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Marc Villemain
13 juin 2011

Une critique de Virginie Troussier (ActuaLitté)

Actualitte
O
n peut séduire en se faisant détester. Tout au moins en essayant. En littérature, rien n'est contraire à rien.

Léandre, 80 printemps, misanthrope mourant, se retrouve cloué sur son lit d’hospice. Nous sommes dans le temps qu’il reste, l’heure des comptes. Marc Villemain lui offre des pages vierges pour cracher son venin de « vieux con ». Alors Léandre s’y vautre, plein, vrai, c’est son territoire. La bienséance nous ferait dire qu’il y a des limites, des règles, certains voudront de la pudeur, du lisse et du beau, mais donner la parole à un misanthrope décomplexé permet des piques satiriques que l’on préfère, de loin, mêlées à l’exaspération brute, l’émancipation de toutes valeurs et culpabilités.

CouvPourceauEn le voyant de l’intérieur, on peut le croire fou, mais on comprend vite qu’il n’a rien à revendre. Il en sait bien plus que l’on croit. Il est insupportable, très vite, on pense qu’il y a des claques qui se perdent. Il ouvre sa gueule Léandre. Ce n’est pas toujours beau à voir, notamment avec les femmes, ou encore son fils, mais franchement, il n’est pas là pour être beau, ni pour dire de belles choses. C’est toujours bien moins vivant, bien moins organique ou époustouflant, la vie c’est toujours de la demi-mesure.

Et c’est peut-être ce devant quoi il s’insurge, le consensus, l’admiration béate, l’hypocrisie, le larmoyant. Nous sommes plongés dans la veine d’un homme qui tient un monologue abominable sur les femmes, les enfants, l’université. Il n’aura reconnu qu’un seul de ces cinq enfants : le pourceau. La putain est cette infirmière qu’il aime et déteste à la fois, et dont il dépendra jusqu’à la toute fin. Le diable ne peut être que lui-même, mais ce serait trop évident.

Et beaucoup moins drôle.

Car dans cette veine, n’y aurait-il pas le sang et l’encre mélangés de l’Homme ? «[...] le misanthropisme est, dans son principe et en ce qui le meut, la pensée la plus proche de l'essence et de l'existence humaines, à condition de poser le fait que l'humanisme dans son acception la plus littérale soit la préservation, par tous les moyens possibles, autorisés ou pas, de notre liberté ontologique ».

S’il est vrai que nous n’éprouvons aucune empathie envers ce cher Léandre, on aurait presque envie, parfois, d’adhérer à ses mauvaises pensées. Le paradoxe se situe peut-être ici, dans cette camaraderie d’idées, cette fraternité de papier.

« Il y a dans toute amitié quelque chose du soin palliatif : l'autre n'est jamais qu'un onguent de circonstance dont on se sert comme d'un baume sur notre âme affectée - ainsi qu'on le ferait d'une gelée corticoïde sur un eczéma. »

Ce n'est pas la moindre des leçons de ce roman surprenant, où finalement entre le rire très nietzschéen d'un narrateur un rien désabusé, mais jamais résigné, même à un âge avancé, on apprend vite à briser les idoles (« ce grand couillon de Brel par exemple, qui porte bien son nom au passage ») à consentir à son destin, à renverser les valeurs, oublier la morale.

C’est l’idéal pour qui veut, sans attendre, se jucher sur une singularité de bon aloi.

C’est drôle (le pince-sans-rire qui marque), acide, intelligent, servi par un style riche et une écriture joyeusement désuète. On imagine très bien Marc Villemain trempant dans l'encrier une plume poétique très chevaleresque comme la maniait autrefois les Hussards de la littérature française.

Il réussit à dévier le tir sans rater son cœur de cible. La mort ne doit pas forcément se raconter dans la douleur, au contraire. Elle peut servir à rire des interdits, à révéler paradoxalement l’essence de l’existence. En se divertissant, toujours, et au sens pascalien du terme.

« Que la tonalité mélancolique de cette chute ne vous abuse pas : de cela aussi, il faut savoir rire » nous dit Léandre. Alors, on rit, de tout, du début à la fin. L’auteur déploie ses ailes d'écrivain voyageur, qui considère combien les digressions sont importantes dans un roman, combien les flâneries sont le sel de toute vraie fiction dont on se souviendra.

Virginie Troussier - Actualitté

21 juin 2011

Sur Maurice Nadeau, quelques mots


Centenaire et noblesse obligent, je lisais ces derniers temps Grâces leur soient rendues, mémoires littéraires de Maurice Nadeau rééditées à l'occasion de son anniversaire. Il ne s'agira ici que de simples impressions personnelles.

Maurice Nadeau - Grâce leur soient renduesQue vais-je donc chercher dans ces souvenirs ? Sans doute quelque réflexions ou indices aptes à servir ma propre expérience dans la critique et l'édition, où, comme chacun sait, Maurice Nadeau brille par son acuité, son opiniâtreté et son dévouement à la littérature. Tout cela n'étant rendu possible qu'en vertu d'une admiration chez lui absolue, principielle, viscérale pour les écrivains, admiration dont le pendant bien connu est une forme d'humilité qui ne doit rien à la posture, mais qui est le matériau même dans lequel il a été et s'est fabriqué. S'il y a là une leçon, que je prends naturellement pour moi en priorité mais à laquelle chaque éditeur, chaque critique doit se sentir redevable, c'est bien celle-là : être, comme éditeur, comme critique, incessamment au service de l'écrivain et de son texte. Il y en a, il y en aura de meilleurs que d'autres, bien sûr. Mais ce qui est touchant, chez Maurice Nadeau, et qui devrait l'être chez tous ceux qui font profession de foi littéraire, de quelque endroit qu'ils parlent, d'où qu'ils oeuvrent, c'est que l'auteur le plus modeste, aux textes encore imparfaits, attendus, voire ratés, demeure digne d'une certaine et particulière estime. Non pour l'art dont il aurait accouché, donc, mais en raison de cette loi intime et peut-être souveraine qui le conduit à écrire, c'est-à-dire à ne pouvoir envisager l'existence sans, pour reprendre les termes de Nadeau dans un portrait qui fut fait de lui, sans, disais-je, éprouver la nécessité de l'évasion ou du combat.

On dira peut-être que c'est l'auteur en moi qui parle - ce serait de bonne guerre, mais faux. Avant d'être auteur, j'ai été et suis lecteur. Que j'en aie eu conscience ou pas, j'ai et aurai vécu dans l'aura ou l'auréole, non des écrivains, mais de la chose écrite. Qui, donc, depuis longtemps et en large partie à mon insu, aura probablement teinté mon horizon intime et spirituel. Autrement dit, le fait d'écrire, de publier, ne me rend pas moins admiratif, non seulement de nombreux écrivains, mais du fait même que d'autres puissent éprouver la même loi qui conduit au geste d'écriture, c'est-à-dire, avec toutes les précautions d'usage, de transcendance.

C'est peut-être, au fond, ce qui me plaît le plus chez Maurice Nadeau, cet amour indéfectible, inconditionnel, cette rage à laquelle il se chauffe lorsqu'un grand texte lui échappe, lorsque tel de ces écrivains qu'il admire ne trouve pas son public - et, parfois, pas même un article de presse. Histoire et parcours assez exemplaires, donc, ce qui n'induit pas que j'adhère à la totalité de son propos. Je tiens compte, naturellement, du fait que je n'ai rien vécu de ce qu'il a vécu, que je n'ai pas eu la chance d'être l'ami d'Henry Miller, Pierre Naville, Roland Barthes, Michel Leiris ou Leonardo Sciascia, que je n'ai évidemment pas traversé un siècle d'histoire de l'édition, avec ses rivalités inexpugnables et ses mots impardonnables, bref que je n'ai, eu égard à ma naissance, pas pu plonger dans le bouillon de ses passions. Mais, tout de même, j'ai trouvé que Maurice Nadeau, dans ces souvenirs, se montrait parfois sous un jour un peu cabotin, ne détestant pas, à telle ou telle occasion, mettre en scène son humilité. Surtout, et même si, je le répète, il va de soi que nul ne pourrait sortir parfaitement magnanime de plusieurs décennies d'adversité, j'ai moins apprécié que ces mémoires se fassent un écho un peu systématique de ses inimitiés. Cela leur donne un tour parfois injuste, et, comment dire, déraisonnable, comme si la circonstance ne pouvait passer. Ainsi Camus, Mauriac, Paulhan et quelques autres en prennent-ils pour leur grade ; et si cela n'affecte en rien leur postérité, cela affecte en revanche un peu le bon et bel esprit de ce texte ; disons, au risque de passer pour présomptueux, que j'aurais peut-être espéré davantage de clémence. Et que mon souci d'honnêteté me pousse à en faire mention ne diminue évidemment en rien le très grand intérêt de ce recueil, pour ne rien dire de la fébrilité éprouvée tout au long de ce témoignage lumineux, profondément charnel et sensible.

4 juillet 2011

Une critique de Camille Thomine - Le Magazine Littéraire

Le Magazine Littéraire


Bréviaire atrabilaire

Quand vous serez un octogénaire grabataire et incontinent, n'ayant plus guère pour vous distraire que les déhanchements d'une infirmière et le trot des cloportes aux murs de votre hospice, comment tromperez-vous l'ennui ? Sans doute rejoindrez-vous l'une des deux catégories d'agonisants : celle des "infatigables postulants au podium de la chochotterie universelle", ou celle, peut-être plus pitoyable encore, des "John Wayne de la condition souffreteuse." A moins qu'à la manière de Léandre d'Arleboist vous n'attendiez patiemment la Faucheuse en raillant les uns et les autres, et avec le genre humain.

Du fond de ses draps poissés, le vieux narrateur acariâtre du Pourceau, le Diable et la Putain entend bien faire contre mauvaise fortune bonne chère et se repaître jusqu'à ce que mort s'ensuive du "pathétique festin" des vanités terrestres. Un festin dont les convives pourraient bien se nommer Alceste, Léon Bloy et Pierres Desproges, tant il est vrai que l'écriture de Marc Villemain conjugue avec bonheur l'ardeur misanthropique de l'un, la verve mordante de l'autre et la causticité fleurie du dernier. Troquant la nostalgie contre la goguenardise, le moribond dissèque souvenirs initiatiques et rencontres navrantes pour les convertir en autant de chroniques de la haine salutaire. Point de rescapés sous le geyser de son fiel : ni la "cohorte d'avariés" partageant son couloir d'hôpital, ni ses "benêts bêlants" de collègues universitaires, ni ses étudiants suintant le crétinisme et le sébum, ni les coquettes quadragénaires, "affolées à l'idée de récupérer en cellulite ce qu'elles avaient depuis longtemps perdu en séduction."

De ce cortège grotesque de "bipèdes criards et psychotiques" se détachent pourtant deux parangons, plus consternants d'ineptie que tous les autres : le fils-pourceau - faiblard mélancolique - et l'infirmière-putain - jolie bécasse inculte qui porte sans hasard aucun le nom de Géraldine Bouvier, figure récurrente et protéiforme de l'oeuvre de Marc Villemain. Quant au "diable" du titre, qui n'apparaît plus guère après la couverture, force est d'y reconnaître le narrateur lui-même : calomniateur en chef, comme le veut l'étymologie ("diable" vient du grec diabolos, qui signifie "calomniateur"), mais aussi puissance d'inversion, séduisant chambardeur des convictions et conventions. Car tel est bien aussi ce qu'incarne ce vieux conteur désabusé : par-delà le lynchage exutoire et (faussement) facile, la tentation brûlante et communicative d'envoyer au diable l'esprit de sérieux, les bons sentiments, l'humanisme complaisant et le prétendu volontarisme contemporains. A l'horizon de ce vade-mecum cynique qu'est Le Pourceau, le Diable et la Putain, il vous vient des envies de clamer haut et fort : vivons haineux en attendant la mort !

Camille Thomine
Le Magazine Littéraire - N° 510, juillet/août 2011

 

13 juillet 2011

Léon Bloy - Le Désespéré

Léon Bloy


Un peu intrigué par les allusions répétées à Léon Bloy qui inspirèrent certaines appréciations de Et que morts s'ensuivent, mais bien davantage encore du Pourceau, le Diable et la Putain, je me suis plongé dans cet écrivain assez unique en son genre, et peu ou prou ennemi d'un genre humain qui le lui rendit (lui rend) assez bien. Léon Bloy, donc, dont je ne lus, naguère, que quelques textes symboliques et censément représentatifs de la verve pamphlétaire, ainsi, plus tard, que les exégèses de quelques-uns de ses admirateurs ou défenseurs, de Maurice Dantec à Juan Asensio. Le Désespéré fut, non son premier livre, mais son premier roman ; paru en 1887, il ne suscita pas davantage d'échos qu'il ne rencontra le succès mais valut à son auteur "plus d'un quart de siècle de souffrance", si l'on en croit ce qu'il écrivit à l'un de ses amis, le Frère Dacien. C'est donc avec une connaissance un peu rudimentaire que j'entre dans son oeuvre, tout juste armé de quelques notions sur le personnage et sur ce qu'il inspira ou continue d'inspirer.

Si Le Désepéré est un roman, ce que l'on pourrait discuter à loisir, alors avançons d'emblée qu'il est à tout le moins autobiographique : il ne faut pas être grand clerc pour faire observer combien le personnage de Caïn Marchenoir, "voué, par nature, à l'observation des hideurs sociales" et regardant le monde moderne comme "une Atlantide submergée dans un dépotoir", correspond à l'idée que Léon Bloy se fait de lui-même, du moins de l'effort auquel il veut contraindre son existence et de la direction qu'il veut lui imprimer. Mystique, misanthrope, révolutionnaire, anti-bourgeois, ascétique, comptenteur de son temps, ce héros-là est l'exacte image de la représentation commune que l'on se fait de Bloy. Hormis la chute, poignante et d'une grande beauté tragique, tout ici est l'écho presque direct de ce qu'il vécut : la relation entre Caïn Marchenoir et Véronique Cheminot est la transposition à peine fardée de l'amour fou qui unit Léon Bloy et Anne-Marie Roulé, prostituée qu'il convertit à sa foi apocalyptique jusqu'à ce qu'on n'ait plus d'autre possibilité que de la faire interner à Sainte-Anne, et la retraite qu'entreprend Caïn à la Grande Chartreuse évoque évidemment l'épisode de Bloy à la Grande Trappe de Soligny. Le reste, vertige de réflexions torrentielles sur la décadence de l'humanité, de l'Église et de la société des hommes, est une illustration, souvent magnifique, toujours habitée, de l'absolu dont Léon Bloy avait fait son pain quotidien.

