Du triomphe de Bruce Lee par temps d'élections
Une nouvelle chronique moratoire est en ligne dans le Salon littéraire.
Sous prétexte d'élections, il y est un peu question du dernier livre de Camille de Toledo (à moins que cela ne soit l'inverse et que, sous prétexte de parler de Toledo, etc.).
Du triomphe de Bruce Lee par temps d’élections
Ce qui nous est difficile, c’est de franchir le temps : notre temps d’homme, et notre temps d’homme parmi les hommes. Nous avons été fabriqués davantage que nous ne fabriquons – et combien de fois vécus avant de vivre. Notre temps d’homme, c’est le temps de notre humanimalité : je suis un animal, mais je ne suis pas animal. Comme lui j’éprouve le déclin de mes cellules, le désarmement de mes membres, l’affaissement de ma disponibilité au monde, mais moi, j’en souffre moralement. Notre temps d’homme parmi les hommes obéit aux mêmes lois : les civilisations, n’est-ce pas, sont mortelles, et nous ne l’acceptons guère plus facilement que le délabrement méthodique de notre être individuel. En politique où, tout de même, on se paye parfois de mots, cela fait des ravages : il y a ceux qui ne se relèvent pas de l’extinction du passé, il y a ceux pour qui le présent est le temps en soi, pour qui le passé n’est rien puisqu’il n’est guère que le présent des morts, il y a ceux qui n’ont que le futur dans le viseur, même si jamais personne ne saura de quoi demain est fait.
Si j’en parle aujourd’hui, ce n’est pas pour y aller de mon petit couplet métaphysique dans cette quinzaine électorale (quoique), mais pour évoquer, même allusivement, le dernier et très beau livre de Camille de Toledo : Oublier trahir puis disparaître. Toledo tient à bout d’écriture cette humanité plongée dans le vivant : ici, ce père qui entend le vieillard en lui, qui, parce qu’il a un peu vécu, voudrait pouvoir armer celui qui vivra (« Parce qu’il faut être père pour naître une seconde fois. Parce que nous n’avons jamais eu autant besoin de ça : une filiation, quelque chose qui nous relie au temps et à l’oubli. ») ; là, ce siècle qui, parce qu’il ne sait pas plus se dépatouiller de l’histoire que s’apercevoir dans le miroir du lendemain, s’en remet tout entier à l’agir des hommes (« quitter enfin mon siècle : un siècle grave, puis ricanant, lesté de vieilles mémoires »), et ne trouve d’autres ressources que de se livrer à la prière – peut-être espérant y trouver la « force capable de retenir cette orgie de sucre et d’amnésie. » Lancer des passerelles, non tant d’ailleurs entre les hommes qui, au fond, n’en veulent jamais vraiment, mais au moins entre leurs époques ; jeter des ponts et des mondes entre l’homme d’hier, celui d’aujourd’hui et celui de demain, parce c’est le même – ce mot, si joli, de Toledo : « La vieillesse est un peuple. »
Faire tenir les hommes ensemble, voilà qui relève du politique ; les relier, voilà qui tient du spirituel. Les faire tenir ensemble (c’est-à-dire éviter la guerre civile) : pour peu qu’il ne nourrisse pas l’illusion de réussir (et qu’il cesse de nous en nourrir), le politique peut suffire. Pour les relier, et les relier sans dieu, on a cru à ce qui, malgré tout, restera comme le plus beau dessein de l’homme, sa tentative la plus ambitieuse : on lui a donné le nom de Culture – la majuscule comme une ultime réminiscence de la Kultur. Au fil du temps, et malgré les œuvres, et malgré le génie humain, il nous faut bien mettre genou à terre et constater que cela n’y suffit pas : que la Culture aussi, on l’oublie. Qu’elle est capable (ce qui n’est pas rien) de témoigner du monde, pas d’en éclairer la marche. Et on se retrouve un jour à Mostar, où Bruce Lee a remplacé Europe.