. Bonne route.

 

André Blanchard, Autres directions - Editions Le Dilettante
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 29, mars 2011

18 janvier 2016

Rolf Dieter Brinkmann - Romes, regards

 

 

Les éclopés de l'Occident

 

De la vie de Rolf Dieter Brinkmann, il n’y a pas grand-chose à dire. Né en 1940 dans une petite ville de Basse-Saxe, il se consacre très tôt à la littérature après avoir occupé quelques emplois secondaires. De lui nous ne connaissons qu’un roman, Keiner Weiß Mehr, paru en 1968 et traduit en 1971 chez Gallimard sous le titre La lumière assombrit les feuilles. Il mourra à l’âge de trente-cinq, à Londres, fauché par un véhicule qui arrivait sur sa gauche… – à l’anglaise. Destin propre à fabriquer un mythe, comme l’écrit Arnaud de Ruyter dans la préface très complète qu’il donne à ce volume, d’autant que Brinkmann incarnait avec quelques autres (et à la suite d’Arno Schmidt), l’envie qu’avaient ces « enfants des ruines » de dynamiter la littérature allemande traditionnelle et de « transférer les expérimentations de la Beat Generation en Allemagne de l’Ouest ». La parution de Rome, Blicke sera donc posthume. Rédigé à l’occasion d’un séjour à la Villa Massimo, à Rome, entre octobre 1972 et janvier 1973, le livre est en fait le journal presque exhaustif de ce qu’il vit, à chaque instant du temps, du jour et de la nuit. Et ce qu’il vit, comme ce qu’il voit, de cette résidence d’écrivains qualifiée de « réserve-d’animaux-artistes de l’État », est à la fois terrible, et assez prophétique.

 

* * *

 

Vivre n’est simple pour personne. D’aucuns en trouvent l’envie ou l’énergie dans le plaisir immédiat que cela peut à l’occasion susciter, d’autres dans l’observance d’une morale supérieure induisant une forme de dépassement de soi, d’autres encore dans une sorte de courroux ininterrompu. C’est, en partie, le cas de Rolf Dieter Brinkmann, qui ne décolère pas devant la situation qui est faite à l’Individu confronté à la « Multitude » : tout, dans ce livre étrange, habité, volubile, lyrique, nous ramène à cette opposition, aussi impitoyable qu’insoluble, condamnant l’écrivain à se heurter sans fin au vieux rêve d’« enfin vivre tranquille, dans une région couverte de lande, de marais, la sauvage lumière d’octobre en Europe du Nord, sans grande trace d’une autre présence humaine. » Car l’autre, loin d’être un frère, est toujours celui qui nous fait face et incarne la foultitude honnie, toujours celui qui vient freiner nos élans, contrarier nos réalisations, embrouiller nos espérances. Moyennant quoi, Rome, regards pourrait passer pour un condensé assez remarquable de la misanthropie.

 

Le dessein, pourtant, est modeste – c’est un rêve d’écrivain : « Tout ce que je désire est juste un endroit où je pourrais vivre et travailler et où serait fixée la subsistance minimum nécessaire à la vie de chaque jour. » Il se trouve que ce rêve nous est interdit, sauf à prendre le risque de crever de faim. Peu compatissant à leur endroit et pâtissant de l’incessante gesticulation des humains, Brinkmann souffre de cette perpétuelle résistance du réel. Et ne peut donc en tirer qu’une morale qui vaille au moins pour lui : « L’Individu est sans cesse confronté au Nombre et ce conflit s’accentuera de plus en plus, d’année en année, et il est du devoir de l’Individu de parler au nom de l’Individu, au nom de sa conscience d’être unique, et de laisser tomber qui se trouve reconnu pour agir en banal automate. » Cette misanthropie trouve chez Brinkmann sa forme littéraire la plus incandescente, et nous ne pouvons manquer de nous inclure dans ce récit assombri de l’homme. Très vite pourtant elle nous submerge, distillant même quelque chose d’un peu écoeurant, de révoltant parfois, mais tout aussi vite il nous est possible aussi d’en rire, tant on peut se demander si l’écrivain n’y trouve pas pure matière à création – non un prétexte, au moins un biais par lequel regarder le monde et le raconter. Aussi ses humeurs, authentiques, lui laissent-elles pas mal de place au plaisir de s’en soulager. À propos des Italiens, dont il dit ne pas vouloir apprendre leur langue puisqu’il n’a « pas besoin de comprendre chaque connerie », il raille sans pitié « la grimacerie permanente du tempérament méditerranéen » et s’étend plaisamment sur ces « pouffiasses banales contaminées par les magazines de mode, fagotées à l’as de pique, et mochetés de Demi-Monde, répugnant, ce grattage éhonté des couilles sur la voie publique de messieurs qui ondulent du cul et ce mélange typique de requiem-pop-slumky des jeunes des grandes villes, ça les démange et ça se gratte et ça se réajuste les bijoux de famille dans les pantalons trop serrés. » L’on ne saurait pourtant résumer ce tempérament batailleur à ses seules saillies. Ou alors faut-il les comprendre aussi comme l’expression non négociable de sa mélancolie devant le cours du monde, d’un étonnamment permanent devant son étrangeté, et d’une certaine souffrance à ne jamais pouvoir se sentir en adéquation avec rien – et guère plus avec lui-même.

 

Mais sa vision du monde et de l’individu est aussi tourmentée qu’esthétique. Écoutons-le, à l’issue d’une mondanité littéraire quelconque : « Je gueulai quelques jurons de rage bien allemands à travers les buissons en direction de la route en contrebas, où des Italiens faisaient démarrer leurs voitures de merde – et cela a dû être un moment étrange, d’entendre brusquement dans la nuit une voix proférer des imprécations sauvages et étrangères, en provenance d’un fouillis végétal très haut par-dessus les têtes. » L’humeur ne parvient jamais à dissimuler complètement cette poésie de l’étrangeté du monde. Car c’est bien de cela, au fond, qu’il s’agit : de l’impuissance de l’individu à se rendre complètement maître de son destin dans un monde qui ne nous comprend pas plus qu’on ne le comprend, et de la beauté relative et poétique qu’induit cette mutuelle incompréhension. « T'es-tu déjà rendu une fois à l'évidence que les situations et les circonstances de chaque jour ne peuvent dans les règles que conduire à une automutilation forcée et qu'elles y mènent effectivement ? Et cette poussée est déjà bien terrifiante, puisqu'on ne peut plus s'en éloigner de beaucoup. Les sens sont mutilés, le goût est mutilé, la vue et l'émotion, toute stimulation douce ou délicate. Après la mutilation du paysage, la mutilation des individus, cela va de soi et c'est drôle, follement drôle. » Derrière la colère, derrière l’humour grinçant, derrière l’instinct de la révolte, on perçoit ici combien Brinkmann évolue sur le fil tendu de la dépression : le monde le rend tout aussi impuissant et désolé que rebelle et belliqueux ; il le laisse les bras ballants : « Il y a des moments où je frissonne purement d’horreur, et cela peut survenir au coeur du trafic le plus intense, quand toutes mes intentions et les buts qui font que je me trouve dans la rue s’effondrent brusquement et, qu’un bref laps de temps, j’éprouve le sentiment de voir vraiment, d’ouvrir les yeux et de saisir d’un seul regard chaque détail du décorum qui m’entoure, et je comprends dans quelles fonctions ridicules se cantonnent tous nos gestes, toutes les parties du corps. »

