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Marc Villemain
19 septembre 2014

Mes vieux au regard fier marcheront jusqu'à Strasbourg

 

Dans le cadre des Bibliothèques idéales, et à l'invitation de la librairie Ehrengarth, je serai à Strasbourg ce vendredi 26 septembre.
 

 

J'aurai tout d'abord le plaisir de rencontrer les lecteurs de Ils marchent le regard fier et de discuter avec eux ; le débat sera animé par Hervé Weill. Dans la foulée, nous irons (tous) à la médiathèque de Neudorf pour (re)voir Le Chat, d'après Georges Simenon (adapté par Pierre Granier-Deferre, avec Simone Signoret et Jean Gabin), et conclure nos échanges.

 

Enfin, c'est lors du même événement que sera officiellement remis, le lendemain à la médiathèque André-Malraux, le Goncourt de la Nouvelle à Nicolas Cavaillès, pour Vie de Monsieur Legat (Éditions du Sonneur).

20 octobre 2016

Édith Masson - Des carpes et des muets

 

Édith Masson m'offre donc d'être son premier éditeur - à tout le moins dans le domaine du roman, les amateurs de poésie la connaissant peut-être déjà. Et je me réjouis d'autant plus qu'elle ait fait ce grand saut dans le romanesque qu'elle s'y sera lancée pleinement, avec un très fort désir de narration, de tension, de personnages et, osons le mot, d'efficacité, sans jamais rien étouffer de cette voix première qui remue en elle. À cette aune, Des carpes et des muets a des allures de petit miracle, qui parvient à donner au lecteur des sensations pas très éloignées de ce que put nous procurer, par exemple, un Simenon, tout en ménageant un large courant poétique souterrain.

 

Comme c'est souvent le cas dans les beaux romans sensibles, le prétexte littéraire est ici tout simple.

Un matin, des villageois (quoique jamais nommée, la terre de Lorraine, bien plus qu'un simple décor, irrigue largement le roman) découvrent des ossements humains entassés dans un sac en plastique noué à l'échelle du canal. Se posent alors des questions assez naturelles en telle circonstance : qui, pourquoi ? Dès lors, il pourrait être tentant de lire Des carpes et des muets comme une enquête de type policier ; pourtant, c'est tout juste si nous nous éprouvons la curiosité de la résoudre : car ce que l'on pressent dès les premières pages du livre, c'est que la tension résidera moins dans la révélation d'un ou d'une éventuelle coupable que dans cette manière, presque imperceptible, volontiers insidieuse, qu'ont les différents protagonistes de se situer dans l'histoire, de lui conférer un sens, une mémoire, une généalogie - et, par là, d'éprouver combien eux-mêmes sont fragiles et vivants.

 

C'est probablement une des choses qui m'ont le plus séduit, lorsque je reçus ce texte : de me sentir embarqué dans la fréquentation de ces personnages étrangement ordinaires, bien plus que dans une simple investigation. Autrement dit, c'est avant tout un climat que pose Édith Masson, tout en ambiguités, malaises et discordances, et c'est finalement moins l'incident qui inaugure le texte que sa portée dont on se souviendra. Car dans ce roman dont bien des aspects sensibles se devinent et se lisent entre les lignes, elle a su, en peu de mots, mettre un tout petit monde en mouvement et lui donner un tour presque universel : après tout, c'est bien de là que nous venons, tous, d'une toute petite communauté au sein de laquelle l'autre, le parent, le voisin, finit toujours par prendre le visage du monde. C'est dans ce bucolisme contrarié, cette sorte d'éternel agreste, que l'écrivain joue de ces silences qui nous sont si difficiles à résoudre lorsque nous dialoguons. Car si tout, dit-on, revient toujours au silence, alors peut-être faudrait-il dire aussi que tout revient toujours à la parole ; ce qui souvent ne fait guère de différence, tant nous demeurons encombrés, empêtrés de nous-mêmes, noués enfin à un autre que jamais l'on ne pourra complètement atteindre.

 

Nous sommes loin ici de la veine sociétale à laquelle nombre de romans contemporains s'essaient. Car si la littérature peut bien se donner pour objet de témoigner, n'oublions jamais qu'il est, pour y parvenir, mille manières. On peut se saisir d'un fait divers, d'un drame, d'une tragédie même, on peut s'arrimer à de grandes et exemplaires destinées, fussent-elles méconnues, on peut s'emparer de telle ou telle circonstance humaine pour dire son fait au monde, mais on peut aussi vouloir simplement illustrer combien tout cela se répète et ne fait que se répèter encore - et s'en émouvoir. Gageons, pour le dire autrement, que nous trouverons probablement qui a enfoui ce squelette dans un sac en plastique, mais soyons bien certains pour autant que le crime ne s'en répétera pas moins : c'est le principe même de la vie.

 

Des carpes et des muets, Édith Masson - Éditions du Sonneur
Lire les premières pages du roman et/ou commander le livre.

20 mars 2012

Thierry Péala au New Morning - 18 janvier 2012 (+ extraits vidéos)

Thierry Péala, Bruno Angelini & Francesco Bearzatti - Présentation de l’album Move is - New Morning, 18 janvier 2012

IMG_0008Il me faut confesser d’abord n’avoir jamais été un amateur échevelé de jazz vocal : grosso modo, j’en suis resté à Ella et Billie chez les filles, à Nat et Louis chez les garçons. Quoique je m’aventurasse parfois, appréciez l’audace, à écouter un vieil Al Jarreau ou un jeune David Linx : de ce dernier, l’album qu’il enregistra avec Maria Joao figure même en fort jolie place dans mon panthéon personnel ; c’est dire. Encore que (on ne peut être honnête à moitié) rien ne me rendra plus sentimental, romantique, langoureux, voluptueux (on se calme) qu’un whisky qu’une ballade avec Franck, Tony ou Dean. N’allez pas en conclure que je suis inaccessible à la modernité, cela serait injuste en plus d’être méchant ; je me défends encore. Mais bon voilà. Je ne me trouve guère qu’une excuse (de taille, il est vrai) : le maniérisme (je suis aimable) de certain(e)s vocalistes contemporain(e)s – en gros, c’est d’une voix dont j’ai besoin, pas d’une charmeuse de serpents. Bref.

Donc, à propos d’échevelé, lorsque je suis arrivé l’autre soir au New Morning pour y découvrir Thierry Péala, figurez-vous que je lui ai trouvé un faux air de Gonzague Saint Bris. Gonzague Saint Bris, voyons ! Chantre du nouveau romantisme, candidat rémanent à l’Académie (française), visage poupon et crinière à la d’Artagnan (mais sommes-nous bien certains, après tout, que le cadet de Gascogne portait crinière ?) Un faux air, soit dit en passant, voilà bien ce dont Thierry Péala est incapable : on peut regretter que son timbre manque un peu d’éraillement, que sa texture ne soit pas un peu plus grenée, pour ce qui est de la justesse, en revanche, rien à envier aux plus grands. Ce qui est heureux, vu la complexité de ce projet qui le taraudait depuis longtemps (depuis, nous dit-il, ce Noël béni de ses sept ans où il reçut en offrande un « minicinex ») : créer une musique qui fût entièrement inspirée par ses émotions cinématographiques.

Il est un point commun au jazz et au cinéma que l’on néglige parfois : ils ont le même âge. L’on pourrait y voir une heureuse coïncidence mais, quoique personnellement très sensible à la poétique beauté de tout hasard, c’est bien de nécessité qu’il faudra parler : l’un comme l’autre naissent au plus fort du mouvement d’urbanisation et d’industrialisation, à un moment où les peuples deviennent des sociétés et où les sciences (dures et un peu moins) tâchent de donner corps à une certaine idée, peut-être pas du bonheur, à tout le moins du progrès. On ne peut rester de marbre devant cette conjonction d’événements où s’esquissent l’envol du jazz et, donc, du cinéma. Car ces deux arts, à eux seuls allégories, pour ne pas dire emblèmes, de notre modernité, ont la liberté qui leur souffle au cul : quelque effort taxinomique que nous entreprenions, ils n’en finissent pas de s’esquiver. C’est la grande réussite de Péala que de savoir le dire au son d’une musique elle-même très personnelle, téméraire, exigeante, mais qui ne souffre jamais la moindre affectation. Personnelle ne signifiant pas sans généalogie : j’ai entendu ce soir des réminiscences du Jardin sous la pluie de Debussy ou du New York, N.Y. de George Russel, et de Ravel autant que de Bill Evans.

On pourrait d’ailleurs dire du travail de Thierry Péala qu’il est généalogique, presque archéologique : il s’agit bien pour lui d’aller (far)fouiller dans l’histoire de son propre goût et d’en exhausser les ultimes vestiges qui sauraient en témoigner. Car, incontestablement, c’est aussi par le cinéma que Péala s’est formé une image du monde. Et s’il a bien dû se résoudre à trier dans la masse des références, ce qu’il en a retenu constitue à soi seul une fiche d’identité : Scola, Risi, de Sica, Hitchcock, Lynch, Godard, Cassavetes, Zulawski, Spike Lee – ou quand l’audace moderne le dispute au lyrisme de l’histoire. Reste qu’il n’est pas toujours aisé d’entrer dans toutes les projections musicales de cet imaginaire volubile, quelle que fût son authentique sensibilité. Car, magistralement accompagné par le tempétueux piano de Bruno Angelini et le ténor farceur de Francesco Bearzatti, Péala fait un choix dont l’esthétique confine à l’éthique : ne conserver de son intuition musicale que sa seule substance ; ni contrebasse, ni percussions : le squelette, seul, la quintessence, seule. On swinguera, donc, mais par quasi inadvertance. Riant de bon cœur sur le Do the right thing de Spike Lee, et emportant avec nous, in fine, la sensibilité très gracieuse de Thierry Péala lorsqu’il évoque Une journée particulière d’Ettore Scola. L’on pensait, s’agissant du jazz et du cinéma, avoir à peu près fait le tour de la question : le trio Péala/Angelini/Bearzatti m’a rappelé, idiot que j’étais, combien la messe n’est jamais dite, l’histoire jamais finie, et le jazz toujours renaissant. t

Extrait 1


Thierry Péala - New Morning - 18 janvier 2012

Extrait 2


Thierry Péala - New Morning, 18 janvier 2012

15 mars 2018

Laurine Roux - Une immense sensation de calme

 

Après Des carpes et des muets, d'Édith Masson (Prix Erckmann-Chatrian 2017), j'ai donc la chance d'être l'éditeur d'un autre très beau premier roman. J'allais d'ailleurs commencer en disant que ces deux textes évoluaient dans des registres très dissemblables, pourtant l'on pourrait au moins leur trouver une certaine communauté d'esprit – un goût partagé pour l'étrange, un même désir de propager le trouble et de faire de la nature un quasi personnage, une même attention à la rugosité première du monde. Les ressemblances pourtant s'arrêtent là : pour le reste, nous sommes aux antipodes – et pas seulement géographiques, même si les deux sont nettement orientés à l'Est...

 

Nous savons peu de choses de Laurine Roux, qui est toutefois est loin d'être une inconnue pour les amateurs de nouvelles ; elle reçut d'ailleurs, en 2012, le Prix International George Sand. Professeur de lettres modernes, lectrice de Giono, de Cendrars (dont elle fit l'objet de ses études universitaires) ou de Sylvie Germain, cette voyageuse connaît bien les terres du Grand Est glacial dont il est ici question, et revendique aussi l'influence déterminante – et perceptible peut-être – du McCarthy de La Route... Voilà pour l'esquisse d'un univers très marqué, sauvage, organique, non exempt de lyrisme ni de poésie.

 

* * *

 

 

Sous nos yeux, un monde réchappé d'une ancienne guerre. Les hommes sont morts, ne restent que quelques femmes et des enfants. Les terres alentour sont ingrates, les montagnes menaçantes : on dit – les très vieilles femmes disent – que tout là-haut se seraient établis des "Invisibles", créatures dont on ne sait rien ou seulement ce qu'en souffle la rumeur, ce qui est pire. Une jeune fille pourtant y rencontrera l'amour. Et y jettera toute sa vie.

