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Marc Villemain
23 juin 2010

Tombeau - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (s/d) Philippe Di Folco - Éditions Larousse, collection In Extenso
Notice Tombeau - Marc Villemain

dico mort

En Occident, jusqu'au XVIIIème siècle, l'on ne fait pratiquement pas de distinction entre une tombe et un tombeau, même si la tombe tendait plutôt à désigner l'espace funéraire, le tombeau passant pour synonyme de mausolée. Dans la langue française contemporaine, la distinction est plus nette : la tombe est le lieu même où est ensevelie la dépouille, la fosse où elle est déposée, tandis que prend la dénomination de tombeau l'ornementation architecturale qui signale la présence de la tombe et invite au recueillement. Si les tombeaux servent à la fois de signalétique et de mémorial, il n'en a pas toujours été ainsi. Sous l'Ancien Régime, une dalle, recouvrant le caveau souterrain et ne portant parfois qu'un simple numéro, pouvait marquer l'emplacement de la sépulture ; les signes distinctifs permettant d'identifier le défunt (initiales, épitaphe, armes, blasons) pouvaient quant à eux être fixés sur un mur.

Commémorer

Un tombeau est donc avant tout un monument commémoratif, le plus souvent érigé sur un lieu de sépulture. A l'usage, ce qui distingue la tombe est son prestige, ses dimensions, son architecture ; autrement dit, les tombeaux sont en général destinés aux personnalités, aux grandes familles, ou encore aux édifices isolés, comme les chapelles funéraires. Ainsi peut-on admirer le tombeau de Napoléon, déposé le 2 avril 1861 dans l'église du Dôme des Invalides, à Paris, que l'architecte Louis Tullius Joachim Visconti réalisa dans des blocs de quartzite rouge placés sur un socle de granit vert et cerné d'une couronne de lauriers. Les tombeaux ne contiennent pourtant pas nécessairement la dépouille charnelle complète. Ainsi exista-t-il des tombeaux des entrailles et des tombeaux du cœur : comme leur nom l'indiques, ils ne contenaient que ces organes distincts. A l'époque médiévale, il n'était pas rare de distinguer un tombeau des entrailles en plaçant une poche sur la poitrine de l'effigie. Parfois, ces deux tombeaux spécifiques ne contenaient qu'un vase, dit urne de viscères ou urne de cœur, selon son contenu. Parmi les exemples les plus fameux, l'on peut citer le tombeau des entrailles de Charles V, qui provient de l'ancienne église abbatiale cistercienne de Maubuisson (Val d'Oise), et que l'on peut aujourd'hui visiter au musée du Louvre.

Symbolique

Le caractère sombre et éploré des sépultures d'Occident ne date pour l'essentiel que du XVIè siècle. Le mouvement prend son essor à la fin de la Renaissance, soutenu, non sans quelque paradoxe, par la chrétienté, laquelle pourtant ne craint pas de cultiver une certaine image rédemptrice et émancipatrice de la mort. Aussi nombre de  tombeaux sont-ils l'objet d'un véritable décorum mortuaire, où l'on n'hésite pas à orner le lieu d'allégories de squelettes ou de cadavres rongés, esthétique largement relayée par le romantisme. Aucune dramaturgie de la sorte n'existait en revanche au Moyen Age : à l'instar de l'Antiquité grecque et romaine, qui parsemait les voies de circulation de tombeaux au pied desquels il était commun de venir deviser de choses et d'autres, l'inexorable finitude ne l'impressionnait guère. Toutes les civilisations ont toujours mis un soin particulier à ériger de remarquables tombeaux. Ainsi du tombeau des Askia, au Mali, pyramide édifiée en 1495 par Askia Mohammed, empereur de Songhaï, au sein d'un ensemble comprenant donc, outre la pyramide tombale, deux mosquées, un cimetière et un espace de délibération. Mais lorsqu'on évoque les pyramides, c'est aux pyramides égyptiennes que l'on songe, et il est remarquable de penser que celles-ci, dont celle de Gizeh compte au nombre des sept merveilles du monde, sont d'abord des tombeaux verticaux. La forme pyramidale est née lorsque Djéser, roi de la IIIè dynastie, exprima le souhait que l'on agrandît son tombeau, à l'origine un simple mastaba. Le mastaba est une construction rectangulaire destinée aux pharaons et à la noblesse qui faisait à la fois office de sépulture du défunt et de lieu de résidence pour son ka, c'est-à-dire, sommairement, son double spirituel, une partie de son âme. C'est au fil de l'Ancien Empire égyptien que leur architecture évoluera, jusqu'à devenir les pyramides à degrés que l'on connaît.

Les tombeaux sont-ils condamnés à ne plus susciter que l’intérêt ou l’admiration de quelques esthètes et autres archéologues ? sommes-nous condamnés à ne plus reposer que dans des demeures javellisées, conformes aux impératifs de l’aménagement urbain et à la tentation paysagère, aux normes sanitaires et à l’anonymat égalitaire, égarés que nous serons dans d’immenses parcs aux allures de réserves futuristes, elles-mêmes soumises aux caméras de sécurité de l’intérêt général ? Lequel d’entre nous pourra ou sera même autorisé à ériger un nouveau Taj Mahal en hommage à sa bien-aimée ? Quel Christ pourra quitter son tombeau sans que nulle police ne s’en aperçoive ? Questions loufoques, à n’en pas douter, mais qui prouvent, fût-ce par l’absurde, combien l’imaginaire humain trouve à se nourrir dans le destin des morts. Les tombeaux sont les témoins du temps, et l’on pourrait reconstituer l’histoire de l’humanité en s’attachant à ce qu’ils ont représenté au fil des siècles. Et si le juste souci démocratique se défie des singularités trop fortes et des entreprises à la fois trop romantiques et trop onéreuses, il n’est pas douteux que la mort et le destin de la dépouille mortelle des humains continueront de charrier une esthétique en perpétuel renouvellement. Le goût de la démocratie étant aussi celui de l’individu, alors il n’y aurait rien de surprenant à ce que, vaille que vaille, de nouveaux tombeaux sortent peu à peu du sol, premières pierres, peut-être, des merveilles de demain. A moins, comme certains en cultivent le rêve et en entretiennent parfois le projet, que l’on puisse un jour se faire inhumer ailleurs, bien ailleurs : dans l’espace, sur la lune ou sur Mars. 

M. Villemain

Bibl. : Danièle Porte, Tombeaux romains – Anthologie d’épitaphes latines, Gallimard, 1993 * Richard Lebeau,Pyramides, temples, tombeaux de l’Egypte ancienne, éditions Autrement, 2004 (beau livre) *

11 février 2011

Adieu, Gary

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On dira ce qu'on veut de Gary Moore. La vérité est qu'il sera resté une figure de (relatif) second plan parce qu'il avait une gueule cabossée d'Irlandais des pubs et que tout en lui se refusait au grand-guignol des stars et des esbroufes. Il fut pourtant l'égal d'Eric Clapton, de BB King, de Santana ou de Stevie Ray Vaughan. Mais en plus d'être ce garçon indifférent aux catégories, seulement habité, au fond, par ce qui vient du plus lointain du blues, il aura choisi de ne choisir aucun genre, quand le marché attend tellement de l'artiste qu'il conforte ce pour quoi on l'attend.

C'est tout de même incroyable que ce type soit mort ainsi, si jeune encore, dans une chambre d'hôtel. Ma jeunesse se confond avec sa présence auprès du regretté Phil Lynott, autre de ces géniaux trublions intempestifs que le rock dévora ; et si je pouvais parfois trouver à redire à ses compositions, s'il n'y avait finalement jamais rien de franchement inattendu chez lui, je me souviens que l'intensité de son jeu m'avait d'emblée renversé, dans ce milieu du hard où l'on exhibe plus volontiers ses masques que ses larmes. D'ailleurs, je n'ai jamais cessé d'écouter Gary Moore : cette longévité est au moins la preuve de la sincérité. Moore ne jouait en rien du virilisme de rigueur. Émanait de lui quelque chose d'extrêmement fébrile et cristallin, en tout cas d'irrépressible, d'impérieux, et c'est bien l'image que l'on retient de lui : celle d'un visage torturé, déchiré, hoquetant, indifférent à l'esthétique un peu convenue du hero, la trogne futuremooretriomphante du gamin qui rejoignait BB King sur scène et lui donnait la réplique en laissant le maître pantois. Gary Moore était très touchant, son jeu manifestait un souci constant de justesse et d'expressivité, et c'est pourquoi sans doute il s'adaptait à tant de registres. Comme beaucoup de rockers authentiques, je crois qu'il sera resté un gamin, que bien peu de choses en lui avaient bougé depuis que, âgé de quinze ans, il passa professionnel. Simplement, le temps aidant, le blues avait fini par le hanter définitivement. Car le blues est la musique de l'âge, du vieillissement, la musique de la deuxième partie de la vie : seuls savent en jouer ceux dont les manières ont rencontré cette forme d'indifférence aux regards et aux modes que l'on peut bien qualifier d'apaisement ; seuls savent en jouer ceux qui n'ont plus rien à prouver. Le monde du rock vient donc d'accueillir la nouvelle avec stupeur. Après Ronnie James Dio, dont on mesure le vide qu'il laisse dans le milieu du metal, voici venu le tour de Gary Moore, assurément le musicien le plus authentique de cette petite galaxie. On trouvera peut-être une certaine consolation en se disant que la soudaineté de sa disparition ajoute encore à son étoile. Tout en sachant bien que cette forme un peu naïve de romantisme ne changera rien au fait qu'elle nous condamne à le réécouter en boucle ; et à conserver l'ardeur de nos errances tout du long de ses Parisienne walkways.

13 octobre 2011

E.W. Heine - Qui a assassiné Mozart ?

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V
oici un petit ouvrage fort plaisant, dont il ne faut pas attendre davantage qu'un agrément de bonne qualité, mais qui déborde d'érudition, de facétie et d'originalité. Ernst Wilhem Heine s'y pose en effet des questions décisives sur la mort de ces quelques légendes de la grande musique que furent Mozart, Haydn, Paganini, Berlioz et Tchaïkovski. Non que ce choix infère d'une mélomanie particulière, mais parce que certaines rumeurs (qui ne sont pas, suivant la formule, toujours infondées) n'ont jamais cessé de courir sur la mort de ces géants. Si le texte qui donne son titre à ce recueil est peut-être un tout petit peu tiré par... la perruque, on ne fait ensuite qu'éprouver une curieuse et légère délectation à savoir ce qu'est devenue la tête de Haydn (et à savoir, d'abord, pourquoi elle fut coupée), à essayer de comprendre ce qui s'est passé dans l'existence de Paganini au point que le virtuose en subjuguât les plus grands musiciens de son temps (Chopin y voyant "la perfection absolue" et Berlioz disant de lui qu'il "est de ces titans qui, de loin en loin, règnent sur le royaume de leur art, puis abdiquent sans laisser de descendance.") Berlioz, d'ailleurs, devra à Paganini une fière chandelle - mais cela ne va-t-il pas sans quelque ambiguïté ? Enfin est-il suffisant de s'en prendre à une eau polluée pour expliquer la mort de Tchaïkosvki ? la société de son temps n'y est-elle pas un peu pour quelque chose... ?

Autant de questions qui ne s'adressent pas, loin s'en faut, aux mélomanes avertis et/ou aux illuminés de la petite histoire dans la grande, mais à tous ceux qui pressentent ou savent bien que se passe toujours quelque chose de sourd et d'inquiétant dans la coulisse des grands hommes. Heine mène l'enquête sans plus de souci littéraire que celui d'instruire en divertissant (ou l'inverse), et il le fait avec esprit et habileté. Sans que l'on en sorte parfaitement rassuré, et c'est heureux, quant à ce qui se produisit vraiment aux abords de la mort des grands hommes...

E. W. Heine, Qui a assassiné Mozart ? et autres énigmes musicales - Traduit de l'allemand par Elisabeth Willenz - Éditions du Sonneur, mars 2011 (édition originale : 1984).

Travaillant comme éditeur aux éditions du Sonneur, mes recensions d'ouvrages émanant de cette maison
ne seront publiées que sur ce seul blog personnel.

 

21 novembre 2011

Sur Mettray (... et sur Joël Roussiez dans la revue Mettray)

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ne fois n'est pas coutume, je voudrais attirer l'attention sur une revue : METTRAY - du nom de cette petite commune d'Indre-et-Loir située à proximité de Tours. Créée en 2001 par Didier Morin, lequel rend ici hommage, avec une extrême sobriété qui en dit long sur son chagrin, au peintre Roman Opalka décédé il y a quelques semaines, et qui livre par ailleurs un entretien très dense et très personnel avec ce grand nom du théâtre qu'est Antoine Bourseiller, METTRAY n'a d'autre prétention que de dire ses attaches et ses enthousiasmes, sans souci de clinquer ni désir d'ameuter la foule. Elle ravira tous ceux qui n'aiment rien tant que renifler l'air où le temps s'absente et fourrager hors des chemins balisés. METTRAY n'a pas d'ailleurs pas l'heur de rouler sur l'or, nulle couleur ne rehausse son antique papier ; tant mieux : rien ne vient y distraire notre lecture.

Je m'y suis en fait et spécialement intéressé en raison de la présence de Joël Roussiez, qui signe en fin de volume deux nouvelles saisissantes (notamment Aux malheurs éternels, prodigieuse, et qui décidément ne ressemble à rien de ce que j'aie jamais pu lire.) Ce Joël Roussiez, je ne l'ai découvert qu'assez récemment, avec le très beau Un paquebot magnifique, paru à La rumeur libre. Fort méconnu encore, qui plus est éminemment discret, il me semble être pourtant un écrivain tout à fait unique, naviguant entre prose et poésie, contes et romans, déployant un univers très personnel, dense, insolite, imprévisible, inquiétant et burlesque, sur le fil d'une écriture dont l'étrangeté n'affecte pas le relatif sentiment d'évidence qu'elle procure. J'avais dit sur Un paquebot magnifique quelques mots (trop) brefs ici : on en lira mieux et davantage sur le blog de l'écrivain Romain Verger, ou en réécoutant l'entretien qu'il donna à Alain Veinstein sur France Culture.

Jack Kerouac - Photo - John CohenIl serait toutefois inéquitable de n'évoquer que les deux nouvelles de Joël Roussiez, ce nouveau numéro de METTRAY accueillant aussi l'ultime texte, limpide, du philosophe Kostal Axelos, disparu en 2010 (Onze remarques critiques sur le Marquis de Sade), ainsi que de nombreuses photographies, très belles, très incarnées, de John Cohen (Jack Kerouac, Bob Dylan, Robert Franck, Delphine Seyrig, Allen Ginsberg etc.)

En couverture : Roman Opalka

Ci-contre : Jack Kerouac / Crédit : John Cohen


Pour se procurer (et soutenir) METTRAY : adresser un chèque de 16 euros pour deux numéros (port compris) à l'ordre de METTRAY - 40, rue du Panier - 13 002 Marseille.