BloyDevantCochonsIl n'est pas interdit, parfois, de soupirer d'ennui ou de lassitude, tant Bloy y épanche et assène ses très métaphysiques tourments. Il n'en demeure pas moins que c'est magnifiquement écrit ; même si bien des traits ont vieilli, même si la composition souffre de quelque tentation du bavardage et autres adiposités, la langue assez géniale de Bloy suffit à donner à sa prose un rythme, une vigueur, une incandescence et une virilité (le mot et l'idée reviennent souvent sous sa plume) absolument sans égal. Il ne s'agit pas de s'obliger à épouser une pensée, et il sera d'ailleurs difficile de suivre Bloy sur tous ses chemins sans trébucher sur quelque délire acide, jugement à l'emporte-pièce, anti-républicanisme grossier, rude saillie antisémite ("on prohibe le désinfectant et on se plaint d'avoir des punaises") ou âpreté absolutiste - fût-ce, donc, de la plus belle manière. En revanche, et pour peu que l'on s'évertue à comprendre plutôt qu'à juger, à entrer, peut-être pas dans les raisons du narrateur, au moins dans ses motifs, bref, pour peu que l'on accepte de se laisser entraîner dans un mouvement qui, quelle qu'en soit l'intention, transcende l'humeur et créé de l'art, alors il est difficile de ne pas être subjugué. Même et y compris lorsqu'on peut s'agacer de certains traits stylistiques qui, s'ils peuvent être caractéristiques, n'en sont pas moins un peu éprouvants, à commencer par cet usage à tout le moins pléthorique de l'adjectif et de l'adverbe. Car, pour le reste, l'impression est tout de même de fréquenter une sorte de génie, c'est-à-dire de singularité quasi absolue, indifférente pour ne pas dire insensible à tout ce qui ne la nourrirrait pas, et qui serait comme le vecteur unique d'un irréductible tropisme de colère et de dégoût. Ce qui n'exclut pas l'humour, dont les contours seront bien sûr sarcastiques, et pour peu qu'il jugeât cette disposition suffisamment armée pour partir en guerre. Bloy a parfois quelque chose d'un Audiard avant l'heure ; on l'observe notamment lors des scènes où il décrit, irrésistible, les arrivistes dîners mondains de la petite coterie littéraire - où l'on comprend mieux, soit dit en passant, le grand silence où la presse spécialisée cantonna son oeuvre. Ainsi, Caïn Marchenoir, convié, pour de sourdes raisons, à prendre part aux agapes de la haute société lettrée, dresse-t-il une série de portraits en tous points poilants. De tel héraut des Lettres, "écumeur de pots de chambre", il dira que "son côté lyrique est fort apprécié des clercs de notaire et des étudiants en pharmacie qui copient, en secret, ses vers, pour en faire hommage à leur blanchisseuse" ; de cet autre : "On l'a souvent comparé à un sanglier, par un impardonnable oubli de la grandeur sculpturale de ce sauvage pourchassé des Dieux. C'est une charcuterie et non pas une venaison. La bucolique dénomination de goret est déjà presque honorable pour ce locataire de l'Ignominie. Mais les bourgeois se complaisent en cette figure symbolique de toutes les bestialités dont leur âme est pleine, et qu'ils présument assez épiscopale d'illustration, pour les absoudre valablement de leur trichinose." Ou encore, parce qu'on ne s'en lasse pas : "On fait ce qu'on peut et j'aurais mauvaise grâce à contester le choix d'une arme défensive à n'importe quel chenapan dont je serais l'agresseur. Si je poursuis un putois, le glaive de feu à la main, et qu'il me combatte avec un le jus de son derrière, c'est absolument son droit et je n'ai rien à dire" ; et ailleurs, donc, le très audiardien : "Monsieur, je vous conseille de numéroter vos chicots, car je vous préviens que j'ai la calotte facile."

Reste que la grande affaire de Bloy est d'être le contempteur d'un monde, d'un siècle, d'une humanité même, dont il se sent et se veut le banni - "je souffre une violence infinie et les colères qui sortent de moi ne sont que des échos, singulièrement affaiblis, d'une Imprécation supérieure que j'ai l'étonnante disgrâce de répercuter", met-il dans la bouche de Caïn Marchenoir. L'horreur que lui inspire la déchéance du Christ dans l'Église, dont il exhausse un anticléricalisme ravageur, la honte où il tient tout ce qui peut s'apparenter à la moindre compromission avec la société de son temps, l'effroyable mélancolie où le plonge cette intuition que les humains ne trouveront jamais leur bon plaisir que dans le reniement d'un Idéal et dans la consommation de la jouissance, sans l'once d'un souci de justice sociale et spirituelle ("je suis en communion d'impatience avec tous les révoltés, tous les déçus, tous les inexaucés, tous les damnés de ce monde"), font de lui un de ces êtres inapaisables, taraudés par la douleur de vivre et la souffrance d'être. Son génie aura peut-être été de donner à cet apocalyptisme une forme de sublimité, une expression qui doit autant à son mysticisme qu'au réalisme le plus cru.

16 juillet 2011

Entretien avec Joseph Vebret - Le Magazine des Livres


Le Magazine des Livre, n° 31, juillet/août 2011
Entretien avec Marc Villemain - Propos recueillis par Joseph Vebret

 

"L'écriture est souveraine"

Dans son quatrième livre, Le Pourceau, le Diable et la Putain, Marc Villemain met en scène un misanthrope mourant à travers un monologue où chacun en prend pour son grade. Réjouissant. Une belle écriture, assurément.


 

Le Magazine des Livres, 31 - Juillet-août 2011

Où avez-vous puisé votre inspiration pour ce nouveau roman, Le Pourceau, le diable et la putain, l’idée, le thème, le fil conducteur ?

Dans l’agonie d’un cloporte : je ne sais donc pas si cela mérite qu’on parle d’inspiration… ! Devant moi, donc, cette bête, les pattes à moitié brisées, cloporte éclopé. C’est ici que la conscience humaine (humaniste, allez savoir) entre en jeu : mon devoir était-il d'abréger son existence en l’écrasant d’un viril coup de talon ? ou était-il plus convenable que je prolonge une vie qui, selon toute probabilité, ne serait plus que d’impotence ? J’ai décidé de laisser faire la nature. Mais, en même temps que je voyais l’animal se dépatouiller, si vous me passez ce terrible jeu de mots, je commençai à écrire ce qui se déroulait, là, sous mes yeux. Et qui, pour en revenir à mon livre, ne sera finalement que de bien faible rapport avec lui ; c’est aussi ce que j’aime, dans l’écriture : qu’elle m’entraîne, qu’elle érige elle-même les conditions de son empire, moissonne de son propre chef la terre que j’irai sillonner. Elle est souveraine, et je lui laisse le plus volontiers du monde la jouissance de ce pouvoir sur moi.

Vos deux dernières productions proposent des formats courts, des nouvelles pour Et que mort s’ensuivent, moins de 100 pages pour ce nouveau roman. Est-ce un hasard ou le choix de vous orienter dans cette direction ?

Je ne décide pas plus du format de mes livres que de leur destination ; tout au plus me donné-je une orientation générale. Je ne peux en constater, comme vous, que le relatif laconisme. Ce qui ne va pas sans m’intriguer, soit dit en passant. La seule explication qui puisse parfois s’esquisser, et qui vaut ce qu’elle vaut, me plaît bien : ayant, à l’âge de dix-huit ans, subi une opération de chirurgie qui m’a privé d’un poumon, j’aime parfois me dire que la brièveté de mes livres serait comme le pendant, la conséquence peut-être, d’un souffle court. Je suis assez séduit, et amusé, par cette correspondance, assurément hypothétique, mais plausible, entre l’esprit et le corps.

Une part d’autobiographie ?

Le personnage principal de ce roman a quatre-vingts ans, il a été professeur d’université, il est mourant et hait son fils par-dessus tout. Accordez-moi au moins cela : j’ai la moitié de son âge, je n’ai connu l’université que de très loin et sur le tard, je n’ai pas trop à me plaindre de ma santé, et je ne suis pas avare d’amour envers mon fils. Non, sérieusement, les péripéties de mon existence ne justifieraient pas à elles seules que je me hasarde en littérature. En revanche, oui, bien sûr, on trouve toujours autour de soi mille et une petites choses dont il peut-être stimulant, enivrant, parfois nécessaire, de faire juter le suc qui, peut-être, irriguera l’œuvre. Dans mon cas, c’est assez secondaire : il s’agit surtout de paysages, de figures, de diverses perceptions, mentales, rétiniennes, de faits très menus et autres circonstances sans importance. Je ne m’en sers que pour fabriquer un décor sur lequel je pourrai asseoir une sensation, une tonalité, où je pourrai dessiner les contours d’un monde nouveau où j’accepterais et aurais envie de me sentir projeté.

Dans un roman, il y a le sujet apparent, l’histoire, qui n’est parfois qu’un prétexte, et le sujet profond, subliminal : qu’avez-vous voulu dire ou faire passer ?

Rien. Je ne veux rien dire, rien faire passer. Je ne suis pas un directeur de conscience, je cohabite avec le dubitatif. Et suis bien trop intimidé par le seul fait de vivre pour me sentir seulement autorisé à dire son fait au monde. Cela dit, il n’aura échappé à personne que je suis un humain, une carne gratifiée d’un vecteur de jugement. Même lorsqu’on ne veut pas regarder le monde, ce qui m’arrive plus souvent qu’à mon tour, on ne peut jamais empêcher le monde de venir à soi. Il a pour cela mille moyens à sa disposition, des intrusions publicitaires aux innombrables modalités du commerce entre les hommes, des bribes de parole recueillies dans la rue aux fréquentations obligées, de l’incrustation de lumière sur le capot d’une voiture au reflet du soleil sur la roche. Je suis ce qu’il convient d’appeler un contemplatif – celui qui considère par la pensée : je ne dis rien : j’éponge, je recrache.

Parallèlement à votre activité d’écrivain, vous vous orientez vers l’édition de fiction. Comment jugez-vous la littérature contemporaine ?

Ce qui m’intéresse dans la littérature est ce qui, chez elle, n’est pas explicitement contemporain – fût-elle, donc, contemporaine. Si l’on entend par littérature contemporaine celle qui intègre, donc officialise, homologue, les réflexes du temps, son lexique, qui donne à son impensé l’apparence d’une substance, éventuellement d’une essence, alors celle-là, en effet, ne m’intéresse pas – ce qui n’induit pas que sa qualité en soit nécessairement mauvaise, cela va sans dire. Ce qui m’intéresse, qui me touche ou m’emporte, c’est quelque chose qui pourrait avoir trait à de l’intemporel, quelque chose dont on pourrait dire, demain, que la part éventuellement contemporaine n’affecte pas l’actualité. C’est, en fait, la possibilité de lire un de mes contemporains en me disant qu’il pourrait être, qu’il sera peut-être, ce que l’on appelait naguère un classique. Tout le sel de cette appréciation induisant que nous soyons capables d’imaginer, non seulement la culture, mais les déterminants, les obsessions, le lexique, disons l’habitus, de nos successeurs et descendants : chose évidemment impossible, mais distrayante, excitante, et peut-être pas aussi vaine qu’il y paraît. Voilà donc un peu ce j’aimerais faire, et réussir comme éditeur : non repérer les classiques de demain, je ne suis pas fou !, mais affûter mon acuité, mon audace, et donner à lire des écrivains dont je sais qu’ils ne seront peut-être pas entendus de nos contemporains, mais dont je pressens, avec la colossale marge d’erreur de rigueur, qu’ils font déjà partie de l’épopée littéraire, d’un temps presque sans borne et sans détermination.

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Et l’écriture de la nouvelle génération ? Parleriez-vous de diversité ou de normalisation ? Le style est-il encore une priorité ? Qu’en est-il de la langue ?

Comment le dire ? Sur quels critères fonder notre jugement ? Tant de livres paraissent, que je n’ai pas lus et ne lirai jamais. Alors, bien sûr, je ne voudrais pas pécher par excès de prudence ou d’attentisme, j’ai des yeux pour voir : action, émotion, tension narrative, sensiblerie ou complaisance dans l’abjection (c’est selon), alignement du champ lexical sur le tout-venant, etc… Mais cela ne vaut que pour les livres qui rencontrent le succès, autrement dit une infime poignée, et ne saurait résumer à soi seul la littérature qui se fait, et que je crois, moi, très vivante. Je ne saurais dire si, en France, elle traverse une zone de basse pression. Nous savons juste que son rayonnement est plutôt en berne, ce qui n’a rien à voir avec sa qualité. Est-ce dû, donc, à la littérature en tant que telle, ou à la crise de ce que l’on croyait il n’y a pas si longtemps encore impérissable : le génie national ? à un environnement éditorial, médiatique, financier, dont l’intérêt presque exclusif est de réaliser des bénéfices donnant à ses investissements un avant-goût de paradis fiscal ? Vous voyez qu’il m’est difficile de répondre à votre question autrement que par une intuition. Si j’en fais état avec honnêteté, alors je dirai, oui, que l’eau où baigne notre langage est plutôt, appréciez l’oxymore, terne par excès de transparence ; moite par excès de contraste ; sirupeuse, davantage que rafraîchissante. Une littérature libérée, mais pas nécessairement libre.

Nos contemporains perçoivent peut-être un peu moins qu’auparavant combien la langue charrie le monde, combien il est impossible de créer le moindre univers qui n’ait pas l’obsession du style. Ceux-là ont peut-être le tort de trop vouloir dire, exprimer, manifester, qui n’est pas, selon moi, la principale fonction de la littérature. D’autant que le monde n’a jamais façonné et possédé autant de supports et d’occasions d’exprimer la singularité et l’individualité. La littérature doit, autant que faire se peut, évacuer cette obsession de l’expression, elle n’est pas et n’a pas à être une modalité de la démocratie ; elle n’est pas ou ne peut pas être définie comme l’occasion ou l’instance d’une prise de parole. Ce qui prend la parole, en littérature, est une singularité qui doit à la fois s’exhausser et s’oublier, se sanctuariser et se diluer.

De même, comment jugez-vous la critique littéraire ? Vous avez été vivement attaqué par une journaliste vous reprochant d’utiliser « trop de mots » et trop de subjonctifs…

Y a-t-il vraiment lieu de s’en étonner ? Pourquoi la critique échapperait-elle à l’air du temps ? Vous connaissez la remarque fameuse que l’on prête à l’empereur Joseph II, lequel, à l’issue de la première représentation de L’Enlèvement au Sérail, aurait lancé à Mozart : « trop de notes ! ». Comme il a bien dû se trouver, à une autre époque, quelques critiques en vogue pour s’émouvoir d’une ponctuation célinienne à tout le moins hétérodoxe, voire d’un usage complaisant des « gros mots ». Cela étant dit, soyez bien certain que j’ai toujours trouvé à me réjouir d’une critique qui ne manquât (pardon, un subjonctif) jamais d’exigence, de rudesse pourquoi pas. Pour peu, donc, qu’elle ne s’enivrât pas d’elle-même et n’oubliât rien de sa raison d’être : donner à voir d’une œuvre ce qu’une lecture moins professionnelle ou moins avertie pourrait éventuellement ne pas y distinguer. Et quand bien même mon ego très sensible s’affecterait de quelques froideurs péremptoires, l’accueil fait à mon dernier roman suffirait à m’en consoler, Le Pourceau, le Diable et la Putain ayant suscité de plus nets éloges qu’aucun de mes précédents livres.

Bref, il y a deux sortes de critiques, pour aller vite. Ceux qui s’acharnent à servir de paratonnerre aux lubies, aux platitudes de leur temps, et ceux qui revendiquent, pour le coup, l’ultra-contemporanéité de leur opinion, dont ils ne peuvent hélas pas voir qu’elle est l’indicateur même de leur insignifiance dans le champ de la pensée et de la littérature. Vous admettrez avec moi que se revendiquer d’une instance critique pour regretter qu’un roman contienne « trop de mots » (sous-entendu : trop de mots compliqués) constitue l’occasion d’une farce dont il ne fait pas de doute qu’un Molière ou un Guitry auraient su faire leur beurre. Je m’en tiens ici à l’enseignement très simple d’un Maurice Nadeau : le critique doit s’effacer, se mettre à la place de l’auteur, ne pas renverser les rôles, vivre avec l’humilité chevillée au cœur, et, mieux que cela : éprouvant le plaisir ou la curiosité de l’autre, prendre goût à cette humilité. Être, comme Nadeau l’a écrit, un « serviteur ». Ce qui, mécaniquement, exclut de ce champ les innombrables Cassandre qui ne font, ni plus ni moins, que mettre les rieurs de leur côté. Ce qu’en d’autres lieux on appellera le populisme.

Faut-il y voir un phénomène d’époque ?