 

Rarement le monde des humains ne nous sera donc apparu aussi laid et pitoyable qu’en lisant Brinkmann. On pourrait presque se risquer à dire que rien de ce qui est humain ne lui est familier : « Laideur à verse, déchets en ribambelle où disparaît chaque individu, car la vue d’ensemble est on ne peut plus affreuse et se répercute sur l’individu, indépendamment du fait que la majorité est effectivement horrible. » Or c’est l’inverse : c’est quand la masse se fait plus compacte que l’humain disparaît, et c’est alors, et alors seulement, qu’il vient à manquer à Brinkmann, lequel trouve surtout à se désoler du mauvais goût généralisé, de la vulgarité en vogue, constatant simplement, et regrettant de devoir le constater, que l’on peut encore jouir de « coins étonnamment calmes » mais que « ce sont le plus souvent des endroits dont plus personne ne veut. » Prophète et visionnaire de la décadence, donc, de l’inexorable déclin de l’Occident, mais prophète attristé, et blessé : « Fulminations, épuisement, et la certitude : qu’il y aura de plus en plus de grèves, de plus en plus d’effondrements, de maladies, de courir à gauche et à droite absurde, de plus en plus à faire-le-pied-de-grue, plus de folie, de mélancolie, de sordide, plus de délire verbeux, de discours, de mutilations, plus d’idiotie, ouverte et cachée, plus de mal bouffe, plus de monotonie, tout en plus, plus de laisser-aller et de pris-à-la-gorge, plus de sueur, de devoir-dépendre de la connerie, plus de puanteur, de violence, d’anarchie, de plus en plus, uniquement du quantitatif, plus de police et de fouille-merde, simplement plus, pervers grimaçants, figures humaines monstrueuses qui se sont à moitié entredévorées, plus de boucan : c’est tout juste si l’on ose encore respirer dans la rue, on vit le souffle retenu, plus d’amochage, plus de déchéance, plus de ferraille – tout cela est clairement prévisible, car nulle part on ne voit de signes d’amélioration. »

 

Ce qu’il y a d’étrange, dans cette vaste litanie, c’est qu’il n’est pas si facile, au bout du compte, de cerner le personnage de Brinkmann. Il est à la fois tout feu tout flamme, volontaire engagé dans la lutte ontologique, et pourtant, presque démissionnaire par avance. Ce qui le renverse, le bouscule, le domine, l’excède, c’est l’ensauvagement, la renonciation de l’esprit : « Plus j’observe la vie dans les rues ici et plus je n’arrive plus à me sortir de la tête le fait que, dans des conditions zoologiques, les primates femelles tendent leur derrière aux primates mâles, pour apaiser des situations de colère, d’énervement. » Ce n’est pas que rien ne puisse trouver grâce à ses yeux, c’est que nulle part il n’entrevoie d’issue poétique : « Je hais les socialistes tout autant que leurs adversaires, leurs empoignades, leur détermination réciproque m’écoeure ! Tout comme me répugne leur insensibilité qui n’a rien à envier à la pensée utilitaire, globale et technique ! » Nulle part sauf en l’Individu, donc, le dernier pré carré : « Plus je comprends toutes les relations des choses entre elles, plus je les vis avec mes sens et plus radical devient le repli sur moi-même. Il n’y a plus à attendre. – Il n’y a plus que les prédicateurs professionnels de l’espoir pour échauffer encore les gens avec des paroles de maculature. » Et ce conflit ne peut jamais se dénouer en lui, puisque « même la conscience contemporaine de soi entraîne l’entropie. »

 

Il faut certes s’armer d’un peu de courage pour lire Rome, regards. C’est long, c’est lourd, parfois désespérant, mais porté par un style inimitable, incroyablement baroque, d’une liberté capable de rompre toutes les amarres. Il nous faut vivre avec Brinkmann, le suivre pas à pas, comme s’il se filmait lui-même, caméra à l’épaule, ne nous épargnant aucun détail, aucune description, aucune pensée, même fugace. Mais en effet, on comprend vite qu’il y a là quelque chose de l’événement. Événement littéraire, car nous sommes bien loin des clichés de la littérature allemande ; événement quasi-politique, en ce sens qu’il éclaire violemment, et de manière assez imparable, cette génération qui dut avancer « à tâtons à travers des ruines morales après avoir tâtonné à travers des ruines réelles, avoir grandi dans des bunkers, joué avec des éclats de bombe et reçu une éducation dispensée par des éclopés avec une échelle de valeurs pour une vie d’éclopé. »

 

Rolf Dieter Brinkmann, Rome regards - Quidam Editeur
Traduit par Martine Rémond

Article paru dans Le Magazine des Livres, n°14, février/mars 2009

8 janvier 2016

André Blanchard - Pèlerinages

 

 

Les indulgences de Blanchard

 

Ah, Blanchard… ! Ce monstre sacré, ce maître mésestimé. Je l’attendais, celui-là, depuis Contrebande et Entre chien et loup : impossible alors de résister aux griffes de ce tempétueux animal, styliste comme on n’en fait plus, gouailleur de première et goguenard en pagaille. Il nous revient, donc, avec sa manière bien à lui de pèleriner, usant gaillardement ses godillots et bousculant au passage toute la mauvaise poussière amassée par l’époque. Le pèlerinage, cette déambulation intime sur les chemins de la mémoire, n’induit certes pas chez Blanchard un quelconque apaisement, la chose serait presque outrageante, mais une tranquillité étrange. Ses griffes sont acérées, c’est certain, ses lames aiguisées, elles ne demandent pas mieux que de rayer une bonne fois pour toutes la carrosserie des morales communes – excepté celle des 2 CV... Mais voilà que les coups de pattes se font moins saignants, qu’ils effleurent davantage qu’ils n’entaillent, laissant planer au-dessus de tout ça une sorte de douceur de fin du monde. Cela étant, s’il y a de la déploration chez Blanchard, autant dire qu’elle est rudement combative ; foin de pacifisme bucolique ici : la nostalgie des mondes perdus ne transforme jamais aucun sale gosse en béni-oui-oui. L’humanité à vif ne saurait sans faillir se concilier les bonnes grâces du monde. On se dit, donc, qu’il a raison, que « boire un coup facilite la digestion quand les couleuvres sont au menu.»