 

24 janvier 2012

Le Magazine des Livres, n° 34 - Janvier/février 2012

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Autant vous le dire, je suis tout spécialement attaché au trente-quatrième numéro du Magazine des Livres, qui paraît aujourd'hui.

- Tout d'abord, je m'y entretiens longuement avec Lionel-Edouard Martin, alors que son nouveau roman, Anaïs ou les Gravières, dont j'ai donc l'honneur d'être l'éditeur, paraît le 14 avril prochain aux éditions du Sonneur. Ceux qui me lisent savent l'admiration que je porte à son oeuvre, et, ce faisant, peuvent imaginer la joie que j'ai de pouvoir contribuer à faire connaître cet écrivain encore si méconnu. Si Lionel-Edouard Martin parle avec la pudeur et l'humour qu'on lui connaît, la conversation très libre que lui et moi avons eue donne une idée assez complète, et en vérité assez inédite, de son rapport au monde et à l'écriture.

- Ensuite, je suis très heureux que Carte blanche ait été donnée à Valérie Millet, fondatrice et directrice des éditions du Sonneur - où j'officie donc depuis quelques mois. Revenant sur la création de cette maison il y a un peu plus de six ans, elle revient, dans un article intitulé Ceux qui passent, ce qui passe, sur un certain nombre d'idées reçues, et interroge utilement quelques-uns des poncifs de la modernité éditoriale. Du Sonneur, j'aurai naturellement bien des occasions de reparler sur ce blog.

Les lecteurs trouveront enfin mes recensions des ouvrages de Tibor Déry (Derrière le mur de briques, éditions de La Dernière Goutte), de Joseph Vebret (Menteries, éditions Jean Picollec), et de Fabrice Lardreau (Un certain Pétrovitch, éditions Léo Scheer).

Je vous laisse découvrir ici le reste du sommaire, particulièrement riche.

11 octobre 2011

THEATRE : L'avare - Molière - Comédie française


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ue les souvenirs de collégien ne dissuadent personne de replonger dans cette pièce qui n'en finit pas de réjouir depuis sa création en 1668. On y vérifiera alors combien la langue peut y être populaire et châtiée, pudique et dévergondée, vive et complexe. Combien aussi, en dépit de ce que l'on croit en savoir, tant L'avare appartient depuis longtemps au patrimoine commun, elle autorise d'interprétations, même si message et personnages ne laissent guère de place à l'ambiguïté. Qu'à leur tour viennent s'y confronter la grande Catherine Hiegel et le non moins prestigieux Denys Podalydès, voilà bien le signe réjouissant, outre que c'est naturellement pour eux un défi que de se colleter avec le ressassé, que Molière n'en finit pas de nous parler.

Le pari de Catherine Hiegel, pari réussi, était pourtant sans doute plus délicat qu'il n'y paraît. Car, à ce niveau de théâtre, j'ai dans l'idée qu'il faut savoir faire face à certaines tentations irrépressibles. Celle, tout d'abord, de vouloir à tout prix se distinguer : cette pièce a fait l'objet de tant d'interprétations, et pour d'aucunes immensément prestigieuses, que le risque était grand d'aller quérir l'originalité à tout prix, et ce faisant de chercher à rétrécir un peu le champ des comparaisons. Celle enfin qui consisterait, dans un souci bien compris de mise au goût du jour, à en gommer les aspects les plus anciens, à en ôter la patine. Que Catherine Hiegel ait contourné avec aisance ces deux profonds écueils n'est pas pour nous surprendre : cela ne l'en rend pas moins louable. Aussi est-ce une troupe relativement jeune qui se produit sur la scène du Français, dans un décor mêlé de simple et de somptueux, d'épure et de majestueux. A l'instar des costumes, attendus mais très justes, dégageant ce qu'il faut de dignité bourgeoise et de vantardes fanfreluches - la palme de la tartufferie revenant bien sûr au seigneur Anselme, incarné par le toujours excellent Serge Bagdassarian, Harpagon étant accoutré de manière plus austère qu'un corbeau, autrement dit vêtu avec la frugalité que requiert son éthique...

Ni excès d'originalité, donc, ni révérence outrée au passé, pour cette adaptation à vocation populaire. Bien sûr, les comédiens, spécialement les plus jeunes, peuvent avoir une infime tendance à cultiver une certaine différence, chose qui d'ailleurs ne s'observe que dans les détails : une certaine gouaille un peu relâchée, une attitude corporelle, une manière de regard. Toutefois, seule l'impressionnante Dominique Constanza, qui incarne Frosine (l'entremetteuse), appuie plus sciemment sur la touche moderne : c'est à la fois terriblement efficace et un tout petit peu anachronique, et j'avoue avoir L'avare 2parfois hésité entre l'admiration pour sa présence, très forte et très souveraine, et un léger doute quant à manière assez actuelle de lancer ses reparties très goguenardes. Il n'en demeure pas moins qu'elle sait prendre dans cette représentation un rôle tout à fait essentiel, et qu'elle n'est pas pour rien dans l'énergie interne de certaines scènes disons plus rentrées.

Reste, bien sûr, Harpagon, car c'est tout de même sur ses épaules que repose l'édifice. Et on a beau s'appeler Denis Podalydès, ou, même, parce qu'on s'appelle Denis Podalydès, le risque n'était pas mince d'échouer au double devoir théâtral de conserver à Harpagon ses traits distinctifs et de l'incarner d'une manière suffisamment singulière pour n'être pas vaine. A cette aune, il faut bien reconnaître que le comédien excelle, faisant montre du même talent dans la facétie que dans le drame - fût-il feint -, de la même ardeur dans la pitrerie individuelle que dans le jeu collectif. Et s'il faut une belle énergie pour tenir un tel rôle, ce serait très insuffisant si elle ne se doublait d'une volupté à jouer la langue, d'un plaisir potache à la faire sonner, à en exhausser les silences, à en extraire ce qu'elle contient de résonances, de sonorités alambiquées et de sens cachés. Car la drôlerie ne résume pas Harpagon, être absolument abject s'il en est : il y a aussi, il doit y avoir aussi, dans son abjection, une once, non d'humanité, mais d'incertitude, de jeu, peut-être l'ombre d'un certain mystère irrésolu. Naturellement, pour les besoins de la cause et du personnage, la question ne doit pas se poser de sa moralité ; il faut toutefois que la figure du comédien n'anéantisse pas ce qui fait de lui un personnage que l'on pourrait aussi vouloir comprendre. Or Podalydès a suffisamment de ressort et de cartes dans son jeu pour, à des moments très choisis, laisser entrevoir une peine, un malaise, une ambivalence. Un beau moment de théâtre, donc, et, j'ai plaisir à le consigner, un baptême du feu théâtral réussi pour mon fils, qui, à l'instar d'autres enfants que je voyais dans la salle, rit franchement à ce texte dont la langue nous est pourtant, avec le temps, devenue assez lointaine. Preuve ultime, s'il en fallait encore, du caractère atemporel et universel de cette pièce - et des petits travers humains dont elle se fait l'écho réjoui...

L'avare, comédie en cinq actes de Molière. Mise en scène : Catherine Hiegel.
Visiter le site de la Comédie française.

 

31 janvier 2013

Frédéric Berthet - Felicidad & Paris-Berry

Frédéric Berthet - Felicidad

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es éditions de La Table Ronde poursuivent donc leur inlassable travail de réédition des oeuvres de Frédéric Berthet, avec, ce mois-ci, la sortie de deux petits ouvrages parus chez Gallimard en 1993, Felicidad, qui s'apparente à un recueil de nouvelles, et Paris-Berry, plus imparfait, mais dans un genre un peu moins identifiable.

Dans les deux cas : cette même manière de tourner sans fin autour de soi, de replacer la solitude de l'écrivain au coeur d'une sensation mêlée d'orgueil et de résignation lucide, de souffrir en souriant devant l'épreuve de l'écriture ; de ne pas vraiment savoir, finalement, quoi faire de la vie. Un père, la nouvelle qui ouvre le recueil Felicidad, montre bien ce qu'il y a d'irrésistiblement fuyant et incommunicable dans une vie qui ne nous laisse jamais seul mais qui, lorsqu'enfin on l'est, nous rend insupportables à nous-mêmes. D'ailleurs, connaît-il vraiment son père, ce personnage qui croit le voir passer à l'arrière d'un taxi et se met en tête de le suivre - pour mieux le perdre, bien sûr. Comme toujours, Frédéric Berthet ne donne pas tant l'impression de vivre que d'être vécu ; il ressemble par bien des traits à cette feuille que le vent emporte au gré de ses caprices, l'emmenant ici ou là, l'endroit où elle tombe, parc somptueux ou caniveau de basse maison, n'ayant au fond guère d'importance. Car chez Berthet, les choses échappent. A tout. La volonté est une chimère, au mieux, au pire le fantasme moral d'une société qui se considère elle-même comme un corps en souffrance. Berthet ne s'alarme de rien, tout lui semble plausible : être là, déjà, voilà qui suffit bien à notre étonnement. Alors autant s'en amuser. C'est son côté fitzgeraldien, cette espèce de regard qui passe par-dessus les choses sans s'y arrêter vraiment, ou plutôt en ne s'arrêtant qu'à ses plus infimes, ses plus imprévisibles détails. C'est ce mélange d'indifférence et de curiosité générale, d'insouciance et de névrose, de légèreté d'apparat et de gravité intérieure, qui renvoie de Berthet, comme de Fitzgerald d'ailleurs, cette impression très étrange qu'ils sont à la fois des produits de leur temps et des êtres à ce point inactuels qu'ils en deviennent atemporels. On retrouve cela aussi, avec le même instinct drolatique du dépressif, chez Jack-Alain Léger, par exemple, qui n'est pas le moins bon pour tirer la langue au néant et glisser des peaux de bananes sous le rouleau-compresseur de la vie. Ou, pour évoquer un écrivain dont j'ai eu récemment la chance de pouvoir éditer le premier roman, François Blistène, qui d'ailleurs a l'âge qu'aurait eu aujourd'hui Frédéric Berthet, et dont la causticité badine et l'apparente légèreté devant les lubies du temps désignent comme un de ses dignes héritiers.

Je ne suis pas sûr, comme Philippe Sollers l'avançait en son temps, que Berthet fut le plus doué de sa génération. Mais je crois qu'en effet il eût pu en être une incarnation fidèle et originale, typique et décalée ; car talentueux, bien sûr (trop peut-être, car sans cela, allez savoir s'il n'eût pas trouvé l'énergie, la constance d'écrire ce gros roman qui ne verra jamais le jour) ; car attentif aux sensations premières, aux images du monde et aux forces intestines qui traversent l'individu ; car ne vivant, au fond, que dans le plaisir anticipé de transformer l'existence en mots ; et puis, tellement apte au plaisir, mais si sourdement habité par ce que, faut d'expression plus appropriée, je décrirai comme un instinct tragique. D'où cet humour permanent sur lui-même, ces mécanismes d'autodérision autour desquels chaque phrase ou presque est bâtie, et ce sourire un peu jaune que l'on ne peut s'empêcher d'afficher en le lisant.

Ceux qui se piquent d'écriture apprécieront cette autre nouvelle, L'écrivain, assez essentielle je crois tant elle lui ressemble, et dans laquelle on vérifie que tout ce qui donne de l'énergie à l'écrivain est aussi, précisément, ce qui le détourne d'écrire : c'est, je crois, une assez juste définition du caractère contemplatif. On s'invente des raisons, des châteaux en Espagne, des motifs de s'exiler, à la campagne ou ailleurs, n'importe où tant que ce n'est pas ici, et on s'aperçoit que là-bas est un autre chez-soi, et, donc, que cela ne convient toujours pas. Il n'arrive jamais rien, dans la vie de l'écrivain, voilà ce que semble regretter le narrateur, pourtant plus désireux que jamais, et ce désir est impérieux, d'enfin trouver le luxe et le calme qui lui permettront d'écrire. Mais c'est aussi à ces paradoxes-là que s'adosse le quotidien de l'écrivain, sur eux qu'il érige les remparts de son univers.

NB 1. A noter aussi, la publication d'une nouvelle inédite de Frédéric Berthet, Ce qu'ils appelaient désespoir, dans le numéro 121 de la revue L'Infini.

NB 2. Pour ceux que cela intéresserait, je m'étais déjà penché sur deux de ses ouvrages. Ainsi peut-on lire, sur L'Anagnoste, ce que je disais de sa Correspondance et sur Simple journée d'été.

NB 3. On trouvera enfin ici même, sur ce blog, le bref souvenir d'une soirée organisée le 21 janvier 2011 en hommage à Frédéric Berthet.

 

RIMG0001Soirée d'hommage à Frédéric Berthet, galerie Zürcher, Paris, 21 janvier 2011

 

5 avril 2022

José Saramago - La lucidité


Les petits blancs

 

Y aurait-il sur l’île canarienne de Lanzarote, où le Nobel portugais José Saramago [disparu en 2010] a posé ses valises, une sorte de microclimat houellebecquien ? On pourrait le penser, tant un certain esprit de subversion mâtiné de pessimisme historique semble y sévir. Rappelons que c’est sur cette petite île volcanique en effet que Michel Houellebecq trouve souvent l’inspiration – il y consacra d’ailleurs un recueil –, et que c’est sur cette même petite île volcanique, donc, que vit désormais José Saramago, malmené par ses compatriotes après la publication il y a quinze ans de L’évangile selon Jésus-Christ. Très opportunément, son nouveau roman paraît à l’heure où la société politique française commence à sortir la très grosse et très spectaculaire artillerie qui, dit-on, devra aider les électeurs à choisir celle ou celui qui présidera à leurs destinées : raison de plus pour encourager les acteurs de la campagne qui s’ébroue à lire ce roman peu ordinaire – lequel, sous ses airs gentiment pince-sans-rire, se révèle être une fable redoutablement subversive.

 

Comme dans toute fable, le prétexte est assez simple. Imaginez la capitale d’un pays dont les électeurs vont se rendre coupables, dans la langue-type du ministre de l’intérieur, d’une « calamité encore jamais vue dans la longue et laborieuse histoire des peuples connus » : comprenez, en fait, que 83 % d’entre eux ont voté blanc lors de la dernière consultation municipale. Sans doute une partie de l’électorat est-elle restée l’irréductible obligée du civisme partidaire mais, au poids, le triomphe des blanchards est on ne peut plus indiscutable. Triomphe qui n’est d’ailleurs absolument pas vécu comme tel par lesdits blanchards, l’injonction civique qui les a conduits à ce vote n’étant pas moins impérative ni moins noble que celle qui en conduisit d’autres à soutenir, qui le pdd (parti de droite), qui le pdc (parti du centre), qui le pdg (parti de gauche). Ils n’auront donc fait ici, dans un mouvement qui ne manque ni de panache, ni d’élégance, qu’appliquer le droit électoral stricto sensu. De quoi, vous en conviendrez, ébranler le bel édifice démocratique, sa dramaturgie éprouvée, son petit théâtre des procédures. Dans un incontestable souci légaliste, le peuple s’apprête donc à gouverner le gouvernement, à retourner, non contre lui mais contre une tradition tellement ancestrale qu’elle a fini par en devenir impensée - insensée - l’usage du droit. Du moins est-ce ce qui se profile dans les premières pages, d’anthologie, où nous assistons, goguenards, au désarroi du président d’un bureau de vote, de ses assesseurs, de ses suppléants et des entourages, tous membres d’un personnel politique campé avec une drôlerie d’autant plus cruelle que le narrateur ne ménage pas sa commisération. C’est que les premiers indices de la tragédie ne tardent pas à sourdre : le ciel lui-même est de la partie et les ouailles électrices tardent à venir accomplir leur devoir.

