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Marc Villemain
19 novembre 2017

Le Monde des Livres - Portrait

 

Tendre violence

 

Venu tardivement à la littérature, Marc Villemain, ancienne «plume» socialiste, a écrit des livres durs avant de s’autoriser de délicates nouvelles sur l’amour.

 

Il y a du monde à Étretat (Seine-Maritime). Les parkings sont pleins et les crêperies bondées. « C’est la dernière semaine des vacances de la Toussaint, explique Marc Villemain. Dans quelques jours, il n’y aura plus personne. » Sa maison blottie au fond d’une courette de ville est à l’abri des touristes et des vents venant de la plage. Dès qu’il peut, il quitte Paris pour venir ici. Cet écrivain discret a le goût de la province.

 

Il vient de publier son sixième livre, Il y avait des rivières infranchissables, un recueil de nouvelles très intime sur les premiers sentiments amoureux. Rosaire doucement égrainé de ces émotions maladroites qu’on garde, sa vie durant, enfermées dans son cœur. Son narrateur a une dizaine d’années, à peine moins, un peu plus, puis un peu plus encore. Le collège, le lycée. Histoires de petites amoureuses et de baisers volés, d’étreintes fugitives, d’attentes, de fiertés adolescentes, de hontes, de chagrins. C’est tendre, quelquefois tragique, ça met le rouge aux joues et réveille parfois comme un frisson ancien.

 

Marc Villemain est un de ces « enfants vieillis » dont parle Lewis Carroll, de ceux qui continuent à craindre de se coucher le soir. À l’heure des souvenirs lourds et des vilains cauchemars. Il est né en octobre 1968, dernier après trois grandes sœurs chez des parents tous deux professeurs de lettres classiques. « À table, se souvient-il, quand ils ne voulaient pas que l’on comprenne, ils parlaient latin.»  Le père, proviseur du lycée de Loudun (Vienne), doit renoncer aux responsabilités pour raisons de santé. La famille s’installe alors à Châtelaillon-Plage en Charente-Maritime, puis à Saint-Vivien, un village à l’intérieur des terres. « L’été 1981, mon père est mort. J’allais entrer en cinquième. Tout a basculé. » Élève brillant, il décroche, se retrouve dans un lycée technique à apprendre la dactylographie (« J’avais les cheveux au milieu des épaules et j’écoutais du hard-rock toute la journée »). Il a 16 ans. Il quitte l’école, enchaîne les petits boulots et se sent follement libre.

 

« En même temps quelque chose mûrissait en moi. » Sans transition, lui qui a abandonné depuis longtemps la lecture avec Le Clan des sept, d’Enid Blyton, s’empare du Journal de Kafka. « Je recopiais des passages comme si sa noirceur rencontrait la mienne à ce moment-là. » Il se met à écrire compulsivement des nouvelles, dévore tous les livres qui lui tombent sous la main. Et surtout, à la télévision, il découvre Les Aventures de la liberté, déclinaison par Bernard-Henri Lévy de son livre éponyme (Grasset, 1991). « Je vois ce documentaire, je lis le livre, et j’apprends comme jamais je n’ai appris. Les figures de Céline, de Malraux, de Brasillach, de Proust. Dreyfus jusqu’aux combats de la décolonisation. L’histoire, la littérature, la politique, tout arrive en même temps. Et par lui. Comme je suis un jeune homme passionné et excessif, je lui écris. Des lettres de pedzouille : “Cher monsieur Lévy j’aime beaucoup ce que vous faites…” Et il me répond, une fois, deux fois, trois fois. Ça me donne des ailes. »

 

Cette révélation, et les bouleversements qui vont s’ensuivre, Marc Villemain les raconte dans un étonnant premier roman, Monsieur Lévy (Plon, 2003), livre de sa dette de jeunesse envers BHL, récit d’apprentissage, chronique littéraire, et surtout politique. Car, après avoir repris ses études à 22 ans, passé son baccalauréat à 25 et intégré Sciences Po Toulouse, il se retrouve au Parti socialiste, assistant parlementaire, puis « plume » de Jean-Paul Huchon, de François Hollande (alors premier secrétaire du PS), puis de Jack Lang. « Il m’a fallu du temps, mais je me suis aperçu que je n’avais ni le corps ni le tempérament politique. Que cela m’éloignait de la littérature. » Ce qu’il veut, c’est écrire. Et plus pour les autres.

 

En 2006, il publie chez Maren Sell Et je dirai au monde toute la haine qu’il m’inspire, les stances rageuses d’un politicien dévoré d’amertume. Suivront en 2009 un recueil de nouvelles cruelles (Et que morts s’ensuivent, Seuil), puis Le Pourceau, le Diable et la Putain, vociférant monologue d’un octogénaire misanthrope et haineux (Quidam, 2011). Ils marchent le regard fier (Le Sonneur, 2013), terrifiante anticipation, raconte comment, dans une société en proie à un délirant et assassin jeunisme, les vieux en viennent à descendre dans la rue pour défendre leur peau. Le paradoxe Villemain est que la violence des mots cache une palpitante tendresse. Toujours. On la retrouve à nu, cette fois, douce, délicate, dans Il y avait des rivières

 

Marc Villemain a été critique (notamment au Magazine des livres), il est directeur de collection aux éditions du Sonneur. De la littérature il fait sa maison. Qu’il partage avec sa femme, ­Marie, à qui, depuis leur mariage en 2005, chacun de ses livres est dédié. Mais ce tout dernier est une déclaration d’amour. À n’en pas douter.

 

Xavier Houssin
Lire l'article sur le site du Monde

24 octobre 2017

Châtelaillon-Plage / Sud-Ouest / Librairie du Chat qui lit

 

C'est avec une certaine émotion que j'ai pu, dimanche dernier, rencontrer de nombreux lecteurs à Châtelaillon-Plage, ville où j'ai passé la plus grand part de mon enfance et de mon adolescence - et où, de manière un peu impressionniste, j'ai situé la plupart des nouvelles du recueil Il y avait des rivières infranchissables.

 

Je remercie les amis d'enfance, les parents d'amis d'enfance, les professeurs du collège  André-Malraux (où pourtant je n'ai guère brillé...), ceux avec qui je jouais du jazz ou faisais de la radio "libre", du rock ou la fête, et bien sûr les lecteurs, les curieux et les gens de passage, et parmi tout ce monde, certains que je n'avais plus mêmes croisés depuis quarante ans ; enfin tous ceux qui se sont déplacés et qui se reconnaîtront. Et un grand merci bien sûr à Stéphanie et Jérôme Daubian, de la librairie du Chat Qui Lit, pour leur implication et leur accueil plus que chaleureux.

2 novembre 2017

Pierre-Vincent Guitard a lu "Il y avait des rivières infranchissables"

 

 

Adolescence, le sortir de l’enfance, de l’innocence, l’âge où sauter le pas, Marc Villemain s’y attarde, comme si, avant d’atteindre la cinquantaine, il éprouvait le besoin, une dernière fois, de se retourner sur le paradis perdu. Nostalgie des initiatrices, mais aussi des tout derniers jours de fraîcheur, parce qu’au-delà de la rivière un monde ordurier se dessine, celui d’un grand qui baise debout derrière la cloison et traite la fille de salope. Ces nouvelles racontent exclusivement la vie d’avant. Comment a-t-on fait pour entrer dans ce monde-là et parvenir un jour à évoquer ses amours enfantines à Venise sur les Zattere où l’on fête ses quarante ans de mariage avec celle dont on avait su tout de suite que
c’était elle pour la vie.

L’inquiétude est grande, les mots manquent pour franchir la rivière avec celle que l’on a choisie : 

mais quelle parole en un tel instant pourrions-nous prononcer qui ne soit ni trop sotte ni trop maladroite, quelle parole pourrait ne pas échouer à dire ce que nous éprouvons.

 

Le héros de ces nouvelles est confronté au désir de dire ses sentiments, les mots ne lui viennent pas. Et c’est comme si cette rivière infranchissable qui sépare le monde de l’enfance du monde des adultes séparait également le langage en deux entités distinctes, comme si pour retrouver l’enfance il fallait inventer un langage perdu, une innocence inimaginable de ce côté-ci de la littérature. Âge de la pureté, Marc Villemain ose la nostalgie des premiers émois, en explore la complexité, en démasque l’ambiguïté :

Et lui qui ne sait pas, qui ne sait plus qui regarder, à qui parler, à qui sourire, lui qui voudrait tout, tout doit être possible.

Parce que la fin de l’enfance c’est cela, la fin de l’innocence c’est aussi une illusion qui se referme, désormais tout n’est pas possible, le rêve n’a duré qu’un instant :

Elle aura eu l’audace de l’inviter à danser le dernier slow [malgré le regard des grands frères], il aura eu celle de le lui dire en premier. Mais le slow est terminé – tout est terminé.

 

Désormais le rêve est brisé, l’harmonie n’est plus, s’en est allée la
voix d’une petite fille tellement pure qu’en elle rien ne semble disjoint, désaccordé, qu’en elle tout est à l’unisson.
On entend bien ce que dit Marc Villemain de l’enfance, cette enfance où le petit citadin pouvait être amoureux de la petite fermière. Cette unité-là n’est plus, le champ des possibles s’est rétréci, ne restent que la nostalgie et l’écriture pour lui donner droit de cité.

C’est ce sur quoi il insiste par l’intermédiaire de l’épouse de son héros :
[…] elle sait combien c’est cela, aussi, un écrivain, combien cela éprouve le besoin de ressasser, de revisiter, de revenir à soi.
Fidélité à soi-même que l’on retrouvera dans la toute dernière nouvelle, fidélité que l’on peut lire comme une réussite, bien sûr, que l’on peut aussi entendre comme un enfermement, un choix irrévocable qui ne trouve à se dépasser que par la création littéraire. Douze nouvelles, plus une qui les reprendra toutes, douze possibles c’est aussi cela que l’écrivain se permet, douze déclinaisons de cet instant unique de la première fois, comme un pied de nez à la vie et à sa fugacité.

 

 

Ces heures fugitives, l’écrivain nous propose de les prolonger avec lui, ne boudons pas notre plaisir, 
[laissons-nous] un peu porter, comme si de [notre] enfance océanique [nous avions conservé] quelque chose d’un flottement, d’un ondoiement, un penchant pour la dérive.

 

Pierre-Vincent Guitard
Lire l'article de Pierre-Vincent Guitard directement sur le site Exigence : Littérature.

26 juillet 2017

Richard Millet - Désenchantement de la littérature & L'Orient désert


Richard Millet, hélas !

 

 

Tenons-nous en à l’écrivain, donc, parce qu’il est admirable, et que le reste, l’affectation eschatologique, l'incessant procès aux contemporains, les embardées bouillonnantes dans le petit chaudron des lettres, les sentences sur « une production littéraire semblable à des eaux mortes où se réfléchit le ciel vide » ou sur la décrépitude d’un « monde épuisé » qui détruit la langue française au point que celle-ci est « peut être parvenue au bout de ses possibilités littéraires », tout cela n’indique rien que l’état d’abattement d’un homme dont les lecteurs les plus fervents peuvent parfois attendre, en effet, qu’il respecte ce qu’il revendique pour lui-même : « L’extrême solitude et la dimension fantomatique de l’écrivain qui, contre l’humanité, joue l’espèce humaine en son épiphanie singulière : celle de l’individu entré dans la déliaison humaine ». Richard Millet n’est sans doute dupe de rien, et certainement pas de sa rage, dont il sait pour l’éprouver combien c’est contre lui qu’elle s’exerce le plus souvent. Mais voilà, le monde lui parvient encore, parfois le requiert, et l’intrusion de sa matérialité sous ses formes les plus abrutissantes n’a de cesse de réveiller en lui le prurit de quelques colères indistinctes. Reste qu’il n’est pas anodin que ces deux livres paraissent en même temps : l’un pour dire la colère, l’autre, comme en contrepoint, pour revenir à soi.