 

Une immense sensation de calme est un texte peu ordinaire. On pourrait invoquer le conte noir, mais ce ne serait pas tout à fait exact : il y entre trop de lumière, trop de cette clarté fuyante mais tenace qui conduit le livre aux limites du merveilleux. L'on sent chez Laurine Roux une certaine inclination pour la fin du monde (McCarthy rôde...), mais jamais aucune tentation de l'uchronie, et moins encore de la science fiction. Ce qui l'occupe dans ce roman, c'est, d'une certaine manière, de transposer le continuum humain dans l'univers du conte ; et si l'on s'approche du merveilleux, alors c'est un merveilleux plausible, du moins jamais complètement improbable.

 

D'ailleurs, étrangement, ce roman fait du bien. Évidemment pas dans l'acception du feel-good contemporain, et c'est peu de le dire, mais en ce sens qu'il pose un regard à la fois très cru et très sensible sur notre destinée, comme si dans la boue, la souffrance et la lutte reposait ce qui forgeait et exhaussait notre humanité même. L'âpreté des visions, des couleurs, matières, limons, odeurs, sang, pourriture, humeurs, le dispute à des élans poétiques parfois admirables, pleins de profondeurs et d'échos, et l'on se trouve bien vite captivé par cette énergie souterraine qui doit autant à des élans viscéraux qu'à des intuitions quasi mythologiques. Et si c'est moins un monde d'après la tragédie qui est ici dépeint que le tragique même du monde, on se laisse étonnamment entraîner par l'étrange beauté qui subsiste et s'acharne. Avant de refermer le livre et de retourner vaquer dans nos vies en éprouvant quelque chose qui, en effet, n'est pas loin de nous procurer une immense sensation de calme.

 

Laurine Roux, Une immense sensation de calme - Éditions du Sonneur
PRIX SGDL RÉVÉLATION 2018 de la SGDL
Lire les premières pages et/ou commander le livre

28 février 2014

Un train, des rails : Chronique moratoire, 2

 

Un train, des rails : c'est le titre de ma deuxième Chronique moratoire publiée ce jour sur Le Salon Littéraire - et ce sera comme ça un vendredi sur deux. Il y est question d'un désir très puissant de s’installer peinard en bordure de champ et de regarder les trains passer...

 

 

Un train, des rails

 

Mais je m’aperçois que je suis sans doute parfaitement assimilable au mouvement romantique — incluse sa petite part de très charmant ridicule. Car n’est-ce pas romantiquement idiot, cette manière de bramer sur le temps qui ô ne suspend décidément pas son vol et ô surexcite les mœurs ? Romantiquement idiot en plus d’être parfaitement vain, en tout cas à mille lieux de la tangible industrie du monde, ce dernier n’éprouvant le sentiment voire la sensation de lui-même qu’à la condition de pouvoir matériellement vérifier ce que produit son effervescence agissante. Tropisme ou tentation auxquels les artistes eux-mêmes n’échappent pas — mais le peuvent-ils seulement, si l’on met de côté quelques grands maîtres ou esprits très peu communs ? Et n’allez pas croire que cette mienne tendance à la dérive relève d’une question de génération ou de vieillissement des cellules : ce serait par trop trivial. J’étais assez jeune encore que je ne cavalais pas spécialement après mon temps. Bien sûr y faisais-je quelques concessions, voire tranquille allégeance, il faut bien manger, mais au fond tout était là déjà — tout : ce désir très puissant de m’installer peinard en bordure de champ et de regarder les trains passer.

 

Paul Valéry, que je continue de fréquenter assidument ces jours-ci, se posa en son temps et d’autres termes de comparables questions : « La boussole, la poudre, l’imprimerie, ont changé l’allure du monde. Les Chinois, qui les ont trouvées, ne s’aperçurent donc pas qu’ils tenaient les moyens de troubler indéfiniment le repos de la terre. Voilà qui est un scandale pour nous. C’est à nous, qui avons au plus haut degré le sens de l’abus, qui ne concevons pas qu’on ne l’ait point et qu’on ne tire, de tout avantage et de toute occasion, les conséquences les plus rigoureuses et les plus excessives, qu’il appartenait de développer ces inventions jusqu’à l’extrême de leurs effets. Notre affaire n’est-elle point de rendre l’univers trop petit pour nos mouvements, et d’accabler notre esprit, non plus tant par l’infinité indistincte de ce qu’il ignore que par la quantité actuelle de tout ce qu’il pourrait et ne pourra jamais savoir ? » Nous autres occidentaux ne faisons jamais rien pour rien : quoi de plus étranger à notre fringante conscience que cette espèce de mysticisme de fond des âges (obscurs) qui se satisfait de contempler ce qui, du monde même, de son mouvement le plus naturel, le porte à sa fin ? Nous voulons, nous réclamons de l’action. Que cela décélère ou accélère les processus, peu importe : l’essentiel est d’agir. Et de l’agissement à l’agitation, il n’est guère qu’une terminaison d’écart. Va pour le flegme, mais britannique ; va pour la lenteur, mais helvétique ; nous tremblons d’angoisse devant le cours inerte des choses naturelles, nous détournons le regard de ce qui aurait la lymphatique audace d’y résister, nous fomentons maints complots bâtisseurs et chérissons nos démocraties batailleuses, nous trépignons d’impuissance devant la dosette de café lyophilisé qui bloque la machine alors que la réunion a déjà commencé (sans nous !), nous éprouvons quelque suée froide devant cet agenda étrangement vierge entre 15h15 et 15h30, voire quelque inavouable abîme de vacuité devant la perspective d’une nuit blanche d’oubli (l’on n’attend pas du sommeil qu’il soit un plaisir en soi mais qu’il répare et remette la machine en état). C’est en enfiévrant le monde que nous nous sentons vivants, c’est en essorant sa lente épaisseur que nous parvenons à faire de chaque seconde qui passe un absolu du présent. Même si nous savons bien ce que nous nous dissimulons à nous-mêmes. 

10 février 2014

Jean-Claude Lalumière - Comme un karatéka belge qui fait du cinéma

 

Ce qui, après tout, aurait pu constituer un bon filon (les élans nostalgiques et drolatiques d'un auteur né à la fin des années soixante) se révèle, au fil de ses livres, comme le noyau de vérité où ne cesse de venir s'arrimer l'écriture de Jean-Claude Lalumière. L'auteur est bien connu depuis l'hilarant Front russe et le caustique Campagne de France, mais il y eut, avant tout cela, Blanche de Bordeaux, où l'on devinait sans peine que l'ironie, fût-elle revendiquée, n'était pas un but en soi ; cette sorte de polar d'inspiration plus ou moins ouvriériste n'était d'ailleurs pas si drôle que cela, et l'auteur y déambulait déjà à travers ce qui restait de sa jeunesse girondine. Moyennant quoi, si Lalumière n'a de cesse de revendiquer ses filiations humoristiques, il n'en demeure pas moins qu'il a toujours fait de l'humour un usage à visée sociologique ; aussi bien, ce qui s'affuble des atours de la cocasserie ne va jamais sans se teinter d'un sentiment assurément plus mitigé.

 

Comme un karatéka belge qui fait du cinéma (titre dont le burlesque ne recouvre qu'assez imparfaitement la sensation où nous laisse cette lecture), fera sourire, bien sûr : on sourira à la fluide légèreté des scènes, à la composition très minutieuse, aux innombrables petites observations, portraits, bons mots et formules, à cette façon qu'a le narrateur de regarder de haut sa propre vie - comme s'il s'agissait d'un film, donc, puisque de cinéma il est aussi question ; même, on s'esclaffera franchement au récit d'une improbable nuit en compagnie de Jean-Claude Van Damme dans une suite de l'hôtel Lutetia ; pourtant, cette fois-ci, le coeur n'y est pas : même en souriant, même en badinant, c'est une amertume un peu nouvelle que l'on sent chez Lalumière, amertume que l'on ne peut pas ne pas envisager comme celle d'un écrivain qui, ça y est, est passé à autre chose, qui non seulement comprend, mais éprouve, ce que le fait d'avancer dans la vie charrie comme inévitable sentiment d'imperfection, comme pensées désabusées, comme impressions d'avoir été un peu joué par l'existence et de n'avoir pas toujours su présider à ses propres destinées. L'histoire de ce garçon quittant son Médoc natal avec le sentiment d'être différent des siens, d'être fait pour autre chose que la vigne ou le bricolage mais plutôt pour le cinéma et les lumières de la ville, mal à l'aise avec ses racines mais découvrant à Paris l'insondable bêtise du jeu social, se retrouvant un beau matin employé d'une galerie d'art contemporain et y voyant défiler cette bourgeoisie jeune et coquette qui se fantasme en avant-garde, cette histoire n'est pas autre chose que le roman d'apprentissage d'un jeune homme de la classe moyenne française. Les rêves de l'enfance avortés, ne lui reste qu'à faire son trou et, nolens volens, à mettre ses pas, si possible sans trop de casse ni de déplaisir, dans les chemins improbables et trop souvent factices que lui désigne la société de son temps.

 

Nostalgie, donc, disais-je, mais nostalgie de quoi ? De ce qui, pourtant, ne semble guère pouvoir inspirer un tel sentiment : une jeunesse moyenne où l'ennui le dispute à la routine et où le seul attrait de l'avenir est d'être d'abord un mot pour littérateurs, des sensations un peu anodines, des remontées d'une mémoire où rien ne vaut vraiment la peine d'être exhumé, un vague sentiment de laisser-aller, d'échec plus ou moins bien digéré. Ce avec quoi Jean-Claude Lalumière nous fait sourire, d'autres en useraient largement, voire ad nauseam, pour faire pleuroter dans les chaumières : cette façon de se sentir étranger chez soi, dans sa propre famille, sur ses propres terres, l'indécrottable insistance d'un complexe social et culturel, cette impression de ne pas s'être vu grandir, puis vieillir, la culpabilité diffuse de s'être détourné des siens au point d'avoir raté le mariage et le premier enfant du frère ou les obsèques du père. Le narrateur ne rit guère de ce qu'il fut, de ce qu'il vécut, mais il en fait un objet de dérision relative, et si l'on sourit, c'est, comme lui, un peu jaune. Mais précisément, ce qui finalement est assez touchant dans ce roman, c'est qu'il n'assume complètement, ni sa part de rire, ni sa part de mélancolie. Autrement dit, tout y est retenu, délicat : si le narrateur met une certaine distance entre lui les choses, c'est pour n'avoir pas à s'épancher ; c'est pour parvenir à bâtir une existence et à se bâtir lui-même sur un socle dont il sait la matière friable. Il y a décidément, chez Lalumière, un côté Petit Chose qui le rapproche toujours davantage d'Alphonse Allais, dont on le sait lecteur.

 

 

Jean-Claude Lalumière aurait pu se complaire sur la voie qui lui vaut aujourd'hui d'être reconnu comme un spécialiste de l'humour en littérature. Or ce qu'il révèle ici, avec la simplicité et la modestie qu'on lui connait, avec cette façon d'avancer sans avoir l'air d'y toucher et ce refus pour ainsi dire naturel de toute affectation, c'est qu'il n'a peut-être véritablement jamais cherché à être drôle : si ses romans le sont malgré tout, c'est qu'ils sont d'abord un hommage de l'humour à la pudeur.

 

 

Jean-Claude LalumièreComme un karatéka belge qui fait du cinéma - Le Dilettante
 

Mes précédents articles sur Jean-Claude Lalumière :
     - La Campagne de France
     - Le Front Russe
     - Blanche de Bordeaux

28 septembre 2015

Quelques mots sur Pierre Tisserand

 

 

Paraît ces jours-ci un livre (irrévérencieux, picaresque, volontiers paillard : bref, éminemment recommandable) de Pierre Tisserand, La Vierge à l'Ivrogne. Aussi voudrais-je profiter de cette occasion pour dire deux mots de ce drôle de bonhomme avec lequel je corresponds depuis deux ou trois ans.

