Pierre Terzian - Crevasse
Crevasse met à l'épreuve ce qui détermine, ou devrait déterminer, mon jugement critique ; à tout le moins m'accule (et c'est une bonne chose) à me demander ce qui, de manière générale, me fait émettre tel ou tel jugement. Bien souvent, l'on met notre propos critique à l'abri derrière une sorte d'expertise, on se targue d'une certaine pénétration, d'une certaine expérience esthétique ou littéraire, mais, lorsqu'on est un peu honnête avec soi-même, on n'ignore pas non plus tout à fait qu'il y a derrière tout cela quelques mobiles peut-être moins "objectifs" : nous portons, fût-ce à notre corps défendant, un certain regard sur le monde et l'individu, regard tout à la fois politique, psychologique, inconscient, métaphysique ; nous avons nos tabous, nos gênes : nous ne sommes, en fin de compte, pas libres de tout. Si Crevasse me conduit à formuler, de façon très sommaire, on le voit, quelques interrogations de cet ordre, c'est que je me retrouve dans la position de vouloir défendre un livre sans être bien certain de l'avoir tout à fait aimé. En cela, me dira-t-on peut-être, c'est le signe qu'il s'agit d'un bon livre - ce qu'est Crevasse, en effet.
Je ne redirai pas ici ce que l'on trouve un peu partout, à savoir qu'il s'agit du récit de l'existence d'un homme, disons marginal, esseulé, inadapté, d'origine familiale et sociale assez misérable, qui va, une fois sorti de sa rude enfance, se colleter avec l'existence comme elle se présentera à lui, laissant les choses se faire quand elles doivent se faire, dans un climat de violence permanente, sourde ou pas. Ce faisant, il va se livrer à quelque chose qui est de l'ordre de la vivisection, ou d'une entomologie du moi, lequel évolue en lui-même, sans que le monde autour (la "société") semble y avoir quelque prise : sans doute, le personnage s'y confronte, le plus souvent pour en souffrir, mais il ne cherche pas la guerre : lui et le monde sont, simplement, incompatibles. Monde qu'au demeurant il comprend très bien : il n'est pas fou, il a des yeux pour voir.
Cette histoire est assez remarquablement menée. Son rythme est parfait - parfait, je veux dire : les temps morts n'en sont pas, et l'action n'est pas que de l'action. Le matériau brut du monde et la psyché du personnage sont pour ainsi dire une seule et même chose. Et puis, bien sûr, il y a cette écriture. Acérée, précise, vindicative, brutale mais pas seulement, plutôt à fleur de peau ; c'est le miracle sans doute de cette alchimie, assez saisissante, que de permettre à des formes poétiques de s'y loger. Une écriture qui se déploie peu à peu : au début, elle donne l'impression d'un muscle froid, c'en est presque déplaisant ; au fil des pages, ce qu'elle peut avoir d'un peu mécanique s'atténue, alors elle devient la seule voie praticable pour juste dire les choses. Pierre Terzian a, c'est le moins qu'on puisse dire, le sens de la formule - cette arme à double tranchant. Il en use avec un peu de complaisance parfois, tel un sniper surarmé. Le propos est viscéral, parfois choc (ainsi qu'on pourrait le dire d'une photo), mais sans doute moins que la manière elle-même, et l'on se demande si l'auteur n'éprouverait pas aussi une sorte de plaisir scatologique à remuer la fange ou à choquer le bourgeois. Mine de rien, notre personnage passe son temps à se trimballer "la bite à l'air", genre de posture qui, parmi quelques autres, donne un tour étrangement viriliste à un livre dont je pense qu'il dénonce au contraire tous les mobiles et tous les effets du virilisme - violences paternelle, familiale, sexuelle, sociale, violence du monde. Bref, je ne parviens pas tout à fait à me défaire de l'idée, quoique la pensant probablement fausse, que nous demeurons dans cette ambiguïté ; ce que je ne sais pas, c'est jusqu'à quel point elle est voulue. Dans un registre très différent, et sous un certain angle, c'est le même type d'ambiguïté que charriait Fight Club : la complaisance apparente de la forme laissait le livre (mais plus encore le film) à la merci de tout et de son contraire : des humanistes de gauche louaient le film en arguant qu'on soigne le mal par le mal et que c'est en montrant la violence de l'individu et du monde qu'on la combat, tandis que des petits fascistes de tous pays et horizons continuaient, et continuent encore, de porter le film comme un étendard. Les considérants sont, avec Crevasse, bien différents, mais la brutalité de la geste littéraire de Pierre Terzian oblige malgré tout à se poser la question de ce qui passe à travers les lignes. Est-ce à dire qu'il y a un message - et si oui, lequel ? Je n'en suis pas certain ; au fond, je ne crois pas. Je crois qu'il s'agit moins d'édifier que de témoigner (d'une expérience au monde et à soi), et que, globalement, les questions demeurent sans réponse. Ce qui, en l'espèce, me semble plutôt raisonnable. Entendons bien que je n'émets aucune réserve sur ce (premier) roman aussi courageux que singulier ; son rythme, son acuité, son phrasé, la force de persuasion de ses images, suffisent d'ailleurs à susciter nos applaudissements et justifient largement qu'il soit lu. Quant à sa relative incorrection, elle est une médaille dont on ne comprendrait pas qu'elle n'ait pas son propre revers : en l'espèce, cet état d'indécision esthétique et spirituelle dans lequel elle laissera le lecteur intrigué.
Crevasse, de Pierre Terzian, chez Quidam éditeur