 

Je ne disconviens pas que le titre de cet article soit un peu racoleur. Et injuste. Car au fond il me serait facile de me reconnaître dans ce qui fait la terreur de Richard Millet, dans tout ce qui nourrit sa mélancolie, son allergie à un monde qui sombre fou et sa désolation de ne pouvoir en attendre quelque éclat prometteur, pour ne pas dire rédempteur. Pourquoi, alors, cet « hélas » ? Au-delà du clin d’œil à l’historiographie littéraire, l’hélas subsiste en raison de quelques saillies inutiles, péremptoires, parfois injurieuses, formulées sur ce ton de gravité solennelle qui leur ôte tout ce qu’elles auraient pu receler de mutin, d’espiègle, de séditieux pourquoi pas, et qui, alors, seraient simplement passées pour ce qu’elles sont, ou que nous aurions eu à cœur de défendre en arguant de l’envie, irrépressible chez tout écrivain, de baisser la garde devant la tentation du bon mot.

 

Car que vient faire ici cette trouble insistance à dire qu’il ne fréquente plus personne en dehors de « quelques femmes d’exception et deux ou trois représentants du sexe mâle, hétérosexuels » ? Que viennent faire cette défense illustrée d’un Peter Handke (dont il a mille fois raison de déplorer qu’on ait déprogrammé l’une de ses pièces à la Comédie française) venu se recueillir sur la dépouille de Slobodan Milosevic, et cette extravagante ineptie historique dont il fait preuve dans une sorte de salut « à un homme politique communiste légalement élu, certes coupable de crimes de guerre, mais non moins que le Croate Tudjman et le musulman Izetbegovic » (lequel, du coup, étrangement, perd ici sa nationalité au profit de son appartenance religieuse) ? Que vient faire encore cette énormité sur Camille Claudel, qualifiée de « pathétique icône féministe » ? Et cette sentence que rien n’étaye à propos de Salman Rushdie, qui, non content d’être « surestimé », ne devrait sa « gloire » qu’à une excitation « médiatique », elle-même produit « d’une éructation de l’Histoire qui s’est muée pour lui en chance tragi-comique » ? Peut-on affirmer sans rire que « la France est morte en 1763, à la signature du traité de Paris par quoi elle renonçait à l’Amérique et aux Indes, c’est-à-dire au monde » ? Nous ne reconnaissons pas ici Richard Millet – ou plutôt nous ne reconnaissons de lui que ce qui vient ternir une œuvre qui n’a guère d’équivalent dans la littérature vivante, et une pensée qu’irriguent d’ordinaire la délicatesse, la profondeur, bref toute la nuance élémentaire qui requiert ou doit requérir celui qui porte jugement sur le monde et les humains. Ce Millet-là me met mal à l’aise, tant il se trompe, et de combat, et de registre, et tant, surtout, il semble trouver plaisir à se défigurer lui-même. Le Millet que j’aime est là, pourtant, dans ce même livre, véhément sans doute mais qui sait, dans sa véhémence même, faire éclater la part de vertige, de chagrin et d’esseulement qui fait le caractère exceptionnel de son œuvre.

 

Aussi faut-il souligner la beauté obscure et viscérale de cette réflexion sur la condition de l’écrivain, dont d’aucuns, sans doute, pourront une nouvelle fois railler le caractère crépusculaire, mais que nul ne saurait balayer d’un revers de plume sans risquer d’y perdre un peu d’aplomb et de passer pour aveugle. Car que dire d’un écrivain qui reconnaît tout ce qu’il est ? Que répondre à un homme qui écrit avoir « souhaité amener à son plus haut point, là où l’intenable est fécond, la contradiction entre mon exécration de l’espèce humaine et mon amour pour l’individu, [] ; entre mon catholicisme dissident et l’indifférence naturelle au mal ; entre mon consentement à la mort et le refus de voir mourir » ? Que peuvent les critiques littéraires contre un écrivain qui considère la grammaire comme « l’au-delà de la langue dans lequel retrouver la figure non rhétorique, inhumaine, nécessaire de l’éternité » ? C’est ce Richard Millet-là que je veux lire, celui qui « se présente dans le bruit d’un refus, celui de toute image, de plus en plus requis par cette quête quasi insensée de l’anonymat qu’il y a au cœur de toute démarche littéraire ». Oublier, donc, ou plutôt négliger, ses condamnations réflexes d’un « nouvel ordre moral » qui, s’il peut en effet nous désoler, n’en fait pas moins figure de réceptacle très commode à ses humeurs. Lui préférer celui qui parle de l’écrivain comme d’un être « qui se voue à l’échec comme à une forme de salut » – et nul besoin, pour y parvenir, d’aller insulter l’Histoire. Le préférer quand il dit vouloir être « celui qui s’invente dans le paradoxe de son propre retrait, eût-il le bruit du monde pour destin de son langage », celui qui conditionne sa liberté au « surplomb vertigineux et dégrisant de l’outre-tombe. »

 

Nous ne sommes pas loin de cette défaite de la pensée qui, en son temps, déprima tant Alain Finkielkraut, et il est difficile de sérieusement contester, avec Millet cette fois, que se dessine sous nos yeux un « effondrement du vertical au profit de l’horizontal », ou encore que « ce qui s’annonce comme valeur nouvelle n’est que le recyclage de l’ancien débarrassé de sa charge signifiante, symbolique, sacrée ». Richard Millet a sans doute le courage d’écrire bien haut ce que d’aucuns méditent en leur encre muette, et ce qu’il dénonce comme « désenchantement de la littérature » est sans doute une épreuve pour beaucoup – même, fût-ce in petto, pour nombre de progressistes. Et oui, j’aurais aimé être l’auteur de ce trait étrangement houellebecquien : « d’un point de vue animal, qui serait indigné par la disparition de l’espèce humaine ? » – d’ailleurs, « sommes-nous bien certains que nous nous regretterions nous-mêmes ? » Reste que sa désolation, si elle est belle, si elle est, même, à certains égards, salutaire, ne peut se contenter d’accoucher d’un réquisitoire aussi unilatéral, sauf à éprouver du plaisir, un plaisir presque doloriste, à la tentation sacramentelle de la rumination. Son plaisir n’est pas discutable en soi, mais en ce cas, pourquoi lui chercher des explications ailleurs qu’en sa propre désolation ? Qu’en sa propre inadéquation au monde ? « L’insurrection de l’unique contre le nombreux » mérite d’autant plus d’être défendue que l’idéal promu à la télévision contribue assurément à la destruction du monde : ce pourquoi, oui, « l’excès est le rire même qui éclate dans les ténèbres ». Mais faut-il pour autant se refuser à aller chercher dans le monde (et dans la littérature qui s’écrit aujourd’hui encore) ce qui résiste et contrarie le processus ? Et surtout : la société et la littérature eussent-elles été autres, Richard Millet les aurait-il aimées davantage ?

 

 

 

Rien n’est moins sûr, et L’Orient désert, publié en parallèle au Mercure de France et dédié « aux chrétiens d’Orient », confirmera, dans un geste de grâce et de désespérance inouïes, combien s’enracine sa rupture d’avec le monde et l’humanité. Ceux qu’aura irrités le matamore de Désenchantement de la littérature pourront ou devront lire ce livre-ci, entièrement gagné par l’humilité, la haine de soi, la torpeur devant l’horizon qui se dérobe, et où l’auteur se déprend au fil des pages de sa véhémence jusqu’à entreprendre le plus intime dénuement. Initialement consacré au Liban de sa jeunesse et à « une archéologie de mes goûts sexuels », le livre voit le jour « dans le temps même où une femme est en train de me quitter » – si bien « que cette fin est en quelque sorte inscrite dans le livre que j’écris ». La douleur de la séparation est lancinante, et le livre tourne autour d’une quête spirituelle toujours plus pressante au fil des pages – « à présent je veux être nu, dans les épines, le vinaigre, les crachats et les rires ». Jusqu’à choir dans l’aphorisme, chose rare chez Millet, comme pour mieux signifier, en de telles circonstance, la souveraineté du silence, lénifiante, rédemptrice, destinale. Les détracteurs pourront même se faire les dents sur une sincérité sans ambages – « je ne suis que la somme de mes erreurs et, davantage, de mes fautes » – quitte à faire abstraction du mysticisme chrétien et primitiviste de Millet. Car, « chrétien, c’est-à-dire debout face à la Croix », c’est lui désormais qu’il violente, et sur lequel il laisse s’abattre, entre deux saillies suicidaires, sa propre compassion.

 

L’enfance est partout présente dans ce récit qui ressemble à une fin de vie, et où l’auteur désespère de ne plus pouvoir, peut-être même ne plus vouloir se trouver. « Je ne suis qu’une torsion entre l’enfant que je fus et ce à quoi je m’obstine à donner le nom de Dieu mais qui n’est que le signe de ma perpétuelle défaillance, l’impossibilité de toute certitude, la soif de celui qui est en chemin avec le sentiment de n’arriver nulle part ». Cette enfance à laquelle nous arrache la femme qui nous quitte n’en finit plus d’incarner le regret de celui pour qui « le passé est un futur où je tombe infiniment », et s’ouvre sur une souffrance attendue, presque espérée, souffrance par laquelle la mort elle-même s’abolirait, puisqu’il s’agit, pour le chrétien, d’« acquiescer à la mort en tant qu’elle sera vaincue par la foi ». Ainsi de ce « besoin [d’être aussi nu que la truite à qui on ouvre vivante le ventre pour en extirper les entrailles », ou de cette intime conviction de n’être que « dans l’anticipation d’un bonheur qui se confondra probablement avec ma mort ». On pourra, certes, à de très brefs moments, s’agacer d’une rhétorique mystico-sexuelle à la sollersienne, mais qu’importe : nous aurons retrouvé l’immense écrivain, après tout, qu’est Richard Millet, et l’on comprendra, pour peu qu’on l’ait oublié, qu’il faut être cet immense écrivain pour désespérer à ce point de son art : « on n’écrit que pour échouer à dire ce qu’eût été notre vie sans l’écriture. » Pourtant, s’il parvenait à soulager ses livres de cette espèce de mucosité fielleuse qui les baignent, s’il parvenait à les abandonner à leur essence éminemment littéraire, je donnerais tous les prix à Richard Millet. Mais ce n’est pas moi qui décide – et d’ailleurs je serais sans doute bien seul.

 

Désenchantement de la littérature, chez Gallimard
L'Orient désert, au Mercure de France

Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 7, novembre 2007

31 mai 2017

Fabrice Lardreau - Un certain Petrovitch

 

 

Spiderman, ou le malaise du quadra

 

Oubliés, les grands froids climatiques et métapolitiques de Nord absolu, son précédent roman paru chez Belfond : c’est au pesant engourdissement des mœurs contemporaines que Fabrice Lardreau s’attaque avec Un certain Pétrovitch, roman qui, sous des allures autrement légères, n’en cultive pas moins un égal scepticisme quant à l’état de ce pauvre monde où nous errons, vaille que vaille.

 

Intégrité oblige, il importe de signaler que j’avais connaissance de longue date de cette intention, Fabrice Lardreau ayant été l’un de mes complices sur le blog des « 7 Mains » (clos depuis longtemps, mais intégralement en ligne), où il expérimenta ce projet littéraire au prétexte assez original. Car si le propos fait depuis longtemps le suc de la littérature mondiale (en gros : les affres d’un individu moyen dans une société moyenne), son traitement ne manque, lui, pas de sel.