 

Je ne le connaissais pas même de nom lorsque, après qu'il eu vent je ne sais trop comment de mon existence, il m'adressa un manuscrit ; ce texte, Du sang sur la corne (titre aussi d'une de ses chansons) témoignait d'une truculence et d'une inventivité qui forcèrent mon admiration, mais mâtinées d'une colère qui me semblait par trop envahissante. Pour autant, je me renseignai fissa, ce qui transpirait de sa prose m'ayant joliment émoustillé.

 

Grâces en soient rendues à Internet, j'ai pu éplucher tout ce qu'on pouvait trouver sur lui, et ma première surprise fut d'apprendre qu'il était né en 1936 : l'ayant lu, je subodorais qu'il n'était pas le perdreau de l'année, mais jamais je n'aurais imaginé que cette écriture au rythme si vif, si verte, si potache, pût émaner d'un jeune homme qui flirtait avec les quatre-vingt printemps. Il me donna d'autres textes à lire de lui, qui tous me firent rire - souvent dès la première page, et parfois aux éclats. Jusqu'à cette Vierge à l'Ivrogne, donc, oeuvre assez irrésistible d'un esprit spontanément intempestif, fougueux et rabelaisien.

 

De ce que j'en perçois et du peu que j'en connais, Pierre Tisserand a traversé son époque avec ce type d'énergie assez caractéristique (quoique que j'aurais bien du mal à étayer mon impression) de cette génération qui vécut à plein pot les années 50 à 80. Romancier, poète, dramaturge, peintre, chansonnier, parolier : c'est bien ainsi qu'on les aime, ces années-là. On ne compte plus ses 45 tours (où il arbore parfois, époque aidant, des moustaches à la Vassiliu), dont certains lui firent rencontrer quelque succès (Dis madame s'il vous plait, Moi qui ne rêve) ; il ira jusqu'à se payer le luxe de se découvrir un jour couronné, lui, si peu sensible aux honneurs (prix de l'Académie Charles-Cros 1975) ; enfin sa reconnaissance sera clairement établie du jour où Serge Reggiani popularisera L'homme fossile.


De son dernier album, paru en 2003, je conserve surtout cette chanson, La Belle Âge II, petite perle de nostalgie où l'évocation des amours adolescentes se termine par celle du copain avec qui on les vivait - tu es parti te cacher dans un nuage, puisque le ciel est gris : ce registre un peu inattendu de sa part, lui dont les livres sont si gouailleurs et libertins, lui sied à merveille, et je crois qu'on ne peut le lire sans avoir aussi ardemment conscience de cette sensibilité, tout aussi écorchée que pudique ; sa voix, chaude, ronde, n'est pas sans rappeler celle de Jean Ferrat, mais (et cela vaut pour l'un comme pour l'autre) je les préfère tous deux sur ce registre très intime, et pour ainsi dire un peu mélancolique. C'est une chanson que j'aurais bien vu dans un des Contes des Quatre Saisons, de Rohmer.

 

Reste que, depuis quelques années, c'est à la littérature que Pierre Tisserand voue l'essentiel de son temps : et l'on se prend à regretter qu'il n'y ait pas songé plus tôt, tant ses livres bousculent nos temps moroses, puritains et déclinistes - d'ailleurs, et de ce pas, je retourne à ce dernier manuscrit qu'il m'a fait l'honneur de m'adresser.

 

  Commander La Vierge à l'Ivrogne directement chez l'éditeur.

13 janvier 2014

Christian Guay-Poliquin - Mémoire et survie du politique dans la fiction d'anticipation

 

 

Au-delà de l'honneur qui m'est fait, c'est évidemment une surprise pour moi que d'avoir eu connaissance du mémoire de Maîtrise de Christian Guay-Poliquin, intitulé : Au-delà de la fin : Mémoire et survie du politique dans la fiction d'anticipation contemporaine. Ce travail, mené au sein de l'université du Québec à Montréal, s'intéresse en effet à trois ouvrages : Dondog, d'Antoine Volodine, Warax, de Pavel Hak, enfin Et je dirai au monde toute la haine qu'il m'inspire, mon deuxième roman, publié en 2006 chez Maren Sell Editeurs — que l'on ne trouve plus guère aujourd'hui que d'occasion. C'est un texte que je n'ai pas relu depuis, et qui me renvoie à une période finalement assez lointaine où, peu ou prou, je me vivais encore comme une sorte de spectateur engagé. Pour le dire d'un mot, disons que, depuis, j'ai refermé derrière moi la porte politique. Aussi m'a-t-il été un peu étrange, sans même rouvrir ce roman, de lire le travail assez passionnant de Christian Guay-Poliquin.

 

Et je dirai au monde la haine qu'il m'inspire raconte l'histoire d'un chef d'État (surnommé le Guépard) qui prend l'exil après que le peuple l'a virilement chassé du pouvoir afin de le remplacer par une femme, laquelle installe aussitôt une dictature. J'avais bien sûr en tête à l'époque la figure de Marine le Pen, qui ne jouissait pas encore de la popularité que les sondages (et certains scrutins) lui confèrent aujourd'hui, mais dont le populisme à peine relooké, c'est-à-dire affublé d'un certain vernis médiatique, approfondissait déjà le travail de destruction entamé par son père.

 

 

Le livre se présente sous la forme d'un journal intime, celui d'un président déchu, donc, que l'on va suivre sur les routes de l'exil, du Mali à la Bosnie-Herzégovine. Il entre assurément dans ce que Christian Guay-Poliquin qualifie joliment d'esthétique du crépuscule, expression qui dit bien, en effet, quelque chose qui a trait à la fois à une sorte d'angoisse liée à la dégradation du politique et à un désir plus ou moins assumé de se détourner du monde. C'est là un apparent paradoxe que Christian Guay-Poliquin souligne avec raison, mais en lui donnant un sens et une historicité littéraire. Ce qui pour moi est évidemment très intéressant, tant cela me ramène à ce qui, dans les arts et spécialement la littérature, m'a toujours beaucoup intéressé, à savoir cette part du texte qui, quelle que soit la volonté et la maîtrise de son auteur, n'en finit pas de lui échapper. Naturellement, rien de ce qu'écrit Christian Guay-Poliquin ne me surprend vraiment, mais c'est une chose que de le sentir et une autre que de le lire aussi nettement, qui plus est dans un texte à dimension rigoureusement universitaire. Pour Guay-Poliquin en effet, il s'agit de "comprendre comment les textes de Volodine, Villemain et Hak, mettent en fiction la mutation contemporaine de la pensée politique et de son imaginaire historique", textes dont il dit qu'ils "se donnent à lire comme des fictions de « l'après » qui affirment la survivance des idéaux modernes d'émancipation" : c'est peu de dire que je n'avais pas cela à en tête en écrivant cette histoire. Ce qui ne signifie pas que je n'en avais pas conscience, simplement que je n'étais peut-être pas aussi conscient que lui de ce qui s'engageait ainsi par-devers moi. Si ce texte constituait une façon littéraire, romanesque, de refermer derrière moi la porte du politique, le travail de Christian Guay-Poliquin dit au contraire que cette manière même de faire lui confère une actualité politique : je n'ai, à cela, rien à rétorquer, car il a raison : tout discours de sortie du politique constitue évidemment un discours politique. Cela, je le sais et le savais ; il est seulement assez surprenant pour moi, et stimulant, de le lire d'une manière aussi nette à propos d'un de mes livres.

 

 

EXTRAITS :

 

L'aspect politique des textes de Hak, Villemain et Volodine émerge principalement d'un questionnement historique qui, en débouchant sur une impasse, tend à déconstruire les catégories militantes des décennies précédentes. [...] Si les textes de Hak, Villemain et Volodine peuvent être lus comme oeuvres racontant le monde au-delà de sa propre fin, c'est qu'elles impliquent inévitablement une certaine « fin du monde ». Ces mises en scène de la fin, que le récit historicise en leur assignant un avenir, entretiennent toutefois des rapports serrés avec les atrocités du XXe siècle dont l'humanité fut à la fois l'incrédule responsable et le témoin stupéfait. Comprises dans leur sens le plus large, les fins fabulées par les romans du corpus reprennent le sombre héritage du siècle dernier en mettant à nouveau en relief l'aspect aporétique des grandes espérances sociales. [...] Contrairement à la science-fiction qui échafaude des mondes possibles particulièrement éloignés dans le temps, les anticipations de Hak, Villemain et Volodine sont élaborées à partir de la reformulation d'éléments, d'événements et de thématiques propres à l'histoire contemporaine. En réduisant la distance entre l' univers fictionnel et la réalité, les romans du corpus peuvent être appréhendés comme une sorte de prolongement de notre présent, ou encore comme une possibilité de notre monde. [...] Les textes de Hak, Villemain et Volodine mettent en place une poétique de l'histoire qui convertit la « fin » en commencement. Ils sont d'un grand intérêt pour penser la mémoire et la survie du politique au-delà des représentations de la fin. [...] En définitive, ce travail de réflexion vise à reconnaître aux anticipations de Hak, Villemain et Volodine, une portée critique à l'égard de notre présent. En effet, en imaginant un avenir qui fait écho à l'époque actuelle, les oeuvres de notre corpus historicisent le présent tout en portant sur lui un regard inédit, projeté à partir d'un futur imaginé. Si, comme nous l'avons démontré, l'engagement littéraire contemporain se fonde sur un rapport médiatisé avec l'histoire, nos romans, en explorant « l'avenir de notre présent », se donnent à lire comme des oeuvres qui anticipent la rétroactivité d'un futur désarticulé de son passé. De cette façon, si les communautés de la survie que l'on retrouve dans notre corpus nous dévisagent depuis l'avenir, c'est qu'elles peinent, dans ces mondes futuristes, à donner une actualité aux espérances du passé et, par conséquent, un sens à leur présent. En interrogeant leur époque, les protagonistes des textes de Hak, Villemain et Volodine, dénoncent la faille dans l'histoire où s'est rompue la chaîne de la transmission de l'expérience commune. Ainsi dépourvues de l'expérience du passé, les anticipations de notre corpus livrent les conditions de possibilité des retours aveugles de. la violence historique, notamment celle du totalitarisme.

 

Lien vers le mémoire de Christian Guay-Poliquin - Presses Universitaires du Québec

8 janvier 2014

Lecture à La Rochelle

 

 

Le comédien René-Claude Girault lira de larges extraits de Ils marchent le regard fier, mon dernier roman paru aux Editions du Sonneur, le mercredi 15 janvier à 17h30 à la Médiathèque Michel-Crépeau de La Rochelle.

 

Avis aux amateurs et aux curieux... pour peu qu'ils soient de La Rochelle ou de ses alentours.

 

 

La prose limpide de Marc Villemain
jette une lumière crue
sur nos secrets, décortique
les pulsions et les remords
dont on ne se sépare jamais.


René-Claude Girault

23 mars 2014

Le couple : quelles nouvelles ?

 

 

Nouvelles du couple (sous la direction de Samuel Dock) - Editions France-Empire - Mars 2014

__________________

 

Samuel Dock a eu la  gentillesse de me convier à participer, sous sa direction, à un joli projet littéraire paru aux Éditions France Empire sous le titre Nouvelles du couple : l'exploration du couple — et, à travers lui, de l'amour bien sûr. Existe-t-il thème plus rebattu ?, il est loisible d'en douter. C'est ce qui en fait le sel : il ne s'agit en effet pas tant de dire du neuf que de trouver sa propre manière de le dire.

 

Liste des auteurs : Alain Vircondelet, Valérie Bonnier, Samuel Dock, Jérôme-Arnaud Wagner, Hafid Aggoune, Marc Villemain, Marie Plessis, Erwin Zirmi, Bérénice Foussard-Nakache, Rebecca Wengrow, Stéphaniel Le Bail, Lélie Clavérie, Olivier Fernoy.