à tout le moins, disons que celle-ci ne rend pas la fonction sociale de critique très aisée. De plus en plus, il me semble qu’on attend d’eux qu’ils fassent le spectacle, qu’ils créent l’événement, l’inventent au besoin. Or, l’événement, dans une société qui n’en finit pas d’abdiquer et la lettre du sentiment démocratique, et l’esprit de la conversation, l’événement, disais-je, repose en bonne part sur la possibilité de créer, non plus de la disputatio, mais du pugilat. Michel Polac le comprit très vite, avant que Zemmour et Naulleau poussent leur talent au maximum afin de complaire à un public qui ne demande jamais mieux que de tourner le pouce vers le bas. C’est un autre sujet, car ce qui s’y joue dépasse la littérature : c’est, peut-être pas le devenir, disons au moins le cheminement que suit, poursuit, notre civilisation. Or, à trop vouloir en gratter le vernis, sous prétexte de transparence et autres authenticités, on finit par en dévoiler la part consubstantiellement et inexorablement avariée, pourrie.

Selon vous, où va la littérature ? Son salut viendra-t-il des petits éditeurs indépendants et courageux ?

Entendons-nous. Non seulement les humains éprouveront toujours la nécessité de décortiquer le sens, s’il en est un, de leur  passage sur terre, non seulement leur esprit a partie liée, dans sa plus inexpugnable intimité, avec l’art et la création, mais nous serons morts depuis des lustres lorsque verront le jour des œuvres inouïes, magnifiques, aptes à dire la petitesse autant que la souveraineté de l’homme, sa part de misère propre autant que sa gloire particulière. De cela il ne faut pas douter, non parce qu’une volonté au forceps nous obligerait à l’optimisme, lequel n’a jamais été ma sensation nourricière, mais parce que c’est le tropisme même de l’esprit humain que de passer son existence et le monde au tamis de ses rêves et de sa raison créatrice. Ne croyez pas que j’esquive votre question, tout au contraire : je veux dire que la littérature n’attend rien d’un salut, elle n’a besoin d’aucune instance salvatrice. Nous avons l’impression de vivre un temps unique, inédit, comparable à aucun autre, notre impression très spontanée nous pousse toujours à croire que c’est toujours sur notre tête à nous que le ciel tombe : mais il n’est pas une génération qui nous ait précédés qui n’ait éprouvé ou ressassé une telle idée. Le monde avance en tâtonnant, le secteur de l’édition est le reflet de ce tâtonnement. L’édition est aussi un commerce, que cela plaise ou non. On y trouve des gens plus ou moins cyniques, plus ou moins sincèrement convaincus de l’importance de ce qui se joue, et il est dans la logique des choses économiques que les marchands, gros ou petits, prennent le dessus. Certains vendent des livres, mais il ne fait pas de doute qu’ils pourraient tout aussi bien vendre autre chose. La force de ce que l’on appelle les gros éditeurs n’est plus aujourd’hui qu’une force économique – celle qui, incontestablement, domine notre monde. Celle des plus modestes réside dans l’obligation qui leur est faite de se distinguer, de rechercher l’excellence, d’emmener le lecteur sur des terrains moins balisés, moins flatteurs, de creuser toujours et inlassablement le sillon d’une littérature qui, sans chercher à s’y opposer, perturbe, contrarie, fasse violence à ce que l’on croit être le « goût du public. » C’est donc à la fois une question de survie autant que d’audace. Ce qui revient à dire que, dans les faits, oui, sans doute, le meilleur de la littérature est à attendre d’éditeurs plus modestes : mais je ne peux avancer cette assertion qu’à la condition de ne pas en faire un système, une opinion systématique.

Travaillez-vous à un nouveau roman ? Dans la même veine ?

Je travaille toujours. A un roman ou à autre chose, en tout cas à la possibilité de transmettre un monde par l’écrit, à la transposition de certains de ses pans dans l’écriture. À certains moments, j’y travaille de la façon la plus pratique qui soit – feuille, stylo, ordinateur. À d’autres, j’y travaille en laissant mon cerveau décider de prendre en note ce qui lui vient, de consigner ce que je n’attendais pas et qui pourtant se présente à lui. J’ai plusieurs textes en cours, bien sûr. Certains semblent dormir dans un tiroir, mais je sais bien, moi, qu’ils font semblant. Ils attendent que j’aille les chercher, sans doute, mais j’attends aussi d’eux qu’ils viennent me trouver. La latitude, la liberté laissée au temps m’est décisive. Le plus grand travers, le plus grand piège, c’est la précipitation. Une écriture a besoin de beaucoup de repos, de beaucoup de silence et d’épreuves nocturnes. J’écris, je laisse reposer, et ce repos peut durer une journée, un an, dix ans. Ce n’est pas en sommeil, c’est en veille. Ne pensons jamais qu’il ne se passe rien lorsque le temps s’écoule. On le croit vide, mort, mais il poursuit son incessant travail d’accumulation/épuration. Je peux toutefois répondre simplement à ceux que cela pourrait éventuellement intéresser : oui, je travaille à un nouveau roman. Il sera bref, donc, et d’une veine en effet très différente, presque opposée au précédent.

Le magazine des livres

 

5 août 2011

Jean-Marie Dallet - Au plus loin du tropique

Jean-Marie Dallet - Au plus loin du tropique


E
n refermant Au plus loin du tropique, je me suis demandé comment j'avais pu passer aussi longtemps à côté de Jean-Marie Dallet, dont le moins que l'on puisse dire est qu'il n'en est pourtant pas à son coup d'essai, puisque son premier livre, Les Antipodes (préfacé par Marguerite Duras) parut en 1968. Un peu honteux, donc, de n'avoir été plus alerte, il est grand temps de me racheter une conduite et de faire preuve d'un peu d'éloquence dans mon enthousiasme.

Ce petit chef-d'oeuvre de style et d'esprit met en scène cinq personnages, tous bannis du monde ou condamnés par lui à tel ou tel titre criminel. Assignés à résidence au paradis, signification en maori du mot Parataito, du nom de cet atoll où ils expient, ceux-là tâchent d'y édifier un monde pas trop invivable, guettant sans trop y croire la goélette pénitentiaire qui leur fera grâce des quelques restes de l'opulence continentale. Il y a là Ma Pouta, qui du temps de sa splendeur tenait à Papeete un bordel digne de ce nom où, dans les bras d'une de ses filles, le gouverneur hélas trépassa ; il y a Trinité, pauvre matelot métis, unijambiste et enfant de choeur à ses heures ; Pétino, chantre lyrique de Pétain depuis que celui-ci le décora pour avoir reçu en 1915 "un éclat dans la fesse droite" ; Corentin le curé, "condamné à souffrir pour toujours sur cet enfer posé sur les flots" parce qu'il fit en son temps couler le sang de la servante qu'il avait engrossée ;  enfin Ah You, le marchand chinois, celui sur qui les mioches jetaient des pierres, "voilà le Chinois qui pue, voilà Ah You le marchand de caca", parce qu'il conduisait la "carriole tirée par la mule pour gagner à l'aube la caserne où je recueillais merde fraîche, eaux usées à livrer aux cultivateurs, aux éleveurs de cochons." Ce sont des relégués, de pauvres bougres pleins de cicatrices et d'épais souvenirs, vaccinés de l'espérance et autres ressasseurs sans destin ; leur paradis est la poubelle du monde, faubourg tout indiqué pour y parquer la part faible et sans rémission de l'humanité. Maintenant, pourtant, ils y ont leurs habitudes, leurs rituels, ils y vivent en famille : ils y ont recréé le sentiment d'une communauté. Jusqu'à ce que le cyclone vienne faire échouer un marin sur leur rive - "Alors là de mémoire de frégate on n'a jamais vu ça, et les six oiseaux plongent en piqué vers l'île bouleversée par le cyclone d'où montent des vapeurs brûlantes, elles poussent des cris rauques, glissent en rase-mottes au-dessus de ce curieux équipage : qu'est-ce que c'est ? Comment peut-on se démener ainsi par cette chaleur mortelle ? Ah les vilains bonshommes, il vaut mieux reprendre de l'altitude (...)".

A chacun d'eux Jean-Marie Dallet donne non seulement une voix, mais un timbre, une corpulence, un sang, une singularité ; il nous oblige à les entendre, à entrer dans leur parler tortueux, drolatique et blasé, formidablement vivant pourtant, plein d'estomac, de chair lubrique et de généreuse colère. La clé de tout cela, c'est bien sûr la langue de Dallet, imprévisible, charnue, cabriolant entre syntaxe audacieuse et lexique baroque, une langue légère finalement, libre, aussi aérienne que sa texture est terrienne et férocement arc-boutée à d'antiques oralités. Chant lyrique, élégie des bas-fonds du monde autant qu'ode au tréfonds humain, critique sociale autant que tableau de moeurs, Au plus loin du tropique est ce qu'il convient d'appeler un petit bijou. Il était temps d'en parler.

29 septembre 2011

Souvenir du banquet littéraire de Lieuran-Cabrières

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Samedi 17 septembre dernier, se ltenait à Lieuran-Cabrières (Hérault) le premier banquet littéraire de la commune. Conséquemment, il y fut question de bon manger et de bien lire - nobles questions déjà abordées la veille avec l'association piscénoise (de Pézenas, merci de suivre) "Aux livres, citoyens !"
Voici donc, témoignage de ma gratitude, ce que je peux en dire aujourd'hui.

*

L’on peut bien, exceptionnellement, faire un peu mentir le grand Montaigne et sa maxime d’intransigeant humanisme : « Ne fault pas tant regarder ce qu’on mange qu’avecques qui on mange. » C’est que, par la force des choses, notre homme n’eut pas IMG_0098le loisir d’être convié au premier banquet littéraire de Lieuran-Cabrières : j’eus, moi, quoique n’ayant ni l’aura ni le génie de ce gourmet de philosophe, le privilège d’en être l’hôte, et d’honneur avec ça ! Pour ce qui est de « ce qu’on mange », la chose prête davantage à sieste homérique qu’à oisive discussion : terrine de vairadèls, pathérèse et tourte aux épluchures de patates m’auront laissé un peu d’ardeur (et de panse) pour attaquer, et féroce avec ça, la chichoumeye de grand-mère, la sombre gardianne aux olives noires, la sauce de l’homme pauvre ou l’ineffable croustade de Clermont, fines gueules et autres picoreurs de bon goût ne ratant pas une miette des goloubtsys, chous farcis, oui, et à la russe, mais savamment concoctés par nos lettrés lieuranais.

Car on aime ici autant les mots que les mets, on se sustente d’autant d’esprit sain que de bonne chère, et c’est dans les livres IMG_0078de la littérature du monde que l’on s’en va puiser les recettes du jour. Car où Montaigne, après tout, ne pouvait avoir complètement tort, c’est qu’on ne saurait civilement apprécier la succulence dans la mauvaise compagnie de gnafrons sans esprit : comme il eût pu le dire : bombance sans conscience n’est que ruine de l’âme. Dame ! c’est que d’âme on ne manque point, à Lieuran-Cabrières, et s’il est vrai qu’au dessert on dévore les livres, fussent-ils de très proustienne mousse au chocolat, ce n’est pas tant la chair que l’on vient honorer que son esprit. Foin de brutales ripailles, donc : il faut être un peu artiste, sans doute, pour aux belles lettres prêter un tel estomac. Les vertus du Petit vin blanc et les gouleyances de L’âme des poètes méritaient bien que l’on chaloupât entre deux lectures et que l’on cédât aux chants de sirènes (où l’on retrouve Homère) d’une scie qui ne fut pas moins spiritueuse que musicale. Je maudis mon prochain – je veux dire : j’envie mon successeur. Qui enfin, à son tour, saura ce que manger veut dire.

12 octobre 2011

Les sorties du Sonneur

Deux livres rejoignent ce mois-ci La Petite Collection du Sonneur : En quête du rien, de William Wilkie Collins, et Les éperons, de Tod Robbins.

William Wilkie Collins - En quête du rienDe Wilkie Collins, grand ami de Dickens, on dit qu'il fut un des plus grands précurseurs de la littérature policière. On a oublié, d'ailleurs, combien était grande sa popularité, combien les lecteurs se précipitaient sur les feuilletons qu'il publiait en revues ou en magazines, sans parler des quelques polémiques que suscitaient des textes toujours plus ou moins sarcastiques et un genre de vie souvent qualifié d'immoral - il mettait une telle ardeur à consommer l'opium qu'il disait n'avoir presque aucun souvenir d'avoir écrit l'un de ses romans à succès, La Pierre de lune.

En quête du rien n'est probablement pas ce qu'il commit de plus éblouissant. Ce petit texte n'en est pas moins sémillant et caustique à souhait : il faut imaginer ce que l'on put dire, en 1857, de ce personnage à qui le médecin ordonne le calme et un absolu repos (jusqu'à l'interdiction de penser), dans une société bourgeoise aux aspirations très industrieuses. Sans nullement constituer un chef-d'oeuvre, tant le propos manque tout de même un peu d'étoffe, l'on ne peut s'empêcher de sourire aux remarques de cet esprit que rien ne semble plus amuser que de prendre ses contemporains à rebrousse-poil, et pour lequel, on s'en doute, il ne sera guère aisé de trouver le calme escompté : "En ce monde de vacarme et de confusion, je ne sais où nous pourrons trouver le bienheureux silence ; mais ce dont je suis sûr à présent, c'est qu'un village isolé est sans doute le dernier endroit où le chercher. Lecteurs, vous que vos pas guident vers ce but qui a nom tranquillité, évitez, je vous en conjure, la campagne anglaise." A lire, donc, avec un peu de malice, et en songeant à nos moeurs les plus contemporaines.

Tod Robbins - Les éperonsLe destin des Eperons (publié pour la première fois en 1923 sous le titre Spurs) sera tout autre, puisque Tod Browning s'en inspira largement pour réaliser Freaks (La Monstrueuse Parade), en 1932, film devenu culte dans les années soixante après avoir déclenché bien des batailles rangées et connu trente années de censure en Angleterre. Pour Tod Browning d'ailleurs, qui de la gloire ne connaîtra que son scandale, le film marquera à la fois l'apogée de la carrière cinématographique et le début d'un inexorable crépuscule.

De fait, on n'en mesure que mieux encore la folle modernité de cette nouvelle de Tod Robbins, condensé du meilleur esprit de la farce, dont elle a tous les groteques attraits, de la fable, car elle n'en est pas moins édifiante à sa manière, et de la satire, tant c'est aussi de l'époque que Robbins se moque. Peut-être pourrait-on dire qu'il use des personnages de foire comme La Fontaine usait des animaux : non tant pour se moquer des hommes que pour en déplorer la suffisance et la bêtise. J'ai toujours pensé qu'il y avait aussi une part de mélancolie, voire de colère, dans ce registre qui conduit le lecteur à louvoyer entre hilarité, stupéfaction, cynisme gourmand et voyeurisme grand-guignolesque. Dans le genre, Les éperons nous donnent une petite leçon de maîtrise et de composition : c'est vif, roboratif, implacable, et d'une concision narrative dont le goût du détail ne pâtit jamais.

La préface des Eperons est de Xavier Legrand-Ferronière. Les deux textes sont traduits par Anne-Sylvie Homassel.

 Travaillant comme éditeur aux éditions du Sonneur, mes recensions d'ouvrages émanant de cette maison ne seront publiées que sur ce seul blog personnel.

7 novembre 2011

Lionel-Edouard Martin - Brueghel en mes domaines

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A
vant que ne paraisse son nouveau roman, Anaïs ou les Gravières, que j'ai l'insigne honneur de publier en avril prochain (le 14) aux éditions du Sonneur, les éditions du Vampire Actif nous donnent à lire de Lionel-Edouard Martin un recueil de petites proses : Brueghel en mes domaines.