Patrick Platon Pétrovitch (c’est son nom) est un rond-de-cuir des plus ordinaires : effacé, docile, méthodique et routinier. Employé comme comptable au sein d’une Fédération sportive, il ne montre dans son emploi pas plus de talents qu’il ne brille dans sa vie par sa personnalité. Reste que la banalité de ce que nous sommes en plein jour ne peut pas ne pas nous tarauder au beau milieu de la nuit – pour peu, bien sûr, que nous ne soyons pas absolument dépourvus de cervelle ni de conscience : c’est un bienfait du fantasme que de nous aider à lutter contre ce qui ne peut pas, à un certain moment de notre propre existence, ne pas nous apparaître comme de la médiocrité. La quarantaine semble un âge idéal pour fomenter ce genre de sentiment dubitatif, mais nous y reviendrons. Depuis que Pétrovitch, au cours d’une adolescence entièrement vouée au rock (presque) dur et après avoir échoué à rejoindre John Bonham (Led Zeppelin) au panthéon des batteurs de légende, a lu Le Manteau, la nouvelle de Gogol, il faut dire que son existence s’est comme soudainement éclairée. Et, à l’instar du personnage de l’écrivain russe, il va lui-même passer sa vie à chercher son propre Manteau, comprenez son graal, son talent ultime, le sens de la vie, bref les obscures mais transcendantes raisons à même de justifier son passage sur terre. Qu’on se le dise : Athènes avait Thésée, le monde contemporain aura Pétrovitch, alias Spiderman. À chacun sa Révélation. Ce qui n’ira pas sans mal, vous imaginez bien, l’utilitarisme et le consumérisme du temps se mariant assez mal avec un aussi romantique projet.

 

Je vous laisse découvrir les innombrables gags, facéties et autres clins d’œil appuyés dont regorge cette histoire menée tambour battant – notre homme faisant davantage penser à Gaston Lagaffe qu’à l’athlétique et surpuissant Spiderman. Mais Lardreau rit-il aussi franchement que cela ? Et de quoi rit-il, d’abord ? De nous, de lui. De la misère spirituelle du temps, de nos servitudes volontaires, de la lourdeur des héritages sociaux et de la frénétique vacuité des emplois humains – Montaigne parlait de « vacations farcesques. » Le lisant, j’ai souvent pensé au Front russe, de Jean-Claude Lalumière (autre cheville ouvrière des « 7 mains »…), paru il y a un peu plus d’un an : là aussi, il était question d’un quadragénaire un peu perdu dans son temps, porté à la dépréciation de soi, nostalgique d’une certaine grandeur comme le personnage de Lardreau peut se montrer désireux de sublimer sa condition sociale. Le loser de Lalumière nous faisait rire par l’application qu’il mettait à s’intégrer et par sa manière concomitante de démissionner du conflit social : chez Lardreau, l’anti-héros qui se rêve en super-héros nous fait rire par son inadaptation, sa maladresse, son esprit de sérieux, l’hénaurmité de ses ambitions en regard de ses moyens réels. Serions-nous donc face à une sorte de syndrome générationnel ? Je ne suis pas loin de le penser. Je ne suis pas loin de penser, en effet, que quelque chose a pu se développer dans les traces ou les parages d’un Houellebecq, quelque chose qui aurait trouvé dans l’arme de l’autodérision, du sarcasme doux-amer et du détachement sceptique, une façon de répondre aux quolibets du monde et de mettre en forme son relatif désarroi. La masculinité, l’autorité, le renouveau du féminisme, la paternité, le couple, le sexe, la réussite sociale et ses conformismes, l’empire des diktats sociaux et culturels : autant de sujets auxquels se confrontent aujourd’hui les hommes de la quarantaine, enfants de 68 et de son retour de bâton, du matérialisme triomphant et de la défection idéaliste, héritiers malgré eux d’un modèle patriarcal qui a du plomb dans l’aile (ce dont ils ne peuvent pas ne pas se féliciter, mais qui les accule à inventer d’autres espaces, une autre temporalité où poser leur individualité – j’allais dire à repenser la carte de leur nouveau territoire.)

 

Ces conditions socio-historiques ont entraîné une sorte de dépoétisation générale du monde, dépoétisation à laquelle l’individu conscient (et artiste) ne peut pas ne pas réagir. Fabrice Lardreau le fait, donc, à sa manière, sans prétention ni affèterie, au détriment peut-être d’un style dont l’imparable efficacité se paye parfois d’un défaut de patte ou de texture, et que j’aurais aimé, pour le coup, peut-être un peu moins contemporain, mais arc-bouté sur une composition très astucieuse, pleine d’esprit, d’acuité, de drôlerie, dont on retiendra d’abord l’indiscutable talent narratif. On lira donc ce Pétrovitch d’une traite ou quasi, en pouffant et en s’esclaffant, mais en sachant bien que ce rire-là n’a rien d’innocent – qu’il est, aussi, la politesse d’une certaine désespérance.

 

Fabrice Lardreau, Un certain Petrovitch - Editions Léo Scheer
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 34 

22 mars 2017

Adam Haslett - Vous n'êtes pas seul ici

 

 

Gris outre-Atlantique

 

Qu’éprouvons-nous en refermant un livre ? Une latence, une suspension, la résolution d’un espace que nous avons ouvert et qui se clôt d’un coup, entraînant avec elle le sentiment de la plénitude comme la sensation de l’inassouvissement, la satisfaction du tout comme la frustration de le savoir borné. Les mots lus ne peuvent soudainement plus se résoudre que dans le silence et, pour un temps relativement bref, il nous est donné de pouvoir vivre un silence de l’intérieur, intérieur que nous avons certes habité avec un fort sentiment d’intimité, mais qui, d’une certaine manière, n’est pas le nôtre. Le silence peut toutefois s’emplir de mots isolés, et pour ainsi dire informulés, sur le fil des tropismes de Nathalie Sarraute : sans même que nous ayions voulu les faire advenir, surgissent de notre conscience encore sous le choc quelques mots, le plus souvent simples, abstraits, génériques, qui font pour nous un travail d’intégration de la lecture. Sans doute cherchons-nous alors, sans même le savoir, à tirer au clair ce que nous avons lu, et, mutatis mutandis, à en dégager la morale, l’axiome ou le secret. Et puis, plus rarement, il peut y avoir des couleurs. Or si je cherche à retrouver l’état dans lequel m’a laissé la lecture de Vous n’êtes pas seul ici, en surplomb des mots épars qui me viennent, tous justes mais tous incomplets, c’est une couleur qui s’impose, couleur dont aucune nuance, et dieu sait pourtant s’il y en a, n’altère jamais l’essence de la dominante grise. Qu’il s’agisse ici de nouvelles n’est sans doute pas étranger à cette impression. Le roman dessine un paysage où saillent les contrastes, les quiproquos, les nuances et les atténuations, les embardées et les violences, pour se clore sur un sentiment qui, à tort ou à raison, englobe l’intégralité du livre et de son propos. Le recueil de nouvelles enclôt l’espace autant qu’il réduit les possibilités d’en façonner ou d’en modifier les reliefs. La succession d’univers disjoints accentue et précise le lien entre eux, à tel point que l’on peut bien tout oublier des histoires sans jamais rien perdre de ce qui les unit : un recueil réussi est autant un recueil dont sourd un climat particulier qu’un recueil d’histoires réussies. À cette aune, et c’est un fait unique dans l’histoire de la littérature américaine, il n’est pas étonnant que ce premier livre d’Adam Haslett ait déjà figuré parmi les finalistes du National Book Award et du Prix Pulitzer.

 

* * *

 

Ceux que désespère l’Amérique feraient bien parfois de se pencher un peu sur sa littérature. Loin d’être le pays sans histoire et sans culture que d’aucuns se complaisent à dépeindre, il est frappant au contraire de constater à quel point sa fabrique littéraire est pénétrée par l’histoire, la géographie, les mentalités américaines. Le plus étrange pourtant est que cette perception très vive de la sensibilité locale va souvent de pair avec une pénétration très profonde et très dense de l’individu humain. Les phosphorescences triomphales d’une certaine Amérique, la débauche de lumière et de clinquant dans la complaisance de laquelle certains de ses hérauts la revêtent parfois, la griserie de pacotille qui caractérise tout un pan de son étant médiatique, nous masquent une réalité autrement plus terne, plus déprimée, plus profonde en tout cas que ce qui nous est donné à voir. L’horizon bleuté de l’être-américain se confond avec le gris sceptique et terrien. M’opposera-t-on le succès, des deux côtés de l’Atlantique, d’un Bret Easton Ellis (American Psycho, Glamorama) ? Mais précisément : Bret Easton Ellis est le représentant d’une minorité, rebelle assurément, mais fondamentalement intégrée, dépravée car mondaine – et réciproquement –, muscadine, nihiliste et jet-setteuse. Si Quentin Tarantino surfe au cinéma avec le succès que l’on sait sur cette vague, Joel et Ethan Cohen n’en sont pas moins éminemment américains. Leurs films évoluent d’ailleurs dans une esthétique de l’entre-deux où la couleur n’est là que pour saillir dans la grisaille, coups d’éclat brutal ou miraculeux à travers un substrat américain dont la psyché ne rutile que dans les franges. 

 

Les franges, telle est bien la terre, grasse et sèche si cela est possible, que laboure Adam Haslett. Pas les franges sociales auxquelles l’on pense spontanément : les franges de l’expérience intérieure, celles, précisément, de ces êtres presque sans histoire qui pourtant ne se sentent et ne sentiront jamais en adhérence avec la vie. Et de me souvenir de la chanson de Serge Reggiani : Il faut vivre / L’azur au-dessus comme un glaive / Prêt à trancher le fil qui nous retient debout / Il faut vivre partout dans la boue et le rêve / En aimant à la fois et le rêve et la boue. Chez Adam Haslett, le fil est souvent tranché. Rester debout relève de l’insoutenable effort, chaque être est condamné à l’amour du rêve et de la boue, bien certain pourtant que la boue emportera tout. Haslett s’attache seulement à éclairer cette brume qui enveloppe les êtres dépossédés de l’événement. C’est vrai de ce père qui ne sait plus converser avec son fils, ou de ce docteur qui parcourt des dizaines de kilomètres pour rencontrer sa patiente dépressive car il sait au fond de lui qu’il n’est devenu médecin que « pour organiser sa proximité involontaire avec la souffrance humaine. » C’est vrai aussi de ce jeune garçon qui tente d’éloigner la souffrance que lui causent le suicide de sa mère puis la mort accidentelle de son père en attirant à lui d’autres souffrances. C’est vrai encore de ce frère et de cette sœur qui n’en finissent et n’en finiront jamais de vivre ensemble dans l’attente impossible du retour toujours ajourné d’un ancien amant partagé. C’est vrai aussi de cet homme que la dépression suicide à petit feu et que les pas aléatoires mènent chez une vieille dame dont la vie accompagne les dernières vies d’un petit-fils que le psoriasis ronge à mort. Et encore de cet homme, dont nul dans son entourage ne sait qu’il mourra très prochainement du sida, confiant son sort inéluctable à une prostituée croisée au hasard de son chemin de hasard et ne faisant finalement qu’attendre sa fin en se contentant d’acquérir au cimetière un emplacement auprès de son père. Et de cet enfant à qui la vie ne sera plus jamais sereine puisque, comme son père, il voit par avance la mort de ceux qu’il aime. Et de cet homme qui consulte dans le train son dossier psychiatrique, ou de cet adolescent qui rend visite régulière à une femme soignée pour schizophrénie quand il ignore encore tout de la vie et des gestes de l’amour. Ce n’est pas tant la souffrance ou les chagrins ou la misère qui saisissent le lecteur, que ces ombres nébuleuses ondoyant comme des chimères autour des âmes, cette torpeur presque neurasthénique contre laquelle ils tentent bien de lutter mais au creux de laquelle pourtant ils semblent comme vouloir persister à se lover. Le gris est là, dans le halo filandreux qui enserre les existences et les ramène à quelques gestes de pilotage automatique, dans cette manière cendreuse qu’a la vie de se déployer comme par réflexe, sans qu’aucune forme de volonté ne vienne s’y attacher. Plus de déterminismes, presque plus de société, juste des monades éberluées toupillant au sein de galaxies effrayantes, quand les vents soufflent toujours trop fort et que l’air du large fait toujours trop peur. Or le grand tout social n’admet ces divergences ni ne peut s’expliquer leur présence : le progrès, la médecine, la psychiatrie, la démocratie, la domination des classes moyennes, le divertissement, l’ordre du monde social est comme tétanisé par ceux qui dévient des voies qu’il croyait avoir tracées pour tous. C’est ce qui sort du nombre qui pose problème, ce qui en sort alors que tout était fait pour que rien n’en sorte : il était prévu que tout s’ordonnât dans l’ordre clinique du social. Les personnages d’Adam Haslett, saisissants de douceur et de résignation, tous tellement attachants dans la perplexité olympienne de ce qui les accable, nous disent que c’est impossible : l’ordre social est un optimisme aussi aberrant que les autres