 

C’est à une belle réflexion que nous convie José Saramago, tellement belle que nous en avions omis de penser qu’elle pouvait avoir quelque incarnation crédible : que devient une démocratie lorsque ses membres usent, jusqu’en ses plus ultimes conséquences, de ce qu’elle autorise, justifie et légitime ? La réponse ne se fait pas attendre : d’autant plus malmenée quand elle l’est dans le scrupuleux respect de ses propres procédures, elle laisse place à une société qui n’est pas sans rappeler la société imaginée par George Orwell. Les dirigeants demeurent en place – étant entendu qu’il n’est nullement question de révolution – mais, au nom de la sauvegarde de la démocratie, usent désormais des armes traditionnelles du totalitarisme le plus éprouvé. Tout ici est cul par-dessus tête : le gouvernement se voit peu ou prou contraint à décréter l’anarchie, et le ministre de l’Intérieur lui-même exige des éboueurs qu’ils se mettent en grève, afin de montrer aux blanchards ce qu’il en coûte de défier les partis. En montrant de l’intérieur le fonctionnement d’un pouvoir qui croit tout entier à la technique de la carotte et du bâton, technique « appliquée principalement aux ânes et aux mules dans les temps anciens, mais que la modernité a adaptée à l’usage humain avec des résultats plus qu’appréciables », c’est au tropisme infantilisant qui guette toute démocratie que Saramago s’attaque entre autres maux. Le président, qui parle « comme un père abandonné par ses enfants bien-aimés, perdus, perplexes » ne manque d’ailleurs pas d’avertir : « De même que nous interdisons aux enfants de jouer avec le feu, de même nous avertissons les peuples que jouer avec la dynamite est contraire à leur sécurité ». L’avertissement sera suivi d’effets.

 

La grande pertinence de ce roman réside autant dans le sujet – en un mot, la délitescence de la culture démocratique – que dans le style allègre, vif, corrosif, de haute tenue mais comme libre de toute attache, qui résonne parfois d’un rire qui fait entendre quelque chose de secrètement diabolique, et qui n'est en fait que la marque d’une tristesse. L’auteur [âgé de quatre-vingt deux ans lorsque paraît ce roman], ne s’attache pas sans raison à ce tableau déconfit des mondes qui s’effondrent. Qu’il le fasse avec le sourire n’aide pas à faire passer la pilule, au contraire : nous rions, certes, mais parce que ce paysage n’est pas sans ressemblance avec celui que nous avons sous nos yeux.

 

Dans son superbe Millenium people, J.G. Ballard avait décrit, non sans lyrisme ni mauvais esprit, la révolution à venir des classes moyennes : ici, José Saramago nous donne à voir la rébellion de citoyens devenus indifférents aux mimiques du pouvoir. Et, ce faisant, pose la question qui agita en son temps le Portugal de la Révolution des Œillets : la vie peut-elle s’organiser sans la politique ? Non, nous répond ce texte autrement civique que ce qu’il y paraît de prime abord – et en dépit, peut-être, de la secrète espérance du narrateur. « Comme les citoyens de ce pays n’avaient pas la saine habitude d’exiger le respect systématique des droits que leur conférait la constitution, il était logique et même naturel qu’ils ne se soient même pas rendu compte que ceux-ci avaient été suspendus » : autrement dit, la démocratie ne s’use que si l’on ne s’en sert pas. L’avertissement vaut en tout lieu, et en toute époque.

 

José Saramago, La Lucidité - Éditions du Seuil
Article paru dans Esprit Critique, Fondation Jean-Jaurès, décembre 2006

10 juillet 2023

Jack-Alain Léger par Jean Azarel / L'abécédaire de Régis Debray

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Je manque de temps, hélas, pour proposer une recension un peu fouillée de ces deux livres qui m’ont, l’un et l’autre, chacun dans sa manière, passionné.

 

L’un, celui de Jean Azarel, parce qu’il était temps, dix ans après son suicide, qu’un hommage digne de ce nom soit rendu à Jack-Alain Léger. Cet hommage, le voici donc, qui affleure à chaque ligne d’un ouvrage dont il était malaisé de présumer de la forme – et plus encore d’imaginer quels chemins il emprunterait pour célébrer un de nos écrivains parmi les plus brillants, mais qui aura passé sa vie à n’en faire qu’à sa tête et à se mettre le monde à dos. De fait, et c’est heureux, sans omettre le moindre aspect d’une existence pour le moins chahutée, Jean Azarel, grand lecteur et admirateur de JAL, nous donne à lire ce qui a tous les traits d’une anti-biographie ; lui-même d’ailleurs qualifie son livre de « jeu de piste », et pour cause : les pistes ne manquent pas. Léger, homme de toutes les errances, de tous les excès, expressions d’une souffrance que rien n'aura donc jamais adoucie, fait selon moi partie de nos grands contemporains.

 

L’autre, de Régis Debray, parce que depuis Loués soient nos seigneurs au moins, je n’ai plus besoin de me sentir toujours d’accord avec lui pour me délecter de ses textes - qui au demeurant constituent autant de leçons de style. Où de vivants piliers est un livre où, comme souvent chez lui désormais, couve un je ne sais quoi de poignant qui vient nuancer, colorer la causticité légendaire du trait. Certaines pages de ce jeune homme de quatre-vingt-deux ans sont remarquables de vigueur et de malice, d'autres admirables de tenue et de discrétion, témoignant d'une mélancolie dont il n'est pas dupe et que son antiphrase goguenarde tient fermement en bride. Debray est bel et bien l’un de nos derniers grands vivants dans l’ordre de la littérature — puisque aussi bien c’est vers elle que, in fine, il n’en finit plus de venir s’incliner.

 

Jean Azarel, Vous direz que je suis tombé / Vies et morts de Jack-Alain Léger - Séguier
Régis Debray, Où de vivants piliers - Gallimard, coll. La part des autres

2 janvier 2019

Valentin Retz - Grand Art

 

 

O tempora, o mores ! 

 

L’épreuve du premier roman tétanise plus d’un auteur. Non sans raison : de cette première expérience (et exhibition) littéraires, celui-ci conservera toujours un goût singulier – qu’il fût euphorique ou amer ; sur le tard, les inévitables et consubstantielles maladresses du premier texte pourront l’émouvoir, parfois le conduire à le renier ; c’est le texte aussi auquel l’auteur pourra se référer afin de considérer ce qu’il est devenu, l’étalon à l’aune duquel il appréciera sa trajectoire, et peut-être son œuvre. Pour des raisons que je ne m’explique pas forcément, je ne suis pourtant pas certain que Valentin Retz soit, ou sera, de ces écrivains qui garderont sur cette naissance, non à la littérature mais au champ littéraire, un œil plus ému que cela. Car il fait preuve ici d’un aplomb, dans l’ordre de la pensée, de son exposition, du style, que l’on peine à retrouver chez n’importe quel auteur, même très estimable, d’un premier livre. Cet aplomb, que l’on mesure notamment à une forme de maturité stylistique et à une manière bien personnelle d’affirmer les choses, ne va toutefois pas sans poser un certain nombre de questions. 

 

* * *

 

Le procédé, ou le prétexte, est assez simple : le narrateur, peintre de son état, assis sur une banquette de la célèbre brasserie Le Select, à laquelle il sera fait référence plusieurs dizaines de fois, attend un certain Ravèse qui (le suspense n’est pas vraiment entretenu) ne viendra évidemment jamais. Cela donne donc lieu au rappel d’une conversation qu’ils tinrent au même endroit et sur les mêmes sujets que, très certainement, ils auraient ensemble abordés si Ravèse était venu. L’écriture, talentueuse, sert ainsi de prétexte à une longue réflexion, presque dissertative, sur le sort que nos temps de ruine réservent à l’art et à l’amour. 

 

Donc, ce qui frappe d’emblée, c’est le style. Grand Art nous embringue illico, et manu militari, dans un torrent d’effervescences, une pensée-fleuve, une longue coulée bouillonnante où chaque mot est scandé, chaque rythme investi, chaque pensée assénée. Au bout de quelques pages nous revient d’ailleurs à l’esprit l’hommage rendu en exergue à Thomas Bernhard – dont la citation a quelque chose de l’aveu : « On est en droit de voir en moi un caractère sans amour. Mais de même je suis en droit, moi, de voir dans le monde un monde totalement sans amour. » L’on comprend alors que le grand écrivain autrichien aura été source d’une inspiration telle qu’elle en devient par moments troublante – il suffit d’ouvrir quelques pages au hasard d’Extinction, par exemple, pour s’en faire une idée. Mais l’exigence stylistique de Valentin Retz n’a d’égale que la rudesse du regard que son personnage porte sur ce qui l’entoure. L’art contemporain, par exemple : « Ils collectionnent les impasses comme d’autres collectionnent les tableaux et, dans l’immense musée contemporain de leur ratage perpétuel, ils convient des amateurs d’art contemporain qui sont peut-être mille fois plus coupables que tous ces prétendus artistes, puisque ce sont eux qui financent leur œuvre contemporaine, ce sont eux, les amateurs d’art contemporain, qui entretiennent ces falsificateurs contemporains. Et voilà comment le système s’enrichit de sa dégradation, voilà comment le marché de l’art écoule ses croûtes contemporaines, voilà pourquoi ces pisse-froid, ces croûteurs, vous abomineront de toute leur haine contemporaine. » Complice de la revue Ligne de risque, Retz n’est pas édité pour rien à L’Infini, la collection de Philippe Sollers, tant l’esthétique y est volubile, dense, sinueuse, inspirée, aristocratique, soucieuse de métaphysique bien plus que de considérations sociologiques, tournée vers le combat contre le nihilisme, indifférente à ce qui taraude la chair sociale, qualifiée au passage de « charrue ». Aussi le texte est-il porté par un souffle assez tonitruant, dont on regrettera parfois la mécanique presque trop bien huilée, mais qui constitue un beau pied de nez au minimalisme stylistique du temps, à son souci un peu obsessionnel, ou démagogique, de « lisibilité ». Le texte de Valentin Retz est donc à la fois très moderne, tant y souffle l’affirmation sans ambages d’une vérité individuelle, et très désuet, en ce qu’il constitue une sorte d’objurgation morale, qui plus est travaillée dans une forme qui n’est pas exempte de réminiscences dix-huitièmistes ; les arts y sont d’ailleurs définis comme consubstantiels à la pensée ; quant à l’amour, dont la possibilité même est « la dernière chose qu’il nous reste à détruire », donc « la seule que nous devions sauver », il ne résiste pas au miroir qui lui est tendu, où se mire une humanité taraudée par l’instinct de mort. 

 

Il va de soi qu’on se moque éperdument des classifications, et que la question du genre importe peu. Il n’empêche, le lecteur pourra bien se demander si ce qu’il tient là est bien un roman, tant le texte est proche d’un type d’essai littéraire, tour à tour crépusculaire et doctrinale, sur les arts et l’amour, ces deux mystères de l’humanité ici déployés sur un fond cataclysmique de « décomposition. » Il y a quelque chose chez Valentin Retz du penseur, de l’idéologue peut-être, au sens où le mot s’employait du temps des Lumières ; si Grand Art est un roman, alors ce serait quelque chose comme un roman théorique, où l’auteur se moque comme d’une guigne de toute intrigue, de toute ficelle, soucieux avant tout de revêtir ses hantises d’un habit littéraire sans concession. A cette aune, il pourrait être le premier roman d’un ancien de la rue d’Ulm, irréprochable, à la fois très convenable et souterrainement révolté, habité par le goût de la formule, du renversement du sens et des signifiants, de l’italique théoricienne. « Ceux qui traquent la vérité sont toujours la proie d’une plus haute traque », est-il écrit, parmi cent autres sentences analogues qui n’ont de cesse de confronter le monde et les vivants à leurs insupportables hauteurs. Orgueilleux dans son intégrité, le livre se fait l’éloge, précisément, de l’orgueil, en tant qu’il vient combattre la légèreté des hommes, la désinvolture qui les fait oublier ou négliger les fondements de leur condition. Illustration-type de cette mise en forme singulière de la pensée : « (...) nous ressentons la honte de ne pas avoir su nous hisser à la hauteur du mépris que nous avons eu de cesse d’éprouver envers la meute des autres hommes, pensai-je, nous ressentons cette honte et, ce faisant, nous acceptons sans retour possible le mépris que nous avons toujours éprouvé envers la meute des autres hommes, pensai-je, nous acceptons enfin ce mépris souverain comme un don de notre orgueil pour établir une fois pour toutes les frontières de notre différence et, tandis que nous trônons au faîte de notre orgueil, et donc au faîte même de la possibilité même de toute notre peinture, nous découvrons qu’une peinture sans orgueil ressemblerait à s’y méprendre à un artiste sans art, pensai-je... ». 

 

Grand Art est donc habité par quelque chose de fondamentalement colérique. Tout en désespérant de la cause de l’Art et du destin de l’Amour, une violence presque inquiétante habite ce texte très dense, dont certains arrêts paraîtront un peu définitifs, mais dont on ne pourra nier que, en sus d’un expressionnisme impressionnant, il déroute par l’énergie de sa virulence, demeurât-elle suspendue. Ce trouble est d’autant plus vif qu’au cœur de cette violence se niche un hymne à l’amour, « chemin de fin du monde », « dernière force capable d’opposer son veto à la destruction de tout », un hymne qui, cherchant parfois sa voie entre la femme et la mère, n’est dénué ni de chair, ni de douceur, même si l’ambiguïté subsiste tout du long. La femme aimée fait ici figure de rédemptrice, seule et unique figure à pouvoir apaiser les lésions de l’âme : « elle a ce petit haussement d’épaules qu’elle fait toujours lorsqu’elle vous surprend en train de renquiller votre venin et elle reconduit une de ses mèches comme si elle éventait avec ce geste l’air infecté de votre cœur », est-il joliment écrit. Peu à peu, le rideau s’écarte et s’ouvre sur un panorama de joie que rien ne laissait entrevoir : « Il y a encore dans ce coffre un cœur humain capable de grandeur et de noblesse. Il y a encore une vie qui s’émerveille et qui palpite. » Valentin Retz fait figure de sombre et sévère moraliste ; l’apogée et le destin de sa colère pourraient bien ressembler à une émancipation.

