Editeurs vs auteurs ?
C'est un texte un peu différent - un peu plus long, aussi - que je propose aujourd'hui au titre des chroniques moratoires du Salon littéraire.
Au début, il y est question du livre que Rodolphe Barry vient de faire paraître (Devenir Carver, chez Finitude), ainsi que des relations entre Raymond Carver et son éditeur Gordon Lish. Et puis, forcément, après, ça dérive un peu...
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Quand on est écrivain et éditeur, ce que je m’efforce d’être sans trop d’indignité, on ne peut que se laisser aller à la lecture de Devenir Carver, roman biographique de Rodolphe Barry récemment paru chez Finitude. Il ne s’agit pas, pour l’écrivain en moi, d’y quérir un quelconque modèle existentiel (aucune vie ne remplace une autre), mais au moins, peut-être, de chercher à extraire d’entre les lignes une sorte de dénominateur commun, d’apparentement. Quant à l’éditeur qui lui aussi sévit en moi, il lui est difficile, à l’évocation de Raymond Carver, de ne pas songer à Gordon Lish, qui comme chacun sait fut au centre d’une polémique pas tout à fait éteinte : cet « editor » a t-il outrepassé les droits que lui conférait sa fonction en épurant (d’aucuns disent : en charcutant) les nouvelles de Carver, ou son travail a t-il permis à Carver d’accéder au succès ? À cette question aussi embarrassée qu’équivoque, j’apporterai ma traditionnelle réponse de lointain Normand : les deux, mon général. D’ailleurs, Carver se plaignait autant de Lish qu’il l’encensait, souffrait autant de voir son écriture mise en pièces qu’il admirait son intelligence de la phrase – car être un editor, c’est être, avant toute chose, un lecteur : il s’agit d’abord de faire fonctionner son oreille. Il faut toutefois, pour comprendre ce hiatus, savoir que Gordon Lish amputa parfois jusqu’à 80 % de leur contenu certaines des nouvelles de Carver – lequel y gagnera, bien malgré lui, la médaille de « pape du minimalisme ». Ces épisodes, plus complexes qu’il y paraît, et parfois déchirants, sont largement (et bien) évoqués dans Devenir Carver. Lequel est écrit avec beaucoup de clarté, de simplicité, au point d’ailleurs que l’expression pâtit parfois d’une once de naïveté, mais le moins que l’on puisse dire est que Barry manifeste une sensibilité on ne peut plus admirative pour l’auteur des Trois roses jaunes et de Parlez-moi d’amour (originairement baptisé Débutants – Beginners –, mais le titre déplaisait à qui vous savez).
Bref, l’intention de ce billet n’est pas de parler de Raymond Carver, mais (vous me voyez venir) de toucher un petit mot de l’éditeur et de sa fonction.
Commençons par ce qui, peut-être, intellectuellement, est le moins stimulant : les maisons d’édition. D’elles, on pourrait dire qu’elles sont au monde des lettres ce que le Parlement est à la vie institutionnelle démocratique : un corps intermédiaire, un garde-fou, une instance de canalisation de la démocratie directe (le compte d’auteur, l’auto-édition, l’auto-publication.) Assurément, les vieilles dames représentatives ont besoin d’être parfois un peu bousculées, et il est assez sain que des « forces vives » moquent un peu leurs permanentes bleutées et leur souliers vernis, toujours est-il que je reste parlementariste, arguant du fait qu’on ne peut être à la fois juge et partie et qu’une communauté n’est correctement et dignement représentée que parce que ses membres ne parlent pas au nom des parties, mais du tout (et ne me dites pas que c’est là un idéal : je le sais.) On accusera les maisons d’édition de chercher le profit systématique, d’être des instances de « standardisation » ou de « formatage » de la création littéraire, de gruger les auteurs et pire encore : si la critique n’est pas toujours infondée (cela va sans dire mais toujours mieux en le disant), elle pêche tout de même, focalisée qu’elle est sur le haut du gratin, par une certaine indolence : un peu comme si l’on montrait du doigt tous les footballeurs du monde au prétexte que Messi le bien nommé a gagné cette année 41 millions d’euros. Bref, la réalité de l’édition est tout autre, mais j’ai la flemme d’en faire ici la démonstration : cela n’a pas beaucoup d’intérêt, et, de toute façon, il y en aura toujours pour râler.