 

Vous n’êtes pas seul ici est le livre de l’insoutenable tendresse de l’être. Pudique, retenue, délicate, elliptique, empathique, l’écriture d’Adam Haslett cueille l’individu au plus profond de ses carences mais aussi au plus incertain de son être. Plus rien ne scintille jamais, hormis les éclats d’une humanité qui s’acharne à se briser d’elle-même lorsque les puissances extérieures n’y parviennent pas. Adam Haslett rejoint avec ce premier recueil les meilleurs écrivains américains de sa génération, Jonathan Franzen, Rick Moody, Jonathan Safran Foer, Brady Udall et les autres. Il le fait en usant d’une tendresse étrange, presque maladive, qui n’appartient qu’à lui. Et nous refermons le livre des existences qui se brisent, et reste ce gris hors duquel toute autre couleur semble terne.

 

Adam Haslett - Vous n'êtes pas seul ici - Éditions de l'Olivier
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Pierre Aoustin

Article paru dans Esprit Critique (Fondation Jean-Jaurès), n° 51, mars 2005

9 juillet 2016

D'un premier pas en littérature

 

Voici un texte, pour moi assez inattendu, de Jérôme Bonnemaison, qui a donc lu mon tout premier livre, Monsieur Lévy, paru chez Plon en 2003.

J'ai connu Jérôme Bonnemaison il y a (fort) longtemps — on dira, pour aller vite, dans une autre vie. J'étais en fin d'études, mais je postulais en même temps comme assistant du Groupe socialiste municipal de Toulouse, à l'époque dans l'opposition. Nous étions, je me souviens, une petite dizaine de candidats. Jérôme l'était au nom du courant dit de la gauche socialiste ; je l'étais, moi, au nom d'aucun courant revendiqué, mais avec le soutien de ceux que l'on appelait alors les "fabiusiens" — l'étiquette me collera assez longtemps, quoique je dise ou fasse...

Bref, les années ont passé (bien plus, d'ailleurs, que de simples années). Jérôme Bonnemaison a eu la curiosité de me lire. Naturellement j'aimerais pouvoir discuter, préciser, contester, nuancer tout ce qu'il dit là, mais peu importe : ce qu'il écrit me replonge sans déplaisir dans une histoire pour moi déjà bien ancienne.

 

On pourra aussi lire cet article directement sur son blog

 

 

D'un premier pas en littérature

 

Ce blog existe depuis cinq ans, et c'est la première fois que je vais parler d'un livre de quelqu'un que je connais personnellement. Ce n'est pas un ami, ni même un copain, c'est une vieille connaissance. Je l'aime bien en fait, mais c'est à peu près tout ce qui résume le lien. Sans doute est-il dans le même état d'esprit, et de toute façon c'est un homme bienveillant. 

 

Il se trouve que lorsque j'ai pris mon premier poste de travail, en 1997, si j'enlève mon service ville, c'était pour le remplacer, car il "montait à Paris". L’événement déclencheur de ce départ est raconté dans le livre, et sont évoqués des gens que j'ai croisés, un milieu où nous évoluions en parallèle.

 

Marc, au milieu des années 90, était d'une petite bande de jeunes politisés, qu'on appelait "les fabiusiens", alors qu'ils ne l'étaient pas forcément tous. Ils étaient un peu intellos, indéniablement intelligents, s'ennuyaient en province et semblaient confiants en leur destinée. Ils étaient plutôt sympathiques au demeurant, même si leurs manières de rastignac étaient frappantes. Mais il s'agissait de rastignaciens avec qui on avait pas envie d'être vraiment désagréable. Avec eux l'essentiel semblait en partage. Ses copains et lui animaient une revue, très bien fichue pour des gens de leur âge, et leurs talents se sont développés. L'un d'entre eux est devenu directeur de la communication de Monsieur Mélenchon en 2012. Ils ont fait de beaux mariages.

 

Je me souviens qu'ils avaient fait parrainer leur revue de jeunesse par toutes les sommités intellectuelles possibles, criant "hé on est là, on est là les mecs !". Moi ça m'avait fait sourire, mais pas plus que cela, ils étaient sympathiques, et sincères en plus. Et puis j'ai toujours respecté l'intelligence, ça pardonne énormément. Ils ne nuisaient jamais à quiconque. On pensait qu'ils étaient quand même un peu amateurs alors que nous nous imaginions comme des bolcheviks.

 

Depuis lors tout a changé, et même à plusieurs reprises. Je ne vois plus le monde de la même manière, à un point que je n'aurais pas imaginé, j'ai revisité tant d'aspects de la vie. Peut-être qu'il en est de même pour Marc. Je ne pense pas qu'il ait entassé autant de regrets et de remords que moi, cependant. J'ai une furieuse tendance depuis toujours à détester celui que j'ai été, quelques mois avant le temps présent. Alors le lointain que je fus...

 

Le démon de la lecture a du le saisir plus tôt qu'à mon tour. Ce fut tardif, pour moi, de retrouver ce fil laissé dans l'enfance.

 

Marc évoque les temps anciens dans son premier livre. Il profite de cette parution dans une maison de premier plan, Plon, pour solder le passé, comme s'il se disait : "on sait jamais, c'est peut-être une chance unique. Un one shot". Il avait beaucoup à dire. Y compris sur la mort de son père, qu'il évoque d'un passage poignant et pudique.

 

Les premiers livres peuvent revêtir un aspect quasi testamentaire, définitif. Ce n'est nullement paradoxal. On piétinait dans les starting blocks. La densité s'impose, on a du temps à rattraper.

Nous avons des choses en commun lui et moi, son lecteur ici. Par exemple avoir été mauvais puis bon élève, même si je n'ai pas comme lui stoppé mes études générales pour les reprendre ensuite, ce qui est courageux. Moi j'ai vécu dans la continuité malgré tout, et je pense que ma formation est beaucoup plus marquée par les institutions du savoir légitime, le passage par les deux ans de lettres sup par exemple.

 

À des moments son côté autodidacte, dont il ne semble tenir aucun des défauts habituels, a du lui compliquer la vie, et en d'autres occasions cela a pu être une force, pour oser.

 

En ce moment, la vie lui donne raison, ou plutôt la pièce tombe sans doute de son côté, mais il ne le doit qu'à ses efforts et son courage.

 

Nous avons en commun l'émancipation par la culture, la tentation militante défunte et la fascination pour le politique, et même le fait d'en avoir vécu matériellement, de la politique. Un peu, comme gens des coulisses, à ne pas confondre avec marionnettistes. Aucun des deux n'a véritablement connu l'exercice du pouvoir, nous n'en avons fait que nous en approcher et avons pu l'observer. Nous avons aussi connu les études de sciences politiques, lui à Toulouse moi à Bordeaux. Nous aimons la littérature. Lui sans doute plus que moi. Je dois lire plus large, peut-être. Je ne suis pas certain qu'il lise beaucoup d'économie et de science sociale.

 

Mais nous avons aussi de sacrées différences, en tout cas si je me réfère au Villemain de 2003 et si je n'oublie pas le Jérôme de la même époque. Je n'ai pas le même point de vue que lui sur des bouts du passé qu'il a évoqué dans le récit dont on va parler.

 

L'autre jour nous avons discuté par messagerie de l'écriture et puis un peu du passé, et il m'a envoyé son premier livre, Monsieur Levy. Je l'ai lu rapidement, non pas parce que c'est insipide, ça ne l'est pas, mais parce que ça résonnait évidemment en moi et ma curiosité était réelle.

 

Aujourd'hui Marc est un écrivain confirmé, il est éditeur, et les parutions des "Editions du Sonneur" dont il est dirigeant trouvent de plus en plus classiquement leur place sur les mises en valeur des libraires. Il a l'air heureux et tant mieux pour lui. Quand je l'ai connu, il était toujours habillé en noir, fumait énormément, semblait très nerveux, et pas en excellente santé. Il a trois ou quatre ans de plus que moi.

 

Un soir, alors que j'habitais à Paris, et que je ne manquais pas l'hilarante émission d'Ardisson, "Tout le monde en parle", je vois Marc sur ce plateau, le must pour faire connaître ses productions. En 2003, je crois. Il est invité à parler de son premier livre.

 

Il s'agit d'un ouvrage dont le sujet est Bernard-Henri Levy. Sur le coup je me dis "tiens il persiste dans sa méthode, BHL, carrément... ll y va pas avec le dos de la cuillère". Je me souviens de son air un peu surpris d'être là, un peu amusé, sceptique. Il est très sceptique Marc, je crois. C'est en lien avec sa bienveillance. Je crois qu'il a lu Montaigne tôt et il a du aimer.

 

En fait ce n'est pas un livre sur Bernard-Henri Levy. C'est un livre sur Marc Villemain, dont le fil conducteur est une admiration, que je ne partage pas. Mais lui, où en est-il aujourd'hui, 13 ans plus tard, avec cela ?

 

C'est un livre sur une vocation de jeunesse avivée par le modèle de Bernard-Henri Levy. Cette admiration le pousse à tenter sa chance, écrire, et fréquenter, au titre de son enquête, dont il ne tire d'ailleurs pas grand chose, les milieux littéraires. La crème, d'emblée, tant qu'à y être. Marc a continué, ainsi, à donner dans le rastignac. Ceci le conduit d'ailleurs à narrer des scènes de rencontre avec les uns et les autres, tout étonné d'être là, comme devant Ardisson. Il s'en sort avec l'humour, le sens de l'observation, mais il n'est pas loin de sombrer dans l'anecdote people St-Germain. Il est sur le fil.

 

C'est difficile de porter la critique à ce livre, un premier livre, écrit il ya déjà longtemps. Marc est sincère et chafouin. Il a peur aussi, sans doute, face aux légitimités, malgré son audace étonnante à frapper à toutes les portes renommées - audace que je n'ai jamais eue et que je n'aurai jamais.

 

Il use donc, tout au long du récit, d'un subterfuge bien connu des rhéteurs : devancer la critique. Il note ses propres défauts.