 

14 mars 2014

Les cloîtres de la liberté : chronique moratoire, 3

 

Une troisième chronique moratoire pour Le Salon Littéraire : Les cloîtres de la liberté.

 

Aujourd'hui, il est question de la difficulté d'être un chroniqueur (un vrai, je veux dire...), du rôle que joue la connaissance dans notre (in)capacité commune à porter un regard sur le monde, et puis, last but not least, de Paul Valéry...

 

 

Les cloîtres de la liberté

 

Je me suis toujours demandé comment faisaient ceux qui, dans les journaux et les magazines, disposent de cet espace d’expression que l’on dit libre et trouvent de quoi se renouveler chaque semaine, parfois chaque jour. Rien ne m’affolerait davantage, moi, que cette petite colonne réservée aux responsables des grands quotidiens du soir ou du matin, que ce privilège qui les accule, non seulement à se faire une idée du cours que suit le monde, mais à la livrer en pâture à autant d’inconnus — qui plus est pas toujours bienveillants. Le conditionnel n’est pas même de mise : jamais je ne supporterais cette anxiété — dont je n’imagine pas un instant qu’ils ne l’éprouvent pas —, dont la nature de surcroît est au moins double : d’abord, trouver quoi que ce soit d’un peu intelligent et utile à dire sur le monde (d’autant que c’est encore une autre question, ça, de savoir où commence et où finit l’utilité du commentaire), enfin se sentir en suffisante connivence avec les mystères profonds de l’humanité pour ne pas s’inquiéter de savoir si ce que ce l’on écrit ne sera pas infirmé vingt-quatre heures ou un siècle plus tard. Naguère, nous en savions trop peu : dorénavant nous en savons trop et trop vite — autrement dit nous savons mal, autrement dit encore : nous ne savons pas. Elias Canetti éprouvait assurément un peu de mon trouble lorsqu’il écrivit que « tout se trouve dans le journal : il suffit de lire avec suffisamment de haine. »

 

L’hyperflux informatif tendu — j’adore jouer de ce baragouin technoïde qui vise à nous faire croire qu’il est l’objectivité, qu’il dit l’objet —, cet hyperflux machin-chose, donc, charrie, créé puis entretient la haine. Ces dernières semaines, des frissons de guerre froide, où continuent de s’accoupler le vieux récit de la terre matricielle et le déjà vieux nationalisme de puissance, parcourent (non sans raison) l’échine des Européens. Comment, nous qui n’y connaissons rien, pouvons-nous nous faire une idée, ne serait-ce qu’une idée ? Et pourtant. Il n’est qu’à tendre l’oreille pour constater que le fait de n’y rien connaître, de ne pas même pouvoir citer le nom d’un écrivain ukrainien ou d’un poète criméen, de ne pas savoir un mot un seul de la langue, pas même une vieille recette de là-bas, de n’avoir pas la moindre idée de la moindre musique, du moindre paysage, du moindre ciel, pour constater, donc, que le lambda, celui qui peine à savoir s’il faut, ici, voter pour untel ou unetelle, qui, dans son assemblée de copropriétaires, ne parvient toujours pas à trancher entre un sol en dur et une imitation plastique de l’herbe à vache, que ce lambda-là se montre tout à fait capable de distinguer entre le bien et le mal et d’indiquer aux dirigeants de la planète ce qui, somme toute, lui semble relever du bon sens — bref, il se sent légitime à faire la leçon au monde. Alors oui, il y a des moments où je me surprends à soupirer un peu, où je me dis que l’ancien grand dessein des humanistes, ce rêve de rapprocher le monde d’avec lui-même, de l’intégrer toujours plus en profondeur, de le relier enfin, d’en exhausser le logos, va finir par faire triompher son exact et monstrueux contraire. Car plus nous disposons de connaissances et nous sentons aptes à décider, moins nous nous rendons disposés à comprendre. Et les hommes détruisent les hommes, et avec eux le monde, et nous les regardons faire, et nous nous disons que ceux-là sont décidément incorrigibles — presque, on en oublierait qu’ils sont nous.

 

Une dernière fois peut-être, il m’en faut revenir à Valéry, parce qu’il a écrit là, dans ce trait d’une puissante et belle et profonde mélancolie, non ce que je pense — je ne sais pas moi-même ce que je pense — mais ce que j’éprouve : « Il faudra bientôt construire des cloîtres rigoureusement isolés, où ni les ondes, ni les feuilles n’entreront ; dans lesquels l’ignorance de toute politique sera préservée et cultivée. On y méprisera la vitesse, le nombre, les effets de masse, de surprise, de contraste, de répétitions, de nouveauté et de crédulité. C’est là qu’à certains jours on ira, à travers les grilles, considérer quelques spécimens d’hommes libres. » C’était en 1938. Juste avant, quoi.

12 novembre 2013

Ils marchent le regard fier... jusqu'à Bourg-en-Bresse

 

 

 

Burgiens, Burgiennes, autrement dit habitants de Bourg-en Bresse, je serai chez vous le vendredi 15 et le samedi 16 novembre prochains, invité par la librairie du théâtre Lydie Zannini.

 

Au programme du vendredi : rencontre au théâtre Artphonème de 19 h à 21 h, pour évoquer mon activité d'éditeur et pour parler de mon dernier roman, Ils marchent le regard fier. Le samedi : signature à la librairie du Théâtre pendant une bonne partie de la journée.

16 octobre 2013

Une critique de Thierry Germain - Esprit critique n°110

 

Une double lecture de Thierry Germain : celle de Kinderzimmer, le roman de Valentine Goby, et celle de mon dernier roman, Ils marchent le regard fier.

 

***

 

C'est parfois par la fiction que l’on juge le mieux des ressorts du monde.

Tapie dans les recoins les plus banals de nos vies, prête à gagner davantage à chaque soubresaut de nos sociétés, la noirceur des êtres est, autant que leur lumière, une part insondable du mystère humain.

Deux livres nous le rappellent aujourd’hui avec un rare talent.

 

 

En mettant en scène une femme déportée et son enfant, le roman de Valentine Goby inquiète. Avec La vie est belle, Roberto Benigni avait échoué à tenter le même diable. Comment croire une romance filmée à l’ombre des crématoires lorsque tant et tant d’enfants n’ont vu des camps que les chambres à gaz ?


La shoah est une réalité traumatisante. Chaque invention qui s’y rattache effraie, tant elle est une atteinte possible à la plus essentielle des mémoires. Romancer, est-ce trahir le souvenir ou, en recomposant par la fiction un univers profondément indicible, redonner une force neuve, une actualité utile à ce souvenir ?

 

L’auteure ici fait oeuvre romanesque, et son récit tient en haleine autant que son style, souvent, impressionne. Pourtant, derrière l’aventure vécue, se noue un accord profond entre histoire et Histoire. Scène après scène, imperceptiblement, le roman de Valentine Goby sait redonner une vie, fut-elle de papier et d’encre, à ceux qui n’ont pas pu, ou pas su, dire leur calvaire.


Hormis survivre, le plus grand défi des déportées fut en effet le regard des autres. Broyée par l’enfer quotidien, portée aussi par l’impensable concentré d’actes et sentiments humains au coeur duquel elle évolue, Mila, son personnage, exprime cette autre indépassable réalité : le camp l’a rendue autre. De retour en France, elle comprend vite que désormais deux êtres vivront en elle. Cette mémoire qui avec tant de force s’impose au présent, ce témoignage qui soudain devient menace autant que devoir, il faut les porter, absolument.


De ces quelques rescapées, « chacune est la mémoire des autres » et, si la fatigue ou le découragement l’emportaient, l’ignorance, définitivement, « serait l’endroit où se tenir ensemble ». Roman dédié à la mémoire concentrationnaire, l’ouvrage de Valentine Goby en porte la question récurrente : quel lien secret existe entre la banale inhumanité des bourreaux et la douleur de dire des victimes ?


Dans un remarquable ouvrage, Virginie Linhart* est allée à la rencontre de quelques-uns des 2 500 juifs français rescapés des camps (76 000 furent déportés). Récit après récit, elle interroge le mutisme des victimes (« A mon retour, il n’y avait personne, à part un autobus. Peut-être le même que celui qui nous avait amenés à Drancy, peut-être le même chauffeur qui sait ? ») autant que les actes des bourreaux (« Personne n’est mort dans les camps, tout le monde y a été tué »).

 

A la fin de son exceptionnel journal, Hélène Berr** nous glisse elle aussi le poids du silence (« Notre souffrance particulière même crée entre les autres et nous une barrière, qui fait que notre expérience demeure incommunicable ») et la banalité, chaque jour, de ses tortionnaires (« Jamais ne s’effacera ce sentiment du mal qui est en l’homme, de la force énorme que peut acquérir le principe mauvais dès qu’il est éveillé »).

 

 

Comment témoigner du pire lorsque les bourreaux tellement nous ressemblent, et nous apparaissent aussi définitivement lointains qu’irrémédiablement proches ? Cette banale inhumanité de l’homme est également au coeur du roman de Marc Villemain. Dans un texte splendide, il entreprend de nous faire revivre une véritable guerre des générations, la révolte vingt ans auparavant des vieux contre leurs jeunes oppresseurs.

 

Toute l’histoire nous est soufflée à hauteur d’homme. Donatien et Marie sont les personnages au travers desquels nous allons vivre cette improbable aventure. Leur grande humanité, que l’auteur exprime avec une rare sensibilité, va littéralement éclairer de l’intérieur ces quelques semaines de folie et d’effroi.

 

Pour habiller tour à tour ces ombres émouvantes de drame, de fantaisie ou de mélancolie, Marc Villemain se sert d’un narrateur charismatique en diable, ravagé par le remord mais animé aussi par un amour aussi ancien que tu. Par la voix de cet homme vieillissant qui parcoure à l’envi tous les accents de sa mémoire, il tient la chronique sensible d’une épopée politique et humaine qui n’en finit pas de disséquer nos obscurités les mieux ancrées, et de les confronter à ce que nous savons exprimer de plus beau.

 

Lorsque l’auteur décrit « les commerçants qui refusent de servir, les banquiers qui ne font plus crédit, les larcins dans le bus, les violences dans le métro, au bistro, au square, et les quotas d’anciens dans les restaurants et la double rangée au cinéma, dans les administrations, partout », comment ne pas transposer cela à telle ou telle catégorie, un jour ou l’autre persécutée de même façon, ici ou là ?

 

Et les récits de lutte aux accents céliniens, les portraits comme taillés dans la vie, les scènes quasi cinématographiques tant les sons mêmes nous en sont perceptibles, la folle tension de la séquence finale, tous ces gestes profondément littéraires nous apparaissent également comme au service d’une autre histoire, écrite dans l’autre.

 

Cette oeuvre rare, Marc Villemain l’a pensée comme une transmission, un message adressé à son fils avec ce qu’il sait encore le mieux faire : de la littérature. J’aime à imaginer qu’en écrivant ces oeuvres de filiation, Valentine Goby et Marc Villemain ont eu la même ambition secrète, d’autant plus belle qu’elle ne s’exprime pas : par la littérature et la maîtrise qu’ils en ont, redire avec force que vivre sera toujours une oeuvre collective.

 

Thierry Germain

* Virginie Linhart, La vie après (Seuil ; 2012)
** Hélène Berr, Journal (Tallandier ; 2008)

4 septembre 2013

Ahmet Gülbay et le Paris Cuban Project au New Morning

 

Le NEW MORNING accueillera le jeudi 19 septembre prochain, et pour la première fois, le pianiste Ahmet Gülbay. Occasion pour lui de présenter Paris Cuban Project, l'un de ses deux nouveaux albums - le second, Qu'est-ce qu'on attend pour être heureux, vient d'être enregistré en trio.

 

Ahmet Gülbay m'a fait l'amitié de me demander d'écrire les textes de présentation inclus dans ces deux nouveaux cds. Aujourd'hui : le Paris Cuban Project.