Egrenant un ordre géographique qui court de la Bavière à la Martinique et du Maroc à Montmorillon, cette succession de tableaux brefs, aboutés les uns aux autres par la matière, l'image, le lexique et le ressassement, joue par bien des traits comme un révélateur de ce qui pourrait constituer la quintessence de l'écrivain. Nous sommes en terrain familier, donc, mais c'est le poète qui a la main, n'ayant d'autre désir, n'éprouvant d'autre devoir que d'exhausser ce que Blaise Cendras, ici invoqué, nommait la signature des choses. Ces choses, quelles sont-elles ? Celles qui, non seulement façonnent l'univers intime de Lionel-Edouard Martin, mais qui sont le terreau même où, il y vingt livres de cela déjà, il trempa ses premières écritures.

Lionel-Edouard Martin résout la grande et modeste épopée des hommes dans un mouvement très sensible où ce qui est infinitésimal en nous n'en apparaît pas moins formidablement ferme et consistant. Il redonne à ce qui nous est ou semble commun (un insecte, un poisson, le soleil la pluie et la trombe, le ciel et les nuages, le passage des hirondelles, la matière même de la terre, ses labours et son invisible humus) la grâce de la rareté. Cette application à disséquer la terre que nous piétinons aurait quelque chose d'un peu saugrenu, ou surnaturel, presque merveilleux, s'il ne s'agissait aussi d'y (re)trouver l'homme, de distinguer ce qui en lui fait lien avec chacun d'entre nous, de toute éternité.

Cet insecte, par exemple, révèle bien plus que sa condition d'insecte : il dit son commerce avec l'humain qui le contemple, il dit sa filiation d'avec lui, il dit l'origine commune. Je cite ce passage qui me plaît tout particulièrement, où il est question d'une dizaine de chauve-souris découvertes dans le petit matin : "chacune à son tour scrutant l'homme, qu'elles précèdent dans l'histoire, et que peut-être elles se rappellent, dans leur mémoire d'espèce, n'avoir croisé qu'en des temps proches, depuis tous ces millions d'années qu'elles cadastrent, elles, le ciel et s'enrobent, dormant, dans leur peau volante irriguée de veinules où, près du pouce griffu, bat possiblement ce même pouls dont, à mes poignets, je ressens le partage." Nous ne sommes, au fond, jamais bien loin d'un panthéisme, à tout le moins d'une sorte de théologie de la nature, mais une théologie qui n'aurait d'autre dessein que de proclamer la rareté, donc la beauté, donc la fragilité de toute chose ; d'en souligner la nature spontanée et durable, éphémère et pérenne. Ce n'est pas un discours sur l'hypothétique essence humaine, mais, bien davantage, la forme que prend notre quête de ce qui pourrait être la meilleure manière d'être au monde. Le geste de la femme d'antan au lavoir n'est pas moins dépositaire d'un secret poétique que l'ordre naturel des choses : il finirait presque par l'intégrer. Le monde est à mi-chemin entre l'éternité des choses et leur répétition quasi quotidienne : Lionel-Edouard Martin le mâchonne (image récurrente) pour en extraire une langue dont il pourrait faire sa pâte, une langue qui, enfin, l'autoriserait à prendre corps avec et en lui.

C'est le travail du poète que de montrer la pluie "brouillant ses osselets dans la paume océane", c'est son pain quotidien que de "vivre vin dans l'amphore." Il ne s'agit pas tant de se replier sur les derniers retranchements du moi que d'apprendre, et c'est toujours fragile, et c'est toujours pénible, à l'habiter dans une ferveur qui n'entre pas en conflit avec le monde. C'est fragile, oui, car "avec qui boire au calice en ces temps de fer et de bruit, d'épilepsie, de bêlements sans ponts ni bergère ?" Reste, donc, la langue, qui n'est pas le dernier recours, pas même l'ultime demeure, seulement (et c'est beaucoup) ce qui permet de rester serein dans la compagnie des hommes, et, parfois, grâce ou vertu de l'humeur, dans leur fraternité. Mais "la solitude, même voulue, nous laisse-t-elle jamais seul, dès lors qu'on a connu les hommes, les eût-on quittés pour se réfugier dans leur absence ?" Cette interrogation me semble assez centrale chez Lionel-Edouard Martin, dont les livres, roman ou poésie, attestent cette inquiétude, ce malaise, cet effort à vivre dans le hiatus. Il y a chez Martin quelque chose qui a trait à l'inconsolable, qui ramène éperdument à la matrice, à la mère, aux chairs premières, au magma où tout prend forme : "Naître, n'être. Au fond, c'est la vie qui s'inverse. On ne vit qu'en ventre. Quand la langue est purement mère, par le sang, l'aorte, dans la crypte où ruisselle l'eau : bouche ouverte, yeux clos dans le noir. Et le rythme d'un autre coeur en partage, où pulse en écho le nôtre." Cette magnifique déambulation dans ses terres constitue au moins la preuve, fût-elle paradoxale, que le poète n'a de territoires que ceux que sa langue invente.

24 décembre 2011

TOC 5 - De la gêne de l'autre et de ses vices comme prétexte

En octobre 2003, à l'initiative d'Arnauld Champremier-Trigano et Pierre Cattan, naît le magazine TOC, qui fera paraître trente numéros jusqu'en 2007. J'eus la chance de participer à cette création, chargé, dans les premiers temps, de m'occuper d'un divertissement que je baptisai Les Gullivériennes (page illustrée par Guillaume Duprat). Il s'agissait, selon la notule explicative, d'adresser chaque mois "à mon cousin Gulliver une lettre sur le fabuleux mélange de la grande ville." Voici la quatrième de ces chroniques.

TOC 5

 LETTRE 5 - De la gêne de l'autre et de ses vices comme prétexte

L’homme est à ce point porté à vivre qu’il croit sincèrement que le monde progresse en avançant. Cette croyance très enfantine le persuade que changement est progrès, nouveauté promesse, et retour, recul. Ce positivisme irraisonné ne saurait d’ailleurs déconcerter outre-mesure, tant il est écrit qu’il doit nous mener par le bout du nez.

Mon propos n’est pas sans quelque obscurité, mon bon cousin : je m’en vais donc te l’expliquer d’un bon pas. Un compère que je retrouvai dans une taverne de la rue des Lombards, fumeur endurci de son état, arguait qu’il ne concevait pas pourquoi son vice, n’importunant personne il y a seulement dix ans, attirait aujourd’hui sur lui foudres particulières et remontrances unanimes. La chose me parut inconvenante, et je me fis fort de lui exposer en deux phrases aimablement ciselées que les effluves de cigarette occasionnaient un trouble physique péniblement répréhensible, et que la liberté de fumer ne valait que tant qu’elle ne bornait pas celle des autres à respirer. Tandis que je lui en faisais la remarque, me vint toutefois la pensée que je n’expliquais ce disant en rien le fait que le sentiment de gêne ait crû au fil des temps – comme il en va de la sensation d’insécurité, dont la courbe croissante dépasse en intensité et en célérité celle de l’insécurité constatée. Mon ami ne se sentit guère en souffrance de rétorquer qu’il ne se sentait nullement concerné par telle réprobation, car homme à se soucier d’autrui : j’ai pu constater en effet à quel point il prenait sur lui d’écraser son vice lorsque l’entourage lui paraissait chagriné. Aussi me retrouvé-je bien contrarié – je veux dire à court d’arguments. N’ayant plus guère à ma disposition que la pauvre fibre sentimentale, et non sans quelque affection véritable, j’en vins à flétrir son affligeante aptitude à écourter le temps de son existence. L’homme étant de ces stoïques qui ont depuis belle lurette fait leur deuil de toute éternité, un accueil prévisible ponctua mon assertion. Une telle résistance à la raison est à mon esprit proprement affolante, mais je confesse n’avoir su la contrer absolument.

J’arguais enfin de l’affection des siens, et du besoin dans lequel ils se trouvaient de le savoir bien portant. À cette outrancière démonstration de tendresse, il sut opposer un regard que lustrait un peu de douceur et de reconnaissance. Las, sortant sa pierre à briquet, emplissant mon verre d’un Chivas à l’ambre poussiéreux, considérant enfin le pianiste qui introduisait un chant de Coltrane, il conclut plaisamment : « S’ils m’aiment, ils aimeront tout autant mon souvenir. » À cette sagesse-là, cousin, aussi triste que belle, je ne pus répondre. Et compris que mon ami est un homme libre pour qui la liberté de mourir n’est pas moins forte que celle de vivre.

Ton très raisonnable cousin.

26 décembre 2011

Tout sur le jazz... mais rien sur son secret

Qu'est-ce qu'on joue maintenant ? Le répertoire de jazz en action - Howard S.Becker & Robert R. Faulkner
Le nouveau dictionnaire du jazz - Philippe Carles, André Clergeat, Jean-Louis Comolli

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Chroniquer un dictionnaire n'étant pas dans mes cordes, je ne peux que vous convier, et instamment avec ça, à découvrir par vous-même et à acquérir ce Nouveau dictionnaire du jazz qui, sous la maîtrise d'ouvrage de Philippe Carles, André Clergeat et Jean-Louis Comolli, constitue une somme sans doute assez parfaite. Tout ou presque y est abordé, pour peu que cela ait un certain rapport avec le jazz - et c'est là que commence la difficulté, donner une définition du jazz étant à la fois aussi vain que de chercher à me persuader de la sapidité d'une dinde aux marrons ; surtout, et sans jouer au farouche libertaire, parce que le jazz est sans doute, de toutes les musiques, celle qui a le rapport le plus consubstantiel, le plus métaphysique, à la liberté. Dans tous les cas, l'amateur, éclairé ou désireux de l'être, ne peut pas ne avoir avoir cette somme sous la main ; c'est paru chez Robert Laffont, dans la déjà fameuse collection Bouquins.

Mais c'est d'un autre ouvrage, plus dialectique, donc plus problématique, que je voudrais dire un mot. Il est l'oeuvre de deux sociologues américains, Howard S. Becker et Robert Faulkner, sociologues dits interactionnistes et eux-mêmes musiciens de jazz, ce qui est une bonne chose, dès qu'il s'agit de parler de cette musique assez insaisissable. "Qu'est-ce qu'on joue maintenant ?" se demandent donc les musiciens après avoir joué un énième standard, en telle ou telle occasion, publique ou privée. Mais comment cela est-il possible ? n'ont-ils pas répété ? élaboré une (savante) programmation ? et comment peuvent-ils être certains qu'ils sauront interpréter, là, tout de suite, ce morceau qu'ils n'ont jamais joué ? C'est là ce que tout amateur de jazz constate dans n'importe quel club : les musiciens découvrent leur répertoire en le jouant ; hey man, Donna Lee, tu le joues en quoi ? / Tu peux me refiler les accords sur le pont de Body and Soul ? / On pourrait pas essayer autre chose qu'un II-V-I sur la coda d'Autumn Leaves ? Et si on le faisait en bossa, What's New ? Voilà, les questions se posent en direct : live. Cette inconnue est partie intégrante du processus de création à l'oeuvre dans chaque concert de jazz, outre qu'elle nourrit les musiciens et les contraint à une mise à jour permanente de leurs tropismes harmoniques. Nous parlons bien sûr d'un jazz à dominante, disons, relativement traditionnelle, ces questions étant autrement plus complexes, pour ne pas dire périlleuses, depuis que nous sommes entrés dans le post-bop. Howard S. Becker et Robert Faulkner savent bien, pour l'avoir éprouvé eux-mêmes, combien tout cela obéit à un équilibre d'une infinie fragilité, laquelle fragilité n'est d'ailleurs probablement pas pour rien dans les miracles qui se produisent parfois dans le club le plus méconnu ou le plus anodin.

Tous deux ont donc décidé de comprendre ce processus et de l'appréhender suivant les principes de leur école sociologique, c'est-à-dire sur le terrain, notamment en interrogeant les musiciens. Je n'entrerai pas dans le détail de l'ouvrage, souvent passionnant, et qui jette une lumière à la fois très crue et très pragmatique sur les pratiques du jazz. L'ambition du livre, qui n'a d'ailleurs pas tant d'équivalents, est suffisamment grande pour qu'on y accorde une attention très bienveillante. On y apprend beaucoup de choses d'ordre historique, culturel ou proprement technique ; quant à la question de savoir comment des musiciens s'y prennent pour, en concert, jouer un morceau tout en le découvrant, les auteurs apportent un faisceau de réponses qui, mises bout à bout, s'avèrent assez convaincantes. S'il est assez logique que la sociologie s'intéresse à un objet aussi fuyant, aussi indéterminé, mais un objet dont la naissance et l'essor obéissent à un entrelacs de circonstances très fortes, très massives, j'ai toutefois trouvé qu'elle péchait parfois par excès de manières sociologiques. Il est vrai que j'ai toujours entretenu une certaine distance avec la sociologie et sa revendication de scientificité - ce qui au demeurant ne lui retire aucun mérite, et c'est peu de dire qu'elle a éclairé bien des aspects de la vie humaine. Mais, une fois de plus, j'ai parfois eu le sentiment, en lisant ce livre, que la scientificité, si elle valait comme exigence méthodologique, éclairait parfois moins son objet qu'elle ne l'emberlificotait, et parfois à loisir. Autrement dit, il y a un risque que la méthode même devienne un discours sur la méthode. Alors c'est ennuyeux, toutes ces préventions, cette insatiable soif de définition qu'est aussi la sociologie, et l'impossibilité où cela la met d'user de termes, de vocables, de tournures qui ne soient pas eux-mêmes pluri- ou multi-codés. Remarquez que les livres de sociologie, bien souvent, ne peuvent éviter les redites, la redondance, le retour sur eux-mêmes : c'est le fantasme du concentrique, de l'imbrication. Becker et Faulkner contournent en partie cet écueil parce que leur implication est patente et que cela donne chair à leur travail ; mais que de circonvolutions pour y parvenir ! Cela dit, ce sera bien la seule réserve que je formulerai, tant je peux comprendre qu'on cherche à pénétrer le secret, non tant du jazz, que de ce qui en permet l'expression un peu folle, inattendue, toujours fragile, et que recouvre plus ou moins bien la notion d'improvisation. Becker et Faulkner, armés de leur passion et avec leurs outils propres, ne percent (heureusement) pas le secret, mais ont le mérite de montrer combien l'épreuve de la scène demeure le passage obligé du jazz ; et à quel point c'est sur cette scène que son avenir s'écrit.

13 mars 2012

Roberto Bolaño - Un petit roman lumpen

 

Roberto Bolano - Un petit roman lumpen

Bolaño pasolinien

Je ne ferai pas semblant d'être un spécialiste de Roberto Bolaño (1953/2003) : je connais très mal son oeuvre. Aussi ne m'aventurerai-je qu'assez succinctement dans la recension de ce bref roman, le dernier qui fut publié de son vivant.

Son prétexte romanesque est assez simple : Bianca, la narratrice, et son jeune frère, tous deux adolescents, tentent d'organiser leur vie après la mort accidentelle de leurs parents. Contraints par la nécessité de subvenir à leurs besoins, nécessité à laquelle s'annexe sans doute une sorte de trauma, d'accablement plus ou moins latent, ils vont rapidement décrocher de leurs études et se heurter aux impasses d'une existence désormais largement sous hypothèque. Bolaño excelle dans la peinture de ce décrochage social et des errements propres à cet âge incertain, entre indifférence au monde et sentiment de puissance. L'instinct libertaire de l'adolescent ne s'en heurte pas moins aux déterminismes les plus classiques : "J'en suis arrivée à penser que nous allions mourir. Mais notre vie a suivi les paramètres établis avant la mort de nos parents.