 

La force de Blanchard, outre ce style inimitable, ce franc-parler de vieil anar qu’on dirait tout droit sorti de la grande époque des duels littéraires, c’est d’être aussi touchant dans la colère et le sarcasme que dans la gentillesse et la mélancolie. Ce n’est pas qu’il soit spécialement plus indulgent qu’hier, mais il a dans ce livre-ci une manière de revenir à lui qui, peu ou prou, l’écarte des combats perdus d’avance, l’encourage à grimper fissa vers les hauteurs ; ou plutôt à prendre la clé des champs, ceux de nos villages et de ces « gens de terre » dont il partage les intuitions, la simplicité de coeur, l’antique morale même. C’est une manière de s’émouvoir du grand vide dans les églises (« la pitié les sauva, la piété les abandonna »), ou du destin et de la vie des nouveaux paysans (« N’être jamais sorti de son trou et connaître le globe comme sa poche, c’est plié. Redisons-le : il n’y a plus de ploucs »), de flâner dans la grande ville ou entre les tombes, de pèleriner devant le porche de son ancien collège, à Besançon, là « où j’ai éreinté mon allant et, tête de Turc, désappris la confiance, lâché au beau milieu de la bourgeoisie, la grande plutôt que la petite, laquelle ne m’envoya pas dire, sinon en termes moins trouvés, que nous n’avions pas eu les mêmes matins de Noël, ni les mêmes lieux de vacances. » Il conserve tout de même une dent contre ceux-là, quoique moins mordante, même s’« il aura fallu rien de moins (…) qu’un Proust et un Mauriac pour que je me raccommode avec cette classe-là, ou plutôt avec son élite. C’est le fin du fin, quand les livres valent absolution. »

 

Pour peu que la formule revête quelque sens, il y a chez Blanchard une espèce un peu inédite de rude sentimentalité. Que le monde lui inspire des pensées en bras de chemise est davantage le signe d’une sensibilité à fleur de peau que d’une quelconque et insatiable bougonnerie. L’on n’est pince-sans-rire, c’est bien connu, que pour frayer un autre chemin à ses amertumes et détourner ses tristesses des voies du ressassement. Aussi le livre est-il hanté par l’enfance, et par ce père trop tôt disparu, à propos de quoi on peut lire, si joliment, que « si ce fichu catéchisme promet que nous retrouverons nos morts, il nous interdit d’anticiper l’appel. Voilà du cornélien qui dépassait le haut comme trois pommes. » Blanchard n’est pas du genre à faire des manières, il excave, déterre et décortique ; et constate sans doute que ce qu’il est n’est en rien différent de ce qu’il fut. Débusquant « cette précoce volonté de n’être rien », constatant qu’il s’agit d’« écrire non pour éterniser l’enfant que nous fûmes, mais pour l’enterrer », précisant comme dans un remords que « c’est jouable, sur le papier. »

 

Étrangement, je raffole chez Blanchard ce que je n’aime pas chez d’autres. Le goût de ce qui claque, de ce qui conclue, de ce qui achève, ce quelque chose de direct et de lapidaire que l’on ne peut entendre qu’à la condition, ô combien remplie chez lui, d’une humanité que l’on devine bouleversée, désolée, atteinte. Ces formules géniales, qu’il déverse pas seaux : « Sartre urinant sur la tombe de Chateaubriand. Ça ne pissait pas loin. Dire que toute une génération se réclama de cette gaminerie, la plébiscita comme un exploit, une manière de régicide. On a les 21 janvier qu’on mérite. » C’est que toute cette colère, toute cette agacerie, ne va pas sans une disposition naturelle à aimer et à admirer. Il y a ce passage au Père Lachaise bien sûr, ces visites à Balzac, à Proust, à Desproges. Mais plus encore cette célébration de Calaferte, qui, dit-il, l’a « sauvé », dont il écrit que la lecture des Carnets « l’a émancipé » naguère de ses « écrits romancés », et dans lesquels il trouve l’explication même de ce qui l’autorisa à écrire. « Résumons : la dévastation de soi par le sort qui vous est échu, c’est cela qui vous ferme le poing ; d’où la question : comment toujours cogner sans se salir ? Par le verbe. Que celui-ci transfigure la violence, et voilà Calaferte sauf. » C’est que si l’homme est las d’un certain monde, d’une certaine époque, d’une certaine légèreté, il sait de source sûre ce qu’est un écrivain : « Le nez en l’air, ça le connaît, comme si les phrases se planquaient au plafond. Il y a de ça. Ne dit-on pas, de l’inspiration, qu’elle descend, quand l’angoisse, elle, monte, enfin, pas plus haut que nous. »

 

André Blanchard, Pèlerinages - Editions Le Dilettante
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°17, juin 2009

12 décembre 2015

Henry Bauchau - Le boulevard périphérique

Aboutissements de Henry Bauchau

 

On peut plus guère lire un livre de Henry Bauchau sans se dire que c’est peut-être son dernier ; à quatre-vingt quinze ans, l’homme se tient fragile sur une canne et n’est plus guère disponible à l’écriture qu’une ou deux heures par jour. S’il n’en savait rien, aucun lecteur pourtant ne pourrait jamais penser qu’il est aussi proche de la fin des jours. Il ne s’agit pas ici de vocabulaire, de codes, de tendance à sacrifier aux goûts et aux facilités du moment, mais d’acuité, d’existence intérieure, de perception intime du rythme, de l’harmonie, de pénétration des mots, sans parler de cette élégance, de cette réserve auxquelles les temps nous déshabituent. 

 

Paris, 1980. Chaque jour, le narrateur prend sa voiture, le bus ou le RER pour rendre se rendre à l’hôpital et y visiter Paule, sa belle-fille, dont chacun, malgré « la mécanique de l’espérance », pressent bien que le cancer lui fait vivre ses dernières heures. Ce faisant, il se remémore la figure de Stéphane, l’ami de jeunesse, qui l’initia trente ans plus tôt à la varappe avant d’entrer dans la résistance et d’y perdre la vie. Les deux figures se superposent dans l’esprit du narrateur jusqu’à s’entremêler et façonner son regard ; entre le réel de la souffrance d’un être aimé et le souvenir de l’ami devenu maître avant de mourir dans de terribles circonstances, le narrateur ne peut que bredouiller sa pudeur, sa banalité, l’ordinaire de sa vie. « Je m’en vais sur la pointe des pieds. C’est un peu comme ça que j’ai vécu. Ce n’est peut-être pas ainsi qu’on peut porter soi-même tout son poids », écrit-il en sortant de la chambre de Paule. mais à ces deux figures chéries vient s’ajouter une troisième, qui ne les surplombe pas mais les travaille jusqu’à les épuiser, celle d’un russe blanc dénommé Shadow, devenu officier nazi, et qui décida, naguère, de la mort de Stéphane. La vie conduira le narrateur à visiter dans sa prison, et jusqu’à sa mort, cet homme qui ne se remettait pas des blessures d’enfance, doté d’une noblesse dont la souveraineté fut chèrement acquise, ce Shadow que l’arrachement à sa condition première de fils aura transformé en un homme à l’intelligence glaciale et aux manières brutales. Fermé à tout sentiment, donc, en tout cas jusqu’à Stéphane, dont la manière que celui-ci eût d’accepter la mort et de s’y préparer constituera pour Shadow le premier et seul véritable échec de sa très brillante et très monstrueuse carrière ; Le Silence de la Mer n’est pas loin.