 

Valentin Retz, Grand Art - Gallimard, collection L'Infini
Critique parue dans Le Magazine des Livres, n° 11, juillet/août 2008 

15 janvier 2018

Anciens des diplômés de Sciences Po Toulouse - Portrait / Floriane-Marielle Job

 

Merci à l'association des diplômés de Sciences-Po Toulouse, et spécialement à Floriane-Marielle Job, laquelle a souhaité me rencontrer quelques années (vingt ans bien sonnés...) après mon passage par la vénérable école de la Ville rose.


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Écrivain et directeur de collection aux éditions du Sonneur, Marc Villemain vient de publier Il y avait des rivières infranchissables aux éditions Joëlle Losfeld / Gallimard. Dans ce recueil, il évoque les premiers émois de l’amour, de l’enfance à la fin de l’adolescence. À cette occasion, Floriane-Marielle Job a pu revenir avec lui sur sa jeunesse, son passage à Sciences Po Toulouse et son parcours, autour d’un café.

 

Avec ses cheveux en bataille et sa cigarette roulée à la main, Marc Villemain, diplômé de Sciences Po Toulouse en 1996, pourrait de prime abord correspondre à l’idée que l’on se fait communément d’un auteur contemporain français. Pourtant lorsqu’il parle avec lui, on découvre vite qu’il est loin de coller aux stéréotypes de la scène littéraire parisienne. Cette singularité trouve sans doute ses origines dans ses plus jeunes années. Originaire d’un petit village de Charente-Maritime jouxtant la côte Atlantique, il reste très imprégné par les paysages de bord de mer et les plaisirs sans manières de la vie rurale. Son enfance est marquée notamment par la disparition précoce de son père. Loin d’être un élève modèle, Marc Villemain ne se retrouve pas dans le système scolaire et, après un passage infructueux en formation de dactylographie, quitte l’école à l’âge de seize ans. Évoquant cette époque, il se décrit comme un jeune allergique au conformisme social, un enfant qui, né en 1968, préfère délaisser les bancs de l’Éducation nationale et rejoindre l’école de la vie, où improvisation, débrouille et petits boulots sont au programme. 

 

Un déclic se produit lorsque Antenne 2 diffuse la série documentaire Les aventures de la liberté, de Bernard-Henri Lévy, qui retrace l’évolution des intellectuels en France. Pour Marc Villemain, c’est la porte ouverte sur d’autres possibles. Le documentaire et le livre de BHL lui donnent envie de découvrir les meilleurs auteurs et attisent son goût pour la pensée, la politique, l’histoire et la littérature. Une de ses amies lui propose alors d’assister à un cours sur l’histoire des idées contemporaines à Sciences Po Toulouse. Les mots du professeur Jean Rives confortent le désir encore abstrait de rejoindre l’auditoire de l’amphithéâtre Jean Bodin. Grâce au soutien de sa mère, il reprend alors par correspondance ses études au niveau de la classe de seconde. Ses efforts seront couronnés par l’obtention du baccalauréat, puis son admission dans les premiers au concours de l’IEP. Il a alors vingt-cinq ans.

 

Son installation à Toulouse, au première étage du bar du Papagayo, et sa rentrée au 2 ter rue des Puits creusés, marquent un nouveau chapitre pour Marc Villemain. Fort de ses quelques années de maturité par rapport à ses camarades, il est bien décidé à saisir toutes les opportunités qui se présentent à lui. Il s’engage syndicalement au sein de UNEF-ID, dont il préside pendant un an la section au sein de l’IEP, lance avec des amis un club de débat, le Club Res Publica Pluriels, ainsi qu’une revue qu’il dirige, Itinérance. Malgré une nature plutôt timide, et l’âge aidant, il se lie d’amitié avec de nombreux camarades des trois promotions mais aussi avec des enseignants, notamment l’historien Jean Rives, avec qui il partage un même amour de la littérature et avec qui il aime converser et débattre, malgré leurs divergences politiques. Politisé, et alors qu’il est sur le point d’achever sa troisième année à l’IEP, Marc Villemain rejoint en tant que collaborateur le groupe socialiste à la mairie de Toulouse, alors tenue par Dominique Baudis. Il profite enfin de la vague rose des élections législative de 1997 pour suivre Yvette Benayoun-Nakache à l’Assemblée nationale. 

 

Son arrivée à Paris lui permet de faire réalité de toutes ses envies : écrire à une table du Café de Flore, écouter du jazz rue des Lombards et profiter des mille promesses de la capitale. Ayant quelques années plus tôt eu un début de correspondance avec BHL, tous deux se rencontrent fréquemment, notamment au moment de l’écriture de son premier livre (Monsieur Lévy, éditions Plon, 2003), période pendant laquelle ils feront aussi ensemble le voyage pour Sarajevo, en ex-Yougoslavie.

 

Mais si l’écriture anime ses journées dans la capitale, c’est d’abord en tant que plume. Après un passage rapide au Parlement, il rejoint le cabinet de Jean-Paul Huchon, qui vient d’emporter la région Île-de-France. Sa proximité avec la Fondation Jean-Jaurès et Gilles Finchelstein le conduit ensuite à rencontrer François Hollande, alors à la tête du Parti socialiste. Le Premier secrétaire, en quête d’une nouvelle plume, le recrute alors. En plus de la rédaction de discours et autres innombrables missions qui remplissent son quotidien, Marc Villemain s’attache à vouloir nourrir la réflexion de François Hollande. De manière anecdotique mais révélatrice, il dépose chaque matin une citation sur son bureau, afin que, dès le début de la journée, une pensée ou un mot d’esprit oriente peu ou prou la journée du Premier secrétaire et le détourne un peu des travers du jeu politique. Dans le même temps, sa proximité avec Dominique Strauss-Kahn le conduit à travailler à l’écriture de son essai La Flamme et la cendre (éditions Grasset, 2002). Mais les tractations politiques et la vie de cabinet à Solferino se révèlent trop pesantes. La campagne des européennes, puis la férocité des luttes internes lors de l’investiture pour la candidature à la mairie de Paris, finissent par l’épuiser, puis par éteindre toute envie de politique. Pour quelques temps, il redevient alors chargé de mission au Conseil régional, où il assiste notamment les élus du groupe socialiste sur les questions culturelles. 

 

Après ses années d’engagement politique, Marc Villemain se tient aujourd’hui à l’écart de l’actualité et, depuis une petite dizaine d’années, a trouvé refuge dans la littérature. Que ce soit pour lui ou au service des autres, l’écriture occupe désormais toute sa vie. Convaincu du rôle et de la puissance des livres dans notre société, il travaille aussi comme directeur de collection aux Éditions du Sonneur, en quête de textes de qualité et soucieux du devenir de « ses » auteurs, qu’il accompagne aussi longtemps que possible. 

 

Sa plume a quant à elle évolué au fil du temps. S’il décrit ses tout premiers textes comme trop imprégnés encore des principes de la littérature d’idées, il embrasse désormais des chemins plus strictement littéraires et dit travailler avant tout à partir de sensations. Sa femme, qui est aussi sa première lectrice, lui offre un soutien décisif dans son entreprise de création.

 

Lorsque Marc Villemain parle de son processus d’écriture, je ne peux m’empêcher de penser qu’il est à l’image de son parcours singulier : connaissant le point de départ mais jamais l’issue de son récit, il se laisse guider par ses personnages avec confiance. Il y avait des rivières infranchissables, son nouveau livre, est un recueil de nouvelles nourries aux souvenirs de sa jeunesse, de ses atmosphères maritimes et de son imaginaire. Il résonne dans le cœur du lecteur, qui y retrouvera la pureté et la confusion des premiers émois amoureux, ceux qui, peut-être, permirent de trouver le grand amour…

 

Lire ici l'article sur le site de l'association

13 octobre 2017

Lionel-Édouard Martin a lu "Il y avait des rivières infranchissables"

 

On sait mon admiration pour l'oeuvre de Lionel-Édouard Martin - dont j'ai eu au demeurant le privilège de pouvoir éditer trois romans, aux Éditions du Sonneur : Anaïs ou les Gravières, Mousselines et ses doubles, Icare au labyrinthe. C'est peu dire, donc, si l'éloge qu'il fait ici de mon dernier livre, en plus de constituer un modèle de critique littéraire, me va au coeur.
 

 

 

Un hymne au sensible

On est d’ordinaire, ayant passé depuis belle lurette l’âge des ferveurs naïves, économe de ses enthousiasmes et les vessies brûleront longtemps sans qu’on les prenne pour des lanternes. Les occasions d’exaltation littéraire n’étant pas si fréquentes, c’est en pesant ses mots et en les martelant dans toute la certitude du ressenti qu’on peut asséner ce jugement : jamais Marc Villemain n’a rien écrit de plus beau, de plus prenant, parfois de plus poignant, rien de plus tendrement souriant que ces Rivières ‒ comme si, brisant les entraves d’une rhétorique à laquelle (oh, le bondage était light !) il a pu s’attacher dans d’autres de ses livres, il assumait pleinement, avec ce dernier texte, ce qu’il est en ses tréfonds, quoi qu’il en veuille ou dise : un poète (« Il aimait qu’elle n’ait pas conscience de toute cette poésie en elle », écrit-il à propos d’une de ses héroïnes : retournons-lui-le compliment), un poète, sensible et même écorché vif, de l’enfance et de l’adolescence qu’il traite magnifiquement, comme l’expert en tendresse et nostalgie qu’il est. De cette thématique, il fait d’ailleurs pour ainsi dire son étendard, quand il dit, dans une sorte de projection épitaphique : 

 

De lui on croit savoir qu’il publia quelques romans et autres nouvelles assez nostalgiques, puisant souvent aux sources de l’enfance ou de l’adolescence. 

 

Certes, ce n’est pas la première fois qu’il s’aventure sur ces sentiers : dans Et que morts s’ensuivent, en 2009, il nous y entraînait déjà, mais Il y avait des rivières infranchissables relève, me semble-t-il, d’une exploration plus profonde et plus globale du thème et suscite chez le lecteur une empathie encore plus complète, plus viscérale ‒ à tout le moins : chez le lecteur de mon âge mais je gage que ces courtes histoires parleront à d’autres bien plus jeunes, parce qu’il doit y avoir, dans l’inconscient collectif propre à notre culture, un « éternel adolescent » que les mœurs actuelles n’entaillent qu’avec difficulté – Le Grand Meaulnes, j’en suis sûr, fait encore rêver.

 

*

 

C’est la fin des années 1970 (« l’époque était bénie »), auxquelles il est fait de nombreuses références (« fraîcheur de vivre Hollywood chewing-gum », «Ils ont les yeux couleur menthe à l’eau et le cœur grenadine »), qui sert d’arrière-plan temporel à ces treize nouvelles, chacune relatant un épisode de la vie copieusement amoureuse d’un jeune garçon « à l’imaginaire sensiblement romanesque » esquissée dans l’anonymat d’un « il » dont nul n’est dupe, le tout formant un ensemble d’une grande cohérence, couronné par la dernière histoire qui, sortant du cadre spatio-temporel des douze premières, projette l’adolescent dans sa vie d’homme et dans de nouveaux paysages pour mieux composer le livre en un système où chaque nouvelle est l’élément d’une mosaïque formant un tout, formant un sens. Les Rivières en effet ne sont pas une simple juxtaposition de textes constituant un recueil, mais bien plus une sorte de roman de forme originale, sans réelle focalisation diégétique, organisé en leitmotivs et dont le mouvement se développe fluidement du plus joyeux au plus mélancolique, du plus frivole au plus profond, selon le résumé programmatique qu’en fait d’ailleurs Villemain dans les toutes dernières pages : 

 

Plonger dans le passé redonne un peu d’allure à ses vieux jours. Tout y passe, jusqu’à ses amours enfantines. Alors le voilà qui parle au présent. Il dévale une piste de ski dans sa combinaison jaune et vole au secours d’une petite fille éplorée en bord de la piste, et puis il y a cette gamine, au bal, qu’il n’a jamais pu embrasser parce que ses grands frères le menaçaient, ou cette drôle de petite paysanne qu’il aidait aux travaux de la ferme ; et cette autre, une petite Hollandaise croit-il se souvenir, avec qui il aimait cueillir des fleurs dans la montagne et qu’il ne put sauver de la noyade.

 

*

 

Amours enfantines, oui : c’est bien là ce qui fonde l’unité du livre. Encore faut-il savoir de quoi on parle, le terme et sa définition n’allant pas de soi, ou chacun s’en faisant sa propre idée tant que l’expérience n’est pas passée par là : 

 

« C’est l’amour, qu’est-ce que tu crois !
– Je crois pas, non. C’est pas ça l’amour. »

 

Qu’est-ce donc qu’aimer quand on est collégien, et que de l’amour, dont on ressent si fort la nécessité, de cet amour qui vous taraude, on sait si peu de choses entre dix et quinze ans ? Peut-être est-ce, dans la relation qu’on entretient avec autrui, – et cela, on l’apprend en l’éprouvant, dans une manière de sensualisme –, des cinq sens, privilégier la vue, le toucher, l’odorat, comme dans cette scène où 

 

Elle veut bien qu’ils se déshabillent mais sous les draps, ne veut pas trop qu’il la voie. Pas grave, il la sent. La tiédeur veloutée de ses cuisses, la fraîche rondeur de sa petite poitrine, son odeur lointainement citronnée, et cette chaleur partout sous les draps qui irradie de sa chair.

 

– empire des sens, pourrait-on dire, où la volonté d’« elle » ne fait guère obstacle aux sensations de « il».

 

Il est là, cet « il » qui zyeute ailleurs autant qu’il peut cette autre fille 

 

entièrement nue [qui] se lave à l’eau claire qui sort par jets doux et réguliers du tuyau d’arrosage et dépose sur son corps, infimes cascades, toute la fraîcheur de la nature – chaque goutte est une perle où la lumière se réfracte en d’innombrables arcs-en-ciel miniatures

 

au point d’en être « tétanisé » et de poétiser l’événement, la vision virant à l’image, microcosme et macrocosme se confondant dans la pupille : le monde de l’amour est un monde baroque et fusionnel. Le grand jeu est d’ailleurs d’occulter le regard pour mieux l’aviver, mieux faire sentir la présence espérée mais inattendue : « Jointes en bandeau, deux petites mains fraîches qui lui couvrent les yeux. Il se retourne : elle est là ». Et « il » est là aussi qui palpe avec quelque maladresse, dans un geste primaire et réciproque, le corps de l’autre : 

 

Ils se touchent la peau à la manière des singes, les yeux grand ouverts, étudiant leurs cartographies intimes du bout des doigts ou plaquant l’entière paume de leur main sur le visage de l’autre, épousant, palpant les courbes, les inflexions, les douceurs insoupçonnées de leur squelette. 

 

Et quand ce n’est pas son corps qu’il éprouve sous ses paumes, ce sont ses cheveux 

 

si longs que sa main vient s’y emmêler, que sa main vient s’y embrouiller, alors il y voit un mauvais présage, un avertissement, peut-être une remontrance

 

parce que, dans ce monde inconnu qui se révèle et que l’on déchiffre vaille que vaille, tout, forcément, fait sens, se lit comme on déchiffre un mystère.