 

 

 

AHMET GÜLBAY QUINTET

Paris Cuban Project

 

 

Quand j’étais petit, il y avait chez mes parents un disque qui me mettait en joie. C’était une compilation, et je suis contre les compilations. Mais comme j’étais petit, vous me pardonnerez de ne m’être pas spontanément posé les sourcilleuses questions afférentes à la notion d’œuvre. Toujours est-il que, ce disque, mes parents ne l’écoutaient jamais (je me demande d’ailleurs toujours ce qu’il faisait là). Ma mémoire étant ce qu’elle est, je ne saurais vous en dresser la playlist intégrale, mais je me souviens qu’on y trouvait Patachou, Marcel Amont, Sacha Distel, Joe Dassin et autres drilles drolatiques (et même du Ivan Rebroff). Mais il y avait aussi, force m’est de l’admettre, ce qui aura constitué mon premier contact avec ces musiques qu’alors on qualifiait, c’est selon, d’exotiques, de tropicales, du Sud ou des îles – en tout cas était-ce torride : Si tu vas à Rio, de Dario Moreno. Son hâle allait à l’aise à son allure, sa margoulette dégoulinait sous la gomina, et il portait une chemise très cubaine quoiqu’étant né turc. Comme Ahmet Gülbay, vous le croyez ça ? Vous me direz que l’information n’est que de peu d’intérêt, et je suis tout prêt à l’admettre, mais il fallait bien que je trouve un truc pour introduire mon texte.

 

N’empêche. Allez savoir si je ne tiens pas ce goût des grosses sections cuivrées et du groove à grosses cylindrées de cette expérience (fondatrice). Quoique pour ce qui est des cuivres, je tiens aussi mes influences d’une copine qui faisait la majorette à la fin des matchs, mais bon, c’est une autre histoire. Cela dit, cette expérience (fondatrice) ne fut pas celle d’Ahmet Gülbay — mais lui est musicien, ça ne compte pas. Car j’entends bien sa manière de s’immiscer dans un ostinato de trompette, de tromper les cadences infernales et de distiller ses gimmicks de conguero. Bon, mais qu’est-ce que c’est que cette musique ? Je vais vous le dire, vous en donner une définition bien définitive : c’est le blues des latins. Parce qu’il faudrait vraiment être un indécrottable occidental pour s’imaginer que la misère serait moins pénible au soleil. C’est ce que Gülbay a bien compris : ça rutile, ça brille ça pétille et ça scintille, mais le riff cuivré ne fait pas plus le bonheur que le ternaire fait le jazz ou l’habit le moine. C’est qu’il y a dans cette musique quelque chose de bien trop lancinant pour en faire un jingle publicitaire pour soda désaltérant. Il suffit d’entendre ce qu’Irving Acao fait de son saxophone pour en attraper la chair de poule et pour flairer tout ce que les musiques du soleil doivent aux inclinations de la lune (on comprend pourquoi il est réclamé par tous les grands de ce monde).

 

Bernard Maury, son maître, avait pris pour habitude de le surnommer Ahmet Jaimal. C’est que si Ahmet Gülbay passe pour le plus rayonnant des animateurs de soirées, s’il est, par excellence, l’homme à tout faire de la scène, il n’en trimballe pas moins toutes nos humaines fêlures avec lui. Il a d’ailleurs réussi à donner un caractère sentimental à l’une des rares compositions un peu guillerettes de Keith Jarrett (Lucky southern), au point qu’on se croirait à Cologne un soir de janvier 75. Preuve qu’on ne rigole sous les tropiques qu’à la condition de savoir pourquoi — d’ailleurs j’ai toujours rêvé de pouvoir glisser une peau de banane sous le pied des fanfares. Mais les fanfares, quand elles sonnent et résonnent comme celle-là, c’est autre chose : exit les destins de vahinés, le café équitable et Dario Moreno : c’est pas que du bonheur, c’est du lyrisme.
 

Sur le site du New Morning

10 juillet 2013

Ils marchent le regard fier : critique de Virginie Troussier

 

 

La querelle des Anciens
selon Marc Villemain

 

Marc Villemain pourrait bien ôter son nom de la couverture, l'écrivain serait vite reconnu. Il est de ces auteurs qui cisaillent le mot, le taillent au plus près de l'os. Il y ajoute une forte singularité, une langue travaillée, originale, délicieusement désuète, et puis un ton. Un ton lié au temps.

 

Ils marchent le regard fier semble exalter une impossible fixité des choses. Mais c'est avant tout le roman d'un écrivain pour qui la seule réalité qui vaille existe dans les mots, celle qui garde ce qui nous échappe. Ce temps fascine parce qu'il dure et s'en va tout à la fois. Comme un vieillard, qui raconte soudain, avec une émotion inattendue – le passage de la vie. Tout souvenir semble une obsession fructueuse. Les premières lignes forment déjà une bombe à retardement. Un suspense rôde. La scansion du temps est-elle obligatoirement rythmée par les creux de la vague, la roue qui tourne ? Sans doute, le temps d'une vie, les vies de ceux que nous avons connus, aimés ou simplement approchés, et auxquels nous survivons, compte, et ce temps se compte, en années, palpables.

 

Ce sont ces années qui sont relatées par le narrateur, ami de Donatien. Ami et témoin d'un drame auquel on se prépare « Je voudrais pouvoir raconter les choses telles qu'elles se sont vraiment passées. Il ne faut pas inventer, je ne vais dire que ce qui est dans mes souvenirs. »

 

En racontant, le narrateur affectionne le souvenir et la contemplation, la mélancolie des escapades et des rêves populaires. En nous parlant, le narrateur oublie parfois la fin, le dénouement, et il se met à flotter au-dessus du temps et des lieux qu'il traverse. Ces lieux, ces noms, ces anecdotes paysannes, Marc Villemain les fait rouler sous sa plume avec gourmandise. Le temps, dans ces moments précis, ne vaut qu'à l'échelle de l'individu qui passe à travers les décennies sans jamais se laisser atteindre par l'histoire collective, et ne cesse de courir mentalement derrière son vieux monde.

 

Dans ce récit, Marc Villemain nous projette dans une époque qui pourrait être la nôtre, prônant la jeunesse, oubliant, rejetant les plus âgés. Marie et Donatien ne supportent plus ces situations, ces humiliations, faites par les plus jeunes, et forment une révolte pour contrer ceux qui veulent leur mort. Deux camps s'opposent, les gens âgés et les jeunes, Marie et Donatien sont au cœur de cette révolution, et face à leur fils Julien, qui a choisi naturellement le camp adverse. Jusqu'où seront-ils prêts à aller pour qu'ils soient enfin reconnus ? Jusqu'où les souvenirs vont-ils nous mener ? Ils rappellent l'irrécupérable enchantement de leurs jeunes années, découvrant vite que le temps des hommes ne revient jamais sur ses pas.

 

Les vies que nous menons ne retourneront pas à leur point de départ. Elles sont faites d'arrachements successifs, par lesquels nous devons faire plusieurs fois le deuil de nos actes. La prose limpide de Marc Villemain jette une lumière crue sur les secrets, décortique les pulsions qui minent et les remords dont on ne se sépare jamais. Le temps passe, tout comme le drame, expliqué avec une telle sensibilité que la fragilité de l'homme nous claque au visage. Car le temps fuit, mais Marc Villemain ne nous donne finalement pas à le lire, ce temps-là. Beaucoup plus sensible au temps intime, celui qui au contraire ne fuit pas, mais stagne, il nous parle avec émotion du temps de la solitude, ce temps qui pèse autant sur les enfants et adolescents que sur les vieillards. Ce temps sans repères, qu'il faut parcourir de minute en minute et qui requiert de nous invention, projets, retours sur soi, capacité à se faire exister soi-même par le recours à la vie intérieure, à une force qui n'a plus de nom. Nous avons tous à faire face à ce temps-là.

 

Virginie Troussier pour ActuaLitté

1 juin 2013

Ils marchent le regard fier : critique de Vincent Monadé

 

Demain les Vieux

 

Régulièrement, un imbécile quelconque se fend d’un long papier pour nous expliquer la mort de la littérature française. D’abord, rappelons que ses pairs écrivaient les mêmes papiers quand Breton, Gracq, Duras, Sagan, Soupault… écrivaient et publiaient. Ensuite, notons qu’ils continuent de violenter les diptères alors que Michon, Bergougnoux, Le Clézio, Ernaux… sont à l’ouvrage. Surtout, pointons ce que ce type de papier dénote : la bêtise satisfaite et grasse, homaisque, qui considère juger de la littérature à l’aune de ce qu’elle lit parce qu’elle le reçoit en SP gratuits, Beigbeder, Houellebecq, Angot, Reza… ; l’absence de curiosité.

 

En France, aujourd’hui, une page de la littérature s’écrit. Non pas la littérature des Rubempré qui tiennent d’autant plus haut le pavé qu’ils finiront par laisser dessus une trace aussi durable que celle de la pluie, mais celle de Tolédo et de Claro, de Lionel-Edouard Martin, de Pierre Autin-Grenier, de Gailly, de Marie Ndiaye, de Rouaud et donc, puisque c’est de lui qu’il s’agit, de Marc Villemain.

Ils marchent le regard fier, le dernier roman du susdit, publié au Sonneur, prouve deux choses. D’abord qu’il n’aurait jamais pu gagner sa vie en vendant ses titres ; ensuite, qu’il est bien devenu un des écrivains les plus intéressants de sa génération. Pitchons donc, puisqu’il faut pitcher : en une époque non située, les vieux, battus, pourchassés, mis au ban, menacés d’être interdits de vote, écrasés par une société dédiée au jeunisme, se révoltent. En soi, l’argument, qui inverse la tentation française de la révolte étudiante sur-glorifiée par ceux-là mêmes qui, en 1968, ratèrent la leur, aurait pu donner lieu à toutes les dérives, de la Soupe aux Choux littéraire avec vieillards cacochymes et péteurs au pensum pseudo-philosophique voire à la tentation du grand-roman-américain-et-universel-qui-englobe-le-monde-le-pense-et-le-résume-en-se-colletant-avec-la-réalité-la-vraie-celle-de-la-rue, comme on écrit dans les Inrocks.

 

Villemain a choisi l’uppercut. Le texte court, 88 pages ramassées autour d’une merveille d’écriture, riche comme d’habitude mais maîtrisée du début à la fin. Déjà, nous savions, depuis son recueil de nouvelles paru au Seuil, que Villemain excellait dans la forme courte. Il confirme. Le roman reprend les thèmes anciens de l’auteur, l’arrogance et la bêtise de la jeunesse, l’acculturation du monde contemporain, la filiation. Il s’inscrit donc dans ce qui est en train de s’affirmer comme une œuvre réactionnaire, sans que ce qualificatif prenne, ici, de sens péjoratif (Gracq : tout œuvre est, à proprement parler, réactionnaire). Marc Villemain est un auteur antimoderniste qui refuse, sous prétexte que les temps s’y prêtent, d’adorer des veaux d’or pixélisés. On pourrait, ici, gloser sur ce refus du monde comme il est chez un homme qui vit plutôt à côté de ce monde, légèrement décalé, que contre. On pourrait lui objecter qu’il continue (ce livre renoue avec l’esthétique révolutionnaire de Et je dirai au monde toute la haine qu'il m'inspire, son second roman) de présenter la révolte comme une offre politique.

 

L’essentiel est ailleurs, dans Donatien (là encore, prénom d’écrivain révolutionnaire) qui pleure assis sur son banc, à la dernière page du roman comme à la première. L’essentiel, c’est sans doute cette quête de la paternité d’un écrivain qui, n’ayant pu tuer le père, assassine symboliquement le fils, d’un auteur qui, toujours, prend le parti des vaincus de l’Histoire, d’un styliste, enfin, qui parvient à transformer les affèteries du début de son œuvre en une écriture magistrale, à la fois lourde et tendue, comme si Cohen corrigeait Hammett. Car l’enjeu de ce grand livre de 88 pages, c’est peut-être cela, un texte sur-écrit mais tenu de bout en bout, une écriture de l’adjectif qui fait claquer son verbe. Il y a, chez Villemain, plus qu’une lointaine ascendance avec Jules Barbey d’Aurevilly, comme un flambeau pour éclairer les marches qu’il monte, un fanal qui le précède et affirme, de plus en plus clairement, sa famille littéraire.