 

D’autres diront mieux que moi la singularité de l’écriture de Henry Bauchau, dont l’assurance apaisée est d’autant plus remarquable que chaque phrase émet une onde de fragilité, quelque chose qui, malgré l’apparente évidence de la prose, nous apparaît sous une forme parfois friable, comme s’il s’agissait toujours de s’excuser d’écrire. Chez Bauchau, l’existence intérieure est le seul monde souverain, mais il est exposé, ébranlé, malmené, c’est une plénitude dont on ne peut jamais dire qu’elle est acquise. L’enfance n’est pas ici le rocher où l’homme mûr vient se ressourcer ou se comprendre, mais plutôt un petit caillou ou une bille qui traîne au fond des poches. « Ce que j’ai fait de mon enfance, je n’en sais rien, je l’ai perdue en partie, mais il en reste des traces effilochées à tous les buissons, à toutes les ronces de ma vie. » Tout tremble chez Bauchau, l’espérance comme la mélancolie, la joie passagère comme la perception de se sentir vivre. Les autres sont tout regards, et tout regard fragilise : « Implacables les autres pour vous faire constater que tout change et vous apprendre à mourir. Sans les autres, est-ce que l’on ne mourrait pas ? » Quelque chose chez Bauchau semble être resté bloqué, clos, impuissant à éclore en liberté. On dirait qu’il ne peut se sentir vivre autrement qu’en se contractant, en serrant de près chaque affect. Cette forme d’inaptitude au monde est très contrariante pour celui qui, par ailleurs, observe ce dernier avec tant de compréhension et d’envie.

 

Certaines scènes devront pouvoir figurer dans une anthologie de la justesse. Celles avec Stéphane, bien sûr, quand tous deux gravissent les montagnes et que, dans le silence, se nouent de ces amitiés qui se passent du luxe des mots. « À partir de ce regard jeté d’en haut sur le sourire de Stéphane, le vertige, dont j’ai toujours souffert, me quitte. Je n’ai plus affaire qu’à la paroi, à la pesanteur, au travail de mes quatre pattes et je n’ai plus été paralysé par la peur. Quelque chose a eu lieu comme si Stéphane m’avait revêtu de sa force. » Stéphane est un taiseux, sans doute parce qu’il ne se sent pas autorisé à parler, lui qui n’en a pas la science (« ce garçon, peu instruit, qui avait quitté l’école à seize ans, était un maître auprès duquel j’apprenais une technique, une science de la gaieté dans l’effort et l’énergie du plaisir difficile »), mais davantage encore parce qu’il sait, d’instinct ou d’intuition, que l’humanité qui s’impose doit se dispenser de phrases.

Dans l’anthologie devront aussi figurer ces innombrables scènes à l’hôpital où les regards s’échangent, où les mots se heurtent, où les familles font taire leurs histoires, où s’endossent les masques de l’à-propos. Ou encore cette scène, durant la guerre, où des femmes s’interposent entre les nazis et leurs maris, et de leur seul cri unique parviennent à éviter le pire, aux uns comme aux autres. Et ce moment où le narrateur se reconnaît dans le regard perdu d’un Arabe qui travaille sur un chantier, « cet homme malheureux, si proche de moi, le plus proche peut-être, [qui] restera pour toujours un inconnu. » Ou le souvenir de ce qui fut son premier amour d’enfant, amour évidemment non consommé, secret, fugitif, emporté par la vie : après la messe, sur le parvis, « elle me regardait un instant mais, comme on le lui avait appris, sans attention particulière et passait très vite à un autre d’entre nous. Pas une fois je n’ai pu desserrer la bouche pour lui dire un mot. Quel mot venu de quelle langue, de quel pays caché, puisque l’amour entre enfants n’était qu’un béguin qui faisait rire ? » A l’enfance ou à l’âge adulte, l’intériorité est comme condamnée à rester cadenassée, on ne peut jamais que la manifester, au mieux avec maladresse, au pire en buttant sur l’incompréhension. Il faut dire qu’elle nous est à nous-mêmes grandement obscure : « Des fragments, nous ne pouvons connaître que cela, le monde et nos rêves ne nous livrent que des fragments révélés par nos trajectoires nocturnes dont rien ne demeure en nous que des traces sombres maculées par des mains ou des griffes inconnues. » Henry Bauchau est parvenu à un tel degré d’intimité avec le verbe que son épure, sans doute nécessaire, constitue pour tout aspirant une des plus belles leçons d’écriture et de littérature. Disons-le tout net : cela faisait quelques temps déjà que nous attendions d’être secoués, bouleversés par un roman contemporain de langue française.

 

Henry Bauchau - Le boulevard périphérique - Actes Sud
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 10, mai/juin 2008

3 novembre 2015

Sophie Pujas - Maraudes

 

 

Un jour elle avait disparu, simplement pour voir si quelqu'un partirait à sa recherche. 
Personne.

 

 

J'avais été impressionné par le premier livre de Sophie Pujas, Z. M., paru dans la très jolie collection que dirigeait J.B. Pontalis, à la fois portrait et récit très sensible de sa relation à la peinture de Zoran Music. C'est donc avec beaucoup de plaisir que j'ai retrouvé dans Maraudes, en plus des coins et recoins de Paris, ceux d'un univers fragile, grâcieux, un brin nostalgique quoique sans la moindre désuétude, servi par une écriture souvent remarquable, précise, douce et impressionniste.

 

Être ou ne pas être parisien, voilà qui, pour le lecteur, ne change pas grand-chose. Car s'il s'agit bien d'arpenter la capitale et d'y marauder quelques sensations, l'oeil de l'écrivain est ici notre seul viatique. Or la beauté de ce livre tient (pour partie) à ce que, en réinventant sa ville, en en recréant la matière, Sophie Pujas parvient à tisser quelque chose d'assez universel tout en y incorporant, et avec le plus grand naturel, sa pure singularité. L'oeil de l'écrivain transforme tout en mots, le dernier chic parisien comme la misère devenue ordinaire, et ces "il", "elle" ou "on", tous anonymes mais tellement incarnés, finissent par laisser penser qu'elle a croisé sur sa route l'humanité toute entière. Humanité qui d'ailleurs est rarement bien gaie, tant “le chagrin est une addiction puissante”, et même si la vie ménage toujours quelques espaces ou instants au bonheur et à l'amour - tels ces deux jeunes gens venus saluer, rue de Verneuil, la mémoire de Serge Gainsbourg “avant de tomber de sommeil au matin, tomber très doucement dans les bras l'un de l'autre, blottis dans leur joie, avant de se réveiller dans cette ville qu'ils ont rêvée à distance et qui a le talent de ne pas les décevoir.