 

Mais c’est avant tout « l’odeur troublante de l’amour », telle qu’en exergue Jean Ferrat l’annonce, qui mobilise l’être entier du jeune héros : innombrables, dans le texte, les occurrences du vocabulaire lié à l’odorat, sans doute parce que l’odeur est, comme le dit dans ses Fragments le poète Ilarie Voronca (« Par [l]es [autres] sens on va vers le monde, on cherche ses contours, on s’arrête à sa surface. Par l’odorat au contraire, le monde vient à nous, nous pénètre, entre en vous. ») l’odorat est le sens le plus profond, celui qui nous comble d’une présence (comme, eût-on dit jadis, de cet enthousiasme qu’on a pu traduire par inspiration), et ce, quelle que soit la fragrance qui nous obsède :  

 

Qu’est-ce qu’il l’aimait, son odeur de petite paysanne. Il aimait qu’elle sente la vache, le lapin, le chien, cette odeur de bête entremêlée de fumier, de paille et de crottin, des potages de sa mère aussi, poireau, navet, céleri, et du jambon crocheté au mur à côté de l’antique vaisselier de famille. Une odeur qu’on aurait dit vieille comme le monde. 

 

Il y avait des rivières infranchissables est ainsi un texte plein d’odeurs, le texte d’un nez sensuel, « capable de flairer » jusqu’à l’absence de neige à la montagne et tout ce que le monde peut receler de parfums :

 

À l’intérieur ça sent le sommeil encore, le confiné, le café moulu du matin, la lessive et la semelle de godasses ; les murs du couloir sont d’un jaune sale, humide, des poils de chien plein la moquette. […] Et puis les odeurs : celles des vaches qui passent matin et soir sous sa fenêtre, le crottin de quelques rares chevaux, le grain des poules que l’on sème à la volée, le fumet du gibier, l’arôme un peu sec de l’ortie venue se mêler aux pâquerettes, entre les tombes du cimetière mitoyen avec la maison.

 

L’amour, c’est donc ça : une exaspération des sens qui, redécouverts à la faveur de quelque effleurement de peau, condensent le monde dans le rien du « bouquet mentholé de la terre fraîche », dans « l’odeur chaude et pleine d’une pièce immense au dallage sombre et sévère. » Le bonheur, chez Villemain, est un paroxysme sensoriel – il y a du Stendhal, autre fou d’Italie, chez cet homme, quand, dans cette ultime et magnifique nouvelle qui se déroule à Venise et sert d’épilogue à ses Rivières, il évoque 

 

[l]e bonheur […] de pouvoir prendre son café sur les Zattere devant l’eau qui miroite, grignoter son croissant chaud garni de crème pâtissière en tendant l’oreille aux premières rumeurs du commerce des hommes et en observant les innombrables nuances dont le soleil qui finit de s’étirer dans le ciel jaspe le canal.

 

Il suffit de se figurer la scène pour concevoir comme tout, des mains, du nez, des yeux, de la langue et des oreilles, est engagé dans cette globalité sensible que peut être pour l’auteur un simple petit déjeuner pris sur les quais de la Giudecca.

 

*

 

On le comprend aisément à travers les exemples donnés : si Il y avait des rivières infranchissables se veut un hymne au sensible et, malgré parfois la cruauté de la vie, à la beauté et à la bonté du monde, il faut que le texte soit servi par une langue qui puisse exalter ce qui est sensible, et beau, et bon. À cette exigence, Marc Villemain répond par, je l’ai dit d’emblée, une écriture dont la prose compte aujourd’hui peu de spécimens : qui écrit, de nos jours, des phrases comme celle-ci :

 

Il dit que, dans son cœur, c’est comme si des petites framboises y faisaient de la balançoire. Il dit que pour lui c’est une image du bonheur, ça, d’imaginer des petites framboises, toute une famille de petites framboises faisant sur son cœur de la balançoire

 

ou comme cette autre, quasi virgilienne : 

 

[Ils] se remettent en marche, enveloppés de douceur et de nuit, infimes sous le ciel infini. 

 

Il faut, me semble-t-il, creuser profondément dans la littérature publiée de nos jours pour y trouver de telles pépites que seuls des esprits chagrins trouveraient surannées, leur préférant sans doute ce rendu stylistique mal digéré régurgité un peu partout – comme si brutaliser la langue était le gage de la modernité. La prose poétique de Marc Villemain, toute de douceur et de tendresse, telle qu’on la lit dans Il y avait des rivières infranchissables, est à situer du côté de celles, de même exigence, d’un Franck Bouysse, d’une Emmanuelle Pagano, d’une Sylvie Germain, pour ne citer que quelques-unes des grandes et belles voix françaises contemporaines. Raison de plus pour, cette prose, la signaler et la saluer – je dirais même : la magnifier.

 

Lionel-Édouard Martin
Lire l'article sur le site de Lionel-Edouard Martin.

24 mai 2017

THÉÂTRE : Histoire du soldat, de Ramuz et Stravinsky

 

 

Sitôt que Claude Aufaure, assis sous quelques rameaux derrière une table d'écolier, a ouvert la bouche, sitôt qu'il a fait entrer au pas cadencé la troupe des musiciens et leur chef (ce jour-là le jeune et enthousiaste Loïc Olivier), on sait déjà que c'est gagné. On le sait parce qu'Aufaure n'a pas son pareil pour donner vie à un texte, parce que sa présence, son regard, sa voix illuminent immédiatement l'espace, mais pas seulement. On le sait aussi parce qu'on saisit très vite combien comédiens et musiciens ont su désosser et s'approprier l'étrangeté capricieuse du verbe de Ramuz, et cette sensation troublée, impétueuse, que distille toujours la musique si peu consensuelle de Stravinsky. Ce dont il faut d'emblée les complimenter : la chose n'a pas dû être si aisée.

 

Inspirée d'un conte d'Afanassiev, Le Soldat déserteur et le Diable (que l'Avant-scène théâtre a la bonne idée de joindre au livret), le texte de Ramuz raconte l'histoire d'un jeune soldat (le doux Fabian Wolfrom) qui, rentrant de la guerre, vend son violon (son âme) au Diable (le frétillant Licinio Da Silva) en échange d'un livre qui pourrait lui apporter la fortune. Ce qui se produira bel et bien mais se paiera fort cher, comme de bien entendu. 

 

Créée dans des conditions particulières, puisque Stravinsky fuyant la révolution russe de 1917 a trouvé refuge en Suisse (là où, donc, il fera la connaissance de Ramuz), la pièce a maintenant un siècle presque jour pour jour. Or ce qui me frappe d'emblée, outre l'ingéniosité de la mise en scène (trois comédiens, sept musiciens et une danseuse dans un espace aussi restreint, c'était une gageure !), c'est son immédiate modernité. La langue de Ramuz, accidentée, espiègle, qui de son temps fut autant admirée que décriée, rapport notamment aux libertés qu'elle prenait avec la syntaxe officielle, épouse à merveille la musique syncopée, sarcastique et pour ainsi dire argotique de Stravinsky, lequel s'amuse à entremêler les genres en déclinant une musique de bâteleurs, timbres populaires mais harmonies mouvementées. Peut-être d'ailleurs la sensation de modernité que j'éprouve est-elle trompeuse et devrais-je seulement parler d'atemporalité. Car c'est bien un continuum humain qui nourrit cette re-visitation du mythe faustien, déployé ici derrière le rideau noir de la guerre et dans les manières d'un théâtre ambulant aux réminiscences parfois médiévales. Je fiche d'ailleurs mon billet que, dans un siècle, texte et musique auront traversé le temps sans le moindre dommage. Sauf à avoir d'ici là réglé le vaste problème de la relation entre la fortune et le bonheur, ou disons de l'être et de l'avoir - ce dont il ne serait pas illégitime de douter, et assez fortement avec ça, le conflit étant niché au coeur de la condition humaine et valant probablement de toute éternité.

 

 

Cette étonnante petite troupe parvient donc, en à peine plus d'une heure et sans le moindre temps mort, à nous emmener là où exactement sans doute Ramuz et Stravinsky voulaient nous emmener : dans un temps dont nous avons assurément oublié les manières mais dans un monde dont nous comprenons bien vite à quel point il est resté le nôtre. Humain on ne peut plus, ce monde, soumis au tiraillement entre nos aspirations immédiates et l'absolutisme de nos visions, entre la nécessité de survivre, le goût de vivre et la présence en tout chose d'une poésie qui se dissimule à nous. Si les musiciens jouent parfois un peu fort (mais il est vrai qu'il faut tout de même marier une contrebasse, une clarinette, un basson, un cornet, un trombon et des percussions dans un espace on ne peut plus réduit), ils font montre, outre leur talent, d'un authentique plaisir à se faire les complices de ce mimodrame peu ordinaire. Quant aux comédiens, il n'y a vraiment rien à en redire. Fabian Wolfrom campe avec justesse un soldat un peu candide encore, plein de fougue et de nobles valeurs, les mimiques et les virevoltes de Licinio Da Silva portent sur scène juste ce qu'il faut d'énergie et de drolerie, enfin Claude Aufaure se montre très à son aise pour se faire lyrique avec malice, exciter ce qu'il y a de poétique dans l'émotion aussi bien que nous soutirer un sourire amusé. Une réussite, vous dis-je.

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Mise en scène : Stéphan Druet Direction musicale : Jean-Luc Tingaud
Chefs d'orchestre : Olivier Dejours et Loïc Olivier (en alternance)
Avec : Claude Aufaure, Licinio Da Silva, Fabian Wolfrom et l'Orchestre-atelier Ostinato

Jusqu'au 16 juillet au Théâtre de Poche-Montparnasse

10 décembre 2015

Henry Bauchau - Les années difficiles, Journal 1972/1983

 

 

Le mal-être au monde

 

Pour rester à l’écart (et comprendre en quoi cela peut être nécessaire) des petites modes et autres afféteries contemporaines, il faut savoir revenir, régulièrement, à Henry Bauchau.

Né en 1913, Bauchau aura patienté quarante-cinq ans pour publier un premier recueil de poésie (Géologies, en 1958, chez Gallimard, qui d’emblée reçut le prix Max-Jacob). Mais c’est bien jusqu’à la parution de L’enfant bleu, chez Actes Sud en 2004, donc à quatre-vingt dix ans passés, qu’il dut attendre avant qu’enfin son audience déborde d’un petit cercle d’admirateurs. Car attente il y eut bien, qui émaille d’ailleurs durement ce Journal des années 1972 à 1983. Ce qui n’est pas la moindre des surprises pour le lecteur habitué aux écrits retenus, intérieurs, humbles et pudiques de Henry Bauchau, et le découvrant ici souffrant d’un renom qui ne vient pas : « Il est une pauvreté que j’ai connue et supportée fort mal c’est la pauvreté de gloire. J’ai désiré la gloire. La gloire sportive, la gloire militaire, la gloire littéraire et je n’en ai conquis aucune. J’aimerais être découvert comme le fut Michaux ou percer comme l’a fait Tournier. Je voudrais jouer un rôle dans la vie littéraire et politique comme l’ont fait Camus et Sartre. Je n’ai même pu obtenir une réputation auprès d’un petit nombre comme Jouve ou Saint-John Perse. Je suis demeuré obscur et au lieu de faire de cela une grâce je n’ai su qu’en souffrir. Cette pauvreté qui m’a été donnée c’est précisément celle dont je n’ai fait qu’une blessure narcissique. » La notation est sans doute moins anecdotique qu’il y paraît — et pas seulement parce qu’on en trouve un grand nombre d’occurrences dans le Journal de ces années. Elle dit une chose aussi fondamentale que communément refoulée dès lors que l’on convoque les artistes, poètes et écrivains : nulle œuvre, fût-elle la plus pure, qui ne soit travaillée par quelque mobile insoutenable, quelque ambition crue, quelque scorie lancinante. Non en raison de je ne sais quelle appétence pour le clinquant ou la frime, mais simplement parce qu’il peut arriver que cette gloire-là soit à même de poser un onguent, même superficiel, sur de trop anciennes mélancolies, sur les solitudes subies, sur ce doute dont toute heure est étreinte. La raison, plutôt que la sagesse, vient sans doute avec l’âge, et c’est là aussi ce à quoi l’on peut décider d’indexer son existence : « il ne faut pas vouloir et laisser se faire, du fond du cœur, laisser se faire ce qui doit être. »

 

Lire sous la plume d'Henry Bauchau qu’il put se sentir aussi amer du silence que tant de ses livres rencontrèrent, de l’indifférence que leur opposa longtemps la presse, constater combien il a pu se sentir aussi envieux du monde, aussi désireux de s’y mêler, voilà qui est, au fond, assez réconfortant. Le sentiment sans doute est assez commun, mais il est chez Bauchau une entaille qui le ramène toujours davantage à lui et à ses béances. « Tristesse de n’être pas vraiment au monde, de n’être pas dans l’être et dans la totalité à laquelle j’appartiens pourtant », note-t-il en sachant bien, pourtant, que si le monde se refuse à lui, c’est aussi parce que quelque en chose en lui refuse le monde. « Ainsi le poète en moi sait la vérité mais l’homme de chaque jour n’arrive pas à la vivre » : voilà bien le lot de l’artiste, cet écart où le met la vie, et auquel, non content de devoir s’habituer, il doit puiser l’énergie et, pourquoi pas, le bonheur de sa création. Double et contradictoire élan qu’il peut ramasser d’un trait parce qu’au fond il se connaît bien : « Il est vrai qu’actuellement je ne puis trouver de vrai bonheur que dans la création. Je sais bien qu’à la racine il y a un besoin malheureux de justification. »

 

Ce besoin de justifier son existence taraude ces années difficiles. Difficiles parce que le labeur ne paie pas, parce qu’il faut écrire et qu’écrire n’est source que de contentements rarissimes, pour ne pas dire miraculeux, difficiles aussi parce que la vie a de ces tours prosaïques pour lesquels on n’est pas forcément fait : le manque d’argent, l’insuccès, la dépression – la sienne propre, celle de ceux qu’on aime –, la mort enfin, car en vieillissant l’alentour se vide. C’est à cet égard un journal très touchant, par moments poignant, qu’illuminent seulement quelques répits joyeux dans la création, dans les longues promenades ou la proximité du monde végétal ou animal (« J’aime vivre moi-même au milieu de toutes ces vies que je n’effraie pas »). Et bien sûr dans la fréquentation des oeuvres qui le marquent et le nourrissent.