Avec son air de rien, avec cette manière d'écriture désossée, sans éclat ni tonitruance, cette façon étrange que le récit a de progresser, façon empathique et distante, tendre et lointaine, Un petit roman lumpen s'avère être un texte assez magique. Pour une large part, cela repose sur cette impression que les choses sont dites de manière un peu accidentelle, en passant, en donnant peu ou prou le sentiment qu'à peu près tous les faits se valent, qu'aucun, finalement, quelles qu'en soient la teneur, l'importance ou la conséquence, ne mérite d'être davantage souligné qu'un autre. Et, en effet, s'il se produit une chose grave, ou un peu décisive, l'on peut se dire qu'il suffit de le mentionner : le lecteur, lui, saura faire la part des choses. C'est bien ce que fait Bolaño, qui s'appuie sur le personnage de Bianca pour porter les choses et leur donner leur profonde résonance. Bianca est un très beau personnage, direct, simple, franc, efficace, très pur finalement, qu'habite une force secrète, intime, puissante et d'une belle densité. Sa manière de vivre, de se projeter dans l'avenir comme de prendre ses décisions au jour le jour, est mûe par un instinct de survie que l'on dirait à toute épreuve. Cette façon qu'elle a de se faire faire l'amour par les deux copains de son frère, la nuit, par alternance, au fil des semaines, sans même que, dans la pénombre et la confusion, elle sache toujours de quel copain exactement il s'agit, cette manière absente qu'elle a de se livrer (est-ce par compassion, est-ce en vertu d'un certain goût ritualiste, de ce plaisir qu'elle peut prendre à faire plaisir, à soulager ces deux hommes que l'on devine à la fois durs et troublés, ou, justement, en raison de cette sorte d'instinct de survie ?), tout cela, disais-je, témoigne d'une intelligence viscérale, instinctive, du monde, d'une compréhension immédiate de ses arcanes - "Alors je me suis regardée dans une glace et j'ai vu mes cernes, ma peau blanche, comme si la lune, qui pour moi brillait autant que le soleil, était en train de me contaminer. Alors j'ai décidé que je n'avais pas à faire l'amour toutes les nuits et j'ai fermé ma porte à clé. La vie, contrairement à ce que j'attendais, a continué toute pareille."

Ce qui va advenir, un peu plus tard, lorsqu'il lui faudra user de ses atours auprès d'une gloire déchue du péplum et du culturisme, séquence digne de Pasolini, elle le vivra dans ce semblable état, avec cette semblable conviction que ce qui doit advenir advient toujours, et que pour cette raison même rien ne saurait être fondamentalement malsain ou condamnable ; c'est là aussi la beauté résignée de ce livre, et le charme final de ce personnage dont on ne saurait dire s'il flotte dans l'existence comme pour se protéger du monde, ou si ce flottement serait la seule manière praticable de s'y mouvoir - et, peut-être, mais sans guère d'illusions, continuer à en espérer quelque chose. Tout le talent de Bolaño est de réussir à donner à cette jeune fille très singulière, dure dans ses choix comme avec elle-même, quelque chose d'une aura de sentimentalité ; une grâce, dira-t-on.

Roberto Bolaño, Un petit roman lumpen - Christian Bourgois Editeur

31 mars 2012

Pierre Terzian - Crevasse

Pierre Terzian - Crevasse


C
revasse met à l'épreuve ce qui détermine, ou devrait déterminer, mon jugement critique ; à tout le moins m'accule (et c'est une bonne chose) à me demander ce qui, de manière générale, me fait émettre tel ou tel jugement. Bien souvent, l'on met notre propos critique à l'abri derrière une sorte d'expertise, on se targue d'une certaine pénétration, d'une certaine expérience esthétique ou littéraire, mais, lorsqu'on est un peu honnête avec soi-même, on n'ignore pas non plus tout à fait qu'il y a derrière tout cela quelques mobiles peut-être moins "objectifs" : nous portons, fût-ce à notre corps défendant, un certain regard sur le monde et l'individu, regard tout à la fois politique, psychologique, inconscient, métaphysique ; nous avons nos tabous, nos gênes : nous ne sommes, en fin de compte, pas libres de tout. Si Crevasse me conduit à formuler, de façon très sommaire, on le voit, quelques interrogations de cet ordre, c'est que je me retrouve dans la position de vouloir défendre un livre sans être bien certain de l'avoir tout à fait aimé. En cela, me dira-t-on peut-être, c'est le signe qu'il s'agit d'un bon livre - ce qu'est Crevasse, en effet.

Je ne redirai pas ici ce que l'on trouve un peu partout, à savoir qu'il s'agit du récit de l'existence d'un homme, disons marginal, esseulé, inadapté, d'origine familiale et sociale assez misérable, qui va, une fois sorti de  sa rude enfance, se colleter avec l'existence comme elle se présentera à lui, laissant les choses se faire quand elles doivent se faire, dans un climat de violence permanente, sourde ou pas. Ce faisant, il va se livrer à quelque chose qui est de l'ordre de la vivisection, ou d'une entomologie du moi, lequel évolue en lui-même, sans que le monde autour (la "société") semble y avoir quelque prise : sans doute, le personnage s'y confronte, le plus souvent pour en souffrir, mais il ne cherche pas la guerre : lui et le monde sont, simplement, incompatibles. Monde qu'au demeurant il comprend très bien : il n'est pas fou, il a des yeux pour voir.

Cette histoire est assez remarquablement menée. Son rythme est parfait - parfait, je veux dire : les temps morts n'en sont pas, et l'action n'est pas que de l'action. Le matériau brut du monde et la psyché du personnage sont pour ainsi dire une seule et même chose. Et puis, bien sûr, il y a cette écriture. Acérée, précise, vindicative, brutale mais pas seulement, plutôt à fleur de peau ; c'est le miracle sans doute de cette alchimie, assez saisissante, que de permettre à des formes poétiques de s'y loger. Une écriture qui se déploie peu à peu : au début, elle donne l'impression d'un muscle froid, c'en est presque déplaisant ; au fil des pages, ce qu'elle peut avoir d'un peu mécanique s'atténue, alors elle devient la seule voie praticable pour juste dire les choses. Pierre Terzian a, c'est le moins qu'on puisse dire, le sens de la formule - cette arme à double tranchant. Il en use avec un peu de complaisance parfois, tel un sniper surarmé. Le propos est viscéral, parfois choc (ainsi qu'on pourrait le dire d'une photo), mais sans doute moins que la manière elle-même, et l'on se demande si l'auteur n'éprouverait pas aussi une sorte de plaisir scatologique à remuer la fange ou à choquer le bourgeois. Mine de rien, notre personnage passe son temps à se trimballer "la bite à l'air", genre de posture qui, parmi quelques autres, donne un tour étrangement viriliste à un livre dont je pense qu'il dénonce au contraire tous les mobiles et tous les effets du virilisme - violences paternelle, familiale, sexuelle, sociale, violence du monde. Bref, je ne parviens pas tout à fait à me défaire de l'idée, quoique la pensant probablement fausse, que nous demeurons dans cette ambiguïté ; ce que je ne sais pas, c'est jusqu'à quel point elle est voulue. Dans un registre très différent, et sous un certain angle, c'est le même type d'ambiguïté que charriait Fight Club : la complaisance apparente de la forme laissait le livre (mais plus encore le film) à la merci de tout et de son contraire : des humanistes de gauche  louaient le film en arguant qu'on soigne le mal par le mal et que c'est en montrant la violence de l'individu et du monde qu'on la combat, tandis que des petits fascistes de tous pays et horizons continuaient, et continuent encore, de porter le film comme un étendard. Les considérants sont, avec Crevasse, bien différents, mais la brutalité de la geste littéraire de Pierre Terzian oblige malgré tout à se poser la question de ce qui passe à travers les lignes. Est-ce à dire qu'il y a un message - et si oui, lequel ? Je n'en suis pas certain ; au fond, je ne crois pas. Je crois qu'il s'agit moins d'édifier que de témoigner (d'une expérience au monde et à soi), et que, globalement, les questions demeurent sans réponse. Ce qui, en l'espèce, me semble plutôt raisonnable. Entendons bien que je n'émets aucune réserve sur ce (premier) roman aussi courageux que singulier ; son rythme, son acuité, son phrasé, la force de persuasion de ses images, suffisent d'ailleurs à susciter nos applaudissements et justifient largement qu'il soit lu. Quant à sa relative incorrection, elle est une médaille dont on ne comprendrait pas qu'elle n'ait pas son propre revers : en l'espèce, cet état d'indécision esthétique et spirituelle dans lequel elle laissera le lecteur intrigué.

Crevasse, de Pierre Terzian, chez Quidam éditeur

7 décembre 2012

Jules Verne - Trop de fleurs !

Jules Verne - Trop de fleurs !


D
isons-le sans fausse pudeur : ce petit volume est un régal ; et même une relative surprise pour moi, qui, comme la plupart d'entre nous sans doute, n'avais plus guère de Jules Verne que de très enfantins (quoique tenaces, et enthousiastes) souvenirs de lecture.

Le propos, ici, on le devine, nous éloigne tout à fait des univers familiers de l'écrivain. Quoiqu'on en retrouve, et c'est bien là aussi ce que ce recueil a d'exaltant, l'esprit incroyablement curieux, novateur, décalé, rigolard parfois. La scène se déroule en 1891. M. Decaix-Matifas, adjoint au maire d'Amiens, et spécialement président de la Société d'horticulture de Picardie, vient trouver notre Verne, amiénois et lui-même conseiller municipal, afin qu'il prononçât sur les fleurs une allocution de trente minutes, devant un parterre constitué d'amateurs de haut vol, de spécialistes dûment reconnus, de dames du monde, ainsi que du maire et du préfet. Déroute (prévisible) de Jules Verne, dont les compétences et spécialités propres le prédisposent davantage aux confins de l'univers et à la topographie des abysses qu'aux insondables mystères de la flore, fût-elle amiénoise.

Moi qui, longtemps, ai eu pour fonction d'écrire les discours de personnalités peu ou prou politiques, inaugurant à tours de bras tronçons routiers, cantines scolaires et extensions de pistes cyclables, consacrant dignement la rénovation d'un local à vélos ou la mise en conformité d'un échangeur urbain, je puis bien dire ici mon admiration devant ce que Jules Verne est parvenu à faire en une telle circonstance. Il va sans dire qu'il est, dans cette allocution, assez peu question de fleurs, quoique que celles-ci ne s'envolent jamais bien loin et que le langage y soit toujours joliment... fleuri. Trente minutes, cela dit, c'est long. Le tour de force n'en est que plus saisissant, et l'on ne s'ennuie pas une seconde durant cette représentation à laquelle on se sent tout bonnement assister, décelant d'emblée le sourire amusé de Verne, ses simagrées, ses petites manières galantes et gentiment racoleuses, ses accents de gentilhomme, son plaisir, évident, qu'il a de pouvoir parler pour ne rien dire, comme il le confesse lui-même, et de parler avec autant de brio devant une assemblée qui, sans doute, n'en espérait pas tant. Où l'on constate qu'il n'est, pour un tel écrivain, pas de sujet qui vaille : tout est suffisamment digne et bon pour hisser la parole à l'étalon de ses seules lois. Saluons enfin, et au passage, la préface de François Angelier, remarquable de verve, d'érudition et d'enjouement, achevant de donner tout son suc à ce petit recueil débordant d'éloquence et de malice.

Jules Verne - Trop de fleurs ! - Sur le site des Editions du Sonneur

Mes recensions d'ouvrages des Editions du Sonneur, où je travaille comme éditeur, ne sont publiées que sur ce seul blog personnel.

 

20 décembre 2012

Valery Larbaud - Allen

Valery Larbaud - Allen


« 
Eh
oui : nous sommes, aujourd'hui, au nombre des heureux de ce monde ; l'ami qui nous conduit est un des jeunes hommes les plus riches de Paris, et nous avons des pardessus épatants et des tas de trucs et d'accessoires de grand lusque, et mieux encore : en large et en long, toute la France. » Voilà qui reflète bien l'état d'esprit de ces cinq amis traversant la France pour s'en aller rejoindre ce que l'un d'entre eux nomme son « Duché » , périmètre bien français situé en plein coeur du Bourbonnais - dont est originaire, on le sait, Valery Larbaud ; le livre est d'ailleurs dédié à sa mère et « à notre Pays natal. »  

Hommage au Bourbonnais autant qu'éloge du voyage et conversation sur nos « provinces françaises », Allen est un petit bijou d'esprit, de vivacité, de profondeur dandyesque autant que de légèreté grand-bourgeoises. Champêtre et parisien, Larbaud livre en peu de pages (et commente remarquablement, en fin d'ouvrage) une sorte de condensé de l'esprit français, traversant l'histoire et la géographie comme autant d'expressions possibles de notre entendement et de nos moeurs.

Ces cinq-là conversent donc en voiture, cheveu au vent et verbe batailleur, se risquant à quelques pointes pour mieux ralentir et s'extasier devant l'antique beauté des choses, souriant d'eux-mêmes, de ce qu'il y a en eux de provincial lorsqu'ils sont à Paris et de parisien lorsqu'ils sont dans « les provinces ». Il y a dans ce périple enchanteur quelque chose d'extraordinairement libre, et précurseur, peut-être, d'un certain esprit libertaire. L'on s'émeut du baiser qu'une jeune fille d'un quelconque pensionnat lance en catimini sur le passage de la voiture (« un de ces jeunes lis français, haut sur tige et bien blanc, avec un air un peu sainte Jeanne d'Arc, un peu sainte Nitouche »), et l'on se prend à rêver, en précurseurs du tag, de réveiller ces petite villes endormies : « et quand je suis dans une de ces villes, je me sens tout disposé à la taquiner, à lui faire des farces telles que : redorer les pointes des grilles de la sous-préfecture, mettre des poissons rouges dans les bassins des jardins publics, peindre sur les rideaux de fer des boutiques des emblèmes appropriés au commerce qu'on y fait ou des paysages ou des combinaisons et des rayurdes de couleurs vives ou tendres, pour que les rues des dimanches et des jours fériés soient moins tristes. » Audacieux (qu'on en juge par les dialogues) et remarquablement composé, ce petit texte de Larbaud, mine de rien, manifeste de manière incroyablement érudite et vivante tout un pan de ce que l'on pourrait désigner comme un idéal civilisationnel. L'on y passe d'un entrain presque potache à une douce et tendre mélancolie, celle qui met dans la bouche de Valery Larbaud ce beau mot de retirance, lequel, mieux qu'une retraite, dit bien ce à quoi, de tous temps, aspire l'homme d'art et de pensée.

Allen, Valery Larbaud - Éditions Sillage
Première édition : Gallimard, 1929

21 janvier 2013

Maurice Blanchot - Chroniques littéraires 1941/1944

 

Journal des Débats

Si j'avais eu un doute encore quant au bien-fondé de ma résolution de mettre un terme à mon activité de critique, la lecture des Chroniques littéraires que Maurice Blanchot donna au Journal des Débats entre avril 1941 et août 1944 me l'aura donc totalement ôté - et après tout, peut-être ne l'ai-je lu que pour y trouver cette confirmation... Dans le contexte d'un domaine critique devenu assez fuyant (contrecoup sans doute assez mécanique de l'individualisation enthousiaste des subjectivités et de l'effet de dissémination qu'Internet charrie), et d'ailleurs à ce point fuyant qu'il ne trouve parfois plus pour se justifier dans son être et ses prérogatives que le seul critère de la prescriptibilité, l'exercice aura donc fini par venir à bout de mon désir initial de mieux comprendre mes propres lectures en écrivant à leur propos. Au fil du temps, j'ai fini par m'apercevoir que je finissais toujours par tirer mes critiques vers là où je ne voulais pas forcément qu'elles aillent, c'est-à-dire vers moi-même ; je finissais, pour le dire d'un mot, par tourner en rond : quel que soit le livre dont j'entreprenais la critique, le résultat ne faisait plus que me refléter, alors que je ne désirais rien tant que sortir de moi pour mieux entrer dans les mots des autres. Je me satisfais donc dorénavant de quelques recensions qui n'ont d'autre motif, en plus que de donner un éventuel et très modeste écho à tel ou tel ouvrage, que celui de conserver une trace de ce qui a pu m'intéresser ou me toucher.