 

Ce qui est étrange, et très beau, est que nous ne sommes jamais dans la déploration ; il n'y a pas place ici pour le moindre soupir, et si l'ensemble est joliment mélancolique, c'est moins parce que les choses sont ce qu'elles sont que parce que, convenons-en, “le temps n'est pas à la mesure de nos coeurs.” Pujas ne juge ni du beau, ni du laid : elle considère les choses en elles-mêmes et en prend acte, ces choses qui, s'imposant, recouvrent alors leur incontestable nature primitive. La ville est tendre et brutale, imprévisible et fonctionnelle ; or, si l'on est curieux de ses dissimulations, elle peut s'exhausser soudain d'une dimension nouvelle, plus onirique, mais aussi, et c'est là une étrangeté dont seule la littérature peut se faire l'écho, sans doute plus vraie. C'est sur cette possibilité qu'offre la littérature, bien sûr de réinventer le monde mais peut-être plus encore d'apprendre à le faire sien, que Sophie Pujas déploie une phrase dont il faut applaudir l'économie autant que la petite musique, illustrant de la plus belle manière cette pensée, simple, première, probablement fondatrice de ce récit, suivant laquelle “s'égarer est un art de vivre.

 

Maraudes sur le site de Gallimard / L'Arpenteur

24 mai 2015

Petit traité de misanthropie : un article de Patrick Emourgeon

 

Cest toujours une joie très grande que de se savoir lu bien après les quelques semaines d'exposition qui suivent la parution d'un roman. Merci, donc, à Patrick Emourgeon d'avoir pris la peine de partager son enthousiasme pour ce roman paru en mai 2011 chez Quidam.
 

 

Petit traité de misanthropie

 

Il y a des mots qui me reviennent à la lecture de Marc Villemain. Des tas de mots et des idées sur l’homme : velléité, acrimonie, misanthrope, cloporte, extinction, laideur, vain,  silence, haine… des mots crus que j’aime retrouver dans la littérature du vrai.

 

Marc Villemain, cet auteur rare, explore l’arrière cour des choses humaines. Déjà dans Et je dirai au monde toute la haine qu’il m’inspire, ce roman prémonitoire, publié en 2007, m’avait bousculé, il y ausculte la montée d’un totalitarisme rampant et la lente démission du politique, testament émouvant d’un élu en exil qui revient sur son passé. Une lecture acérée de la démocratie d’aujourd’hui, de l’extinction des idéaux. Un texte puissant et profond. Totalement d’actualité.

 

Villemain aime la fin, toutes les fins. Ces rudes moments de sincérité où l’on peut enfin peser la véritable densité des sentiments, creuser jusqu’à la roche la vérité, en extraire les racines et voir l’autre dans sa terrible nudité, à sa taille réelle.  

 

Il aime nous déstabiliser. Un exercice sain dans un monde lisse de certitudes sucrées. Dans un monde aux couleurs fades, il trace à grand trait noir et rouge, les angles d’un siècle déprimé, ce siècle que ce vieux professeur d’université en fin de vie sait qu’il va bientôt devoir quitter, coincé dans un de ces mouroirs modernes.

 

Le pourceau, le diable et la putain est un livre sur la fin, il consigne le testament de la vie d’un homme, un témoignage sans concession, d’un pur misanthrope à l’ancienne. Dans un style volontairement obséquieux, drôle et tragique, Léandre, de sa faconde professorale,  nous raconte sa haine tendre du genre humain.

 

Les mémoires de ce vieux con assumé bouscule une époque habituée à la tartufferie, aux édulcorants moralistes et télévisuels. Tout y passe : les enfants, les femmes, les étudiants (j’adore !), les curés, le sexe (la découverte de l’orgasme à Madrid, drolissime…)  c’est la grand cavalcade, le déballage, une immense et pittoresque brocante où les bons sentiments sont bradés, écrabouillés parfois… Un exercice vivifiant et corrosif qui fait du bien.

 

Attention, ce vieil homme est un puriste dans son genre, un misanthrope doté d’une certaine classe, il réserve sa férocité aux imbéciles, au mensonge et à la malveillance.

 

On est loin des petits méchants d’opérette, ces pervers cruels et lâches qui se déguisent en victime dès qu’ils se sentent démasqués,  chez cet homme fier et intelligent, derrière sa cruauté, on entend plutôt sourdre son amour déçu de l’humanité, citant Balzac qui en connaît un poil , « tout homme qui, à quarante ans n’est pas misanthrope n’a jamais aimé les hommes. »

 

Bref, Marc Villemain aime à travers ses personnages questionner avec acidité la place du bien et du mal.  Discrètement il nous interroge sur le véritable visage du diable, du pourceau et de la putain dans nos sociétés « modernes ». Il sait qu’ils ne sont jamais vraiment là où on les attend…

Un truculent bouquin et un auteur à découvrir !

 

Patrick Émourgeon

4 février 2012

Dream Theater - Le Zénith - Paris, 3 février 2012 (+ extraits video)

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L
orsque j'étais gamin, mon entourage daubait toujours sur les hardos, ces brutes assurément joviales mais méchamment houblonnées ; le jugement était toutefois et systématiquement modéré par ces deux considérants de poids : c'est vrai qu'ils font de jolis slows et que leurs guitaristes ne sont pas manchots. Après un coup d'oeil furtif sur mes poignets très cloutés et la résille noire qui me couvrait les avant-bras, on s'entendait enfin sur l'idée que je traversais une période difficile, s'il en est, de l'existence : l'adolescence. Soit. Tout, dans le metal, n'est pas toujours d'une infinie finesse - si vous me passez cette allitération délicate. Quoique le genre n'ait pas l'exclusif apanage de la gaudriole. D'autant que les choses ont tout de même pas mal bougé, le genre rencontrant désormais un succès (au moins) planétaire. Ce qui, c'est systémique, charrie le meilleur comme le pire, c'est entendu. Il n'empêche. Si l'on pouvait, il y a trente ou quarante ans, s'en sortir avec quelques accords de blues, un bon ampli Peavy et une certaine rage au ventre, les (vrais) musiciens ont depuis envahi le metal au point de le faire parfois copiner avec le jazz et la musique dite classique. Si, à mon époque (ça va, papy ?), la virtuosité ne concernait guère que les gratteux à six cordes, l'arrivée, dans les années 90, d'un groupe tel que Dream Theater, a profondément modifié l'image que le milieu musical se faisait de ce "sous-genre." A l'aise à peu près dans tous les registres, tous enseignants dans les plus grandes universités de musique, les Dream Theater ont pour eux d'avoir l'oreille libertaire et d'être des fous de musique avant d'être les fans d'un genre. Ils sont tous d'ailleurs de formation peu ou prou classique, ce qui donne sans doute autant de bases que cela permet de s'en émanciper.