Parmi ces défauts, celui de "faire littéraire". Pas toujours, toutefois. Parfois on oublie les mécanismes à l'oeuvre dans l'écriture, et l'écrivain Villemain s'affirme et émeut. Qu'est-ce qu'un écrivain sinon un scribe qui vous emporte avec lui, ne vous laisse pas derrière la vitre ? Il y a des chapitres où il y parvient. Mais c'est cependant un premier livre, et c'est travaillé, ça sent le trac de ne pas refléter les codes. Marc veut être littéraire. C'est joli, souvent. On remarque, par exemple, quand Marc a biffé un verbe pour écrire "besogner" à la place, parce que c'est plus littéraire. Donc ça nous oblige à être dans le méta littéraire. Marc aime Dashiel Hammet, le minimaliste, il le dit dans son livre et aussi dans son blog plus récemment. Cette appétence est compréhensible, on aime ce qu'on ne maitrise pas, quand on est quelqu"un de sain.

 

À cette époque, Marc considère que la littérature c'est le syle, et le sien est riche, flamboyant, dense de fulgurances poétiques. Mais je ne suis pas certain de partager cette conviction, selon laquelle "on ne donne que le style". Je ne suis pas péremptoire, mais il me semble que la littérature est belle quand elle touche une congruence, entre la forme et le fond.

 

J'allais dire que Marc avait inclu des pièces de sa correspondance dans le livre, et qu'elle était frappée du même syndrome du "faire littéraire". Ce geste interrompu de ma part témoigne en réalité de l'efficacité de l'auteur, puisqu'en toute fin du livre, il avoue avoir inventé des amis imaginaires , témoins de l'avancée de son projet. Si je comprends bien, c'est un miroir amical qu'il a lui même inventé, afin de s'auto juger. On y croit, mais je me suis dit quand même "que ces gens s'appliquent un peu trop dans leurs lettres".

 

Marc était précoce. Jeune, à la fin des années 80, il écrit des lettres subtiles, étonnamment cultivées pour son âge, à BHL pour lui dire son admiration, sa "fidélité", tout en se révélant lucide sur les défauts de son héros. Pour lui BHL a été un passeur. Vers l'histoire des idées. Et c'est vrai que c'est l'aspect sans doute le plus sympathique du personnage. Moi aussi j'ai vu, jeune, ses émissions sur les "aventures de la liberté". BHL n'a pas été inutile en parlant de Sartre.au grand public, avec passion.

 

Mais désolé, Marc, je ne peux pas te dire que je partage ta passion pour BHL. Je l'ai peu lu, déjà. Je me souviens du livre enquête sur l'assassinat de Daniel Pearl, que j'ai bien aimé, mais qui est bâclé dans sa forme. Je me souviens d'un livre où BHL s'essaie à faire du Tocqueville contemporain, en nous relatant son voyage aux Etats-Unis. J'avais trouvé cela d'un superficiel consommé, et j'avais été frappé de l'incapacité de l'auteur à s'engager au delà des mondanités. Un peu comme si un auteur américain parlait de la France à partir d'un entretien avec Christine Ockrent.

 

Le souci, c'est que je suis beaucoup plus radical que Marc, je l'étais en tout cas, et je pense que c'est toujours le cas. Pour moi, le phénomène des "nouveaux philosophes" est un des aspects de la réaction gigantesque du capital à la fin des trente glorieuses. Et je suis irrité, oui, irrité, de voir un BHL, comme un Onfray d'ailleurs - je crois qu'ils ont parfois le même éditeur - arborer le titre de philosophe. Ce sont des disserteurs, des rhéteurs, des éditorialistes, mais pas des philosophes. Si l'on croit que la philosophie consiste à créer des concepts, et non à phraser. Ces gens ont donc nui à la philosophie. Et ça ne me plait pas.

 

En outre, Marc écrit à plusieurs reprises, et je me souviens l'avoir entendu à "Tout le monde en parle", que BHL a des fêlures. Je veux bien moi aussi concéder la complexité du personnage, ses paradoxes, et comprendre que ça puisse interroger. Ce bourgeois social libéral puant est aussi un des soutiens les plus actifs des kurdes socialistes révolutionnaires. C'est à n'y rien comprendre, parfois, avec lui.

 

Mais en même temps, Marc, tu conviendras que des fêlures et des paradoxes, mon concierge en a aussi. Toutefois tu as choisi BHL comme premier sujet. Pas seulement, j'en suis sûr, par désir de l'intégrer ce milieu intellectuel parisien, en allant voir ceux qui ont les clés. Mais par fantasme sincère. C'est Malraux qui te fait rêver, et tu es allé en Bosnie, ce que je n'aurais pas accompli. Il y faut du fantasme. Comme certains ont vu Mendès en rocard, tu l'as identifié ton BHL à André. C'est plutôt attendrissant.

 

Je suis différent de Marc. Il raconte sa rupture avec les socialistes. Lui qui se méfie, avec d'excellents arguments auxquels je souscris, de la morale, il quitte la politique pour des raisons morales. Je n'aurais pas du tout proposé la même version, pour ma part, pour ce qui concerne mon éloignement du politique. Que les hommes, dans des groupes, soient ingrats et volages, ça ne m'a jamais surpris, depuis les déceptions adolescentes.

 

Moi, je pense plutôt que mes déceptions viennent de mes croyances abusives, de mon aveuglement plus ou moins volontaire. De l'orgueil et de la trouille du vide. Il est succulent de noter, et Marc doit aujourd'hui en sourire, qu'il rompt avec le PS parce que beaucoup ne sont pas réglos avec DSK au moment de l'affaire Mery... Aujourd'hui oubliée. On a découvert depuis d'autres motifs d'être infidèle à DSK. Le souci, pour bien suivre Marc en ces passages, c'est que je n'ai jamais considéré que DSK a été un grand homme politique. On l'a dit génie de l'économie, et Marc y croyait. Je n'y ai jamais cru. Pour moi ce Monsieur a profité passivement d'un sursaut de croissance créé par des grappes d'innovations, c'est tout. Il s'est soumis, au bout d'une semaine de ministère, à l'ordo libéralisme allemand en signant le pacte de stabilité. Un non sens. Donc camarade Marc, je ne peux pas trop te suivre quand tu causes de cette période. Mes démissions sont politiques. Évidemment elles sont éthiques aussi, car le choix d'une politique a inévitablement une dimension éthique. Le nihilisme est le nihilisme et quand on le fuit, c'est en bloc.

Voila. J'ai un peu agi comme Marc avec BHL, j'ai surtout parlé de moi au lieu de causer de "Monsieur Levy" de Marc Villemain. Un livre qui fut un livre d'écrivain débutant. Mais un livre qui ne vous exclut pas, et donne envie de continuer la conversation avec un garçon très intelligent, parfois désarmant de sincérité et de doute. Quelqu'un d'intègre qui sans aucune espèce de doute, trouve un sens à sa vie dans les mots. Les siens et ceux des autres. Je vais lire d'autres oeuvres de Marc.

 

Jérôme Bonnemaison

23 mars 2016

John Cheever - Le ver dans la pomme

 

 

Sublime ennui

 
Le vers dans la pomme est de ces livres dont il serait aisé, et peut-être opportun, de dire le plus grand bien. Nous nous inscririons alors sans trop de risques dans les pas de John Updike, Saul Bellow, Raymond Carver, Vladimir Nabokov ou Philip Roth, pour ne citer que les plus illustres de tous ceux qui ont encensé John Cheever – et que la quatrième de couverture répertorie avec obligeance... De fait, nous chercherions en vain quelque défaut que ce soit à ce recueil, et de manière générale à cet auteur, mort il y a vingt-cinq ans et objet d’un culte de son vivant même. Car voilà un écrivain qui a tout pour satisfaire un certain goût européen, ou disons une certaine esthétique européenne de la littérature. D’un genre d’élégance devenu plutôt rare, l’écriture de John Cheever s’attache à des univers un peu désuets, plutôt distingués, bourgeois, aristocratiques, volontiers romains, et les dissèque avec force détails et sans faute de goût, avec une distance et un humour aussi aérien que sardonique, d’esprit d’ailleurs bien plus britishque typiquement américain. Bref, Cheever est un écrivain qui, s’il était davantage traduit et mieux connu, se verrait assez vite honorer en Europe du statut de classique, et cela d’autant plus qu’il manifeste, et revendique, un goût prononcé pour les paysages, les atmosphères, les invariants familiaux et psychologiques, et qu’il n’use d’aucun gadget ni ne tombe dans aucune facilité narrative. « Pourquoi est-ce que je préfère décrire des cloches d’église et des nuées d’hirondelles ? Est-ce puéril, est-ce une mentalité de carte de vœux, un refus saugrenu et efféminé de regarder les choses en face ? », fait-il dire à son personnage dans Les Bijoux des Cabot, nouvelle qui clôt ce recueil et s’y distingue.


Il y a donc quelque chose de délicieusement irréprochable dans ces nouvelles, dont la profonde intelligence, qui plus est, pourrait désamorcer le plus ombrageux des critiques. Le seul problème, qui n’est pas secondaire, est que l’on s’y ennuie ferme. C’est un ennui assez sublime, qui ne dispense pas du plaisir à prendre une bonne leçon de style, mais le fait est qu’à la longue, on cherche un peu désespérément un ressort autre que l’amusement de l’auteur à décortiquer ces mêmes et sempiternels univers familiaux et quotidiens, fût-ce pour mieux faire apparaître l’irréductible solitude de ceux qui n’y adhèrent pas naturellement. Sous couvert de quelque petite intrigue sans importance, l’écrivain ne cesse en fait de polir et d’ajuster son style. Lequel est assez magistral, en effet, mais cette excellence-là ne suffit pas toujours à nous dissuader de bâiller. Écrites avec un goût prononcé pour la digression naturaliste et pour la circonvolution sociologique, excellemment traduites (mention spéciale à Dominique Mainard), ces nouvelles nous offrent donc un bon aperçu des univers et des visions de John Cheever, même si la compilation opérée ici relève parfois de l’insondable mosaïque. Enfin l’on ne peut pas ne pas évoquer cette manière, sans doute assez moderne, de laisser les histoires s’achever comme elles viennent, et cette façon un peu guindée de ne pas les clore. Certes cela désarçonne au début, mais cela finit aussi par devenir prévisible, et parfois un peu artificiel. Du coup l’on pensera à Raymond Carver, qui avait ce génie-là, mais chez qui on sentait que le souffle se brisait sur quelque chose d’époumoné, de viscéral et d’exténué qui, ici, finit par nous manquer.
 
 
John Cheever, Le ver dans la pomme - Editions Joëlle Losfeld
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Dominique Mainard
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 12, octobre/novembre 2008
16 juin 2015

THEATRE : La Maison de Bernarda Alba, de Federico García Lorca

 

L'entrée de Federico García Lorca au répertoire de la Comédie française, quatre-vingts ans après son assassinat par des milices franquistes, ne doit certainement pas au hasard : outre ce quasi anniversaire, il s'agit de la toute dernière pièce de l'auteur (que jamais il ne verra jouée, ni publiée), et c'est aussi le moyen que Lilo Baur s'est choisie pour témoigner d'un certain obscurcissement des temps. J'ai lu, ici ou là, que la pièce péchait par désuétude autant que par outrance militante : faut-il être bien blasé pour juger ainsi d'un texte qui, certes, ne tait rien de ses intentions, mais que transcendent une grâce et un lyrisme profonds, et une mise en scène qui vaut bien mieux et bien plus qu'un geste partisan. Et quand bien même, s'il ne s'agissait que de témoigner d'une certaine condition féminine, il suffirait de jeter un oeil indolent sur le monde pour constater combien ce témoignage n'a peut-être pas perdu tant que cela de son actualité (fin de la parenthèse).