C'est en quoi aussi ce recueil est venu me conforter. Par sa quasi-nature de miscellanées, il est naturellement très difficile d'en parler ; aussi, il ne s'agit pas tant de chercher une quelconque cohérence dans le jugement que Blanchot porte sur ses lectures que dans la méthode, presque la déontologie, qu'il se donne afin d'en rendre compte. Et c'est là qu'il devient exemplaire (spécialement quand on sait que ces chroniques furent écrites à un rythme hebdomadaire.) Ce qui me marque surtout, c'est cette manière qu'il a, sans jamais y déroger, d'entrer dans les raisons, fussent-elles voilées, de l'ouvrage dont il fait la critique. Chaque article de Blanchot, finalement, vient témoigner de sa considération, non seulement pour tout écrivain, mais pour toute personne qui aurait fait de l'écriture le motif dominant de son existence. A cette aune, et à une exception particulière près, je pense à François Mauriac, il fait montre d'une délicatesse d'âme que l'on aimerait retrouver plus souvent aujourd'hui, tant un vaste pan de la critique, officielle ou pas, nous semble parfois surtout désireuse de se distinguer - quelles que soient ses armes : l'abattage ou le panégyrique, le jeu de massacre ou la flatterie (maintes exceptions, bien sûr, mais le mouvement général seul ici m'intéresse.) Et si Blanchot écrit avec la même précision, la même exigence selon qu'il entreprend la lecture d'un classique, d'un contemporain fameux ou d'un illustre inconnu, c'est bien parce qu'il juge que tout acte d'écriture mérite qu'on l'appréhende avec la plus grande prudence et la plus grande sympathie. En cela aussi, Blanchot est un immense lecteur, qui voit toujours quelque chose à sauver dans une oeuvre inaboutie : il sait la sensation de désillusion qu'éprouve tout auteur à l'endroit de ses propres mots ; il sait combien est illusoire la croyance qui consiste à transcrire en parole ce qui nous meut ; il sait qu'écrire, c'est toujours, aussi, un peu, échouer à écrire, à tout le moins éprouver la frustration, la colère d'un certain échec. Ce faisant, Blanchot ne cherche pas à entrer dans les bonnes grâces de l'auteur, cela va sans dire, mais bien à exercer son esprit d'analyse envers lui-même, comme s'il interrogeait en permanence les motifs et les mobiles de son propre travail critique. Voici ce qu'il écrit le 6 janvier 1944:  "Autrefois, pendant les fêtes populaires, il arrivait qu'on sacrifiât en effigie les rois ou les chefs pour racheter, par un sacrifice au moins idéal (quelque fois sanglant), l'abus que représente toute la souveraineté. Le critique habituel est un souverain qui échappe à l'immolation, prétend exercer l'autorité sans l'expier et se veut maître d'un royaume dont il dispose sans risque. Aussi n'y a-t-il guère de souverain plus misérable et, pour n'avoir pas refusé d'être quelque chose, plus près de n'être rien." Je ne vois pas que l'assertion ait rien perdu de sa justesse.

Toute personne qui se pique de littérature s'intéressera à ces chroniques. Leur lecture est parfois éreintante, c'est vrai, mais toujours revigorante, pour peu que la chose soit possible. En lire deux ou trois chaque jour, c'est assurément se ménager un moment de belle pénétration littéraire : il ne s'agit pas, je le répète, d'adhérer à tout, mais d'entrer nous-mêmes dans les raisons du critique, dans l'univers intérieur qui s'étaie et se déploie au fil des lignes, et de suivre au plus près son impeccable ambition. On en sort avec un sentiment d'admiration pour cet esprit tellement érudit mais si curieux de tout, et pour la constance de l'hommage que, finalement, il n'a de cesse de rendre à cette grande affaire qu'est la littérature - et d'autant plus grande qu'elle est, le plus souvent, vouée à l'échec ou à l'oubli.

Maurice Blanchot - Chroniques littéraires du Journal des Débats (avril 1941 - août 1944)
Editions Gallimard

Pour ceux de mes lecteurs qui en éprouveraient la curiosité,
la quasi-totalité de mes propres recensions littéraires figure sur
le site de L'Anagnoste.

Maurice Blanchot - Chroniques littéraires

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

7 juin 2009

Whitesnake au Casino de Paris

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C'
était jeudi soir, au Casino de Paris. Quand on est gamin ou quasi et qu'on découvre le hard, on sait d'instinct que ce groupe-là, Whitesnake, et que ce type-là, David Coverdale, appartiennent déjà à une certaine légende. On le sait sans même rien savoir ou si peu de l'histoire de cette musique, on le sait parce qu'on a entendu cette voix et qu'on a posé sur sa platine Fool for you loving, Lonely days lonely nights, Walking in the shadows of the blues ou Ain't no love in the heart of the city. On le sait parce qu'on sent que cette énergie a une histoire et que cette histoire dépasse amplement celle du rock, et qu'elle en dit plus long qu'elle ne le croit elle-même, peut-être, sur une certaine manière d'être d'un temps et d'y exister. Les bons vieux hardos qui ont garé
ce soir leur moto ou leur vieille Renault sur le trottoir en attestent, avec leur bedaine, leurs rose tatoos sur l'épaule et leur gueule un peu cabossée, leur tee-shirt de Led Zeppelin et leurs rides d'anciens jeunes gens devenus pères. Les vieux rockers, ceux qui ont fait du rock la toile de fond plus ou moins secrète de leur vie, quelle qu'elle ait été, ont toujours quelque de chose de rieur et d'enfantin, pour peu qu'ils se retrouvent entre eux autour d'une bonne bière, et de leur musique.

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Et puis il y a Coverdale. Cette voix qui contribua ô combien au succès des premiers albums de Deep Purple, au tout début des années 70, rauque, joueuse, nouée autour des vieilles chaleurs généreuses du blues et de la soul. Cette allure à mi-chemin entre Alice Cooper et les cabotinages sexy d'un Mick Jagger. Coverdale qui donne ici tout son corps à la scène, la traverse d'un bout à l'autre, emplit chaque seconde de ses clins d'oeils, de ses interpellations, de ses sourires entendus, Coverdale qu'on dirait heureux comme un gosse de pouvoir éprouver un tel plaisir, ce soir encore, le bonheur de se dire que c'est encore possible, à soixante ans ou presque.

On pourrait dire qu'il s'agit du show de vieux professionnels rôdés aux roueries du spectacle : rien ne serait plus faux. Il y a place ici pour l'improvisation, pour le jeu et l'aléa, pour la sueur et les mauvaises odeurs, pour tout ce qui fait que le rock conserve cette fraîcheur caractéristique, ce quelque chose d'éternellement adolescent dont le rock ne peut se défaire et qui fait qu'on y était, nous aussi, ce soir. Till the day I die...

8 juillet 2011

Une critique de Laurence Patri - Biblioblog

 

biblioblogIl est des personnages de fiction que l'on aime haïr, Léandre est sans conteste de ceux-là. Vieux salopard octogénaire, Léandre n'en finit pas de mourir dans sa chambre d'hôpital et nous livre sa vision acide et cruelle de l'existence.

Léandre se définit lui même comme un misanthrope. Il n'aime personne et tout le monde le lui rend bien. De son fils à l'infirmière très belle mais un peu sotte, aucun ne semble trouver grâce à ses yeux. Pas même lui. Car Léandre a cette cohérence de se malmener autant qu'il malmène les autres. Or n'est pas misanthrope qui veut : la misanthropie est un effort des tous les jours, l'œuvre de toute une vie, que les lâches, comme son fils, ne pourront jamais atteindre. Et ce n'est pas en bout de parcours, à la veille de son dernier souffle, que Léandre va tout bousiller par des relents de compassion gluants. Non, Léandre répand son mépris pour l'Autre jusqu'à la lie, jusqu'à l'agonie.

Qu'il est bon parfois d'avoir de l'aversion pour des personnages de fiction. On le déteste pour ses propos abjects sur les étrangers, les femmes et les enfants. Léandre est dans la provocation outrancière mais après tout pourquoi se censurer quand on sait que la faucheuse rôde aux pieds du lit ? À quoi servirait ce dernier soubresaut de bienséance ? Pour faire plaisir à qui ? Alors Léandre se défoule et s'en donne à cœur joie. Tout y passe : ses anciens étudiants, ses conquêtes et son crétin de fils qu'il a surnommé dans un accès de bonté "le pourceau".

Mais si on déteste Léandre c'est aussi et surtout pour l'image qu'il renvoie : ce corps qui se délite malgré nous et nous rend dépendants des autres. Ces autres que l'on haïra car sans eux, nous serions réduits à l'état de pourceaux, incapables de subvenir à nos propres besoins. Car au-delà la provocation du misanthrope, il y a dans ce court récit, un état des lieux effrayant de la déchéance des corps vieillissants alors même que l'esprit continue d'être vert et vaillant. Ce corps répugnant devenu notre pire geôlier.

Et si on aime cette détestation, c'est que Léandre, en tenant des propos aussi féroces, nous rassure sur notre propre situation. Quel que soit notre degré de misanthropie (et nous sommes avons tous un peu d'Alceste en nous), nous ne pouvons égaler ce vieux con. Moyennant quoi, nous nous trouvons finalement plutôt aimables…

Paradoxe supplémentaire, ce roman sur la mort et la déchéance ne sombre jamais dans le pathos. Bien au contraire, Marc Villemain offre à l'ensemble une légèreté insolente et jouissive, un humour noir délicieux. En alternant les registres, en passant de la gouaille à une langue riche et classique (amis du subjonctif, soyez les bienvenus), l'auteur permet au lecteur de rire sans complexe des horreurs prononcées par le narrateur.

Alors bien sûr d'aucuns trouveront le style peut-être trop ampoulé et les clichés trop marqués. Mais cette exagération, cette outrance sont pour moi tellement indissociables du personnage que je vois mal comment il en aurait pu être autrement. Oui, on déteste Léandre mais qu'il est bon parfois de se laisser aller à ce plaisir coupable mais jouissif, de haïr l'Autre, le temps d'un récit.

Laurence Patri

Lire la critique dans son contexte original : Biblioblog.


8 février 2024

Claro - L'échec (comment échouer mieux)

 

Quand Claro ne faut pas 
[L'explication du titre se trouve dans les premières pages]

 

Plonger dans un livre (plouf, écrirait-il) de Claro ne va jamais sans une plaisante appréhension : on entre toujours dans ses textes avec quelque idée ou supposition sur ce qu’on y trouvera sans être jamais vraiment assuré de ce qu’on y trouvera – sic. Et après tout, c’est là sans doute le propre des bons auteurs, club dont il est un membre non révocable. Bien sûr, on s’attend toujours à ce qu’il ait une petite idée derrière la tête (le gars a son côté retors), mais il nous la refourgue toujours d’une telle manière, clinique, joueuse, intempestive qu’on ne peut en général qu’applaudir. À la manière d’un Chevillard, si l’on veut, quoique en usant d’un trait plus revêche, moins immédiatement farceur. Quoi qu’il en soit, nous sommes toujours certains de trouver chez Claro notre content de sagacité, d’érudition (une érudition qui ne tape pas à l’œil mais qui étaye, élucide en même temps qu’elle obscurcit), de sarcasmes habilement enveloppés, sans parler d’une (très enviable) maîtrise de la rhétorique et d’un plaisir sans cesse renouvelé aux jeux du langage. Mais ce livre-ci ajoute un ingrédient que la figure cordialement bourrue de l’auteur ne laissait jusqu’à présent qu’incidemment pressentir.

 

S’il était possible de délester le mot de son chargement de guimauve, et en tordant un peu la bouche, je pourrais bien parler de sentimentalité – au demeurant, il n’est de bon bourru qui ne camoufle son cœur d’or, comme la pomme d’amour dissimule son acidité. Mais il est d’un usage périlleux, ce mot qui fait aussitôt entendre ses petites manières mignonnettes. Évoquons donc une sensibilité plus appuyée que de coutume, exprimée ici sous une forme tantôt amusée, tantôt sèche, de désappointement, de détachement, de lucidité blasée, d’espérance chronique, que sais-je encore. Mais bien sûr la chose avance masquée, en fines pointes intimes, à travers lesquelles se faufile un écrivain que l’on dirait tourné vers d’autres saisons de la vie.

 

Il faut dire qu’on n’écrit pas sans raison sur l’échec, quelque définition qu’on en donne. On peut le faire dans un dessein analytique, c’est entendu. Aussi par inimitié (Claro ne s’en prive jamais) pour un temps qui magnifie les glorieux et glorifie les triomphateurs, voire pour un milieu (j’allais dire une corporation) littéraire où surabondent les egos contrariés, les susceptibilités à ménager et les ambitions à assouvir – ce qui en effet suffit à vouloir « fuir un monde qui me paraissait encombré de podiums, ivre de médailles, un monde qui faisait comme une haie de déshonneur autour de moi en me lançant ses gras confettis intitulés carrière, promotion, avancement, récompenses, moi qui ne prenais plaisir qu’à reculer dans la langue ». Mais on peut encore le faire, et c’est essentiel ici, pour sonder (en clin d’œil au Beckett de Cap au pire et au détour notamment d’un chapitre très avisé sur Pessoa) « l’union intrigante de l’échec et de la volupté ».

 

Boutons incontinent les ombrageux : Claro n’est pas du genre à se donner des airs ou à faire mine de. Il aime authentiquement ce que l’échec – le sentiment de l’échec – attise en lui, un questionnement, une frustration féconde, un engageant dépit. Il aime, en somme, ce que le sentiment de l’échec dit de tout geste créateur : qu’il est voué à échapper, précisément, à son créateur, et que là naît la possibilité d’une certaine joie reconductible, dans la figuration de ce qui échappe au cerveau, l’indépendance d’une matière qui ne prend jamais ni les formes ni les contours de ce qu’on avait rêvé, voulu, conçu. Étant entendu que ce qui échoue n’est jamais que ce « petit je ambitieux qui se croyait aux commandes », ce « je faussement charpenté qui voit son identité, supposée souveraine, fondre au soleil de l’écriture. » Il y a là-dessous une intention esthétique (donc morale) aussi forte qu’exigeante. Car nous voilà condamnés à une déception dont nous sommes seuls responsables : nous attendons trop et trop mal de nous-mêmes. Nous nous rêvions demi-dieux à la tête d’un escadron de mots : nous n’en étions que les serviteurs asservis. Ce qui relativise pas mal la supposée puissance du Verbe : « Rien de plus sournois que ce qu’on appelle la parole libératrice : les choses ne sont pas prisonnières en moi, c’est tout le contraire, c’est moi qui suis prisonnier de ces choses, des choses du langage, du langage-chose », écrit encore très justement Claro. De fait, nous n’écrivons (ni n’écrirons) jamais le livre que nous portons, dont nous possédons par-devers nous et connaissons si bien les mobiles et les motifs, les intentions fabuleuses et les criantes vérités (« la boue d’où jaillit l’eau », disait Mauriac). Nous échouons, nous échouons fatalement à faire jaillir l’eau que nous savons pourtant être à la source de ce que nous sommes. Nous tournons autour, nous épions, nous harcelons cette inexpugnable matrice, mais le réveil (la relecture) est amer : nos banderilles n’en ont arraché que quelques morceaux plus ou moins savamment choisis, quelques lambeaux d’une vérité qui n’aime rien tant que changer de visage dans l’instant où l’on espère la découvrir. 