 

L’on songera à Mao, dont il écrit que « comme tous les grands hommes il élargit le cercle des possibilités humaines », et auquel il consacrera une somme passée peu ou prou inaperçue, avant, des années plus tard, de considérer tout cela comme « un épisode de [son] autoanalyse. » L’on songe à Pierre Jean Jouve bien sûr, très présent, dans les moments les plus intimes et les plus douloureux. Pour ne rien dire de l’épouse de Jouve, Blanche Reverchon, « une seconde mère, une protectrice, contre le découragement, la solitude et la mort », et qui, écrit-il, l’a « ramené à [sa] vérité qui était d’être écrivain. » Maints témoignages attestent du caractère considérable de la personnalité de Blanche Reverchon, traductrice de Freud, et psychanalyste, donc, de Jouve, puis de Bauchau, qui la peindra dans La Déchirure (1966) sous lest traits de « la Sybille ». L’on voit passer aussi Ariane Mnouchkine, qui à l’époque s’acharne sur Molière et que Bauchau encourage et suit d’aussi près qu’il le peut. Mais l’on songera surtout à Simone Weil, que Bauchau lit, annote, discute, remâche, ressasse, à qui il écrit des lettres posthumes et à laquelle il revient indéfiniment, cherchant sans doute à y percer les mystères de sa propre foi et à étayer cette très intime conviction que « l’amour qui me manque est celui que je ne donne pas. »

 

Il faut prendre le temps d’entrer dans ce temps. Celui d’une vie dont on sent, comme dans ses romans, la forme très particulière de fragilité. Celui aussi d’une époque qui bascule, où Beaubourg sort de terre et ce faisant autorise l’art à ne plus rien dissimuler de son appétence consumériste, une époque où, sous les masques de Giscard et de Mitterrand débattant à la télévision, s’affrontent deux bourgeoisies, l’une qui s’éteint, l’autre qui monte. Et comme par un effet de levier, ou de contraste, l’écrivain revient à lui, aux fondations, à l’esprit de l’art et à l’injonction de s’y plier, dans l’écart du monde. Rappel, au passage, de quelques règles atemporelles : « Il ne faut pas en écrivant bâcler le projet initial, il faut lutter au contraire pour le garder, tout en cédant du terrain aux mots », dont l’espoir spirituel n’est jamais tu ; ainsi, « C’est toujours la même épreuve : affronter le réel, la pesanteur du monde et l’injustice avec l’arme en papier du poème. Pourquoi faut-il une arme ? Il faut que je parvienne à être sans armes, je n’y suis pas encore. » Être sans armes, c’est-à-dire accepter de se laisser déposséder, se défier de l’infatuation, accueillir ce qui doit advenir : savoir d’un savoir intime que « la tentation est toujours chez l’artiste de dépasser l’immaîtrisé, de dire au lieu d’être dit. » Et persister dans cet écart en quoi consiste la vie de l’esprit.

 

Henry Bauchau, Les années difficiles, Journal 1972/1983 - Actes Sud
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 22, janvier/février 2010
2 avril 2015

Avishai Cohen - Olympia, 1er avril 2015

 

D'Avishai Cohen, on a tout dit, tout écrit depuis longtemps : une star internationale, un enfant chéri du jazz, dont ce grand découvreur de Chick Corea mit le pied à l'étrier au milieu des années 90 (notamment en co-produisant son premier album, Adama). Depuis, connaisseurs et commentateurs avisés n'ont de cesse de louer l'inventivité de ce musicien hors-pair, la puissance et la vélocité de son jeu, le lyrisme et la rigueur de ses compositions, son énergie scénique ou la variété de ses sources d'inspiration, et qui a su, avec quelques autres (citons très arbitrairement Brad Mehldau, Tigran Hamasyan ou le regretté Esbjörn Svensson), donner un coup de jeune à l'art du trio. Aussi serai-je aussi bref que possible.

 

Plein à craquer, l'Olympia était assurément conquis d'avance. Mais Avishai Cohen, Nitai Hershkovits et Daniel Dor ont l'habitude d'être acclamés avant même d'avoir joué la moindre note : il en faudrait bien plus pour entamer leur concentration et leur plaisir, assez éclatant. La presque intégralité de From Darkness est déroulée, ce nouvel album qui d'ailleurs porte assez imparfaitement son nom, tant, même dans ses thèmes les plus élégiaques ou les plus nostalgiques, repose toujours une grande joie, quelque chose de continument énergique et lumineux. Aucun doute : sur scène, l'album est magnifié : les compositions studio, assez brèves pour du jazz, trouvent ici leur prolongement attendu. Des morceaux tels que Abie ou Lost Tribe, roboratifs, obsédants, frôlant la transe, sont évidemment taillés pour le live ; d'autres, plus retenus, plus intérieurs, y trouvent une fraîcheur autre : le très doux Ballad For an Unborn, sa très belle reprise de Nature boy, ou encore Smile, le thème que Charlie Chaplin écrivit pour Les Temps modernes, et dont Cohen nous dit qu'il est “la plus belle mélodie qu'il ait jamais entendue.” Succès assuré enfin sur le déjà ancien Seven Seas, gonflé d'énergie ; c'est qu'il y a aussi chez Cohen quelque chose (que l'on me pardonne...) de lointainement hard-rockeux, au point que parfois il semble presque headbanger (n'a t-il pas osé, d'ailleurs, une corne du diable en guise de ponctuation à un chorus de Daniel Dor ?) Tel est bien, d'ailleurs, l'esprit de tout power trio, qualification qui ne vient pas sans raison du rock : s'ils sont, cela va sans dire, au service de la musique, les musiciens le sont tout autant à l'égard du groupe. C'est, pour aller vite, une dimension orchestrale que ne cultivaient pas forcément les anciens trios de jazz, pour une majorité largement structurés autour d'un leader. Chez Cohen, les chorus sont incorporés, comme glissés dans la composition, chaque musicien en préparent le terrain ; ce sont presque des ponts ou des structures à part entière dans le morceau.

 

Une fois entre ses mains, la contrebasse d'Avishai Cohen n'est plus qu'un jouet. Il la soulève comme une vulgaire fourchette, la retourne, la saisit à bout de bras, la couche, s'emmêle autour d'elle : il en fait ce qu'il veut. Tout cela en parfaite entente avec Nitai Hershkovits et Daniel Dor, qui eux-mêmes rivalisent d'inventivité et déployent, chacun à sa manière, autant d'esprit et d'espièglerie qu'Avishai Cohen. Leur musique, finalement, se défie assez largement des genres et des registres ; l'éclectisme règne, les frontières semblent évaporées, pour ne pas dire inexistantes, ce qui les autorise à bien des facéties - et même un petit passage techno dans le chorus de Daniel Dor, grosse caisse marquée sur chaque temps. Il y a de l'humour partout, de la citation, une aptitude à jouer comme des gamins et, quelques instants plus tard, à rentrer en soi et à se laisser manoeuvrer par l'émotion. Bref, ceux-là n'oublient jamais que la musique est langage du corps autant que de l'âme, du moins qu'elle s'adresse d'abord aux sens ; si bien qu'entre eux l'on parlera moins de complicité que d'osmose.

 

Bien sûr, il y aura un rappel. Mais ce n'en sera pas un : il sera aussi long que chacune des deux premières parties. Avec l'autorisation, ici, de lâcher un peu les choses. Avishai se met au piano et bluese (joliment) Like a mother's child. On enchaîne avec une sorte de rumba du diable, improvisée, cathartique ; Cohen plus hilare qu'un gosse, renversant un tabouret de scène et jouant au percussionniste. Et puis cette version, très belle, d'Alfonsina y El Mar (hommage à la poétesse argentine Alfonsina Storni, retrouvée suicidée dans sa chambre de l'hôtel Mar del Plata), tant de fois chantée et reprise, dans tous les genres possible et imaginables - et ici magnifiquement interprétée par un Avishai Cohen dont la tessiture et la voix, toujours légèrement feutrée, tamisée, me fait parfois songer à celle de Sting. Enfin oui, quoi : c'était un concert exceptionnel.

 

Et puis, pour le plaisir, une version de Seven Seas, enregistrée à Marciac en 2014.

28 octobre 2012

L'écrivain, la peintre et le comédien : un soir au Sonneur

Toile de Michelle Auboiron


Les Editions du Sonneur affichaient complet, jeudi dernier, lors de la soirée organisée autour du premier roman de François Blistène, Moi, ma vie son oeuvre.

 

Tandis que Michelle Auboiron donnait en peinture son écho personnel au livre (avant de mettre la toile en jeu lors d'une tombola), Claude Aufaure, avec la verve qu'on lui connaît, en lisait quelques extraits.

 

Vous pouvez ci-dessous visionner le bref mais ingénieux montage réalisé par Charles Guy en souvenir de cette soirée.

 

 

2 mai 2016

Nicolas Cavaillès - Les huit enfants Schumann

 

 

“... ces petits animaux hantés qui n'évoluèrent que dans les jeux d'ombre et de clarté d'une forêt clairsemée, à la lisière du noir et du blanc, reproduisant malgré eux le chaos d'aspirations et de névroses que leur père avait magnifiquement échoué à ordonner, ces enfants ne s'appartenaient pas plus que les autres, marionnettes dénaturées de leurs géniteurs et du destin, poupées déguisées enfermées dans une maison close, ne jouant qu'avec les bibelots qu'on leur avait mis entre les mains, ne s'exprimant qu'avec les clichés dont on avait gâté leur cervelle affamée ; mais ils purent très tôt pleurer la perte de ce fragile état de non-appartenance à soi qui dans leur cas ne mua jamais, comme il l'aurait dû, vers l'invention de soi ; il ne leur resta plus dans cette impasse qu'à pleurer la force invisible et superbe qui les y avait conduits.

 

Avec Les huit enfants Schumann, Nicolas Cavaillès (prix Goncourt de la Nouvelle pour Vie de monsieur Leguat, prix Gens de Mer 2015 pour Pourquoi le saut des baleines), récidive dans cette forme brève dont il devient, au fil des livres, l'un de nos prosateurs les plus accomplis. Il s'intéresse cette fois, non pas tant au compositeur Robert Schumann, ni même à son épouse Clara, à propos desquels bien des choses déjà ont été écrites, qu'à ses huit enfants, héritiers malgré eux d'une mère que l'on savait déjà intraitable et d'un homme pour qui la musique était la vie même.

 

L'ouverture de ce texte est un peu étonnante, et même étonnamment potache pour un livre aussi sensible : y est en effet dressé un parallèle avec l'autre Robert Schuman (un seul n), père fondateur, avec quelques autres, de notre moderne Europe ; cela dit, je ne saurai en juger plus avant, puisque l'on croit comprendre, entre les lignes, que l'auteur pourrait prochainement s'intéresser à ce presque parfait homonyme... À suivre, donc.


Mais, bien sûr, l'essentiel n'est pas là. Car je serai assez tenté de dire que, comme en contrepoint à ces huit portraits, à ces huit destins singuliers (et souvent douloureux), c'est aussi et d'une certaine manière la figure d'un absolu artististique qu'esquisse Nicolas Cavaillès. Ce que l'on comprend en effet, en lisant ce petit livre que l'on sent écrit à fleur de peau, c'est non seulement qu'aucun des enfants Schumann n'a pu vivre en dehors de l'ombre du grand homme, mais que cette ombre même a recouvert presque entièrement leur existence - la présence souveraine, et c'est peu dire, de Clara, y contribuant assez fortement. La question posée, fût-ce en filigranes, est donc aussi de savoir si, pour un artiste de cette envergure, il est possible de vivre sous l'empire, voire l'emprise de son art, tout en prêtant attention à la trivialité de la vie, au prosaïque de l'existence, en veillant aux états d'âme ou tout bonnement aux besoins de son entourage proche : de vivre, pour le dire d'un mot, en bonne intelligence avec le commun. La question, qui vaut bien sûr pour tout grand artiste, musicien ou pas, semble atteindre son apogée avec Schumann, incarnation d'un romantisme à dominante mélancolique. Nicolas Cavaillès ne répond certes pas à cette question, que d'ailleurs il ne pose pas expressément, mais le lecteur ne peut sortir de ce livre sans ressasser l'imposante fragilité de ce colosse aux pieds d'argile, ni sans s'interroger sur le prix à payer d'un tel génie - pour lui-même et les autres, donc.

 

En sus de la belle empathie que manifeste Nicolas Cavaillès à propos de ces huit enfants déchirés entre l'admiration dûe au père et l'impossible invention de leur propre existence, et auxquels il parvient à prêter en peu de pages corps, voix et âme, en sus même de l'élégance très ferme, très sereine de son écriture, c'est aussi dans cet entreligne-là que réside la beauté profonde de ce petit livre - dont il n'est d'ailleurs pas interdit de sortir avec un léger sentiment de frustration, tant on se dit que la destinée de chacun de ces enfants pourrait à soi seule justifier un roman. D'autant que le livre s'achève sur un très bel épilogue, lequel (nonobstant une saillie peut-être pas tout à fait nécessaire sur un certain usage moderne de la musique), achève de donner à ce texte une ampleur, une richesse, une hauteur de vue dignes de tous les éloges.

 

Les huit enfants Schuman, de Nicolas Cavaillès - Editions du Sonneur
Mes recensions d'ouvrages des Editions du Sonneur, où j'officie comme éditeur, 
ne sont publiées que sur ce seul blog personnel.

15 février 2011

Rhapsody of Fire - Salle de l'Elysée-Montmartre (+ extrait vidéo)

IMG_0054Genre très en vogue depuis le début des années 1990, mais genre fort risqué tant il fait d'émules et peut inspirer de pâles copies, ce que l'on désigne sous le terme générique de metal symphonique était à la fête hier soir à Paris, dans la très belle et très historique salle de l'Elysée-Montmartre, qui y accueillait donc un de ses hérauts et piliers, Rhapsody of Fire.

C'est donc dans une ambiance bon enfant, mais un peu moins épico-folklorique que ce à quoi je m'attendais, que les Italiens de Vexillum ouvrent le bal, forts de la sortie de leur premier album, The wandering notes. En dehors de leurs kilts assez peu transalpins, rien de bien original à signaler. Compositions et orchestrations sont un peu attendues, le tout est solide et fluide. Et si Neverending Quest et Avalon, qui louvoie du côté de l'hymne, sont loin d'être désagréables, on ne peut pas dire que l'originalité soit une marque de fabrique ; moyennant quoi, il n'est pas interdit de s'ennuyer un peu. Mention spéciale tout de même à Dario Valesi, le chanteur, qui, outre une vraie gueule et une voix juste et bien en place, ne ménage pas sa peine pour occuper la scène. Que ne vont plus tarder à investir les Autrichiens de Vision of Atlantis, déjà jeunes-vieux routiers du genre, dans leur configuration traditionnelle à deux voix, celles de la nouvelle chanteuse, Maxi Nil, et de Mario Plank. J'avoue n'avoir jamais vraiment accroché à ce groupe, qui, lui aussi, me semble manquer un peu de personnalité, et dont les compositions m'ont toujours paru un peu lisses et téléphonées. Ils ont toutefois, sur scène, une vraie présence ; notamment Mario Plank, qui ajoute le supplément d'âme qui peut faire défaut à leur musique. Rien de désagréable dans les deux cas, donc, et, le genre étant ce qu'il est, des musiciens assez irréprochables, exécutants méthodiques et précis des plans-types de ce metal fortement orchestré.