 

À pas posés, qui sont les siens, Marc Villemain bâtit une œuvre. Artisan, il a appris son métier et s’affirme, petit à petit, Compagnon, tailleur de pierre, écrivain, important.

 

Vincent Monadé

23 mai 2013

Emmanuel Ruben - Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu

 

Je suis heureux de pouvoir présenter un livre splendide, que j'ai la fierté d'avoir édité pour le compte des Éditions du Sonneur, et qui paraît ce jour en librairie : le nouveau roman d'Emmanuel Ruben, au titre superbe : Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu.

 

Est-ce, d'ailleurs, un roman ? Oui, si l'on s'en tient à une définition traditionnelle du genre, qui met en scène des personnages, des faits, des lieux, une tension, sur un temps plus ou moins linéaire et en mêlant librement le réel et sa reconstruction. Pas tout à fait, ou pas seulement, si l'on en considère ici la part testimoniale, biographique, en partie cathartique, et son refus de l'imagination voire de la fiction.

 

Taraudé par une forme — toute symbolique — de gémellité entre un grand-père qu'il n'a jamais connu et un écrivain, Albert Camus, qu'il a toujours lu (parce que Camus, c'était "ton frère de bled et de tourment"), le narrateur cherche moins à retracer sa généalogie propre qu'à la mieux comprendre, afin sans doute d'exhausser les contours de sa propre origine. Entre la disparition accidentelle et très médiatisée de l'écrivain, et celle de son grand-père mort pendant la guerre (mais le narrateur, entend, lui, à la guerre), Emmanuel Ruben nous livre une évocation lyrique, très sensible, d'une Algérie minée par la perpective de la guerre, puis par la guerre elle-même, ne taisant rien du tourment historique et intime qu'il éprouve, lui qui n'a rien connu de ces événements.

 

Dans une langue superbe, ample, imagée, sinueuse par moments, rude et crue à d'autres, mais toujours empreinte d'un très beau lyrisme, Emmanuel Ruben porte sur le siècle, sur le mystère de l'individu et de son lien avec les choses, un regard ému autant que décapant, tandis que la matrice littéraire de son récit, malrucien parfois autant que camusien, charrie un je-ne-sais-quoi de colérique et de métaphysique. Où l'on comprend mieux pourquoi, dans le civil, Emmanuel Ruben exerce comme professeur d'Histoire et de Géographie : sensible aux stratifications et légendes du temps comme aux déterminations du sol et des climats, il excelle à rendre du grand mouvement humain son tropisme tragique et, finalement, profondément émouvant.

 

Emmanuel Ruben, Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu
Éditions du Sonneur

1 avril 2013

Antonio Muñoz Molina - Dans la grande nuit des temps

 

 

Eh bien j'en aurai mis du temps à le lire, celui-là... Alité, certes, incapable pour ainsi dire de parcourir une seule ligne de quoi que ce soit pendant près de quinze jours. Mais la vérité est que j'avais aussi perdu l'habitude de ces livres-parpaings qui peuvent nous tenir des semaines durant. Avec le temps, et sans d'ailleurs que je me l'explique, je lis (et écris) moins long. Cela ne fut pas toujours le cas : bien des livres qui m'ont marqué, autour de mes vingt ans, tenaient du pavé. Je songe, parmi d'autres, à ces chef-d'oeuvres que sont, chacun dans son genre, Diadorim, Les versets sataniques, Les Fils de la Médina, ou, plus tard, dans un registre qui n'a rien à voir, mais parce que je l'avais lu un peu comme on lit un roman, l'incomparable Passé d'une illusion de François Furet.

 

Je m'aperçois que ce que je cherche le plus souvent dans un roman, d'ailleurs plus ou moins consciemment, n'est pas tant l'intrigue, quand bien même je n'ai pas le moindre dédain pour une bonne trame, un bon prétexte ou un chouette suspense, ni même ce style auquel je me dis si attaché et à défaut duquel un livre risque fort de ne pas me happer, mais bien ce qu'un auteur dit ou laisse passer de lui, ce qu'il y a mis, cette figure de lui-même que dessinent les personnages, les situations ou les attitudes qu'il met en scène. À cette aune, j'ai toujours aimé Antonio Muñoz Molina, cette atmosphère de droiture douce et d'individualisme désenchanté qui se profile derrière son écriture, et que j'avais aimée déjà dans un de ses précédents grands textes, Séfarade. Au fil du temps donc, je tends à pencher du côté de Sainte-Beuve, quoique je ne partage pas l'idée que l'on pourrait expliquer l'entièreté d'une œuvre par la vie de son auteur. Pour autant je me refuse, assez instinctivement, à scinder les deux. Dans le cas présent, celui de Muñoz Molina et de cette grande nuit des temps, je ne peux m'empêcher, en regard du paysage, des prémices de la guerre d'Espagne et du bouleversement sensuel et amoureux des deux principaux personnages, d'accoler à la voix de son auteur un certain nombre de dispositions d'ordre esthétique, moral ou politique, et de confondre sa vision du monde avec une certaine manière d'en être.

 

Ces quelque huit cents pages peuvent se résumer en quelques lignes — preuve qu'à une très longue histoire ne correspond pas nécessairement un scénario alambiqué. Alors que la guerre s'annonce, que les jeunes s'arment et que des clans se forment jusque dans les fractures familiales, un architecte espagnol de grand renom, Ignacio Abel, qui mène une vie bourgeoise et presque entièrement dédiée à son travail, tombe amoureux, gravement amoureux, d'une femme un peu plus jeune que lui, américaine, Judith Biely. Ce qu'il a de plus intime, ce qu'il croyait le plus ancré, le moins exposé, bascule en même temps que bascule l'Espagne. Il va s'ensuivre une panique vers l'amour et une remise en cause de tout ce qui semblait acquis, tangible, indiscutable, une implosion totale, non seulement de sa vie mais de son être. Ce processus, où l'amour joue le rôle de l'étincelle, jette Ignacio Abel dans une existence qui n'aura plus rien à voir avec celle d'avant : il lui faudra, après avoir traversé les premiers temps de la guerre et en avoir éprouvé l'horreur, après avoir connu l'exil du miséreux et parcouru les mers, après avoir perdu tout ce qui, aux yeux du monde, le rendait digne d'une considération sociale, il lui faudra faire le deuil de tout ce qu'il fut, de sa femme, de ses enfants, de sa réussite, de son ambition, de son passé, et tenter de survivre à ce qu'il était devenu.

 

Il n'en faudra pas davantage à ceux qui connaissent la langue et l'écriture de Muñoz Molina pour comprendre qu'ils auront à faire à un roman fondamental, où l'on pourrait bien voir une espèce de livre parfait, un concentré des plus belles qualités qu'il est loisible d'attendre d'un très grand roman : le sens du récit, la science de la composition, la maîtrise du temps, une noirceur qui n'est jamais complaisance, une tendresse sans manières, une tenue esthétique et un refus principiel d'étiqueter les hommes et de les départager dans leurs intentions ; Muñoz Molina, c'est une vision de l'histoire et du monde autant qu'une attention à la plus extrême singularité, à l'intimité la plus farouche, une application à déceler les mouvements internes de l'individu, à cerner les mouvements de la psychologie qui ne fait jamais aucune concession au psychologisme : l'arrière-monde, c'est-à-dire l'Histoire, c'est-à-dire l'épopée qui se joue malgré le volontarisme des hommes, malgré leur foi en eux-mêmes et ce quelque chose d'irrépressible qui les conduit, ces inlassables, à vouloir faire l'histoire, cet arrière-monde est toujours là, souverain. Si bien que ce texte magistral est aussi comme une peinture incroyablement atemporelle de ce qui nous fait humains.

 

Antonio Muñoz Molina, Dans la grande nuit des temps - Éditions du Seuil
Traduit de l'espagnol par Philippe Bataillon / Prix Méditerranée 2012

26 mars 2013

Une critique de Céline Righi (L'Anagnoste)

 

 

De cannes et d'épées

 

Le vieux ne parle plus ou alors seulement parfois du bout des yeux. Comme fossile sur son banc, il se souvient d'avant, se bat avec l'antan, miné par la blessure. Ses joues sont blanches et douces et sur sa peau de talc on voudrait poser main. Le soulager un peu de sa douleur vivace, de la peine qui lacère, met le coeur en lambeaux, qui a pris pour visage celui de son enfant, Julien.

 

Donatien, "comme raidi sur son banc, retiré de tout, lançant aux bestioles du canal ou de la contre-allée des bouts de miche du matin..." Pourquoi en es-tu là, dans le jour immobile, le regard tendu vers on ne sait trop quoi ? Qu'en est-il aujourd'hui de la révolte ancienne qui grondait dans ton ventre, qui te fit te dresser, aller jusqu'à Paris, gentiment comploter, pour donner lettres d'or au mot de "dignité" ?
 

Donatien, "Le débris", il ne te reste plus que des miettes de vie.


Un beau jour, comme un guide tu embarques tes amis et ta femme, Marie, vers la révolution. Lassés, ratatinés, vos espoirs calcinés par l'arrogante jeunesse qui veut vous oublier, vous pousse vers le cercueil, vous regarde de son oeil, sec et indifférent. Stop à l'humiliation. Tu retrouves ton haleine, tu fais vibrer les autres, et te poses devant eux, "remonté comme un intellectuel."


"Un tribun derrière le taiseux." On ne peut plus t'arrêter. Et tes amis te suivent. Vous gagnerez bataille, vous allez leur montrer que le bois sec et vieux peut se faire cinglant et remettre à leur place les têtes de bois vert.


Le narrateur, ton ami d'enfance, lié à toi croix de bois croix de fer, "deux hommes qui n'ont pas besoin de se parler pour se comprendre", parrain de ton Julien, raconte avec une  tendresse vigoureuse comment lentement mais sûrement la graine de révolte est devenue gangrène jusque dans vos vieux os :


" Mais ce qui a fait déborder le vase, pour Donatien (...), c'est cette affaire d'hôpital. Plus de place plus de lit qu'ils ont dit, plus d'urgence vu que la vieille casserait sa pipe d'un moment l'autre. Aussi, tout bête, suffisait d'y penser : ils l'ont foutue dehors. Sur le bas-côté direct, en plein coeur de ville ! Une pauvre couverture jetée sur la couche à roulettes. Ni préavis ni couronne. "

 

Entre deux verres de prune vous vous donnez la force de sauver votre monde, vous trouvez réconfort dans l'amitié solide. Vous ne vous laisserez pas faire et vous vous retrouverez dans un cortège géant, tranquilles mais décidés à leur montrer, à eux, que vous n'êtes pas encore matière pour le rebut.
En face de vous défilent, avec bruit et fureur, les jeunes. Et en première ligne :


"Des mères. Que ça. Des jeunes mères portant leurs bambins sur le devant, à même le ventre, en bandoulière dans des sortes de besaces. Qu'on aurait dit des kangourous. Elles avaient beau crier à tue-tête et nous autres pousser l'oreille, la seule chose qui nous parvenait, c'était les mioches qui chiardaient et ne comprenaient fichtre rien à ce qu'ils faisaient là, sous le cagnard, avec leurs mères s'époumonant dans des rangées d'oignons. Les deux cortèges s'ébrouaient dans une lenteur de grosse limace, un mille-pattes quoi, en tous cas il y avait de l'hésitation de part et d'autre.


Et puis il y a Julien, ton petit, qui a choisi son camp. Julien est avec eux. Julien n'est pas un vieux. Bien sûr en tant d'années, vous eûtes des orages, des différends qui viennent de la différence d'âge. Mais aujourd'hui, trois avril, c'est "un jour de bien beau temps" et tu le retrouves, alors que la situation se désagrège, face à toi, au détour des venelles parisiennes. Il te regarde "avec un sourire de fils" malgré les mauvaises lunes d'avant et vos deux combats d'aujourd'hui.