 

Chose assez rare, La Maison de Bernarda Alba est un huis-clos entièrement féminin - la présence de l'homme, fût-elle obsessionnelle, n'étant jamais que fantomatique. Bernarda, la matriarche (Cécile Brune, dont j'ai eu l'occasion à plusieurs reprises déjà de vanter le talent), décide d'observer et de faire observer par ses cinq filles un deuil impitoyable et long de huit ans. Huit ans durant lesquels aucun contact avec aucun homme ne sera autorisé, pas plus qu'aucune sortie : c'est, au pied de la lettre, la réclusion. Un homme pourtant rôde, Pepe le Romano, qui veut prendre pour épouse Angustias (Anne Kessler), la moins jolie mais la mieux argentée de ces filles, tout en étant secrètement amoureux (et aimé) de la cadette, Adela (toujours aussi vive et épatante Adeline D'Hermy). Les passions, les frustrations, les rancoeurs, les jalousies, le désir : tout finira par avoir raison de la folle décision matriarcale.

 

Dès l'ouverture du rideau, il n'y a aucun doute : ce sera sombre, sépulcral, caustique et, malgré l'Espagne, glacial comme un couvent. Le visage de cette femme hurlant dans la nuit silencieuse, le haut moucharabieh qui mure la scène et derrière lequel on devine parfois le pas lourd des hommes qui s'en vont à la moisson, lapident une jeune femme de leurs muscles noirs ou entonnent des chants qui font entendre plus de martialité que de folklore (éternité du virilisme), tout nous plonge, d'emblée, dans cette vieille et ancestrale Andalousie, avec ses femmes encrêpées de noir, dures à la peine, économes de leurs sentiments, généreuses de leurs rires et de leur franchise.


Toutes sont formidablement caractérisées : le personnage austère et on ne peut plus monolithique de Bernarda ne semble pas encombrer Cécile Brune, qui sait y faire pour y adjoindre quelques nuances, un rien de rictus amusé où l'on pourrait presque, en passant, distinguer une seconde d'attendrissement ; Anne Kessler, la bonne à marier, enlaidie pour les besoins de la cause et sachant donner à son personnage ce petit air de vulgarité gouailleuse que lui confèrent l'argent et la promesse de l'amour (donc de la liberté) ; Coraly Zahonero et Claire de la Ruë du Can, dont la présence soumise sert excellement la composition d'ensemble, et toutes deux d'une discrétion savante ; Jennifer Decker, très juste dans l'interprétation de son personnage un peu ingrat (Martirio), vaguement bossue et, surtout, dépossédée (elle aussi !) de son amour pour le beau Pepe le Roman (Jennifer Decker que j'avais eu la chance de voir la veille même, dans un rôle bien différent puisqu'il s'agissait de celui d'Ophélie, à sa manière une sorte d'anti-Martirio, libérée, exubérante, dans la mise en scène inégale mais brillante de Hamlet par Dan Jemmett) ; Elsa Lepoivre (dont j'avais dit combien elle fut admirable dans Les Trois soeurs, de Tchekov), méconnaissable sous les traits de la vieille et fidèle servante qui n'ignore rien de rien, et surtout pas des secrets de Bernarda, Elsa Lepoivre étonnante de présence, d'humeur et de gouaille, incarnant presque à elle seule l'Espagne éternelle ; et puis, donc, bien sûr, Adeline D'Hermy, qui fait vraiment figure d'étoile montante, avec son timbre identifiable, son coffre, son énergie, son jeu assez physique, l'aisance avec laquelle elle se glisse dans les situations et se joue des tensions, sachant hurler aussi bien que minauder, juger d'un regard que s'effondrer en pleurs. Une petite réserve, tout de même, qui ne tient d'ailleurs pas à la comédienne : Florence Viala (elle aussi épatante dans Les Trois soeurs) me semble ici jouer à contre-emploi le rôle de la très vieille mère de Bernarda, et j'ai eu l'impression qu'elle se contraignait à en accentuer le ridicule, grossissant les traits d'un personnage au fond sans réelle importance.

 

 

On admire, donc, le métier de toutes ces jeunes (et moins jeunes) comédiennes qui, j'en suis sûr, éprouvent bien du plaisir à se sentir évoluer entre elles, femmes parmi les femmes, offrant au public quelque chose qui n'est pas loin d'être un moment de grâce. Elles sont servies, il est vrai, par une mise en scène d'un goût indiscutable : foin de kitsch hispanisant ou de guitare flamenca, tout est richesse et sobriété, et la sombreur magnifiquement mise en lumière. De la scène sourd une tension qui n'exclut pas la dérision ou la drôlerie, comme une ultime politesse du désespoir à la légèreté, et qui achève de donner à cette mise en scène sa beauté fragile et brutale. Le rideau se referme et, en emportant la musique de Mich Ochowiak et ses réminiscences du Dialogue des Carmélites, on se retrouve sur la place Colette avec, certes, du chagrin au coeur, mais aussi beaucoup de joie pour cette compagnie des femmes.

 

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Traduction : Fabrice Melquiot
Mise en scène : Lilo Baur
Musique originale : Mich Ochowiak
Avec : Claude Mathieu (La Servante), Anne Kessler (Angustias), Cécile Brune (Bernarda), Sylvia Bergé (Prudencia), Florence Viala (Marie Josefa), Coraly Zahonero (Magdalena) Elsa Lepoivre (Poncia), Adeline D'Hermy (Adela), Jennifer Decker (Martirio), Claire de la Rüe du Can (Amelia), Elliot Jenicot (Pepe le Romano)

22 janvier 2020

Laurent Rivelaygue - Albert et l'argent du beurre

 

Jsouris en vous imaginant découvrir Albert et l'argent du beurre, de Laurent Rivelaygue, assurément le livre le plus hilarant de cette rentrée d'hiver. 

 

La chose m'arriva un jour de grâce et d'euphorie sous la forme d’un fichier PDF, et je n’eus pas à attendre de l’avoir entièrement lue pour la juger de salubrité publique – donc hautement digne du meilleur éditeur (sic). En vérité, je ne me suis même pas posé la question. Je ne me suis demandé, ni ce qu’était Albert, ni si son registre correspondait à une certaine « ligne éditoriale », ni s’il ne prenait pas un peu trop ses aises avec les textes auxquels je tente, ces dernières années, de donner quelque écho. Je me suis seulement laissé glisser sur la pente la plus ancestrale et primitive qui soit : celle du rire. De ces rires qui ne se gargarisent peut-être pas toujours de distinction mais qui, avec un je ne sais quoi de malin, gaillard et entêté, bousculent en nous le potache qui n’en attendait pas tant pour s’esclaffer, et nous ramènent infatigablement aux bons vieux plaisirs de ce gros humour qui se sait parfois un peu bête mais qui, de ce savoir, fait le suc même de sa drôlerie – eh oui, c’est qu’on navigue ici entre le deuxième et le quatrième degré. 

 

D’expérience et d’instinct, cette fine mouche de Laurent Rivelaygue sait que rire, c’est d’abord et presque toujours rire de l’autre. Rien de très charitable donc, mais rien de bien méchant non plus. Et pour cause : ne sommes-nous pas tous l’autre d’un autre ? Mais pour bien rire, encore faut-il qu’une certaine situation nous y ait préparés, et c’est à ce préalable que Laurent Rivelaygue excelle. Son idée, qui n’est pas absolument nouvelle (songeons seulement aux six personnages en quête d’auteur de Pirandello ou au Woody Allen de La rose pourpre du Caire), consiste à jeter l’auteur d’un premier roman, opportunément baptisé Albert ou l’argent du beurre, dans les griffes de ses personnages. Lesquels, enfermés dans une propriété perchée sur les hauteurs de Nice, vont bien sûr s’acharner à déjouer tout ce que peut fantasmer un auteur nécessairement omniscient pour, in fine, se libérer de leurs chaînes et de leur géniteur, ce boulet. Tout cela dans le meilleur esprit qui soit, c’est-à-dire dire gentiment subversif, grivois, espiègle, roublard, opportuniste, déjanté, absurde – mais toujours très spirituel. On s’amuse d’autant plus à observer ces créatures déchaînées que l’on sent comme rarement l’auteur s’esclaffer en même temps que nous, et qu’on le sent, même, s’étonner de ce qui prend vie sous ses yeux. Là réside sans doute un des secrets de l’énergie formidablement roborative d’Albert : l’effet de surprise que le roman, du fait même de ce qui échappe à son auteur, nous réserve à chaque page.

 

D’aucuns diront peut-être qu’il est facile de mettre les rieurs de son côté. Et l’incessant ricanement qui se fait entendre un peu partout, dans les médias ou sur les réseaux mensongèrement sociaux, a en effet parfois quelque chose d’un peu exaspérant. Mais rien à voir avec le rire de Laurent Rivelaygue, qui, du fait même de son caractère potache et bouffon, donc gratuit, constitue un heureux déferlement de fraîcheur et de liberté dans un monde et une époque où, même en cherchant bien, il est parfois difficile de trouver motif à sourire. Personnellement, cela faisait des années que je n’avais pas autant ri en lisant : ce plaisir-là valait bien publication. Alors bon vent, Albert !
 

Laurent Rivelaygue, Albert ou l'argent du beurre
Éditions du Sonneur

Lire les premières pages et/ou commander le livre.

 

 

 

23 mars 2015

Eric Bonnargent & Gilles Marchand : Le roman de Bolaño

 

Aussi annoncé qu'attendu, Le roman de Bolaño, dont il m'a été fait privilège d'être l'éditeur pour le compte des Éditions du Sonneur, est enfin, depuis quelques jours, disponible en librairie. Sous la forme d'un roman épistolaire que titille parfois la tentation du polar épique, psychiatrique, exotique ou métaphysique (sic), Eric Bonnargent et Gilles Marchand y rendent un hommage aussi original que stimulant à l'un des écrivains les plus considérés du 20ème siècle : Roberto Bolaño.

 

De ce roman qui ne ressemble à aucun autre, critiques et lecteurs, assurément, diront ce qu'il y a à en dire. Je ne peux, moi, qu'évoquer ce que fut ma découverte du manuscrit, et essayer de dire pourquoi, avant même d'en avoir achevé la lecture, s'imposa l'envie de le publier. Je n'avais (et n'ai toujours) de Roberto Bolaño qu'une connaissance assez limitée, n'ayant alors lu de lui que le dernier texte publié de son vivant, d'une beauté et d'une grâce qui m'ont beaucoup marqué, Un petit roman lumpen (dont j'ai écrit ici ce qu'il m'inspira). Autrement dit, pas de panique : ne pas connaître Bolaño n'est en rien un problème pour plonger la tête la première dans le roman d'Eric Bonnargent et de Gilles Marchand ; mieux que cela, si je puis dire : connaître ou ne rien connaître du grand écrivain chilien constitue à poids égal un handicap et une chance. Les connaisseurs souriront à certains moments qui laisseront les autres de marbre, quand ceux qui n'en connaissent rien jouiront d'un privilège que les autres n'ont déjà plus : pouvoir, ensuite, partir à la découverte de cette oeuvre “culte”.

 

Mais revenons à ma découverte du manuscrit.