IMG_0043Jusqu'au moment où résonnent la petite mélodie susurrée de Dar-Kunor et la narration fameuse et désormais rituelle de Christopher Lee : l'heure est venue d'acclamer Rhapsody of Fire. Ce dont nul ne se privera, tant la prestation s'est donc révélée à la hauteur, pour ne pas dire davantage, des attentes. Inutile de dire que le son est en tous points excellent : c'est là un impératif catégorique pour ce groupe si soucieux des détails. Triumph or Agony, puis cette petite perle miraculeuse qu'est The Village of Dwarves ouvrent ce set lumineux, professionnel mais jamais guindé, dopé au plaisir et à la gaieté. Pas fou, le groupe va allègrement puiser dans ses plus anciens albums, ceux-là mêmes qui ont inspiré tant d'autres après eux : Land of Immortals, Holy Thunderforce, Dawn of Victory, jusquau sublime, et final, Emerald Sword.

Ce que je redoutais le plus, c'était la voix de Fabio Lione, craignant que les productions ultra-léchées des albums du groupe dissimulent quelque hypothétique faiblesse. Eh bien, non. Non seulement Fabio Lione est un redoutable frontman, mais sa voix, fût-elle par moments soutenue par quelques effets, est vraiment excellente, très juste, jamais forcée, capable de bien des nuances. Très volubile, il a l'aisance des plus grands et n'est pas pour rien dans la qualité de la présence du groupe sur scène et dans l'incroyable énergie véhiculée. D'autant que, contrairement à bien des groupes du genre, Rhapsody est aussi capable d'apaiser un répertoire sans que jamais l'impression d'euphorie ne déserte ; on l'a entendu encore hier soir avec le magistral Lamento Eroico, où Fabio Lione parvient à rentrer en lui-même et à aller chercher une tessiture qu'il lui est peut-être moins naturelle.

IMG_0062Du dernier album, on retiendra bien sûr Sea of Fate, mais pas plus que On the Way to Ainor ou le terrifique Reign of Terror, magistralement servis par des musiciens hors pair. A l'instar de Patrice Guers, le bassiste (français), ancien du CMCN Nancy et du Musical Institute de Londres, et qui se livre à un petit solo où l'on est content de pouvoir distinguer (un peu) autre chose que du metal, ou même que du rock : le musicien n'admire pas sans raison Marcus Miller ou Marceo Parker. L'autre français, Dominique Leurquin, dont j'aime l'aisance, le retrait et la bonhommie, forme avec l'inévitable trublion Luca Turilli un couple de guitaristes vraiment prodigieux, assurant une rythmique très précise et déployant l'un l'autre quelques trésors mélodiques et virtuoses en solo. Quant à Alex Holzwarth, c'est peu dire qu'il participe de l'équilibre rythmique, réussissant l'exploit de ne pas tout écraser avec son jeu de pédale double ; sa petite séquence solitaire en ouverture de Dawn of Victory aura l'effet escompté.

Tout cela pour dire, fût-ce un peu succinctement, que Rhapsody a donné hier soir un concert de très haut vol, délivrant cette forme d'énergie joueuse, virtuose, lyrique, à la fois simple et théâtrale, qui est aussi celle du rock, et dont on n'était plus tout à fait certains de les savoir capables, leur tropisme symphonique se faisant toujours plus prégnant au fil des albums. Enfin ils ont montré que cette déclinaison typée du metal, dont on pourrait penser qu'elle peut faire courir le risque de la pompe et du kitch, fonctionnait parfaitement pour peu que ne soit pas perdu ce à quoi elle vient aussi puiser : le plaisir de la scène, et l'esprit du rock.

Vidéo : The Village of Dwarves (extrait)


The Village of Dwarves - Rhapsody of Fire

SETLIST :
 
- Dar-Kunor
- Triumph or Agony
- Knightrider of Doom
- The Village of Dwarves
- Unholy Warcry
- Guardiani del Destino
- Land of Immortals
- On the Way to Ainor
- Solo batterie
- Dawn of Victory
- Lamento Eroico
- Holy Thunderforce
- Dark Prophecy
- Solo basse
- Sea of Fate
- March of the Swordmaster
- Reign of Terror
- Emerald Sword

 

 

 

2 octobre 2014

Passage à Strasbourg (extrait vidéo)

 

Le lecteur trouvera ici un bref extrait vidéo de mon passage, le 26 septembre dernier, à la librairie Ehrengarth de Strasbourg, dans le cadre des "Bibliothèques idéales".

 

Je remercie Cathy Michel, Dominique Ehrengarth et Hervé Weill de leur sens de l'hospitalité et de leur bienveillance.


Extraits, critiques et commande de sur le site des Editions du Sonneur.

4 mars 2014

Nicolas Cavaillès - Vie de monsieur Leguat

 

 

Il y a chez Nicolas Cavaillès, dont cette Vie de monsieur Leguat est le premier roman, quelque chose qui n'est pas sans rappeler les humanistes de la Renaissance : une attention particulière à la nuance et à la précision - autrement dit une certaine éthique de la justesse -, la revendication de la liberté de l'esprit, un sens très assuré du Beau, une manière de donner de l'amplitude à la pensée et à la phrase, un refus de l'emphase et du tape-à-l'oeil, un certain détachement du monde aussi, modulé par une sensibilité particulière, pour ainsi dire pré-sociologique, au réel et aux manières de vivre des hommes. Bref, tout ce qui pourrait constituer le caractère de que l'on appelait naguère un gentilhomme, gentilhomme qu'à bien des titres incarne ce François Leguat, lequel ne connut donc jamais la postérité de ces grands explorateurs dont nous connaissons les aventures depuis l'école primaire, et qui pourtant vécut une vie comme on ne peut plus même imaginer qu'il fut possible d'en vivre. Je serai même presque enclin à voir dans ce prestigieux substrat humaniste ce qui, chez Cavaillès, le détourne de l'intention romanesque pure ; quelque chose qui pourrait dire, en substance : à quoi bon l'invention, quand la vie des hommes est toujours plus riche que toutes nos improbables chimères ? Il n'y a pas, ou peu, chez Cavaillès, l'envie de divertir, d'enchanter ou de faire rêver. Vie de monsieur Leguat atteste plutôt d'un désir de témoignage, de transmission, presque d'édification. Mais, Cavaillès sachant ce qu'écrire veut dire, son écriture, imagée, évocatrice, ferme et délicate, à la fois ample et épurée, finit par conférer à ce texte une sorte de gravité légère et presque euphorisante. De là sourd une tension, un cheminement, aussi peut-on dire, oui, que, de roman il est tout de même question - d'ailleurs qu'est-ce que le roman, sinon, aussi, cette force assez mystérieuse qui confère à nos mots les plus simples et à nos intentions les plus nettes la puissance des vies réinventées ?

 

De ce François Leguat, on ne sait, encyclopédiquement, qu'assez peu de choses, si ce n'est, donc, qu'il naquit français vers 1637 pour mourir londonien à l'âge de 98 ans (ce qui est déjà assez remarquable), qu'il fut, avec tant d'autres, chassé de France par la révocation de l'Edit de Nantes, qu'avec dix autres de ses compagnons d'infortune il prit les mers sur une petite frégate baptisée L'Hirondelle et que, comme en écho anticipé à l'Oceano nox que Victor Hugo n'a pas encore écrit (Combien ont disparu, dure et triste fortune ! Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune, Sous l'aveugle océan à jamais enfouis !), la plupart n'en revinrent pas. Vivant de peu, de rien, inventant une vie sur des îles parfois à peine plus grandes qu'un gros rocher, Leguat connut les fers, les maladies et toutes les dérélictions possibles de la chair, la trahison et la brutalité de ses congénères, l'adversité conjuguée de la nature et des hommes, avant de mourir dans les bas-fonds de Londres, où Cavaillès, sans doute ici un peu romancier, l'imagine, racontant une vie d'aventures aux pauvres bougres qui, à des heures indues et le ventre plein de mauvais alcools, l'écoutent peut-être, non sans distraction, un peu comme on prend plaisir à entendre un oiseau chanter dans sa cage. Trois vies en une, c'est ce que nous dit Nicolas Cavaillès de ce François Leguat, dont le portrait tout de courage et d'humilité, d'abnégation et de constance, de sagesse et de curiosité pour le monde, ne pourra que toucher le lecteur. Pas un roman, donc, ou pas tout à fait, moins encore une de ces chroniques voyageuses qui rendent le lecteur impuissant à distinguer entre le vrai et le possible, entre l'imaginable et l'improbable, mais, plus humblement et sans affectation, le récit très sensible d'une vie à la fois exemplaire et dramatique, héroïque et retirée, taraudée par l'appétence à la vie et le côtoiement incessant de la mort, et où pointe la belle et enchanteresse nostalgie des mondes éteints. 
 

Le prix Goncourt de la Nouvelle vient d'être attribué,
ce mardi 4 mars 2014, à Nicolas Cavaillès.
 

Mes recensions d'ouvrages des Editions du Sonneur, où j'officie comme éditeur,
ne sont publiées que sur ce seul blog personnel.

 

Nicolas Cavaillès, Vie de monsieur Leguat, Éditions du Sonneur

5 septembre 2013

Ahmet Gülbay / Notice du CD trio + New Morning

 

Je l'ai annoncé ici déjà, Ahmet Gülbay sera le 19 septembre prochain au New Morning pour présenter son nouveau quintet, le Paris Cuban Project.

 

Parallèlement, il vient d'enregistrer un nouvel album en trio avec ses  vieux complices : les frères Le Van, Christophe et Philippe, à la basse et à la batterie, auxquels s'adjoignent parfois Jean-Yves Moka à la guitare et Hervé Meschinet à la flûte.

 

Pour cet album comme pour celui enregistré avec le quintet, Ahmet Gülbay a eu la gentillesse de faire appel à mes services pour rédiger la notice du CD ; que l'on peut donc lire ci-dessous...

 

AHMET GÜLBAY TRIO
Qu'est-ce qu'on attend pour être heureux ?

 

Ce n’est pas faire injure au musicien, lui dont la trajectoire doit si peu à l’ordre académique, que d’avoir longtemps souri au pittoresque de cette crayeuse ardoise posée à même le trottoir de la rue Saint-Benoît, sur laquelle on put lire, pendant des années : ce soir – ahmet gülbay. Je vais être franc : pour ce qui est de l’actualité, ma tournure d’esprit était assez joliment inactuelle, aussi ce nom, Ahmet Gülbay, ne me disait-il rien. Bon, mais je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne pourront plus connaître : depuis, Saint-Germain semble triste et les lilas sont morts. Donc, c’est là, derrière l’humble ardoise, un certain soir de printemps, que m’entraîna celle que je ne pouvais pas (encore) me permettre de considérer comme ma femme. Le club s’appelait « Chez Papa » et nous y fûmes sitôt chez nous, deux fois plutôt qu’une arpentant les terroirs de Saint-Estèphe qui alors avaient notre prédilection – on ne dira jamais assez combien la langue du jazz est propice aux révolutions de palais. Quoique spontanément fringante, l’ambiance était encore bien tempérée, il fallait attendre que le clavier de l’Ahmet la mette. Et l’Ahmet en question, foin de fado, la mit facile, assis là, dos raide oscilla solo – il y avait là-dedans un peu de rumba d’Armando où je ne m’y connais pas.

 

Ahmet Gülbay tient à la fois du feu et de l’eau, du cancre et du romantique ; d’Alexandre (le Monty, pas le grand) et de Michel (Legrand, oui). C’est dire, puisqu’on parle d’ardoises, s’il en a une idée davantage bistrotière que scolaire. Son jazz d’ailleurs est assez buissonnier : c’est celui des chemins traversiers et autres flûtes du même acabit. Alors, son vieux copain Meschinet s’est échiné à souffler le vers pour qu’il puisse faire sa coquette gainsbourienne sur Une nuit – mais, admettons : chacun fait c’qui lui plaît, ainsi que l’enseigne la ritournelle. La liberté est une règle. Mais la liberté, qu’est-ce que c’est ? Une valse bien sûr, à commencer par celle des étiquettes. Là où d’autres s’échauffent à la conformité, Ahmet Gülbay s’enflamme à son bon plaisir. Qu’il prend partout, soit dit en passant et comme pour aggraver son cas : il n’y a pas de genres, il n’y a que de la musique : on en swinguerait sur l’air des lampions tant tout est bon pour l’amphion. D’ailleurs son Little boat a des réminiscences de Love boat : alors vogue la galère et que la croisière s’amuse. C’est son petit côté ricain, à Gülbay ; Gülbay qui s’emballe, qui s’en bat l’œil et sambalove à en devenir aussi rutilant que du Lalo Schifrin. Comme lui d’ailleurs (tiens tiens), il a au cinéma payé son bel écot – je les entends déjà, sur son petit bateau, vos chabadabada.

 

S’il y a du jazz dans ce que joue Ahmet Gülbay, c’est parce que le jazz lui donne la liberté de ne pas chercher à en jouer. On est ici comme dans la vraie vie : ce qui compte, c’est l’intention. La sienne est de trouver sa ligne mélodique comme d’autres pourchassent leur ligne de vie au creux de la main. C’est plus fort que lui, tous ceux qui l’ont vu sur scène le savent : il attendrit l’existence. Témoins, ces orchestrations solaires (Sambalova) et ces airs fluets (Adeos) qui, soyez-en sûr, auraient reçu l’agrément d’un Jobim ou d’un Petrucciani. L’aérien le dispute au matériel, le volage au sentimental, le désir au souvenir : Ahmet Gülbay met le doigt sur sa part sensible. Le bougre est véloce mais c’est avec le cœur et à l’oreille qu’il joue, question d’hygiène autant que d’éthique : des travées de l’existence, il s’agit toujours de rapporter la part tendre, facétieuse, éphémère aussi, puisque, décemment, on ne peut être heureux continument. Tout au plus peut-on s’y efforcer, et c’est bien ce qui s’entend chez lui : les petites modulations espiègles, les phrases appuyées comme des clins d’œil, les moments de langueur feinte, les explosions de joie, tout ce maelström dont il fait l’ordinaire de son discours ne va pas sans que l’histoire n’ait sa morale. Ray Ventura ne se retrouve pas par hasard allongé au beau milieu des plages. Et Gülbay qui rigole et racole comme un ado hard bopper, avec l’air de nous dire : alors, qu’est-ce qu’on attend ?

