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Marc Villemain
26 avril 2010

Animal - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (s/d) Philippe Di Folco - Éditions Larousse, collection In Extenso

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L'homme ne descend pas du singe, comme on a longtemps, et de façon erronée, interprété Charles Darwin : il est singe lui-même, un grand singe. Il est en revanche possible d'affirmer que l'homme descend de l'animal - de tous les animaux. Ainsi Jean Rostand écrivait-il, sous la forme d'une boutade qui n'en avait que l'apparence, que "ce petit-fils de poisson, cet arrière-neveu de la limace, a droit à quelque orgueil de parvenu..." (La vie et ses problèmes, 1939). Plus élaboré que la limace toutefois, le chimpanzé est sans doute l'animal dont nous sommes le plus proches : ainsi partageons-nous avec lui un même ancêtre, et savons depuis le 8 septembre 2005, date de réalisation du séquençage complet de son génome, que nous avons en commun 99 % de notre ADN (acide désoxyribonucléique).

Par ailleurs, comme nous, les chimpanzés rient, pleurent, font état d'intentionnalité, ont une approche codée de la sexualité. Un grand nombre d'animaux se révèlent d'ailleurs aptes à l'apprentissage (notamment par imitation), à la représentation d'eux-mêmes, à la communication d'un désir, voire à une représentation spécifique de la mort. L'éthologue Dominique Lestel a montré que les codes culturels et les comportements en société ne constituent pas une rupture dont l'humain serait l'auteur, mais qu'ils émergent progressivement dans l'histoire du vivant. Dans les Origines de l'humanité, écrit avec Yves Coppens, il rappelle que "le propre de l'homme" est aussi celui des primates : bipédie, utilisation d'outils, partage de l'alimentation, conscience de soi, etc. Il ira plus loin encore dans les Origines animales de la culture, avançant que "la culture est un phénomène intrinsèque au vivant" et concluant à l'émergence d'un "authentique sujet dans l'animalité". Même si la notion "d'âme" obéit davantage à une perspective religieuse ou spiritualiste que scientifique, certains, à l'aune de découvertes récentes, ne s'interdisent plus de questionner l'âme de l'animal, et par voie de conséquence son hypothétique conscience de la mort.  L'on pourra à cet effet s'adosser à l'étymologie, le mot "âme" étant emprunté au latin animus, esprit, et anima, souffle de vie, principe vital.

L'étymologie, toutefois, ne nous renseigne guère que sur l'histoire d'un mot formé dans des circonstances particulières, et non sur les relations effectives entre la nature et/ou l'essence humaines et animales. Cette question de "l'âme" fut tranchée à sa manière par le philosophe Edmond Husserl : "Les hommes savant mourir, l'animal périt." Ce serait ici la véritable différence entre l'homme, conscient de sa mortalité et de sa finitude, et l'animal, apte seulement à éprouver la mort en lui. Cette distinction fondatrice, que recouvre la partition classique entre être de nature et être de culture, ou entre l'inné et l'acquis, autorise les humains à considérer l'animal, incapable de représentations symboliques et conceptuelles de la vie et de la mort, comme un être vivant qu'il peut dominer et donc tuer, pour se nourrir aussi bien que pour son plaisir. Ceci constitue une exception remarquable au commandement : "Tu ne tueras point." Toutefois, la mise à mort d'animaux est de plus en plus sujette à réticences et à polémiques. Il faut y voir un effet de la sensibilité croissante à la condition animale, qui peut s'expliquer à la fois par la brutalité des techniques industrielles d'abattage de masse, par le plaisir trouble que peuvent susciter des sports et des loisirs tels que la corrida ou la chasse, ou encore une certaine confusion morale contemporaine, qui peut conduire certains à s'émouvoir davantage de l'extinction d'une espèce animale par indifférence de l'homme (les bébés phoques) que de la mort d'un groupe humain, fût-il victime de génocide. D'aucuns arguent qu'il n'est pas rare d'observer un chien alangui sur la tombe de son maître : mais cela ne signifie nullement qu'il a une conscience de la mort. Le Pr Jean-Didier Vincent le rappelle : "Un chien a une intelligence de chien, c'est un animal de meute qui est détourné de son fonctionnement normal. Il va spontanément se poser en dominé. Quand ce rapport est inversé ou faussé, un chien peut devenir névrotique. Il peut perdre toute autonomie, former avec son maître un couple symbiotique, et alors, oui, il peut vouloir mourir quand son maître est mort." Un chien se fait écraser par une voiture le jour même de la mort de son maître ? Là encore, impossible d'en conclure à une intentionnalité suicidaire ; tout au plus peut-on parler de suicide passif : le maître ayant peu à peu pris la place du chef de meute, l'animal qui a perdu son repère d'appartenance peut se laisser mourir.