Passé les premières pages, je confesse avoir éprouvé une sorte d'embarras. Sans doute étais-je un peu frustré d'être posé aussi vivement sur la banquette arrière d'un taxi sans avoir pu goûter autant que je l'aurais voulu au plaisir (peut-être un peu vicieux) d'un dévoilement progressif ; en somme, je me disais : ils sont bien gentils, mais je ne vois pas comment ils vont pouvoir tenir comme ça sur trois cent pages. Par ailleurs, malgré l'incontestable richesse du corpus épistolaire, j'ai toujours éprouvé, fût-ce par-devers moi, une certaine réticence envers les romans qui usaient entièrement, exclusivement, de ce genre. Pour faire vite, disons que je n'ai jamais su faire taire complètement cette petite voix en moi qui me souffle que le mode épistolaire intégral, dans le cadre romanesque, se nourrit aussi à un certain désir d'évitement : je suis toujours tenté, peu ou prou, d'y voir un dérivatif, une diversion, un moyen de se libérer des contraintes du roman “classique”. Or, dans Le roman de Bolaño, ces questions se trouvent assez tôt évacuées. Car, outre qu'il a été composé par voie réellement épistolaire, outre (et c'est intelligent) que l'un des auteurs maîtrise intimement l'oeuvre de Bolaño quand l'autre n'en connait que les stricts rudiments, Eric Bonnargent et Gilles Marchand y déploient une habileté qui, du coup, exhausse ce que le genre peut avoir de nécessaire. Il leur permet en effet de borner immédiatement le cadre du labyrinthe, d'amorcer l'ombre qui planera sur le roman, et de distiller à lettres comptées le venin d'un suspense très singulier ; d'emblée, toute la substance bolañesque est là : les jeux de miroir, les impasses et les faux-semblants de l'identité, l'imbroglio du vrai et du faux, la question du Mal bien sûr, enfin la mise en abyme de l'idée même de fiction. Si bien que l'on se retrouve avec un texte qui, tout en prenant soin d'approfondir minutieusement sa matrice, et sans que jamais ne s'estompe la figure tutélaire de Bolaño, demeure aussi palpitant qu'un polar américain old school. Bonnargent et Marchand réussissent là où pourtant il est si simple d'échouer : en parvenant à agglomérer l'humour et la gravité, le jeu et l'érudition, les nécessités mêlées de l'arrière-plan et de chaque personnage, la quête littéraire et les règles de l'enquête policière, ils parviennent, en s'amusant sérieusement, à déployer une trame très vive, brillante et roborative. Si bien qu'on n'a plus qu'une envie, en refermant le texte : lire Bolaño.

 

 

QUATRIEME DE COUVERTURE — Que se passe-t-il lorsqu’un chauffeur de taxi amnésique tombe sur l’adresse d’un personnage du roman qu’il vient de lire ? Que se passe-t-il lorsqu’après lui avoir écrit à tout hasard, ledit personnage, un ancien policier, lui répond qu’il est bel et bien vivant, qu’il n’a rien d’un être de papier et qu’il n’a même jamais entendu parler de l’auteur, un certain... Roberto Bolaño ? Ce lecteur (Pierre-Jean Kaufmann) et cet homme dont on a « volé » la vie (Abel Romero) entament alors une correspondance afin de cerner les liens qui unissent Romero et Bolaño. Mais au fil de leurs échanges, les voilà conduits à examiner aussi le passé de Kauffmann, dont l’amnésie semble cacher un lourd secret.

Articulé autour de l’œuvre du grand écrivain chilien, Le Roman de Bolaño croise l’enquête littéraire et le thriller latino. Naviguant entre Paris, Barcelone et Ciudad Juárez, le lecteur se trouve plongé au cœur d’une histoire où le vrai n’est jamais sûr et le faux toujours possible, et où rôdent en permanence la folie, le feu, la vie et la littérature.

Éric Bonnargent et Gilles Marchand ont joué à la lettre le jeu du roman épistolaire, correspondant à plus de neuf cents kilomètres de distance sans jamais rien savoir de ce que l’autre avait à l’esprit. Pendant plus d’un an, ils se sont écrit, créant ainsi au gré de leurs échanges la trame narrative de ce qui allait devenir Le Roman de Bolaño. Là réside en partie l’originalité profonde de ce texte : Pierre-Jean Kaufmann et Abel Romero prennent corps, se répondent, s’écoutent et s’invectivent : on en oublierait presque qu’ils n’ont jamais existé – si tant est qu’ils aient jamais existé…

 

On lira avec profit la remarquable critique de Lionel-Edouard Martin, ainsi que l'article très juste
de Hughes Robert (librairie Charybde, Paris).

 

Eric Bonnargent & Gilles MarchandLe roman de Bolaño - Editions du Sonneur

7 avril 2015

Lectures croisées : Bernard Quiriny & Roque Larraquy

 

S'ils se distinguent assez nettement par leur écriture et leur manière de composer, Roque Larraquy (auteur argentin dont La Madrivore est le premier roman) et Bernard Quiriny (qu'on ne présente plus) ont un incontestable point commun : celui de déployer un humour obstinément noir, en lisière d'un fantastique qui lorgne parfois vers le surréalisme.

 

* * *

 

 

Avec l'excellent Histoires assassines, Bernard Quiriny retrouve et attise encore la verve qui conféra à ses Contes carnivores le succès que l'on sait (je m'en étais un peu entretenu avec lui, en 2008, pour le défunt Magazine des Livres : voir ici). Aussi éprouvé-je toujours autant de plaisir à le regarder creuser et creuser encore son sillon, d'inspiration peu ou prou borgésienne. Car, Quiriny, c'est du sûr et du solide : rien de clinquant, jamais, tout est toujours écrit avec un goût très sûr, c'est toujours cette même veine classique, soucieuse de justesse et de netteté ; avec lui, pas d'entourloupe. On est à peine entré qu'on sait illico où on a mis les pieds - et d'ailleurs on y va pour ça : pour qu'il nous raconte des histoires. C'est cela, le talent de Bernard Quiriny (et cela, sa modestie) : écrire reste pour lui un plaisir, un jeu, une source d'excitation. Quelque chose dont je ne suis pas loin de penser qu'il en use comme en prolongement de l'imagination et des sourires de l'enfance.

 

Les deux nouvelles qui ouvrent le recueil m'ont pourtant laissé un peu sur ma faim. Si j'ai aimé l'idée de Bleuir d'amour (où la copulation cause à la peau un bleuissement qui va mettre la planète sens dessus dessous), et que Sévère mais juste avait tout pour me plaire (récit, par un critique littéraire, des raisons qui l'ont conduit à assassiner un écrivain par jour pendant un mois), j'ai trouvé la première un peu trop allusive, et la seconde un peu trop mécanique.


Mais Quiriny était déjà là, dans l'ombre, qui s'échauffait.

Car la suite n'est que feu d'artifice. L'histoire de cet homme qui, embarqué sur un bateau, voit jour après jour son corps fondre, se liquéfier, le quitter. Ces objets usuels (lit, cheminée, stylo...) qui prennent (enfin) la parole. Cette femme dont il devient juste de dire qu'elle a bel et bien les yeux derrière la tête, puisqu'elle perçoit distinctement tout ce qui se trouve derrière elle et se heurte au monde dès qu'elle veut aller de l'avant. Ces conférenciers qui, verbe haut et jargon assuré, constatent avec dépit qu'ils sont spécialistes d'un auteur connu d'eux seuls. Cet homme, encore, qui réalise qu'il lui suffit de fantasmer sur une femme pour qu'elle tombe enceinte. Tout est malin, malicieux, intelligent, on se régale en se demandant à la fin de chaque nouvelle quelle autre histoire ce diable de Quiriny va bien pouvoir nous pondre encore.


Mais le meilleur, du moins ce que j'ai préféré, ce sont les quatre tableaux regroupés dans La tournée amazonienne, quatre nouvelles à connotation exotico-anthropologiques : du Quiriny pur et grand jus, mêlant comme il sait le faire la drôlerie à l'esprit de sérieux, le vraisemblable au farfelu, laissant courir une imagination qui n'est pas seulement celle d'un romancier, mais, dirai-je, une sorte d'imagination universelle, fantasmatique, première. On rit de ce qu'il nous montre et, en même temps, on en éprouve le frisson. Il y a là un art du cliché que je lui envie beaucoup - cette manière qu'il a de vider ledit cliché de son caractère immédiat ou idiot et de le transmuer en un grotesque fondateur, nourricier. Quiriny a quelque chose d'un chercheur en sciences sociales : il y a toujours de l'idéal-type dans ses personnages, et il n'est rien de plus divertissant que son application à dépeindre, mi-sérieux, mi-goguenard, les occupations sociales et autres marottes humaines, dont il dresse un tableau toujours très haut en couleur. Bref, à ceux qui, comme moi, désespèrent que la nouvelle continue d'être le parent pauvre de la fiction en France (et qui, comme moi, ne le comprennent pas) : lisez Bernard Quiriny.

 

On pourra lire également ma recension de son roman Les Assoiffées,
ainsi que
l'entretien qu'il m'avait accordé à l'occasion de sa parution.

 

* * *

 

 

Avec Roque Larraquy, on change de décor, et on investit deux scènes bien distinctes.

 

La première nous fait pénétrer dans la clinique Temperley, dans la banlieue de Buenos Aires, en 1907 : c'est là que va être tentée une expérience aussi scandaleuse que mythique, voire métaphysique : tenter de faire parler les morts. Pas dans l'éternité (Dieu nous garde), mais dans les neufs secondes qui suivent le trépas : c'est en effet dans ce laps de temps que notre bon directeur de clinique, tout pétri de scientisme (et d'ambition) qu'il est, juge possible, voire raisonnable, pour peu que le passage de la vie à la mort se fasse par décapitation, de recueillir les dernières paroles d'un candidat volontaire (et, qui sait, d'éclairer l'humaine destinée). Volontaire, oui, et c'est une des difficultés de l'exercice : convaincre des patients dont la rémission semble au bas mot compromise de tenter l'expérience - fût-ce en les laissant un peu dans le flou. En soi, l'idée n'a rien de saugrenu (qui ne s'est jamais dit : “ah, si les morts pouvaient parler !”), mais ce qui est intéressant, outre qu'elle est ici traitée avec pas mal de jubilation, c'est qu'elle permet à l'auteur de dresser par petites touches le portrait de notre commune humanité. Car sous couvert de sciences et de démystification, se joue en miniature rien moins qu'un fonctionnement social, que Larraquy prend bien plaisir à suggérer : arrivisme, convoitise, vénalité, abus de pouvoir, etc. Il y a finalement quelque chose d'assez théâtral, dans ce huis-clos pince-sans-rire et cette façon de caractériser chacun des personnages. L'écriture, efficace et malicieuse, ne s'embarrasse d'aucune complication excessive : elle est visuelle, clinique, descriptive, et s'acharne à suivre la trajectoire de personnages à la fois très communs et un peu étranges ; des voisins de palier ou de bureau, en somme (mais de ces voisins dont on se surprendra à déclarer au journaliste du coin, une fois leurs méfaits découverts : "ils étaient gentils, plutôt discrets, ils n'auraient pas fait de mal à une mouche".)

 

La seconde scène nous propulse en 2009. Nous sommes toujours à Buenos Aires mais, cette fois-ci, dans la bonne société. Bonne société qui, comme chacun sait, s'offusque aisément que l'on puisse dîner avec les coudes sur la table mais n'aime rien tant que se pâmer devant une modernité dont elle fait son vernis (et dont elle n'a, au fond, aucune définition valable). L'un de ses membres, dont tout indique que le statut est d'être artiste, et bien conscient qu'on n'accroche plus le chaland et le critique qu'à force de provocations, va se faire connaître en donnant un tour qu'il voudrait sans doute poétique, voire visionnaire, à des performances somptueusement macabres. Au prétexte (plus ou moins crédible) d'une critique sociale et/ou esthétique, tout finit par faire show, corps amputés, chairs avariées et malformations diverses : l'horreur, c'est bien connu, ça fait vendre. Aux poubelles de l'histoire, les bonnes vieilles expos d'antan : vive l'exhibition !