Plus intéressant : le travail de l’éditeur (de l’editor, si vous préférez), dont l’œil est rivé sur le texte. Au nom de quoi, demandera-t-on ? Quelle est sa légitimité ? Quelle œuvre à ce point inoubliable a t-il lui-même commis pour se prévaloir d’une telle compétence, d’un tel savoir-faire ? Bonnes questions. Que bien des auteurs se posent eux-mêmes, fût-ce en rongeant leur frein (scrogneugneu, il commence à m’emmerder celui-là à vouloir me faire changer ce mot, à ne pas aimer cet adverbe ou à s’obstiner à poser un point-virgule là où je veux un point, non mais pour qui il se prend.) D’aucuns sont enchantés d’avoir affaire à cet omniscient personnage, d’autres ne le supportent pas. Certains m’ont virilement claqué la porte au nez après que j’ai suggéré de remanier le premier paragraphe de leur manuscrit ; d’autres m’ont su gré de leur avoir indiqué avec précision (et un peu de délicatesse) les raisons que j’avais eues de le leur refuser (je n’ai aucun mérite à le faire : je ne sais pas écrire de lettre-type). L’éditeur, je le dis souvent, est le meilleur ami de l’auteur. Il est même la seule personne au monde en qui l’auteur devrait faire confiance (mais ce n’est pas toujours facile, je ne suis pas trop mal placé pour le savoir). Il y a deux raisons au moins à cela. La première est qu’il est un professionnel : pas de quartier, pas de sentiments. Contrairement à votre petit(e) ami(e) ou à votre meilleur copain, soyez certain que votre éditeur ne confond pas le linge de cuisine et les sorties de bain : critiques et compliments sont exprimés avec une égale sincérité. Ce qui, psychologiquement, est décisif : l’auteur sait à quoi s’en tenir. Bien sûr, il ne faut pas être systématique : les choses, et c’est humain, peuvent être un peu plus tordues, mais, globalement, c’est la vérité. La seconde raison, c’est que l’auteur est à la fois le meilleur et le plus mauvais, si je puis dire, lecteur de lui-même. S’il savait se lire, s’il savait, spontanément, instinctivement, mettre toute la distance nécessaire entre lui-même et son écriture, alors, dans un paradoxe qui n’est qu’apparent, il lui manquerait quelque chose : à l’authentique écrivain échappe ce qui doit échapper, et qui le constitue comme écrivain ; c’est dans cette absence, dans ce qu’il reste d’inconscient ou de pulsionnel à son œuvre que l’on peut aussi juger de son génie propre. Pour y revenir, c’est d’ailleurs tout le problème posé par le couple antonyme Carver/Lish, frères ennemis s’il en est : Lish retranche là où Carver ajoutait. Or ce qu’il en soustrait, ce ne sont pas seulement des mots, mais cela même qui fonde l’écriture et l’être littéraire de Carver – ce pourquoi Carver en souffrit tout en l’acceptant, puisqu’il reconnaissait de la pertinence aux observations de Lish.
C’est officiel : l’éditeur n’a pas la cote. Ce serait tellement bien, tellement plus simple, de pouvoir s’en passer. Et puis, quel gain d’argent : car oui, tout, dans le mouvement qui bouscule l’édition depuis quelques années, tient à l’argent. Les éditeurs ne peuvent plus guère survivre qu’en rationalisant les coûts, en y mettant de leur poche et en allumant des cierges pour qu’enfin le ciel déverse sa manne, tandis que bien des auteurs, en cela parfaitement contemporains de leur temps, se révèlent comme de parfaits petits experts des clauses commerciales et des stratégies d’exploitation. Il en est qui, à peine parue leur première grande œuvre, courent porter leur petite contribution à la SACD (s’imaginant peut-être que Spielberg finira bien, ô miracle, par venir s’intéresser à eux). L’économie du numérique elle-même n’a, à l’allumage, d’autre mobile que mercantile : elle suit en cela le cours historique et pour ainsi dire normal du monde, ni plus ni moins. On pourra bien, ensuite, discutailler voire s’étriper pour savoir si c’est mieux ou moins bien, oubliant simplement que, tous, nous ne faisons que nous adapter du mieux qu’il nous est possible à une donne économique qui fait de nous des nains et dont nous sommes, que nous le voulions ou pas, les serviteurs.
Pessimisme ? Non : pour être pessimiste, encore faut-il avoir été optimiste. Peu importe, au fond, ce qui se trame : il faut bien que les choses aient une fin, il faut bien que la roue achève sa révolution. En revanche, l’infrastructure étant ce qu’elle est, cela nous fournit une bonne et supplémentaire raison d’œuvrer avec cœur : aimer le travail bien fait, prendre le temps des choses, retrouver le goût de les entendre, de les observer, éditer comme le menuisier chérit sa table ou le potier son vase : sans lubie conquérante ni rêve d’expansion, mais avec l’amour de sa matière. Et, ce faisant, s’arrondir bassement le dos, laisser baver l’engeance mauvaise et se contenter de faire son boulot : se mettre au service des auteurs – mais, plus sûrement encore, de leurs œuvres.