Oui, c'est un jour de printemps frais et beau. Et puis soudain, le drame...

 

Céline Righi

20 octobre 2006

Conseils de survie pour temps ordinaires

Survivre
S
i on a la chance de ne pas être une femme iranienne, une mère de famille tchétchène, un reclus de Guantanamo, un otage de quelque groupuscule à prétexte religieux, un clandestin de France, un enfant-soldat d'Afghanistan ou un homme terrassé par l'inextricable brouillard de la dépression, autrement dit si nous avons la chance de mener une vie à peu près normale et une existence peu ou prou conforme aux attentes communes, le seul acte de vivre n'en demeure pas moins chose complexe.

Vivre est une perspective courte. Nous mourions naguère à trente ans (pauvres et faméliques), nous mourrons demain à cent vingt (gras et impotents). Ce n'est qu'une question de perception : de toute façon, la vie paraît toujours trop courte - quant à savoir pourquoi, cela me demeure insoluble. Le mieux que ayons à faire, donc, si nous ne nous sentons pas habités par la folle ambition de changer la vie ou si une certaine vitalité nous fait défaut pour transformer le monde, est de nous y adapter sans rien en perdre, et surtout sans nous y perdre. A première vue, l''aspiration peut sembler un tantinet modeste. Défions-nous toutefois des apparences : dans l'entrelacs social qui régit, contrôle ou détermine nos moindres actes et pensées, faire advenir en soi la liberté et conforter ce qui nous est définitivement irréductible constituent un défi presque insurpassable.

à cette noble fin, il est possible d'élaborer un certain nombre de directives qui pourraient s'avérer utiles à toute personne désireuse de ne pas se laisser submerger par le Grand Tout Social sans pour autant aspirer à s'en couper totalement. Attention, ce ne sont là que quelques trucs - le mieux étant que chacun dresse sa propre liste (et la complète au fil du temps)  :

    1) Usez et abusez de la stratégie de l'évitement :

- Mentez à tours de bras afin de vous délivrer de ce qui est à tort qualifié d'obligations sociales ;
- Esquivez toute amorce de polémique et fuyez les excités ;
- Changez de trottoir lorsque vous apercevez un collègue qui se dirige vers vous ; 
- Trouvez le courage de vous lever très (très) tôt le jour des départs en vacances afin de vous épargner l'impression dégradante d'aller parmi les autres ;
- Jetez, vendez, démollissez (qu'importe) votre téléviseur ;
- Autant que possible, tâchez de prendre vos déjeuners après les autres - avant, c'est encore mieux : le plat du jour n'a pas encore été liquidé ;
- Ne tenez compte qu'avec candeur des prix littéraires ;
- Surtout : apprenez à vous aimer seuls dans la foule.

    2) Goûtez l'incommensurable plaisir du contre-pied paradoxal :

- Calfeutrez-vous le samedi soir avec un livre de Swift ou de Diderot si vous êtes disposé à la malice - de Blanchot ou de Gracq si votre humeur est plus lasse ;
- Soupirez d'aise et fermez les yeux en allumant une cigarette devant des voisins de table ostentatoirement acquis à la (future) loi ;
- Ressortez vos camarguaises, dépoussirez-les, fixez-y un éperon et faites la nique aux Nike ;
- Regardez passer la communauté réjouie des rigolos rollers en priant secrètement que l'un d'entre eux choie sur le macadam et provoque un jeu de dominos à dimensions humaines ;
- Prenez hardiment la défense de Ségolène Royal quand elle est virilement attaquée sans pour autant cesser de déplorer le vide sidéral/sidérant de ses discours ni lui ôter une capacité qu'elle pourrait révéler une fois installée là-haut ;
- Marchez dans la rue d'un pas lent, ne vous focalisez pas sur vos pieds foulant le trottoir et orientez vos regards vers la voûte céleste ;
- Surtout : épousez celle que vous aimez, promettez-lui amour et fidélité - et tenez vos promesses.

    3) Assumez pleinement ce qui vous demeure inconsolable :

- Faites connaître Stendhal à qui ne jurerait que par Florian Zeller ;
- Dans le même ordre d'idée, parlez de Georges Brassens à qui se pâmerait devant Vincent Delerm  - ou faites écouter Ella Fitzgerald au fan de Norah Jones ;
- Regardez un film d'Henri Verneuil, considérez ensuite le jeune cinéma français contemporain et défaites-vous de l'idée selon laquelle les choses avancent en évoluant  ;
- Tenez la porte derrière vous, effacez-vous, laissez passer ;
- Et surtout : continuez d'ignorer Deauville, préférez Etretat.

(Photographie : Marc Heddebaux)

10 mai 2017

Jean-Claude Lalumière - Le Front russe

Jean-Claude Lalumière - Le Front russe


Lalumière et la poussière

Concédons que son professeur de mathématiques, qui gourmandait le jeune Lalumière en assénant qu’il n’en était pas une, nous a un tantinet précédés dans le registre de la vanne éculée – et on s’est retenu... L’auteur devra sans doute s’y résigner, ce à quoi maintes louanges l’y aideront assurément, dussent-elles abuser du poncif lumineux. Nous avions à ce propos déjà signalé la parution en son temps de Blanche de Bordeaux, petit polar bien ficelé aux évocations régionales joliment désuètes (Le Magazine des Livres, n° 8, janvier/février 2008) : prometteur, le livre n’en souffrait pas moins d’être corseté par le cahier des charges spécifique aux éditions du 28 août. Contraintes dont ce roman-ci est enfin libéré, l’allusion drolatique et l’observation mordante s’entrelaçant avec réussite en une humeur plus nocturne qu’il y paraît parfois.

Car d’une certaine manière, Le Front russe a quelque chose du roman de l’ennui. De l’ennui occidental et contemporain, s’entend. Celui où sombrent les hommes quand leur environnement n’est plus tendu que vers la réalisation d’un idéal de conformité. Ainsi notre narrateur va-t-il entrer dans la vie active comme apprenti diplomate, non, hélas, pour courir le monde, comme ses lectures d’enfance du magazine Géo le lui avaient fait espérer, mais comme aspirant bureaucrate dans une enclave du Quai d’Orsay – « confondu avec un quai d’embarquement. » C’est cette enclave, le bureau des pays en voie de création, section Europe de l’Est et Sibérie, que le jargon désigne comme le front russe. Foin d’épopées et d’explorations, foin d’ors et de dorures : ledit bureau est d’abord un réceptacle de tout premier choix pour les névroses du temps, avec son chef excentrique, ses fonctionnaires ruminants et son sympathique maniaque – lequel classe les dossiers « en fonction de la couleur de la peau des habitants. Les plus clairs pour l’Europe de l’Est, les plus foncés pour le Moyen-Orient et les jaunes pour l’Asie. » Ce ne sont donc pas les dangers de la terra incognita que courra notre petit nouveau gorgé d’histoires et de voyages autour de la terre, mais ceux de la complexité sociologique et administrative de la modernité, lors même qu’il aurait pu s’agir de représenter l’Etat « jusque dans des endroits où les habitants se soucient de la République française comme de leur premier étui pénien. »

Quiconque a la nostalgie, fut-elle rétroactive, des années 1970, sera enchanté par cette escapade en désuétude goguenarde. Quiconque a connu les services à café en Arcopal blanc qu’Esso échangeait contre notre fidélité, quiconque se souvient du « motif végétal rococo postmoderne Vénilia – collection 1972 » qui tapissait les murs de l’époque, quiconque a vu son père ou sa mère s’entailler le pied sur un Lego mal rangé ou assisté impavide à la naissance de Rondò Veneziano (même si « c’est vrai que tout n’est pas bon dans Beethoven »), ne pourra manquer de contempler tout ça, et, au passage, de se contempler un peu soi-même, non sans quelque modeste ironie. C’est que Jean-Claude Lalumière, qui n’est pas sans raison créateur de fictions radiophoniques, n’a pas son pareil pour révéler les couleurs de cette déjà lointaine époque. Il le fait en écrivant avec son temps (parfois un peu trop), avec ce côté pince-sans-rire, concentré sur la sensation, un peu taiseux, avec ellipses et sans phrasé. Heureuse concision des esprits las, si l’on peut dire. Mais las de quoi ? Peut-être de cette poussière qui se dépose sur nos godasses et s’éparpille sur une existence que nous peinons à maîtriser, de l’impression d’être embringué dans les tournoiements de la vie, de l’amour, du social. « C’est sans doute ce qui cloche chez moi, il me manque la colère », est-il écrit vers la fin du livre : c’est pourquoi l’on ne saurait lire le Front russe à la seule aune de son impayable drôlerie. La chose est présente d’ailleurs dès les premières pages, le narrateur comprenant que ses rêves d’enfant étaient à jamais avortés. « Et que ne sus-je, au moment opportun, transformer cette imagination, ce rêve d’autre part, en une aspiration plus grande, en un terreau plus fertile » : pas même de point d’interrogation final. 

Difficile toutefois de ne pas rire tout du long. De ce Gaston Lagaffe dont la place n’est franchement pas au Quai d’Orsay, et plus encore de ce que tout cela nous renvoie des hommes, de la frivolité de leur sérieux, de l’étroitesse sociale de leurs ambitions, de ce sentiment d’irréalité qui préside parfois à nos vies. Disons que c’est l’inconscient houellebecquien de ce livre, mais d’un Houellebecq qui aurait pris le parti d’en rire. Même un Philippe Muray n’aurait assurément pas détesté cette petite tranche de rigolade découpée à même la bonne chair épaisse de la société festive (« le pot est au monde du travail ce que la boum était à notre adolescence »), notamment l’épisode, assez délicieux, de la « marche des fiertés diplomatiques », pride étatique censée redorer le blason de notre politique extérieure. Chacun en tout cas trouvera matière à s’esclaffer. Pour ma part, je ne me lasse pas de cette scène, d’ailleurs peut-être la moins « littéraire », où le narrateur expose avec une complaisance coupable mais ô combien jouissive les ultimes incartades d’un pigeon à l’agonie, sous ses yeux et ses fenêtres : son martyre donnera lieu à un désopilant échange de courriels avec les services de l’entretien – suivi de l’enlèvement de la bête par lesdits services, non moins désopilant. L’on comprendra d’ailleurs d’autant mieux la compassion du narrateur pour l’infortuné volatile si l’on accepte d’y voir une métaphore de sa carrière, dont tout semble venir contrarier l’envol. Et même en amour, cela ne va pas, le narrateur étant moins souvent colombe que pigeon, voire dindon de la farce. Cette jeune femme rencontrée par hasard, ce premier soir lui-même très hasardeux, et eux qui n’ont rien à se dire, ou pas grand-chose. Question de distance. Pas seulement entre deux êtres, mais entre le narrateur et le monde même. De cette sorte d’extériorité qui ne fait rien prendre au sérieux, mais tout au drame. Et la pauvre Aline (« j’avais envie de crier son nom »…) en fait les frais avec lui, elle, si pauvre en spiritualité, lui, si taraudé par l’étrangeté de tout : « Entendre Aline maugréer annihilait l’enchantement du panorama. C’était comme écouter des lieder de Schubert en mangeant des Krisprolls. » Sa bonne volonté n’y suffit pas, ne tarit rien de la source étrange où naissent les impressions. Quitte à ce que notre antihéros ruine lui-même ses propres efforts. Ainsi après une petite promenade sur les hauteurs : « Elle avait les orteils rougis par l’échauffement. La première image qui me vint à l’esprit en les regardant fut une barquette de chipolatas préemballées. J’aurais dû me garder de lui dire. » Mais qu’en faire d’autre, lorsque l’image s’impose à un personnage aussi peu sûr de lui ? aussi désarçonné par la relation à l’autre ?