IMG_0015Ces quasi vétérans ont prouvé hier soir encore, dans un Zénith plein à craquer autant qu'il fut chaleureux, combien ils méritent leur place au panthéon des très grands groupes de l'histoire. Et s'il n'est pas interdit de trouver que leur dernier album, A Dramatic Turn of Events, pèche parfois par une légère mais froide complexité, l'épreuve de la scène montre que, à ce niveau-là de la technique instrumentale, cela n'affecte en rien ce que nous aimons aussi du rock : ses plaisirs cabotins, ses effluves dissidentes, sa théâtralité. La musique de Hans Zimmer ouvre opportunément le bal, suivi de l'Agnus Dei du presque déjà culte Bridges in the Sky. Les trois-quarts du dernier album vont y passer, mais, et c'est là le privilège des groupes de ce niveau et de cette notoriété, une tournée promotionnelle n'est jamais pour eux qu'une occasion supplémentaire de peaufiner la légende. Ainsi, même si cela ne peut être qu'un survol, nous avons droit à quelques heureuses incursions dans l'épopée du groupe, jusqu'à A Fortune of Lies, tirée du premier album, en 1989. Prise de risque bienvenue avec le tortueux 6:00, de l'album Awake (1994). Et succès assuré, bien sûr, avec le romantique, lyrique et très floydien The Spirit Carries On, extrait, lui, de ce qui est sans doute mon album préféré, Metropolis : Part II - Scenes of a Memory (1999.) L'enchaînement de deux morceaux acoustiques (The Silent Man, 1994 & Beneath the Surface) ne constitue sans doute pas le moment le plus marquant du concert ; cela eut le mérite toutefois de poser les choses et d'étayer l'ambition et la liberté du groupe. James LaBrie et John Petrucci sont assis sur leurs sièges comme deux folk singers de l'âge d'or, et il faut bien, aux premiers rangs, que les copains remisent leurs cornes du diable pendant un petit quart d'heure. Les puristes apprécieront les deux morceaux issus du Six Degree of Inner Turbulence, album dur, sans concession ; charge à l'album Images & Words (1992), qui contribua beaucoup à la mise en gloire du groupe, de parachever le triomphe du soir - notamment sur le rappel, Pull Me Under.

Je ne dirai pas grand'chose des musiciens en tant que tels, tant ce que j'aurai à en à dire sera convenu : c'est l'excellence même. John Myung à la basse (essentiellement six cordes) confirme ce que l'on sait déjà, à savoir qu'il est, depuis dix ans, l'un des meilleurs dans son genre ; aucunement démonstratif, habité, il joue comme d'autres jonglent ; Jordan Rudess, dont on sait ce que le groupe IMG_0059lui doit, est en très léger retrait, conformément au style du dernier album ; James LaBrie, grand bonhomme au charisme jovial et au regard clair, a su, avec le temps, étoffer son chant et lui donner une authentique profondeur - que l'on soit ou pas sensible à son timbre ; que dire de John Petrucci qui n'ait été dit déjà ? Invraisemblable guitariste, véloce, précis, au charisme rentré, il est toujours l'incontestable star. Mais nous étions bien sûr un peu plus attentifs à la prestation de Mike Mangini, successeur de l'impressionnant Mike Portnoy, membre fondateur du groupe qui, que l'on me pardonne cette facilité humoristique, n'avait, derrière ses fûts, guère de complexes. En s'en remettant à Mangini, le moins que l'on puisse dire est que Dream Theater ne prenait pas de risques : le bonhomme a commencé la batterie à l'âge de cinq ans et, tout gamin, s'amusait à refaire les solos de Buddy Rich ; auteur de plusieurs ouvrages sur les techniques rythmiques, enseignant à Berklee, il est par ailleurs détenteurs de cinq records du monde de vitesse à la batterie. S'il m'arrive plus souvent qu'à mon tour d'éprouver quelque impatience lors de la séquence obligée du solo de batterie, là, il faut bien dire que le problème ne s'est guère posé. Mangini tape fort, c'est certain, mais pas spécialement plus fort qu'un autre : surtout, il fait montre de bien plus d'imagination que la grande moyenne de ses confrères, et c'est peu dire qu'il a le polyrythme dans la peau.

Voilà donc plus de vingt ans que Dream Theater décline cette identité hybride et cette musique à la fois sombre et lumineuse, violente et mélodramatique, énergique et savante. Le déferlement technologique auquel le groupe est coutumier n'affecte rien du lyrisme et de la passion instrumentale de ces musiciens hors pair : c'est aussi cela, je crois, que le public acclame. Et nous repartons avec les images dont Dream Theater est le meilleur des pourvoyeurs, celles d'un monde brutal, mélancolique, torturé, mais empli de lumière, bourré d'énergie et traversé de larges ouvertures vers le grand ciel : Dream Theater mérite bien, comme on l'avançait lorsque le groupe naquit, sa qualification de Floyd du metal.

EXTRAITS VIDEO

1er extrait : Arrivée sur scène - Début de Bridges in the Sky


Dream Theater - Le Zénith - Arrivée sur scène - Début "Bridges in the Sky"

Second extrait : Breaking All Illusions (extrait - solo Petrucci)


Breaking All Illusions - Dream Theater - Le Zénith, Paris, 3 février 2012

SETLIST

- Dream Is Collapsing (Hans Zimmer)
- Bridges in the Sky
- 6 :00
- Build Me Up, Break Me Down
- Surrounded
- The Root of All Evil
- Drum Solo
- A Fortune in Lies
- Outcry
- The Silent Man
- Beneath the Surface
- On the Backs of Angels
- War Inside My Head
- The Test that Stumped Them All
- The Spirit Carries On
- Breaking All Illusions
- Rappel : Pull Me Under

18 octobre 2011

Mark Knopfler éclipse (un peu) Bob Dylan à Bercy (+ extraits vidéo)


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Soirée excessivement sage, hier à Bercy, qui accueillait donc ce que l'histoire du rock et de la musique folk, blues et country, dans la très large acception de ces termes, a produit de plus consistant et de plus enthousiasmant depuis plusieurs décennies : deux de ces hérauts qui, à leur manière, ont donné naissance à des courants musicaux pétris de tradition et d'intuition, aussi soucieux de leurs héritages que de leur legs, et, pour l'un d'entre eux au moins, incarné la protestation d'une époque. On n'en mesurera que mieux l'incongruité d'une salle sans fosse, transformée en un respectable parterre de sièges en velours rouge (il est vrai que le public n'a plus vingt ans - ni même quarante -, et qu'on vient davantage, ce soir, pour célébrer une grand-messe en famille que pour éprouver la transpirante énergie du rock'n'roll.) Il faudra attendre le dernier quart d'heure du set de Mark Knopfler pour que le public envoie valser tout ça et se rue sur les devants la scène, apportant un peu de chaleur à cette salle tristement orwellienne - où l'on finit presque par se battre pour, entre les deux parties, gagner le sas de décompression et griller sa cibiche, dûment encadrés par des gorilles fluorescents exhibant musclette et oreillettes : soit dit en passant, le public des CSP + ne se tient pas mieux que les autres. Bref.

