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Marc Villemain
3 octobre 2006

Texte et paroles

blabla
L
a vérité est que je ne crois plus guère aux vertus de la communication orale - sauf entre amoureux, ou entre amis véritables, c'est-à-dire auprès de cette race d'humains qui ne s'offusque jamais, qui ne peut pas s'offusquer, de ce que vous êtes. C'est là une pensée bien triste, direz-vous. C'est une pensée du réel ; disons empirique. Avec qui conversons-nous ? Principalement, avec notre univers social quotidien (qui n'est pas nécessairement professionnel). Sauf à les organiser avec méthode, sauf à les introniser en arts de vivre ou veiller à ce qu'elles soient arbitrées par une autorité admise et reconnue, la plupart (je dis bien : la plupart) de nos conversations ne mériteraient en tant que telles que très rarement la qualification de conversation. Il est permis de regretter, gentiment, le temps où elles se déployaient dans des salons prévus à cet effet.

L'art de la conversation induit une qualité d'écoute à tout le moins égale à celle de la parole émise : or, qu'on le veuille ou non, ces deux vertus cardinales ne trouvent plus guère écho dans des sociétés que dominent, d'une part la volonté de puissance, d'omniprésence et de transparence, d'autre part la tentation de l'objurgation, de la condamnation et de l'excommunication. L'alliance des fanatismes (qui ne sont pas seulement religieux, loin s'en faut), de la communication (sic) de masse et de la correction politique se charge parfaitement de ce programme : la conversation devient une modalité formelle, tout au plus un travestissement d'allure démocratique qui aide à faire passer les grands paradigmes de l'ordre ou du conformisme auxquels nous sommes soumis - ou auxquels nous nous soumettons. Au bout du compte, la qualité d'écoute exige trop de patience et d'attention eu égard au temps dont nous disposons dans la vie, et la qualité de la parole émise requiert trop de précision et d'amour de la nuance pour les slogans existentialo-utilitaires dont, finalement, nous nous satisfaisons fort bien (la vie est courte).

La seconde raison tient à ce que nous sommes - ou à ce que nous sommes devenus. Car il ne faudrait pas non plus se laisser aller à penser que la société est responsable de tout...  Ce que nous sommes ? Des êtres fondamentalement, profondément, incurablement blessés, esseulés, tétanisés, frustrés, incomplets, et, surtout : conscients de l'être. Cette solitude en nous, ontologique, semble pourtant contredire nos besoins sociaux les plus anciens et les plus compulsifs. Nous ne sommes certes pas des animaux, mais nous avons conservé de leur très intime fréquentation l'enthousiasme grégaire - l'on peut dire aujourd'hui communautaire, c'est admis. Moyennant quoi, l'autre, activement recherché pour le réceptacle inespéré qu'il nous offre, permet de dévider ce qui brûle en nous tout en lui faisant croire qu'on le lui dit à lui parce que c'est lui, et tout en entretenant la nécessaire illusion de penser que nous sommes entendus, voire compris. Ce n'est pas un jeu à sommes nulles, c'est un deal - tacite, admis, intégré. Ecoute-moi quand je te parle, je t'écouterai en retour - soit : fais au moins mine de m'écouter (j'en ai besoin), je ferai mine de t'écouter (c'est bien naturel). Socialement parlant, cela marche plutôt pas mal ; psychologiquement, et, pour employer un grand mais joli mot, métaphysiquement, c'est une autre affaire.

Combien de fois n'avons-nous pas été exposés à d'extraordinaires débits, à d'infernales déferlantes, à d'irrépressibles débordements, à de fous monologues émanant d'êtres qu'il suffit de regarder pour comprendre que ce n'est pas à nous qu'ils s'adressent mais à un récepteur dont la qualité singulière, particulière, compte finalement assez peu ? Combien de ces échanges dont ne saurions précisément dire comment et quand ils ont commencé ? quel était, même, le sujet ? le prétexte initial ? combien de digressions devons-nous en permanence endurer ? de paroles qui se vident à force de présence ?

Et donc, pour en revenir à mon propos (voyez, je m'y perds moi aussi plus souvent qu'à mon tour), je ne crois plus guère à la communication orale - hormis, donc, dans les cas précités. L'écriture a ceci de fondamentalement supérieur aux bruits de gorge qu'elle peut revenir en arrière : la rature est invisible, le bégaiement est inaudible. Évidemment, elle a son coût : la responsabilité. On excuse d'autant mieux une parole lancée en l'air qu'on peut condamner sans rémission possible un mot de travers qui aura été écrit. Enfin, l'écriture ne permet pas moins l'échange que l'oralité. Et c'est bien pourquoi nous écrivons : pour combler à la fois notre désir de l'autre en tant qu'il peut apaiser notre sentiment de solitude (plus ou moins supportable en fonction des humeurs ou des moments de la vie) et notre insatiable besoin de dire - de dire ce que nous sommes, de dire la souffrance inhérente au seul fait d'être, et de dire le monde, seul moyen pour nous d'essayer de nous y faire à défaut de pouvoir le comprendre.

Commentaires
N
Il est difficile de ne pas être d'accord avec le fait qu'écrire, c'est agir. Ou alors, pendons-nous sur le champ, nous toutes les poules pondeuses parfois diarrhéiques !<br /> <br /> N'empêche : Woody le dialoguiste fait dire à Allen le personnage, je ne sais plus où, au début de Manhattan (ou d'Annie Hall ?), que face à une manifestation de néo-nazis, une barre de fer vaut mieux qu'un manifeste.<br /> <br /> Evidemment je cite mal, car de mémoire, et la situation, le contexte, est suffisamment cocasse sans cette courte saillie. Mais quand même, elle est importante.
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I
Alors dans ce cas, il y a deux points que je ne comprendrai sans doute jamais...<br /> 1) il existe environ 6 milliards d'individus, donc autant d'interprêtations différentes & par la même autant "d'actions"<br /> 2) l'Histoire a toujours été écrite par ceux qui avaient les moyens de se la payer, donc l'action serait assujettie à notre condition économique<br /> <br /> Personnellement, je pense que l'écriture suscite une réaction (plus que l'oral) parce qu'on a tendance à croire ses propos figés (immuables) voire collectifs (d'où le danger).
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M
Oui, en effet, je crois que le distingo entre l'agir et écrire est insuffisant - je ne dis pas nécessairement faux, mais insuffisant. Et je crois en effet, plus fortement encore, qu'écrire est un mode de l'agir. L'histoire nous le prouve : les grands moments de l'humanité (comme les plus sombres) ont été jalonnés d'écrits. L'affaire Redeker citée en exemple en fournit une énième illustration : un article d'un professeur dans un journal français, et une charia décidée au bout du monde. Quelle meilleure preuve, en effet, qu'écrire, c'est agir ? MV
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I
"On excuse d'autant mieux une parole lancée en l'air qu'on peut condamner sans rémission possible un mot de travers qui aura été écrit."<br /> <br /> Ce qui reviendrait à dire que l'écrit est un acte ? (cf mon commentaire sur Robert REDEKER)
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J
Alors je vais continuer à apprendre, et sans complexe, <br /> à manier cette belle langue qui est la nôtre. <br /> Merci d'avoir parcouru mes blogs et d'y avoir apprécié <br /> le ton...<br /> Mais à chacun son métier... ce sont vos outils, <br /> et nous vous les laissons... à vous, orfèvre en la matière, et qui semblez bien trop modeste sur votre ouvrage...!<br /> <br /> Avec toute mon admiration pour votre travail <br /> Cordialement<br /> JP
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