Le plaisir que l’on prend à lire Le Front russe, immédiat, irrésistible, pourrait être comparé à celui que procure la dégustation d’un assortiment des meilleures confiseries. Mais celles d’antan : rien de chimique là-dedans, que du bon sucre roux à l’ancienne. Le sarcasme mâtiné de pudeur, la facétie teintée de langueur, la férocité du trait, la vivacité de la repartie, des enchaînements, confèrent à ce roman une efficacité légère et distrayante. Quelques sillons à peine tracés laissent toutefois entrapercevoir une dimension plus intimiste, plus sensible et moins immédiatement cocasse : je ne doute pas que Jean-Claude Lalumière saura, à l’avenir, les creuser davantage, histoire de révéler ce qui se cache toujours derrière les apparences. t 

3 novembre 2006

Bastille à (re)prendre

prison
Je pense avoir été des rares spectateurs indirects, en tout cas résolument extérieurs aux institutions judiciaires, à répondre, il y a quelques semaines de cela, au questionnaire qui fit suite aux États généraux de la condition pénitentiaire organisés par l'Observatoire International des Prisons (OIP). Spectateur indirect, disais-je, puisque je partage mon existence avec une avocate pénaliste et qu'à ce titre, quelle que soit par ailleurs ma très ancienne et très spontanée allergie à certaines manifestations de la violence légale, mon intérêt initial pour l'univers carcéral et pour tout ce qui a trait, de près ou de loin, à la privation de liberté, s'en est peu à peu trouvé enrichi.

Ce qui est en cause ici, ce n'est pas la prison dans son principe - tout groupement humain doit pouvoir stopper dans son élan un individu qui s'avérerait immédiatement dangereux pour ses congénères. C'est bien là le seul intérêt (et le seul but officiel, faut-il le rappeler) de l'emprisonnement : protéger les individus et la société en empêchant d'agir celles ou ceux qui pourraient leur nuire. Cette vision est naturellement idyllique, et nul n'a jamais connu de geôles confortables - sauf, peut-être, certaines personnalités très fortunées ou jouissant d'un entregent peu ordinaire. Et si l'exemple nordique, le plus proche de l'idéal d'un univers carcéral respectueux des droits humains, semble commencer à faire quelques émules chez nous, nous n'y sommes pas encore, loin s'en faut.

Ce que nous savons de manière certaine, et dont attestent toutes les enquêtes un peu sérieuses, c'est que, au fil du temps, la prison française est devenue criminogène. Autrement dit, celui qui en sort aujourd'hui a plus de chances de commettre de nouveaux délits que de retrouver une existence que l'on qualifiera, faute de mieux, de normale. Il y a à cela mille raisons, qu'on pourra se contenter d'énumérer : désintérêt général, renoncement du politique, durcissement unanime des politiques de répression, peines exorbitantes, diminution des budgets, mauvaise ou insuffisante formation des acteurs, etc... Mais la raison essentielle, et d'autres l'ont dit infiniment mieux que moi, c'est que la société a les prisons, non seulement qu'elle mérite, mais qu'elle veut. C'est une volonté du temps, en effet, consécutive à certain état de notre civilisation, qui a fait des prisons françaises ce qu'elles sont - les pires d'Europe, selon un Rapport du Conseil de l'Europe paru l'an dernier. Or un certain pessimisme me semble aujourd'hui de mise : rien, dans la société, n'indique un quelconque début de commencement de renversement. Ce qui hier encore passait pour un fait divers tout juste bon pour la presse locale fait aujourd'hui les gros titres de tous les médias nationaux : à cette aune-là, et elle est décisive, l'on voit mal ce qui pourrait déclencher un quelconque mouvement - malgré l'action résolue de l'OIP . La campagne présidentielle qui s'amorce n'y aidera d'ailleurs pas : vous verrez que, d'ici le printemps, quelques faits divers sitôt oubliés donneront moult arguments à certains, voire à tous, pour muscler davantage encore leurs "discours". Il faudra donc attendre que le peuple français (dont on nous explique aujourd'hui qu'il serait le meilleur expert de l'évaluation politique) ait admis l'idée que, non contente d'être résolument immorale et anti-républicaine, la prison française est tout bonnement inefficace et contre-productive. Ce temps arrivera - mais quand ?

6 novembre 2006

Je ne lirai pas le Journal


Jacques_Brenner


Fût-il merveilleusement écrit (ce qu'à ce jour on ne sait toujours pas), je ne lirai pas les 750 pages de La cuisine des Prix, le tome V du Journal de Jacques Brenner, très opportunément annoncé quarante-huit heures avant l'attribution du Prix Goncourt. Non que je sois indifférent à la "vie littéraire" : il peut m'arriver de la trouver romanesque. Mais je me moque de pouvoir vérifier par la bande ce que chacun sait depuis 104 ans, quand fut décerné le premier Goncourt (à un certain John-Antoine Nau
). Je conçois l'amusement - ou l'agacement, selon le sort qui nous y est réservé - que peut susciter ce livre et les "révélations" qu'il est censé contenir - en gros que Jacques Brenner nourrit un amour sans os pour les chiens et que, Angelo Rinaldi ayant très envie, mais vraiment très envie, de faire plaisir à Jacques Brenner, il se met en quatre (ou disons à quatre pattes, ce sera plus drôle en la circonstance) pour lui en offrir un. Il est utile, même très utile, de connaître les arcanes de la vie littéraire, et je suis le premier à me réjouir que la France comptât en cette matière quelques incontestables spécialistes et praticiens - de véritables entomologistes, en vérité. Mais voilà, je ne suis pas convaincu que, de tout cela, la littérature sorte confortée - ni surtout que le but ait été de la conforter.

24 novembre 2006

Patrice Alègre, la plante tordue

Patrice_Al_gre
O
n se souvient du procès de Patrice Alègre, en 2002, accusé (et reconnu coupable) de cinq meurtres et six viols. Je ne sais pourquoi je notais alors, et assez régulièrement, les minutes de ce procès - peut-être parce que mon imagination de romancier se heurtant à quelque panne, je cherchais là une source nouvelle et probante. Toujours est-il que je m'y intéressais, pour des raisons qui ne tenaient pas tant aux faits eux-mêmes (finalement assez banals dans l'histoire criminelle) qu'aux réactions qu'ils suscitaient dans l'opinion et les médias : nous étions déjà de plain-pied dans l'ère du fait divers que l'on monte en épingle métaphysique. Cinq ans plus tard, un peu de sarkozysme aidant, les faits divers sont officiellement devenus le gros grain à moudre de nos médias et l'une des principales sources d'inspiration où s'abreuve le discours politique dominant.

Nous apprenons donc, ce mois de février 2002, que Patrice Alègre est condamné à l'emprisonnement à perpétuité, peine assortie de vingt-deux années de sûreté. Au passage, rappellons que le père de Patrice Alègre (dont ce dernier disait qu'il ne l'avait "pas éduqué, mais dressé") était CRS - information on ne peut plus rassurante quant à l'éducation qu'est susceptible de prodiguer un père de famille formé par la République au sang-froid, à la maîtrise de ses pulsions et au respect inconditionnel de la loi. À l'issue du procès, je recopiai sur un carnet la lettre qu'adressa Patrice Alègre à sa fille Anaïs, douze ans, et que voici : « Bonjour, étoile de mon coeur, tu sais, je ne suis pas né comme ça et je n'ai pas voulu tout ça. Toute ma jeunesse fut très dure, et ce n'est pas une excuse. Au fond de mon coeur, j'aurais préféré que tout cela n'arrive pas et que nous soyons ensemble. La seule chose que j'ai faite dans ma vie et dont je suis fier, c'est toi ma fille. Je n'ai eu personne pour me guider, m'expliquer. Comme une plante, avec du soleil et de l'eau, elle va pousser droit. Si la plante prend la grêle et les coups, elle va pousser tordue. Je t'aime »

Aujourd'hui, c'est de la société elle-même et de certains de ses représentants les plus autorisés que les plantes reçoivent la grêle et les coups. La volonté de Nicolas Sarkozy, farouche, obsessionnelle, de revenir sur les principes cardinaux de la justice des mineurs, principes qui prévalent depuis 1945 et qui fondent une éthique du droit somme toute assez raisonnable, en est une des manifestations. Mais ce qui procure la plus grande tristesse, c'est que Nicolas Sarkozy n'est ici qu'un syndrôme : il n'est effectivement, j'en suis persuadé, qu'un amplificateur de la vox populit

4 décembre 2006

Le petit meccano

Meccano
Je  devais avoir une petite dizaine d'années lorsque je me fis mes premières réflexions politiques. Je m'en souviens car j'aimais consulter le grand Atlas du monde, ce grand Atlas où je découvris, un peu stupéfait et un tantinet défait, la petitesse physique de la France - dont je pensais évidemment que c'était elle qui menait la danse planétaire. Je ne sais plus en revanche à quelle exacte occasion je me suis formulé cette réflexion d'ordre plus concret, à savoir : comment faire pour que la société fonctionne ? Mon premier mouvement, quasi instinctif, fut, non seulement légaliste, mais systémiste. Je me disais, en gros, que si chaque individu adoptait un comportement qui fût à la fois responsable et moralement inattaquable, que si chacun y mettait un peu du sien (ne pas gaspiller de nourriture, aider les vieux à traverser sur les clous, respecter la loi, tendre la main aux pauvres et prêter ses jouets au voisin, donner à tous un frigidaire - garni - et un radiateur, bien travailler à l'école et bien se tenir à la messe), alors la société pourrait adopter son régime de croisière et entrer dans un mouvement de félicité continue. En fait, je regardais la société comme un jeu de meccano. Si j'avais vent, par la télévision, la radio, ou les discussions familiales, d'un problème quelconque, je me disais que toute solution résidait dans la mise à plat dudit problème : il fallait repartir de zéro, reconstruire brique après brique, pierre après pierre, pièce après pièce. Et j'éprouvais un plaisir assez exaltant à me savoir moi-même rouage parmi les rouages, petite main qui, par son comportement responsable et exemplaire, contribuait à ce que la grande roue continuât de tourner sans à-coups : si, à mon niveau, je mettais un peu de ma propre huile dans mon propre rouage, que je serrais convenablement les boulons (pas trop fort dans le cas où je sois conduit à les desserrer mais suffisamment tout de même pour que l'ensemble tienne), alors je ne voyais pas ce qui pourrait faire obstruction à la bonne marche du monde.

Naturellement, je découvrirai plus tard que ce systémisme-là était une charmante utopie - qui plus est aux fondements relativement bourgeois. Le systémisme est bien, pourtant, ce qui semble présider aux réflexions de nos dirigeants, actuels et futurs. Il part du principe que tout se tient, que le battement d'aile du papillon peut en effet faire éternuer un nourrisson allergique à l'autre bout du monde, que tout problème génère sa solution : que tout, finalement, est une question d'ordre. De la même manière qu'il faut ranger sa chambre et la nettoyer afin d'en éliminer les acariens, la société doit lutter contre ses propres scories, microbes et virus. L'hyper-hygiénisme contemporain, qui procède de cette vision du monde, ne postule pas autre chose : en éliminant la misère, nous éradiquons la violence ; en éliminant les différences, nous éradiquons les sources de conflit ; en remplissant les prisons, nous éradiquons les incivilités ; en éliminant les fumeurs, nous éradiquons le cancer ; en éradiquant le cancer, nous résolvons les problèmes de santé publique ; en résolvant les problèmes de santé publiqué, nous rebouchons le trou de la Sécu ; en rebouchant le trou de la Sécu, nous stimulons la machine économique ; en stimulant la machine économique, nous faisons le bonheur de tous ; etc... Ces vieilles croyances, nourries au biberon d'un scientisme mâtiné d'essentialisme et de progressisme, n'en finissent pas de conduire à l'échec : sans aller jusqu'à écrire (confesser ?) que c'était mieux hier, on ne peut décemment écrire que c'est mieux aujourd'hui. Finalement, il semble impossible que nous nous défassions de cette vision du monde : ce serait reconnaître que l'action des hommes est nulle et non avenue - parfois même contre-productive ou désastreuse. Et en effet, ce serait insupportable.

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