A ces deux hérauts, d'ailleurs, le gigantisme ne va pas. On ne comprend (que trop) les raisons qui conduisent à limiter la charge des tournées et à les concentrer en une poignée de dates : mais ce qui convient à Rammstein ne convient pas à des musiciens tels que ces deux-là, dont on voudrait pouvoir entendre le timbre cassé et le murmure des doigts sur les frettes ; pas plus d'ailleurs qu'il IMG_0004ne convient à un public qui, s'il aime cette musique, doit en aimer d'abord l'émotion contenue, la nostalgie un peu joueuse, l'intimisme - et, pour Knopfler, la virtuosité.

A cette note dubitative s'ajoutent quelques autres motifs de mécontentement, même relatif. Ainsi du sentiment d'avoir été un peu floué : ceux qui prêtaient foi aux organisateurs clamant que Knopfler et Dylan se partageraient la scène en sont pour leurs frais : de la formule, il fallait retenir l'ambiguïté. Ainsi y eut-il deux concerts parfaitement distincts, Knopfler et Dylan jouant successivement IMG_0033et sensiblement le même temps (assez court), le premier ayant pour charge supplémentaire de jouer à l'étalon : ceux, immensément majoritaires, qui s'attendaient à le voir rejoindre Dylan sur scène attendent toujours. Le son, enfin. Très correct, il faut bien dire, pour Knopfler (on peine à écrire : pour la première partie), il fut à tout le moins approximatif pour Dylan. La section rythmique, notamment la contrebasse, claquait bizarrement, avec quelque chose de creux, métallique, saturé : quant à la voix de Dylan, sur-mixée, sur-amplifiée, des spirales d'écho lui faisaient perdre un peu de sa singularité, même si le débit sec, traînant, n'a, en soi, rien perdu de son charme.

Il ne s'agit pas ici de comparer les deux parties du concert. Si Knopfler et Dylan ont bien des choses en commun, les deux ont évolué sur des registres un peu différents, Dylan n'hésitant plus à traîner ses guêtres du côté d'un quasi rockabilly, Knopfler revendiquant de plus en plus ses tentations gaéliques. Par ailleurs, Knopfler incarne dans le rock l'image même du cool, cette grâce un peu dégingandée, ce petit air de chien battu, ce visage d'adolescent au cheveu gris, ce refus presque maniéré du spectacle, du jeu visuel, du show : il joue à Bercy comme il jouerait dans la salle municipale de la plus modeste contrée, et s'il est vrai que c'est là un esprit dont on appréciera, en ces temps de grande débauche, la profonde humilité, l'on ne peut pas non plus réprimer la petite voix qui nous souffle que, dans ces conditions, autant ne pas choisir Bercy... S'agissant de Dylan, c'est un peu différent : c'est qu'il est un peu plus cabotin. Aussi ne déteste-t-il pas surjouer son rôle de personnage renfermé, un tantinet ombrageux, et, pour ainsi dire, presque désagréable. Pas un mot, pas un signe, pas un salut, pas même un rappel, un simple geste de la tête pour dire adieu et signifier que c'en est fini (il aurait pu, peut-être, faire mine de soulever son chapeau.) Autant le groupe de Knopfler existe, ses musiciens se regardent, se sourient, se répondent, autant le groupe de Dylan a quelque chose d'un agrégat d'individualités, qui marquent leurs territoires propres, un peu avares d'elles-mêmes, cherchant à créer, avec plus ou moins de subtilité, une sorte de posture d'hommes en noir tels que, peut-être, un Tarantino pourrait vouloir les filmer. Enfin quoi, oui, il m'a manqué de voir un groupe, quelque chose de cohérent, homogène, fraternel. Le jeu de jambes un peu stéréotypé de Dylan et ses quelques pas de danse ne suffisent pas à donner beaucoup de chaleur à cette représentation roborative, certes, mais un peu froide, et à chasser la vilaine idée que tout cela est tout de même fait un peu par-dessus... la jambe. Cela ne signifie pas que ce soit mauvais, c'est entendu, et Blind Wille McTell, Things Have Changed, Ballad of a Thin Man, All Along the Watchtower, constituent de jolis moments, qui plus est interprétés par des musiciens très en place : simplement, là, ce soir, ces titres n'accédaient pas au niveau de la légende.

C'est l'avantage de Knopfler, dont on n'attend pas une quelconque prestation, mais seulement une sorte d'excellence dans l'interprétation. Et si ses compositions, depuis quelques années, n'ont pas l'éclat, l'originalité, pour ne rien dire de l'ambition des premiers temps de Dire Straits, elle sont assumées et revendiquées avec un tel naturel, une telle aisance, qu'elles touchent sans peine un public qui plus est conquis par ce jeu de guitare somptueux, précis, fluide, riche d'une très belle variété de timbres et de sonorités ; Knopfler, pour moi, a toujours été au rock ce que Metheny est au jazz, le genre de type à pouvoir tout jouer tranquillement, le virtuose capable d'aller arracher le silence, soucieux de donner une atmosphère à chaque composition. L'efficace et straitsien What it is, en ouverture, fera semblant de donner le ton, et il n'est pas désagréable d'entendre ces musiciens, violon, accordéon, banjo, cornemuse, investir l'héritage celte et y puiser une certaine gaieté désuète. Et si le rappel (au moins, il y en eut un) convoque un titre qui m'a toujours semblé un peu faible de Dire Straits (So far away), on est content, tout de même, d'avoir un aperçu de l'album promis pour 2012, avec ce chouette morceau qu'est Privateering. Sur scène, donc, la prestation est un peu molle, sage, attendue sans doute, mais, musicalement, il n'y a pas grand-chose à redire.

Avec Dylan, on a parfois l'impression que le public force un peu son enthousiasme, et sans doute a-t-il raison de le faire : on ne négocie pas son admiration avec une légende, on la lui accorde, inconditionnelle. Et parce que c'est lui, on réclame sans plus tarder un rappel, ne serait-ce qu'un seul. Mais non. Les lumières de la salle ne mettent pas dix secondes à se rallumer. Les gens se regardent, l'air un peu surpris, déçus, pas même le temps de fredonner sur les derniers accords de Like a Rolling Stone. Sûr que certains, en rentrant, vont ressortir quelque vieille galette : c'est du sûr.