 

La page du concert sur le site du New Morning

2 juillet 2013

Salle Pleyel : Keith Jarrett / Gary Peacock / Jack DeJohnette

 

Il n'y a plus guère d'utilité, je le sais bien, si ce n'est pour témoigner et témoigner encore de son plaisir et de son admiration, à écrire le moindre et quelconque article sur un concert de Keith Jarrett : pour s'en tenir à ce seul trio de légende, voilà trente ans que la messe est dite, et Internet regorge de dizaines de milliers de recensions, toutes plus éclairées les unes que les autres, plus savantes, plus admiratives, fût-ce secrètement, lorsque, pour tel ou tel mobile, l'auteur décide d'aller chercher des poux au génie — car je tiens pour acquis et, au sens le plus étroit du terme, indiscutable, que nous avons affaire à un génie. Mon fils, onze ans, me dira peut-être, un jour, si j'ai eu raison de l'emmener écouter ce musicien qui impressionne tant son père : pour l'heure, je dois bien admettre qu'il a dû se sentir un peu perdu dans cette salle où il n'est pas un spectateur dont l'oreille ne soit aguerrie et conquise. Et moi de tenter de lui expliquer à quel moment le trio improvise, ce qui se passe lorsque Jarrett se lève, qu'il tourne autour de son piano, s'efface un instant derrière le rideau, trépigne, chante, se cabre, lorsque les musiciens se regardent, bref ce qui se passe sur scène. Or il se passe, sur scène, ce qui se passe toujours avec ces trois-là : lumière éteinte, silence déjà presque parfait, public en attente, aux aguets, et c'est long, cela dure bien deux minutes, peut-être davantage, il ne se passe rien, et c'est, comme me le souffle justement à mon oreille le pianiste Ahmet Gülbay, déjà de la musique. Il a raison : tout est noir, seuls le piano, la contrebasse et la batterie sont éclairés, rien ne se produit, et les musiciens, derrière le rideau, sont déjà bien sûr en concert. Ils arrivent par un des côtés de la scène, l'un après l'autre, Jarrett fermant la marche, comme toujours, tonnerre d'applaudissements, puis se positionnent au centre, saluent en s'inclinant, suivant leur rituel, enfin prennent place derrière leurs instruments, avec toujours cette même et nonchalante élégance.

 

C'est le moment où il se produit avec Keith Jarrett ce qui ne se produit qu'avec peu de musiciens : si l'on fermait les yeux, si l'on ignorait tout de ce qui se tramait là, on saurait, dans l'instant, exactement, qui joue. Car c'est du toucher de Keith Jarrett, je crois, que l'on tombe d'abord amoureux, de ce toucher qu'il polit jusqu'à l'obession depuis cinquante ans. Et de son phrasé bien sûr, de cette déclamation par vagues et cheminements, de ces phrases qui n'en finissent plus de tourner autour de la note, déployées, étirées, et que traverse toujours le même chant profond. Ainsi est Jarrett : entièrement musique. Ce pourquoi sans doute il tourne le dos au public : non parce qu'il ferait sa diva caractérielle, comme les imbéciles aiment à en répandre l'idée, non, même, je crois, en vertu d'une sorte d'ultime hommage à Miles Davis, mais parce qu'il me semble avoir besoin de se protéger, de n'être présent qu'à lui-même et à son groupe, d'avoir le sentiment de ne jouer que pour lui - meilleure façon qui soit d'honorer la musique, donc le public. All of You donne le ton, Answer me, on enchaîne les standards, Woody'n You sur des braises, un I've got a crush on you, que Sinatra rendit populaire, à vous faire dresser le poil, When I Fall In Love, dont le thème ce soir est exposé quasiment à l'identique de ce que l'on peut entendre sur ce chef-d'oeuvre d'album qu'est Still Live.

 

Trentième anniversaire du trio, donc — 2013 étant aussi le quarantième d'un autre grand disque, solo celui-là, de Keith, le Bremen Concert. Trente ans à parcourir les salles du monde entier, puisque ces trois-là se font fort de ne plus s'enregistrer qu'en public, dans un mouvement et avec un désir toujours éclatant de liberté, au point qu'aucune playlist n'est jamais décidée avant concert : aux souverains Gary Peacock et Jack DeJohnette, une fois renseignés sur la tonalité, de monter dans le train que Jarrett a lancé. C'est, bien sûr, chaque fois, une leçon de musique — à côté de moi, Ahmet admire la qualité exceptionnelle de ce legato sans pédale — mais c'est aussi bien plus que cela : ce qui fait plaisir, c'est leur plaisir à eux, renouvelé chaque soir ou presque, on les voit gourmands de sensations, désireux de se surprendre, presque farceurs ; et puis il y a ces fameuses ballades, surchargées d'intensité, d'une émotion tellement tendue qu'on pourrait dire qu'elle n'en finit pas de quêter sa résolution — sa délivrance ; l'intensité est comme tenue à bout de bras, on hésite entre libération et tension, tout respire énormément, chaque note est allongée, oxygénée, l'épure laisse de la place à chacun - et tout Pleyel est comme dans une bulle.


On a cru qu'il n'y aurait pas de rappel, les trois ont salué, Jarrett a sitôt pris la poudre d'escampette, mais voilà, le public était là, debout comme un seul homme, n'en finissant pas d'acclamer. Alors ils sont revenus, puis c'est DeJohnette qui a fait un signe à Jarrett, lequel, encore une fois, s'en allait, alors on l'a eu, le deuxième rappel, jusqu'au troisième, puisque Pleyel ne s'arrêtait plus de clamer son admiration, et c'est Jarrett cette fois qui a repris la main. Anniversaire oblige, il lança cette cadence légèrement hypnotique, ce tempo faussement lancinant de God Bless the Child, sur lequel, donc, se refermait l'album qui lança le trio, en 1983.

 

Démonstration n'était plus à faire, mais qu'il fut bon de vérifier sur scène que ces vieilles chansons du music-hall, ces vieux airs de Broadway, toute cette musique populaire d'avant le rock'n'roll, continuent leur chemin et, surtout, puissent encore donner lieu à autant d'inventivité, de trouvailles, d'engagement. Il y a quelque chose de rassurant, oui, à constater que de tels musiciens trouvent en ces thèmes aux lignes simples matière à la musique la plus libre et la plus élaborée ; car c'est ainsi que se transmet le jazz — et, avec lui, une certaine idée de la musique.

31 mars 2024

Pauvre Bitos - Jean Anouilh / Théâtre Hébertot

 

 

 

Ah, mais quel authentique petit moment de bonheur que cette adaptation !, par Thierry Harcourt, de la pièce de Jean Anouilh, Pauvre Bitos ou le Dîner de têtes. Et quelle joie, une joie sans réserve aucune, de pouvoir applaudir à tout rompre le phénoménal Maxime d'Aboville — allègrement soutenu par ses comparses — dans les habits de Robespierre. Évidemment, on aurait aimé être là en 1956, quand Michel Bouquet, qui avait expressément demandé à Anouilh de lui créer le rôle, l'interprétait. Mais d'Aboville, vraiment, laisse sur le public une impression très vive et admirative. Cela dit, je serais coupable de ne pas évoquer aussi le nom du (toujours) excellent Francis Lombrail (Mirabeau), ou encore d'Étienne Ménard, gaillard interprète de Danton. Le texte est évidemment remarquable, la langue belle, maligne et nerveuse, et sa mise en scène, légère, ingénieuse, se passe de tout argument spécieux. On imagine sans peine ce qui, en son temps, dix ans après la guerre et dans les miasmes de l'Épuration, put susciter le scandale, sans que le succès de la pièce s'en trouvât jamais altéré.

 

Pauvre Bitos ou le Dîner de têtes, de Jean Anouilh
Mise en scène : Thierry Harcourt - Théâtre Hébertot

10 octobre 2006

Nathalie Ménigon, coupable à vie éternelle

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À ceux qui estiment (ils sont nombreux, à en croire les enquêtes complaisamment diligentées) que la justice de ce pays est excessivement clémente, qu'elle fait la part trop belle aux escrocs, aux violeurs de petites filles et aux massacreurs de vielles dames, bref les salauds génériques dont ont besoin l'ordre civilisationnel pour se maintenir et une partie de la classe politique pour fidéliser ses ouailles terrorisées, il faut parfois tirer un peu les oreilles (afin de pouvoir y gueuler plus à notre aise et y faire entendre quelques bruits d'eau un peu différents).

Dans un très remarquable mouvement d'indépendance idéologique qui ne troublera que les benêts et les sceptiques, le Parquet de Paris s'est donc prononcé contre la demande de suspension de peine pour raisons de santé de Nathalie Ménigon, ancienne membre d'Action Directe (précisons toutefois, à la décharge du Parquet, que la loi lie celui-ci aux conclusions de deux expertises contradictoires qui, lorsqu'elles aboutissent à de semblables conclusions, s'imposent à lui ; ainsi ai-je en tête ce cas, que l'on m'a rapporté, d'un détenu atteint concurremment d'hépatite C, du sida, de neuropathie aggravée et de tuberculose, et dont les experts ont considéré que l'état n'était pas incompatible avec l'incarcération : tout juste ont-ils regretté que les escaliers de la prison l'empêchaient d'accéder au parloir avocat...). Bref. Les moins informés seront sans doute heureux d'apprendre que Nathalie Ménigon, quarante-neuf ans, condamnée à deux reprises à la réclusion criminelle à perpétuité assortie d'une peine de sûreté de dix-huit ans, est partiellement hémiplégique. Le précédent de Joëlle Aubron (comparse de Nathalie Ménigon, pour utiliser le vocabulaire vicieux de la grande presse), qui était atteinte d'un cancer et avait pu bénéficier in extremis d'une suspension de peine pour décéder moins de deux ans plus tard à l'âge canonique de quarante-six ans, n'aura donc pas fait d'émules.

Si je comprends bien, il semble que ledit Parquet et/ou les experts qui y sont attachés considèrent donc, de deux choses l'une :
- soit que l'hémiplégie dont est atteinte Nathalie Ménigon n'est pas grave, en tout cas bien moins grave que le cancer de Joëlle Aubron, et que les soins prodigués en prison sont d'une qualité telle (c'est bien connu) qu'on puisse en conscience l'y laisser (mourir) ;
- soit que Nathalie Ménigon constitue, nonobstant son hémiplégie, un tel danger pour la cohésion du pays très républicain qu'il ne saurait être question de la libérer et, ce faisant, faire courir à la France le risque d'une guerre civile.

L'argument est partout entendu, mais au moins a-t-il le mérite de l'évidence : une partie de la justice considère donc que Nathalie Ménigon demeure un danger public (au moins) plus important que Maurice Papon en son temps, condamné comme chacun sait pour complicité de crime contre l'humanité et libéré pour raisons de santé. Étonnamment, la fameuse "jurisprudence Papon" semble trouver en France bien peu d'occasions à s'appliquer, alors même que des centaines de détenus souffrent de maladies dont tout un chacun sait bien qu'ils en mourront - qu'ils en crèveront serait plus juste.

Il est heureux que le Parquet n'ait pas tous les pouvoirs - quoiqu'il y aspire. Reste donc au juge d'application des peines à rendre sa décision : rendez-vous le 24 octobre. Jusque là, la France terrorisée peut dormir sur ses deux oreilles. Après...

16 avril 2008

THEATRE : La Mégère Apprivoisée - Shakespeare

Sans titre

La mégère apprivoisée, de William Shakespeare.
Mise en scène d'Oskaras Korsunovas. Comédie française, salle Richelieu.

Nous nous apprêtions donc ce dimanche à une distraction de qualité, un moment un peu léger, peut-être un tantinet exubérant : c'était compter sans le génie particulier d'Oskaras Koršunovas, qui aura donc transformé cette comédie un peu badine de Shakespeare, qui plus est dotée d'un texte qui n'a en soi rien d'exceptionnel, en une fantastique leçon de mise en scène. Prise au pied de la lettre, La Mégère Apprivoisée s'apparente à une sorte de marivaudage avant l'heure (preuve, s'il en fallait, de la malléabilité et de la modernité de Shakespeare), un de ces sujets parfaits dont Guitry aurait pu faire son miel avec moult friponneries : une jeune fille acariâtre et farouche (Françoise Gillard, la mégère) que son père (Alain Lenglet) cherche à marier, une cadette séduisante (Julie Sicard) qui ne peut décemment convoler avant que son aînée n'ait daigné s'intéresser aux hommes, et une panoplie de mâles, donc, tous jeunes et fortunés, tous secondés par des serviteurs qui sont autant de complices, tous plus désireux de séduire la cadette, et tous acculés à élaborer un stratagème qui permît préalablement de marier l'aînée... Subterfuges savants, tromperies, roueries, mauvaise foi, petits coqs misogynes et appât de la dot bien sûr, tout est bon pour parvenir aux fins escomptées ; une pincée de morale, et tout finit pour le mieux : l'amour a des ressorts aussi inestimables qu'imprévoyables.

L'énergie déployée par les comédiens, tous remarquables (n'était le jeu parfois un peu raide de Françoise Gillard), conjuguée à une mise en scène débordante d'inventivité, transforme la pièce en un spectacle déluré, une quasi-chorégraphie, virevoltante et physique au point d'en être parfois épuisante. Au passage, Oskaras se paie le luxe de résoudre la quadrature du cercle en ne laissant de côté aucun détail sans que jamais les comédiens ne donnent l'impression d'être contraints dans leurs mouvements ou leur expression ; c'est une des meilleures preuves que cette mise en scène est une réussite : elle peut donner l'impression d'un joyeux bordel improvisé quand tout y est millimétré. Aucun rôle principal ne s'imposant d'évidence, chaque comédien peut déployer son énergie et donner libre cours à son inventivité propre ; à cette aune, Pierre-Louis Calixte semble aussi à l'aise, et en vérité aussi génial qu'un renard lâché dans un poulailler. Son tropisme grimaçant, peut-être un tout petit peu excessif dans la représentation (toutefois remarquable) qu'il donne parallèlement de la pièce de Jean-Luc Lagarce (Juste la fin du monde, recensée dans ce blog le 16 mars dernier), trouve ici son terrain naturel d'élection, et il est parfois difficile de détacher les yeux de ce comédien décidément charismatique.

Reste que si l'on sort un peu knock-out de ces trois heures explosives, et si l'on ne peut qu'admirer l'incroyable travail scénique, ce n'est faire injure à quiconque que d'exprimer une petite frustration,  pour l'essentiel afférente au texte et à ce qu'il visait. Non, on l'a dit, qu'il fût d'une particulière et exceptionnelle tenue, mais le plaisir assez vitaliste au spectacle laisse un peu de côté certains élans qui, sans être dramatiques, n'auraient peut-être rien perdu à ce que l'on ménageât quelque pause dans cette joute roublarde, verbale, et pécuniaire autant que sentimentale. Ainsi le procédé du théâtre dans le théâtre, puisque ce vaudeville est censée être joué devant un homme ivre qui croit qu'il rêve alors qu'on le manipule, court-il le risque d'être un peu artificieux, n'étant que superficiellement étayé pendant la représentation. Moyennant quoi, le spectateur oublie peu à peu la dimension onirique, toujours importante chez Shakespeare, et tend à se défaire du trouble qui s'installa à l'ouverture du rideau entre le songe et le réel. En revanche, la mise en scène est très habile pour suggérer la dualité des personnages, la part éminente du jeu dans la fabrication de leur identité, cette vaste et perpétuelle comédie, au fond, à laquelle la vie nous oblige.

Le parti pris de l'effervescence et de l'ivresse est indiscutable en soi et, pour peu qu'on s'y prête, alors il n'y aura plus grand-chose à dire sur cette mise en scène plutôt époustouflante. Et chacun sortira enchanté de ce moment plein de brio et de fantaisie. Pour le reste, la (re)lecture du texte pourrait s'imposer.

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