Longtemps, notamment à la suite des récits d’exploration de David Livingstone (1813/1873), une rumeur courut selon laquelle les éléphants quittaient leur troupeau de rattachement pour s’en aller mourir dans des « cimetières ». Ce seul fait, s’il avait été avéré, aurait induit une ritualisation, donc un phénomène classique d’acculturation. On sait désormais qu’il s’agit là d’un mythe. Et même si les explications divergent, la réalité est bien plus prosaïque – d’aucuns diraient décevante. Selon certaines thèses, il s’agirait de territoires recelant un taux excessif de dioxyde de carbone, piégeant les animaux et les tuant peu à peu ; pour d’autres, l’usure des dents et la douleur consécutive aux caries empêcheraient l’animal de se nourrir, le conduisant à la mort ; enfin l’éléphant, comme le rhinocéros, peut trouver dans la boue un remède ou un apaisement à ses blessures : il meurt donc à l’endroit même où d’autres que lui ont pu, pour des raisons comparables, mourir dans une même zone fangeuse. Quoiqu’il en soit, on retrouva en effet de nombreux ossements dans ces fameux « cimetières », mais qui tous appartenaient à des espèces animales très diversifiées. 

Cela étant dit, certaines d’observations ont fait état de comportements troublants de la part d’éléphants, dont la mise en œuvre de techniques d’ensevelissement rituel. Emmanuelle Grundmann s’est fait écho, dans la revue La Recherche, des observations de Cynthia Moss, en 1976 au Kenya : « A la mort de l’une des femelles du groupe, les autres éléphants sont restés longuement autour du cadavre, le touchant délicatement avec leur trompe et leurs pieds. Ils ont ensuite gratté la terre et en ont parsemé le cadavre à l’aide de leur trompe. Certains sont partis dans les buissons avoisinants afin de casser des branches qu’ils ont déposées sur la dépouille. A la nuit tombée, le corps de l’éléphante était recouvert de terre et de branchages. Tout le groupe est resté comme pour veiller la disparue. Ce n’est qu’à l’aube qu’il s’est éloigné. Etrangement, c’est la mère de la morte qui est partie en dernier. »

Dans un même ordre d’idée, il a été montré que les grands singes, et plus spécialement les chimpanzés, adoptaient parfois un comportement spécifique lors de la mort d’un des leurs. Ainsi, lorsqu’une épidémie décima une colonie en Guinée, au cours des années 2003 et 2004, les femelles continuèrent de porter leur progéniture décédée pendant plusieurs semaines. Il faut aussi rappeler le témoignage fameux de Jane Goodall, qui rapporta qu’un singe âgé de huit ans s’allongea près de la dépouille de sa mère, entonna un chant et passa son temps à la caresser, jusqu’à cesser de s’alimenter au point d’en mourir.

Il reste que, si la philosophie indienne traditionnelle n’établit aucune espèce de distinction entre mort animale et mort humaine, et si d’innombrables découvertes nous attendent, notamment en primatologie, l’on ne saurait à ce jour rapprocher le rapport à la mort chez l’animal et chez l’homme. Jusqu’à preuve du contraire en effet, l’homme semble demeurer le seul animal à éprouver, prévoir, et le plus souvent redouter, non seulement sa mort, mais l’idée même de sa finitude ; de la même manière, il est le seul à posséder et à une cultiver la mémoire de la mort des autres membres de son espèce. Ce savoir ne lui est accessible que parce qu’il est et se sent unique, qu’il a construit avec les autres humains une relation d’autonomie constructive et fondatrice, et qu’à cette aune toute mort humaine est singulière : en mourant, ce n’est pas seulement le membre d’une même espèce qui meurt, mais une individualité irréductible à toute autre.

M. Villemain

Bibl. : Julian Huxley, Le Comportement rituel chez l'homme et chez l'animal, Gallimard, 1971 * Pascal Picq et Yves Coppens, Aux origines de l’Homme, Fayard, 2001 * Elizabeth de Fontenay, Le silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité, Fayard, 1998 * Dominique Lestel, Les origines animales de la culture (Flammarion, 2001) * Franz de Waal, Le singe en nous, Fayard, 2006.

 

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