Premier extrait : Mark Knopfler - Privateering (inédit, il devrait figurer sur un prochain album, courant 2012) + le tout début de Song for Sonny Liston.


Mark Knopfler, Privateering - Bercy, 17 octobre 2011

Deuxième extrait : Bob Dylan - Entrée sur scène + Times Have Changed


Bob Dylan, Times Have Changed - Bercy, 17 octobre 2011 

 

28 juin 2011

Iron Maiden à Bercy, 27 juin 2011 (+ extrait vidéo)

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Q
ue peut-on dire de ce groupe qui n'ait déjà été dit, et que puis-je bien dire d'honnête après un concert d'Iron Maiden ? J'avais sept ans lorsque le groupe fut fondé, en 1975, à l'instigation notamment de Steve Harris, le bassiste ; j'en avais à peu près douze lorsque parut Killers, leur deuxième album, en 1981 ; j'en ai quarante-deux quand je les retrouve, là, dans un Bercy qui craque et déborde de toutes parts, où l'on croise aussi bien des ados à tignasses et bouches molles que des bikers des profondeurs, le gros de la troupe étant constitué de l'introuvable classe moyenne, indécise, bigarrée, sans parler des familles au grand complet, dernier né et grand-parent inclus - quelque chose d'une kermesse à laquelle ne manquera donc que les gauffres et les barbes à papa (on observera d'ailleurs, plus tard, que c'est moins un pogo qui s'improvise dans la fosse sur l'inévitable Running Free qu'une ronde ou une chenille) : il y a belle lurette que le rock endiablé ne fait plus peur, pas même un vague malaise ou une très légère inquiétude, pas même un petit frisson d'interdit à braver, non, rien, on y va aussi pour pouvoir dire qu'on y était ; Robert Hossein y donnerait un nouveau spectacle qu'on ne serait pas plus surpris - mais ce n'est pas bien gentil pour mes Iron's, ça.

IMG_0038J'arrive très (très) en avance et colonise une terrasse où, sous une chaleur parfaitement écrasante, je m'enquille une (première) bière, jette un oeil distrait aux fans qui commencent à arriver par petits groupes, tout en parcourant, chacun appréciera, les Notes sur la mélodie des choses de Rainer Maria Rilke. Les effigies de Maiden commencent à sortir de terre tandis que les employés du ministère des Finances abandonnent la place - qui ne tardera plus à se joncher de canettes, qui sont un peu au rock'n'roll ce que les pissenlits sont au gazon. On sait déjà, à contempler la foule qui se masse, à observer et entendre sa joie anticipée, que, quoi qu'il arrive, chacun est décidé à rappeler au groupe qu'il n'est pas un titre de son répertoire qu'il ne connaisse par coeur. Alors, bien sûr, je pourrais dire, et m'échiner à montrer, que le grand Maiden s'est, selon moi, arrêté en 1985, après Powerslave - bref que seuls les cinq premiers albums témoignent à la fois d'une pureté, d'un esprit, d'une nouveauté et d'une flamme qu'ils ne retrouveront plus tout à fait. Ce qui n'induit pas que tout ce qu'ils aient fait ensuite soit mauvais ou qu'on n'y trouve pas, même, quelques morceaux de bravoure et/ou d'anthologie, cela va sans dire : simplement qu'ils ne parviendront jamais tout à fait à réitérer ce miracle-là.

Maiden 2011Il y eut d'ailleurs un indice : c'est en entonnant Doctor, Doctor (Ufo, 1974, repris et magnifié plus tard par Michael Schenker) que le public se chauffe. Cela donne le ton, auquel ce concert n'échappera pas : si l'ouverture sur The Final Frontier était attendue, promotion du dernier album oblige, c'est avec les premières mesures de The Trooper (1984) que s'installe un enthousiasme et, disons-le, une ferveur, que rien ne viendra tarir. C'est le Iron Maiden qu'on aime, tout en tension, tout en lyrisme, énergie conquérante, batailleuse, avec sa tentation hymnique, son sens du break, sa manière de faire grossir un climat comme une houle, de faire monter la sève. Le répertoire plus récent donne certes lieu à des compositions plus alambiquées, un peu moins viscérales, et si le spectacle n'y perd rien, tant les Iron's, depuis plus de trente-cinq ans, ont eu le temps d'apprendre à transformer le plomb en or, l'impression musicale ne s'ancre pas avec autant d'évidence. Du dernier album, j'attendais tout de même le très beau et désabusé When the Wild Wind Blows (Have you heard what they said on the news today / Have you heard what is coming to us all / That the world as we know it will be coming to an end), où l'on retrouve quelque chose de l'inspiration originelle : un phrasé, un motif, une ligne mélodique imparable, et, bien sûr, cette façon de rendre compte d'une vision finalement assez grave. Autant dire que je ne fus pas déçu.

 

Reste que c'est dans les vieux pots que. Two minutes too midnight, bien sûr ; plus récent mais difficile à éviter, le sombre et religieux Fear of the Dark. Mais pour réunir tout le monde, le fan grisonnant voire carrément dégarni de la première heure comme celui qui a la chance de découvrir Maiden, on peut compter sur deux titres du premier album (1980), Iron Maiden et Running Free, sur le mythique Number of the Beast, et, bien sûr, le magistral et déjà culte Hallowed Be Thy Name. De mémoire bercienne (?), je ne me souviens pas avoir entendu un public chanter autant, sur lequel un groupe puisse autant s'appuyer, avoir, même, déjà observé une telle effusion, une telle unité. Car disons les choses : voilà des années qu'Iron Maiden ne peut plus échouer : ceux qui vont les voir sont, de toute façon, galvanisés avant même qu'aient résonné les premières mesures du concert. Cela participe d'un rituel : il ne fait guère de doute que le public se déplace aussi, peut-être surtout, pour rendre hommage au groupe, à une histoire, à une manière d'épopée.

 

On appréciera d'autant plus ce moment que ces musiciens, dont il est inutile ici de dire combien ils sont expérimentés, précis, véloces, attentifs, pourraient aisément s'en tenir à ce qu'ils savent faire. D'une certaine manière, c'est d'ailleurs un peu le cas, et nul ne pourra se dire surpris de l'arrivée sur scène d'Eddie (la mascotte), ou de la manière qu'a Bruce Dickinson de galvaniser son public depuis toujours ("Scream for me, Bercy !"), mais nous sommes ici en plein rituel. Et puis, surtout, là où un ZZ TOP, par exemple, pourra sembler un peu blasé sur une telle scène, les Iron's continueront, eux, de s'amuser comme des gamins, gesticulant, riant, courant partout, finalement ne se lassant jamais de la scène. Si j'avais su, j'aurais fait en sorte de pouvoir y retourner ce soir.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

When the Wild Wind Blows (extrait)


When the Wild Wind Blows - Iron Maiden - Bercy

 

 

 

 

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