 

* * *

 

Suivant une pente personnelle pas forcément bien maîtrisée, je n’ai mis en lumière ici que quelques aspects du texte de Claro, qui recèle pléthore de questionnements essentiels, non seulement sur la petite mécanique à l’œuvre dans l’écriture, mais sur ce qu’induit tout geste créateur authentique – c’est-à-dire quand l’écrivain consent à lutter contre « ces choses qui aimeraient être dites [et] qui attendent, fossilisées dans la langue qui est à ma disposition, dûment faisandées par la société qui cherche à les fourguer. » Soyons-lui gré d’aiguillonner notre ardeur, et de le faire avec l’esprit et le piquant que l’on pouvait attendre de lui. Non sans une certaine gravité toutefois, gravité bienvenue tant « les contrariétés qui font le sel et la pâte de l’écriture […] rapprochent celui qui écrit de son ombre fuyante. »

 

Claro – L’Échec / Comment échouer mieux – Éditions Autrement

15 janvier 2024

Cyril Anton - Le nain de Whitechapel

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Pour son auteur, la publication d’un premier roman est évidemment un moment spécialement mémorable – que ledit roman « rencontre ou pas son public », selon la formule presque consacrée. Abstraction faite des nuits fiévreuses et des angoisses existentielles (ce qui n’est pas rien), la chose vaut en partie aussi pour son éditeur, qui peut légitimement se demander dans quelle galère il s’est fourré le jour où, découvrant le texte d’un (encore) illustre inconnu, n’écoutant que ses humeurs et pas du tout ses appréhensions, il décida fissa de le lancer dans l’univers impitoyable (et sanguinaire) du marché – vous admettrez qu’il y a de la superbe dans ce geste insensé qui fait fi de notre environnement mercantile et de tout argument qui ne fût pas strictement littéraire. C’est que l’éditeur s’en remet (parfois) à une raison bien supérieure à toute autre : son plaisir. Soit précisément ce que j’éprouvai en découvrant ce qui ne s’appelait pas encore Le nain de Whitechapel et dont la lecture m’arracha gaillardement à mes chères ornières. Au point que, même en n’étant pas bien sûr de tout comprendre à cette histoire (un peu) abracadabrante, je décidai de m’en fiche, d’en tourner les pages, et, emporté que j’étais par son univers, d'illico m'en ouvrir à Valérie Millet, aux Éditions du Sonneur.

 

Son univers ? Un décor, d’abord, celui des coupe-gorges de Londres au moment où sévit un certain Jack l’Éventreur, de ces bas-fonds que chérissent mauvais garçons et filles de mauvaise vie, marginaux en tous genres et autres créatures biscornues. Une ambiance, ensuite, celle de ces tripots où le jazz s’inventa et d’où émergea la mythique blue note, ce « point précis où se pose la vie. » Le lecteur aura largement de quoi nourrir ses réminiscences : là, on songera à Dickens, ici à Edgar Allan Poe, là encore à Freaks (dont on lira avantageusement, aux Éditions du Sonneur, la nouvelle qui inspira le film de Ted Browning) ou à Elephant Man (dont on lira avantageusement, aux Éditions du Sonneur, le texte de son chirurgien, Frederick Treves). Baroque, loufoque, noir, tantôt halluciné, tantôt grand-guignol, Le nain de Whitechapel, hommage littéraire à un certain XIXe siècle et clin d'œil à la pop culture, thriller sordide mâtiné de Brigades du Tigre sous ecsta, réussit à déployer un humour pince-sans-rire sans empêcher que sourde une certaine poésie, ni qu’affleure une certaine acuité sociale. Moyennant quoi, il offre une illustration très originale de la destinée des hommes, de leur cruauté souvent, mais aussi de leurs rêves d’émancipation et de communion les plus fous.

 

EXTRAIT 

 

Ils s’enfoncèrent dans ce décor où les chiens errants et les clochards grouillants formaient une même confusion sans visage. Le petit Oscar, avec ses jambes trop fatiguées et son ventre vide, ne parvenait plus à reprendre son souffle. Devant lui s’étendait le quartier des enfers souterrains et des paradis artificiels, le quartier des couteaux, des bouchers et de la viande – où l’on trouvait bien peu de vrais bouchers et encore moins de vraie viande –, le quartier du poisson pourri, le quartier de la paranoïa et du haut-mal, de la folie et du suicide, le quartier des hôpitaux dégénérescents et de l’eau souillée par le sang, le quartier où le soleil ne montait que dans les toiles des peintres pour y macérer sous un mauvais vernis.
Devant lui s’étalait Whitechapel.

 

Cyril Anton, Le nain de Whitechapel - Éditions du Sonneur
Présentation sur le site de l'éditeur

17 novembre 2023

Hommage à André Blanchard - Jazz Club « Chez Papa »

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Après Lyon, avant Besançon, c’était, ce 17 novembre à Paris, jour d’hommage à André Blanchard. Une heure durant, dans ce lieu splendide aux souvenirs graffités à même les murs de « Chez Papa », le club de jazz de la rue-Saint-Benoît, Pauline, fille de l’écrivain, superbement accompagnée par le pianiste François Mardirossian, a donc extrait quelques facettes tantôt bucoliques, tantôt nostalgiques, tantôt résignées des quatorze Carnets de l’écrivain disparu le 29 septembre 2014.

 

Son propos introductif donna une petite idée de ce que put être la vie d’une jeune fille (et de sa mère) auprès d’un homme que l’existence intéressait sans doute moins que la liberté de l’écrire – « Tu gardes tout pour tes phrases », lui faisait remarquer celle qu’il désignait toujours par la seule lettre « K ». Puis ce fut au tour de François Mardirossian de dire en quoi la découverte de cet écrivain avait changé sa vie, jusqu’à le conduire à entrer en relation avec sa fille.

Devant une assistance modeste mais privilégiée, tous deux prirent le parti d’un hommage très digne, intimiste, presque solennel, quitte à laisser de côté les notations plus sardoniques, volontiers cinglantes, d’une œuvre dont bien des aspects, à la fois dans sa forme – celle du Journal – et dans sa tonalité sauvage et sensible, revêche et dépitée, l’ont bien souvent fait comparer à un Léautaud. L’émotion et la gravité de Pauline Kawa Blanchard, soutenue, attisée par les pièces d’Arvo Pärt, de Preisner, de Chopin ou de Satie, achevèrent de conférer son tour élégiaque à cet hommage que je ne suis pas loin d’avoir entendu comme une étape du deuil.

 

Le lecteur intransigeant, le contempteur de nos humaines toquades, l’atrabilaire contrarié, le vieil anar qui donna à l’un de ses Carnets le titre de Pèlerinages, eut donc bien droit, d’une certaine manière, à sa messe de requiem, lui qui, dans Un début loin de la vie, écrivait : « Finalement, c'est le cœur plutôt comblé que je quitterai ce monde puisque, à côté de ma part de déboires et de souffrances, j'aurai connu avec K., avec les livres, avec les animaux, le plaisir et la joie. Amen. »


L’œuvre d’André Blanchard est disponible aux Éditions Le Dilettante.
Cliquer ici pour lire mes quelques recensions des Carnets.

 

Pauline Kawa Blanchard et François Mardirossian

18 octobre 2023

Il faut croire au printemps lu par Dominique Baillon-Lalande

Article de Dominique Baillon-Lalande paru sur ENCRES VAGABONDES - Lire l'article directement sur le site

 

Il faut croire au printemps commence comme un roman noir. En plein milieu de la nuit un homme roule vers Étretat avec à l‘arrière un nourrisson blotti dans son couffin, en prenant soin d’éviter tout coup de frein intempestif qui pourrait le réveiller et toute accélération répréhensible qui lui vaudrait d’être flashé par un radar. On le sent tendu et perturbé. La réflexion énigmatique qui le traverse – « Il voudrait l'avoir déjà fait, être déjà en mesure de penser ce qui vient. Tout ce qu'il faudra mentir. Et construire, et reconstruire » – n’a rien pour nous rassurer. Quand le chauffeur s’engage sur le chemin de douanier qui longe la côte d’Albâtre en feux de position malgré le brouillard naissant en plaçant l’arrière de son véhicule à deux mètres du bord de la falaise, on flaire le mauvais coup fait en douce. Le paquet informe entouré d’un tissu épais retenu par de l’adhésif d’emballage et de grosses agrafes qu’il extrait ensuite avec difficulté de son coffre avant de le pousser vers le vide et d’en suivre des yeux le plongeon dans les vagues, présente en effet tous les ingrédients d’un crime dont l’auteur en se débarrassant du cadavre veut effacer les traces, même si le court adieu ému que l’homme rend à « celle qui hier encore était la femme de sa vie » dont « le corps bringuebale parmi les flots », détonne un peu dans le tableau et laisse de nombreuses questions en suspens. Revenu tout aussi discrètement à Paris avant le lever du jour accompagné du bébé qui, on l’a vite compris était le leur, l’assassin présumé, un musicien de jazz se produisant en trio dans un club, sans histoires et inconnu de la police, aura effectivement toute latitude pour déclarer la disparition de sa compagne au commissariat. Si celui-ci classe rapidement le dossier comme pour toute disparition de personnes majeures libres de changer de vie comme ça leur chante, l’homme devra désormais vivre avec ce secret englouti qui ne cessera de le hanter.

 

Le chapitre suivant nous fera faire un saut dans le temps. Le père élève seul le petit garçon qui ne connaît bien sûr que la version de l‘abandon maternel et grandit dans un contexte harmonieux, complice et affectueux.  Dix ans plus tard une amie pense avoir reconnu la femme en question dans une communauté hippie à Mindelheim, en Bavière.

 

Le père qui doit donner le change et montrer à son fils qu’il garde l’espoir de retrouver un jour sa mère, décide donc de partir en vacances avec lui pour, armé d’une vieille photo, se renseigner sur place. Ce long trajet en voiture sur fond de standards de jazz et de complicité offre à l’enfant un espace favorable pour questionner avec naturel son père sur l’absente et les circonstances de leur rencontre amoureuse. L’homme se réjouit « du sentiment d’évidence qu’il éprouve (…) de ce que cela dit d’eux et de ce que, l’air de rien, ils construisent l’un l’autre ». Sur place, ils trouveront une alliée pour leur recherche en la personne de Mado, employée de l’hôtel où ils séjournent qui connaît bien cette région où elle a grandi. Cette jeune célibataire sans enfant, joyeuse, affectueuse et irrésistiblement attirée par cet homme qu’elle devine en souffrance et cet enfant en « manque de maman » sera une rencontre importante pour chacun d’entre eux. Par son intermédiaire, ils trouveront la communauté festive, sexuellement débridée et économiquement aisée dont un des membres confirme que la femme de la photo aurait effectivement passé là quelques jours avant de partir en direction du comté de Cork en Irlande sur les traces du meurtre de l’épouse d’un célèbre producteur de cinéma qui excitait sa curiosité. Revenus à Paris ils prennent aussitôt un vol pour l’Irlande, une grande première pour le gamin qui en sera aussi impressionné que ravi. Une fois encore la chance leur sourit en leur permettant de croiser dans une librairie l’avocate de la célèbre victime. C’est par la belle Marie qu’il apprendra la triste fin de la Française passée par la communauté des Enfants du Soleil de Mindelheim et venue en Irlande, une femme suicidaire ayant effectué plusieurs séjours psychiatriques récemment dont la voiture avait été repêchée en bord de côte.

 

Après une semaine d’enregistrement du trio en studio à Paris, le musicien et son fils qui suite à cette séquence a décidé d’« être plus tard jazzman comme son père », décident de partir quelques jours dans la maison d’Étretat où le père a passé toute son enfance, « par envie de mer et de falaises », comme une « promesse d’une quiétude nouvelle ». Son fils durant ces vacances sur les traces de sa mère a fini par lui avouer qu’il ne croyait plus à son retour et que cela ne l’attriste pas mais qu’il aimerait bien comme son copain avoir une belle-mère. Pensait-il à Mado ou à Marie en disant cela ? Le père y voit un signe. « Il veut croire à quelque-chose. À un cessez-le-feu, un armistice avec la vie (…) ne demande pas à renaître mais pour la première fois se dit qu’il a payé (…) il veut croire en la possibilité d’une seconde vie qui, sans être jamais délestée de l’autre, le gratifierait d’un peu de miséricorde. » A-t-il le droit, comme le chante Bill Evans, de croire aussi à la possibilité du printemps ?

 

C’est par petites doses, le long du voyage et des rencontres, que le contexte de cette séquence tragique qui débute le roman nous est livrée. Le scénario en est malheureusement banal mettant en scène un couple lié par un amour fou et passionné que le déni de grossesse et une grave dépression post-partum font basculer dans la violence puis par accident dans la mort. Dans son sillage l’homme que le poids de la culpabilité et le dégoût de soi terrassent, prend la décision de continuer à vivre et d’inventer une tout autre version des faits pour, en évitant une condamnation qui punirait deux fois l‘innocent orphelin, pouvoir offrir à son fils la vie normale et heureuse à laquelle il a droit malgré le mensonge sur lequel il va devoir bâtir leur existence à tous deux. Courage ou lâcheté, difficile à dire. Jamais l’homme ne se le pardonnera mais pour le petit, malgré les insomnies, les angoisses et les médicaments, il se bat chaque jour contre ce désespoir et cette honte qui lui collent au cœur pour assumer au mieux avec tendresse et dévouement ses devoirs de père. « Ils ne savent pas, eux, ce que c'est d'avoir tué sans avoir voulu tuer. Ils ne savent pas ce que c'est que de mentir au monde sans jamais pouvoir se mentir à soi-même. » Cet homme responsable d’un homicide involontaire sur sa compagne n’a d’ailleurs ici pas de nom, ce drame l’a exclu du monde ordinaire, c’est un être brisé et entravé, un coupable qui se punit lui-même. Bien que tiraillé entre son désir de soulager sa conscience et celui d’écrire une nouvelle page, l’homme ne parvient pas à se pardonner.  Pareillement l’auteur n’a pas doté l’enfant sensible, intelligent et lumineux, d’un prénom mais d’un surnom (Œil de lynx) donné par son père comme pour souligner la singularité, la force du lien père-fils et l’incomplétude supposée due à la privation de mère. Si les démarches entreprises en compagnie du fils pour retrouver la mère n’ont aucun sens pour le père et ne font que raviver sa culpabilité quant à cette dispute fatale en y ajoutant celle d’avoir travesti la vérité à son fils pour le protéger, c’est la seule façon qu’il a trouvée pour essayer d’éteindre progressivement et en douceur chez son Œil de lynx grandissant toute attente d’un retour maternel afin de lui permettre de tourner le dos à ce passé douloureux pour regarder plus librement vers l’avenir. Ce n’est qu’à travers Mado ou Marie, éventuelles belles-mères de substitution qui sauraient adopter dans leur cœur le garçon comme le leur tout en offrant au père, non l’occasion de se racheter, mais une réconciliation possible avec lui-même et la vie, que l‘auteur ouvre la porte à l’espoir en toute fin de ce superbe roman sur la culpabilité et l’amour paternel.

 

Ce faux polar qui commence et se termine à Étretat, se travestit rapidement en road-movie du duo à travers la Bavière et l’Irlande (revisitant pour nous à cette occasion un autre féminicide) pour nous offrir un roman de l’intime qui nous permet de découvrir émerveillés ce lien indéfectible tissé « de regards en coin, d’ingénuité, de souci de l’autre » unissant un père et son fils et d’évoquer plus généralement la parentalité qu’elle soit effective, empêchée, toxique ou harmonieuse. Loin de s’ériger en juge ou positionner son lecteur comme tel, Marc Villemain, hors du champ de la morale et avec subtilité, questionne dans Il faut croire au printemps les notions complexes d’innocence et de culpabilité, de punition et de pardon, de bien et de mal, à travers ses personnages, leurs paradoxes et leurs sentiments et ce qui les relie les uns aux autres. Pour adoucir l’ensemble et laisser sa part aux corps et aux plaisirs des sens l’auteur qui sait à merveille user de sensualité dans les scènes d’amour et affiche dans son récit de savoureuses pages de gastronomie, y intercale également de nombreuses et sublimes descriptions détaillées des paysages découverts par les voyageurs et de la nature en général.

 

La musique en est aussi un élément essentiel, du You must believe in spring (Il faut croire au printemps) du pianiste Bill Evans qui donne son titre au roman et que le musicien traduit plus personnellement à son fils en « derrière les nuages, il y a toujours du soleil, toujours du bleu au fond du noir » en faisant écho à ses espoirs, à  Coltrane et son Ostinato (composition musicale consistant à répéter une formule rythmique, mélodique ou harmonique accompagnant de manière immuable les différents éléments thématiques durant tout un morceau, comme l’amour et la culpabilité le sont dans ce récit) dont il fait un compagnon de voyage, « Eux seuls sur la route. Le père, le fils, John Coltrane ». Marc Villemain s’appuie sur une solide playlist de jazz venue faire écho aux ressentis de ceux qui les aiment, les interprètent ou les écoutent.

 

Si l’amour, la nature et la musique sont effectivement consubstantiels à ce roman, l’écriture, le langage, les mots comme objet, sujet ou par leur utilisation subtile – avec un brin de sophistication, de poésie et de préciosité, ( Ils ne savent pas qu'il funambule au bord de la vie. ) – donnent toute leur force aux nombreux dialogues tantôt profonds tantôt relevant simplement du quotidien mais toujours justes et essentiels qui se retrouvent au centre des relations interpersonnelles des uns et des autres mais nous dévoilent aussi les chemins intimes de chacun. « Il aimait prendre un solo en pensant à une fille, il n’était pas loin d’ailleurs de penser que c’était nécessaire pour bien jouer, n’était-ce pas aussi pour cela qu’on jouait du jazz, pour les tomber, les filles, usant auprès d’elles d’un lexique plus coloré que nos pauvres mots toujours attendus, bancals, décevants ? » Le père comme le fils économe en paroles tant il est pour lui difficile de « donner à sa parole une forme claire (…) ne sait que naviguer à vue, dans l’interligne. (…) Pourtant, entre les mots – dans les silences où s’apprêtent, s’agencent, s’ordonnent les mots –, aussi dans une certaine manière de s’écouter, de s’observer, il a toujours pensé que l’essentiel pouvait être transmis. » Ces mots que le père utilise pour travestir la vérité en mentant le moins possible comment pourraient-ils encore exprimer l’amour, paternel, charnel où celui d’un époux toujours hanté par celle qu’il a aimée à la folie avant d’en provoquer involontairement la mort il y a dix ans. Comment « dire le drame et taire la tragédie » pour dire l’absence ?

 

Ce roman porté par une langue magnifique qui parvient sur fond de jazz à sonder en profondeur les zones d’ombres et de lumière de l’âme humaine face à des paysages sublimes en passant du tragique à l’émerveillement avec une déroutante habileté, est un acte de foi dans la vie et ses possibles aussi revigorant que surprenant, généreux et éminemment sensible.

2 septembre 2023

Il faut croire au printemps lu par Antoine Faure


Lire l'article directement sur 130 livres, le site d'Antoine Faure 

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Un musicien de jazz et son fils de dix ans, jamais nommés, errent à travers l’Europe à la poursuite d’une chimère. L’écriture de Marc Villemain est elle-même une errance, entre présent et passé, contemplation et réminiscences, toujours musicale et soyeuse même lorsqu’il faut dire le pire. Et le pire, c’est ce qui met en branle l’étrange histoire d’Il faut croire au printemps. L’enfant était encore un nourrisson lorsqu’un dramatique accident vint clore une dispute entre ses parents, auquel la mère ne survivrait pas. Un féminicide, quelles qu’en fussent les circonstances. La nuit où il fit disparaître le corps à Étretat, l’enfant sanglé dans son couffin sur le siège passager, le contrebassiste décida qu’il n’avait pas le choix et serait le père qu’il faudrait. L’errance du duo a commencé à Étretat, elle se poursuit donc une décennie plus tard en Allemagne, où l’on croit avoir aperçu la mère, puis en Irlande par un hasard très joueur. Pour le fils, de quoi espérer et s’intéresser enfin à l’absente de toujours. Pour le père, de quoi osciller entre expiation et damnation. Le suspense final ne sera pas celui auquel on s’attendait.

 

Viser ce que la langue ne sait qu’approcher

 

Le père consacre « le reste de sa vie à oublier » ce qu’il a commis, inspiré en cela par la philosophie du morceau You must believe in spring du pianiste Bill Evans ; comme il l’explique à son fils, en qui le morceau résonne d’une façon singulière,  « derrière les nuages, il y a toujours du soleil« . Mature et taiseux, le môme lui ressemble infiniment. Lui le comprend sans le connaître tout à fait. Dans leur relation juste et subtile, le langage importe infiniment. Tous deux sont soucieux de ne pas l’utiliser en vain, d’où la force imparfaite de leurs dialogues, tantôt profonds, tantôt dérisoirement simples, toujours essentiels bien qu’imprécis. Car leur lien est tissé « de regards en coin, d’ingénuité, de souci de l’autre » plutôt que de mots. Le dialogue est proche de celui qu’entretiennent les animaux, dans un « idiome réfractaire aux hommes, assujetti à la seule grammaire de leurs sensations, réglé sur un alphabet de signes, de motifs et d’instincts pour lesquels nous avons perdu tout entendement. » Le garçon combine la froide lucidité et l’inépuisable faculté à se réjouir du monde de ceux de son  âge. Cependant il grandit, et se pose toujours plus de questions sur cette quête aux contours flous. L’adulte « sait que son pouvoir de père s’amenuise et que ce pouvoir, ce privilège de naissance qui agrège le miracle de l’admiration, de l’amour inconditionnel et de la promesse de sécurité, est en passe d’être consumé comme des ossements par les eaux noires. »

 

Comme le roman lui-même, la question de la langue dépasse la relation père-fils. « Il aimait prendre un solo en pensant à une fille, il n’était pas loin d’ailleurs de penser que c’était nécessaire pour bien jouer, n’était-ce pas aussi pour cela qu’on jouait du jazz, pour les tomber, les filles, usant auprès d’elles d’un lexique plus coloré que nos pauvres mots toujours attendus, bancals, décevants ? » Il faut croire au printemps peut s’envisager dans son entièreté comme une exploration des limites du langage dans les rapports humains, dans un style lui-même très travaillé, soucieux à chaque ligne d’éviter l’attendu, le banal, le décevant, une langue chantournée qui enchante l’ordinaire. On trouvera la même puissance évocatrice dans « la masse avachie des gâteaux à étages gluants d’une crème lourde et flavescente » vus dans une vitrine bavaroise que dans cette surprenante définition du travail de l’artiste, qui agit « sans autre intention que d’éprouver la matérialité sèche du vivant ». Les mots de l’auteur visent le ténu, l’impalpable, ce que la langue ne sait qu’approcher même si elle est capable de le circonvenir avec grâce. C’est aussi ce que croit son protagoniste. « (…) il ne sait pas (…) donner à sa parole une forme claire (…). Il ne sait que naviguer à vue, dans l’interligne. (…) Pourtant, entre les mots – dans les silences où s’apprêtent, s’agencent, s’ordonnent les mots -, aussi dans une certaine manière de s’écouter, de s’observer, il a toujours pensé que l’essentiel pouvait être transmis ». Pour résumer : « Il blague parce que le langage lui paraît souvent obscurcir ce qu’il voudrait éclairer ».

 

Un choix s’imposera entre morale et griserie des mots

 

En somme, les mots peuvent magnifier le réel autant qu’appauvrir les émotions, et vice-versa ; explorer ce paradoxe-là relève de la littérature. Comme tenter d’expliquer l’amour, celui d’un père pour son fils ou d’un époux meurtrier pour sa femme morte depuis dix ans déjà. Comme travestir la vérité en mentant le moins possible, « Dire le drame et taire la tragédie », quand il faut expliquer son absence. Comme décrire un amour impossible qui naît de manière incongrue. Voire deux, comme il pourrait en être finalement question. « Elle ne relève pas sa plaisanterie, fait mieux que cela : sourit d’un sourire qui lui échappe« . Joli indice que celui-là, malgré tout. Grand et petit, les deux mecs émeuvent le lecteur au possible, mais ce sont les femmes rencontrées lors du périple qui le fascinent, dépeintes avec délicatesse, une suavité pudique et la faculté de capter leur intériorité sur la base de leur description.

 

Ainsi Mado, la serveuse de Mindelheim. « Tout entière elle revient à lui : ses pommettes d’enfant des montagnes, cette façon de détourner la tête lorsqu’elle sourit, cette espèce de regard par en dessous quand elle croit qu’il ne la voit pas ; la joliesse de sa nuque aussi, la tension légère des seins sous son tee-shirt. Et la simplicité qu’elle verse en toutes choses, cette candeur qu’embrunit ce qui ressemble parfois à une prescience de la vie ». Et Marie, l’avocate française croisée vers Cork : « Courbée sur un livre, c’est la silhouette d’une femme jeune encore, fluette, au cheveu couleur de châtaigne qu’ambre subtilement la lumière électrique, enveloppée dans un long gilet de fine laine noire, si long qu’il lui mord le haut des chevilles. Son attitude, sans être murée, n’en semble pas moins rechercher une certaine dissimulation – il songe à un écureuil mondant sa noisette sur une branche dérobée. D’elle, il ne perçoit que cela : seulement cette ombre déliée sur le crépi laiteux, silhouette esseulée dont la chevelure s’épointe sur de maigres épaules, seulement les contours bouleversants d’un corps qu’érotise, saisi dans le contre-jour, une pudeur assombrie. » Que le contrebassiste puisse entrevoir un avenir amoureux après son crime impuni, fût-ce en ayant vécu dix ans d’enfer intime très bien décrit, pourra dérouter quiconque y cherchera une morale dans l’acception classique du terme. Les autres, sans qu’il s’agisse de nier le meurtre, trouveront plus intéressante la posture d’avocat et, surtout, se laisseront griser par des mots choisis avec un tel soin.

 

« Jouir des prodigalités de l’existence », c’est aussi lire du bon

 

Les cymbales « brasillent », le bleu des gyrophares « toupille », la pluie « mollarde » sur les pare-brise. On se réjouit de lire « herbu » et pas « herbeux », la bière « moussue » mais pas « mousseuse ». Le festival d’épithètes et d’énumérations est porté par une syntaxe fluide et un rythme qui ne retombe pas. Au détour d’une étape dans le voyage des deux héros, le même style enjolive des considérations sur l’âme humaine ou enrobe des cailloux jetés dans les marigots contemporains que sont les aires d’autoroute, l’hygiénisme punitif ou l’attitude des « adeptes du toc et dieux de l’épate » que sont devenus bien des vacanciers. Les connaisseurs de Marc Villemain – dont je ne suis pas encore – repèreront des jeux qu’on dirait – hideusement – meta aujourd’hui, tel le prénom Mado emprunté à l’héroïne de son antépénultième roman ou son propre patronyme désignant un ex-mari écrivain. « Il est mille manières de jouir des prodigalités de l’existence. L’on peut exprimer à tout bout de champ ce qui se présente à notre regard, manifester à bouche que veux-tu le simple bonheur d’être là, ici et maintenant ; l’on peut aussi, muettement, se contenter d’éprouver ce qui brûle notre épiderme, lover notre regard dans le clapotis de l’eau qui frissonne sous le ciel d’agrume, priser à petit bruit le murmure des corps qui s’ébrouent et béatement se fondre au chuchotis des sens. » Lire un tel roman n’est pas le moindre de ces plaisirs-là.

21 juin 2023

Il faut croire au printemps lu par Véronique Cassarin-Grand (L'Obs)

 

 

Un couffin où dort un nouveau-né, le narrateur et un cadavre, celui de sa femme, qu'il jette du haut d'une falaise d'Etretat. Dix ans plus tard, cet homme rompu, contrebassiste dans un groupe de jazz, est informé qu'elle aurait été aperçue en Bavière, puis en Irlande. Conscient de la vanité d'une telle quête, mais prisonnier de ses mensonges, il se lance sur les routes avec son fils. Il y trouvera ce qu'il n'espérait plus. Ce que cette histoire peut avoir d'invraisemblable est gommé par la prose sensible et sensuelle de Villemain (photo) qui insuffle à ses personnages une humanité telle qu'il devient impossible de ne pas les prendre en affection.

 

Véronique Cassarin-Grand
L'Obs n° 3063, 22 juin 2023

14 juin 2023

Il faut croire au printemps lu par Marceau Cormerais / LES ÉCHOS

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Son titre à première vue gentillet ne fait pas rêver. Mais il ne faut pas se fier aux apparences. Il est urgent de se plonger dans « Il faut croire au printemps » le nouveau roman de Marc Villemain, dernier volet de sa « trilogie du tendre ».

 

On déboule dans l’habitacle d’une voiture filant vers Étretat, complices involontaires d’un musicien qui s’en va donner aux eaux le cadavre de sa femme sous l’œil distrait de leur nourrisson, somnolant sur la banquette arrière. Ce mystérieux prologue s’achève aux aurores, aplat ciel normand, un corps chute. On tourne une page, dix années passent dans le récit, mais il fait toujours nuit.

 

Un polar ? Assurément pas. L’auteur refuse l’enquête, balaye l’indice ; le père traîne le remords comme un boulet et son fils est assez grand pour poser des questions. Deux personnages sans noms, décrits les yeux fermés, en suivant les traits des visages de la main, deux silhouettes prises de vagues dilections : pour le jazz, côté paternel, pour ce père inexplicablement meurtri, côté rejeton.

 

La fausse traque menée par le père pour retrouver une mère qu’il sait morte n’est qu’un devoir symbolique envers son fils, un prétexte au voyage et à l’errance qui permet à Villemain de les trimballer dans le noir. Le duo bourlingue sans but précis et fait penser à ces spectres de casinos qui jouent mécaniquement, ayant même oublié l’idée de victoire.

 

Billard d’âmes égarées

 

Obscurité oblige, le style est minutieux. Tâtonner ainsi n’est pas désagréable et fait s’attarder pêle-mêle sur la courbe d’une route, l’étoffe d’un vêtement ou la tension du corps qu’il occulte : par ce lent jeu de décor et d’atmosphère, l’auteur réussit son pari et plante sa nuit comme un billard d’âmes égarées.

 

Si l’œil cherche, l’oreille vagabonde. L’importance donnée aux silences et les incessantes références musicales donnent une dimension sonore au roman. Tout cela se lit comme on écouterait un trio dans les abysses des derniers jazz-clubs de Paris, où les touristes ne rentrent pas : une jam session qui confine parfois au sublime.

 

Le rythme de Villemain a quelque chose de voluptueux - une continuité entre les pensées des êtres qu’il ébauche et les paroles qu’ils échangent dans des dialogues très justement conçus. Empreint de tendresse, d’une curiosité pour les destins qui ne verse jamais dans le voyeurisme, il donne un roman comme une transe musicale où le soliste enragé reviendrait à un motif secret inlassablement rejoué : la femme. Celle que le père tue, qu’il désire, qu’il pleure et dont il rêve souvent ; jamais la même.

 

Il y a porosité entre la narration et son objet et, fiévreusement, l’auteur entraîne le lecteur dans un ostinato ternaire : la Normandie / une voiture / une femme ; une autre voiture / la Bavière / une femme ; un avion / l’Irlande / une autre femme.

 

Si le texte de Villemain cède parfois à certaines facilités narratives et stylistiques, sa langue atypique autant que sa cohérence interne et sa tenue élégante en font un roman rare : à lire d’une traite, préférablement de nuit, et pourquoi pas sur fond sonore de Bill Evans.


 

Marceau Cormerais
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