 

Il y a entre ces deux scènes aux cadres si différents un lien d'évidente gémellité, où se font écho, bien sûr la question du corps, mais aussi celle de l'individu dans le spectacle de la société. Et si la première partie, plus aérée, moins tape-à-l'oeil, sans doute un peu plus onirique, a ma préférence, l'on ne peut qu'applaudir à la belle liberté de La madrivore qui, joliment traduit par Mélanie Gros-Balthazard, constitue un ensemble étrangement, presque intempestivement moderne.

 

Bernard Quiriny, Histoires assassines - Éditions Rivages
Roque Larraquy, La madrivore - Christophe Lucquin éditeur

25 mai 2012

Claude Aufaure lit Anaïs ou les Gravières

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Anaïs ou les Gravières
, ce dixième roman de Lionel-Edouard Martin que j'ai l'honneur de pouvoir publier pour le compte des éditions du Sonneur, poursuit son bonhomme de chemin et conquiert chaque jour de nouveaux lecteurs.

Parmi eux, l'un des plus grands : Claude AUFAURE, qui a donc tenu à témoigner de son bonheur de lecture. C'était hier soir, à la librairie Gallimard, à Paris. L'assemblée fut conquise ; on comprend pourquoi en visionnant ce court extrait.


Claude Aufaure lit "Anaïs ou les Gravières", de Lionel-Edouard Martin

12 décembre 2012

Wishbone Ash au New Morning (3 extraits vidéo)

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Vieux loups solitaires et marins cabossés avaient jeté leur ancre, l'autre soir au New Morning, pour acclamer les bourlingueurs de Wishbone Ash, qui donnaient, entre autres douceurs, une relecture d'Argus, leur fameux et mythique troisième album, paru en 1972.

Wishbone Ash : ce nom évoque t-il encore autre chose que cette année 1969, qui vit donc au même moment la naissance, en Angleterre, de Black Sabbath, Deep Purple, Led Zeppelin, Cactus ou Uriah Heep, tous monuments d'un hard rock en pleine gestation ? Si tant est bien sûr que l'on puisse parler de hard rock à propos de Wishbone Ash. Alors, oui, il y a les guitares. Cette manière de jouer à deux en intervalles de tierces, marque de fabrication passée dans la légende (notamment) depuis que Thin Lizzy, puis Iron Maiden, leur eurent piqué le (bon) plan. Ecoutez donc, chez les premiers, The boys are back in town, Emerald, ou Renegade, ou, chez Maiden, l'album Piece of Mind, qui en donne une illustration très achevée - mais n'importe quel morceau se prête au jeu, de Hallowed be thy name à Powerslave. Bref. En fait, Wishbone Ash, c'est sans doute un peu plus compliqué ; au confluent de trop de choses, ou, si l'on peut dire, d'un trop grand nombre d'époques. Nourris au biberon d'un boogie presque primitif, du rock'n'roll, de la musique traditionnelle et du folk, du jazz aussi (Pilgrimage, sorti en 1971, en donne quelques belles illustrations), qui plus est en pleine ascension des musiques dites progressives, aux effluves plus ou moins psychédéliques, ces gars-là font, peut-être, au fond, que ce que, faute de mieux, l'on qualifiera de rock. Comme d'autres, ils auront frôlé le succès planétaire - Argus, élu meilleur album de l'année 1973 par la très vénérable revue Melody Maker, se vendit tout de même à plus deux millions d'exemplaires. Le grand frisson des stadiums sera pourtant réservé à d'autres, qui ne leur étaient pas forcément supérieurs ; simplement, le groupe (à l'instar d'Uriah Heep) creusa son sillon, restant ce qu'il était et ne sacrifiant jamais aux airs toujours capricieux du temps.

Autant de (bonnes) raisons qui m'ont conduit à penser que ce serait là une bonne leçon, de rock certes, mais aussi d'endurance et d'authencité, à délivrer à mon fils de dix ans (lequel, fort enthousiaste, a tout de même dû se sentir un peu seul dans sa génération, isolé qu'il était dans ce parterre de vieux rockers et de quinquas - je suis gentil - lui demandant, rigolards, s'il n'avait pas école le lendemain). Toujours est-il, preuve s'il en fallait, que rock'n'roll will never die, et qu'il est possible, quand on a dix ans, de trouver Wishbone Ash au moins aussi excitant que... que quoi, d'ailleurs ? que n'importe quel autre faux groupe formaté dont on vante le look de tueur et les savantes mèches blondes dans les cours de récréation et un peu partout ailleurs. Bref (bis).

Où l'on vérifie qu'un classique mérite son statut, c'est que les titres vieux de quarante ans sont ceux-là mêmes qui continuent d'enthousiasmer. A cette aune, The King Will Come ou le très médiéval Thow Down the Sword pourraient largement être enseignés comme de parfaits modèles d'atemporalité, ces compositions renfermant juste ce qu'il faut de tension, d'altérations et de lyrisme. Et comme on n'a pas attendu Still Loving You pour convaincre les filles que le rock est une musique de brutes au grand coeur assoiffées de sentiments, jetez donc une oreille sur Leaf and Stream (ci-dessous) pour constater combien cette époque ne s'est jamais encombrée d'étiquettes. Très heureux, aussi, d'entendre quelques-uns de leurs morceaux plus récents, tel que l'efficace et très typique Can't Go It Alone (ci-dessous), extrait du dernier album en date, Elegant Stealth (2011). Voilà. Rien à dire d'autre, donc, que la joie de retrouver sur scène ces vieux routiers, emmenés par l'indétrônable Andy Powell, bientôt 63 ans et seul rescapé des origines.

Extrait 1. : Leaf and Stream

Extrait 2. Times Was (chorus)

Extrait 3. Can't Go It Alone

6 août 2015

France Bleu : Thomas Stangl

 

Virginie Troussier a eu la gentillesse de m'interroger, sur France Bleu La Rochelle, à propos de la première traduction en France de l'écrivain autrichien Thomas Stangl et de la parution de Ce qui vient ("Was kommt") aux Editions du Sonneur.

Cliquer ici pour écouter l'entretien.

Cliquer ici pour accèder à l'onglet Thomas Stangl sur le site des Editions du Sonneur.

18 mars 2014

Jacques Josse - Liscorno

 

 

C'est, encore une fois, un bien beau livre que nous donne à lire Jacques Josse, sans fard ni manières, à l'écriture tout à la fois discrète et évocatrice, précise, choisie : en somme, un livre d'authentique littérature - ô combien, la littérature étant tout ce à quoi se nourrit Liscorno, récit d'hommage, tombeau des grands inspirateurs. La littérature, donc, et tout autant la vie, puisque aussi bien les deux ont (doivent avoir) partie liée. On aime tel livre, tel auteur, aussi parce qu'on l'a lu à cet âge-là, en ce lieu-ci, et parce que les circonstances ne sont jamais étrangères à cette sorte d'effet de sidération qu'une lecture peut susciter.

 

Cette fois, Jacques Josse nous fait revenir aux origines. Nous ne sommes pas encore à Rennes ou à Saint-Brieuc, qu'il évoquera souvent dans ses textes. Nous sommes à Liscorno, en Bretagne certes, mais en Bretagne intérieure, rude et paysanne. Liscorno, donc, "village bâti en terrasses, à flanc de coteau, comptant trois à quatre dizaines de maisons et plusieurs bâtiments de ferme", où Josse débarque à l'âge de cinq ans, au beau milieu de l'été 1958. Alors il raconte cette arrivée, en quelques mots très purs, les souvenirs qu'il en a, les quelques images qui lui reviennent ; avant d'aller s'enfermer dans cette "mansarde qui allait peu à peu se muer en invisible (et minuscule) port d'attache", d'où il enprendra d'explorer le monde et les livres.

 

Il sera question, au fil des jours et des pages, de Tristan Corbière, de Raymond Carver, de London, de Kerouac, de Ginsberg, des fortes têtes de la Beat Generation et de quelques autres, poètes avant tout, les Yves Martin, Armand Robin, Gary Snyder... Illustres ou pas, peu importe à Jaques Josse qui, n'écoutant que son coeur et les recommandations de ceux qu'il lit, s'en va à la rencontre de ces écrivains qui sont autant de monstres ; auprès d'eux il va apprendre à se trouver, à trouver en lui la bonne manière d'être au monde, et déterminer à jamais son paysage, son esthétique littéraires. Ses lectures donnent d'ailleurs parfois l'impression qu'elles le sauvent - mais de quoi ? Il lit dans sa mansarde, quand il ne traîne pas au café du village à observer ces hommes durs à la peine, trimballant leurs vies laborieuses et leurs trognes esquintées. Il y a quelque chose chez ceux-là, d'ailleurs, qui m'a fait songer aux personnages de ce roman splendide, passé complètement inaperçu (peut-être du fait de la mort prématurée de son auteur) : Dernière station, d'Ollivier Curel — dont je parle ici. Ce sont les mêmes gueules cassées, inatteignables, recluses, ni désespérées, ni espérantes : indifférentes à toute projection de soi en dehors de cet ici et de ce maintenant - et sans doute faut-il, pour espérer comme pour désespérer, avoir ne serait-ce qu'une raison de penser qu'autre chose soit seulement concevable. Et si Jacques Josse évoque avec beaucoup de sensibilité ce qu'ont représenté pour lui (et représentent encore) ces lectures, je le trouve parfois plus juste encore, plus parfaitement juste, lorsque passe dans son récit un de ces hommes de peu, un de ces vieux marins à l'âme ravinée qui lèvent leur coude au zinc en noyant leur regard dans le miroir - avant d'aller pisser dehors contre un pommier.

 

Jacques Josse, Liscorno - Éditions Apogée

2 mars 2014

Gerald Messadié sur *Ils marchent le regard fier*

 

 

 

Dense et lourd

 

Dernière ligne lue, ce tout petit volume vous reste dans les mains comme un de ces galets qu’on ramasse sur les grèves et qu’on ne se résout pas à jeter. Il est dense comme la pierre, en effet, et lourd. S’il existait un laboratoire d’analyse essentielle des textes (LAET), on le lui confierait pour savoir pourquoi il colle aux mains, à la mémoire. Est-ce la densité du texte ? Peut-être. Le dépouillement des mots, alors, langage courant, dru, un peu provincial, pas une once de « Madame de Lafayette » ? Peut-être aussi. Ce n’est pas un texte littéraire, plutôt un de ces récits d’infortune qu’on écoute un de ces soirs où l’on s’est réfugié dans un bar après un mauvais dîner et une rencontre ratée, de la bouche de quelqu’un qui ne se résout pas à aller dormir seul lui non plus. C’est un morceau d’absurde, obsédant parce qu’il ne se pare pas de romanesque. En réalité, c’est une tragédie et je me suis mis à penser que ç’aurait bien pu être un sujet pour Sophocle, parce qu’à la différence du drame, la tragédie n’est rien d’autre qu’une représentation de l’absurde (à signaler aux existentialistes qui circulent encore, sur des chaises roulantes).

 

La courtoisie interdit de raconter l’histoire ; disons alors que c’est une bagarre banale qui tourne mal.

 

Gerald Messadié

7 avril 2014

Christophe - Intime au théâtre Antoine

 

Ma femme me faisait récemment remarquer que je paraissais enclin, au fil des ans, à des formes de minimalisme que j'aurais volontiers, jusqu'à présent, plutôt négligées, voire rejetées. J'ai naturellement pris avec force humour cette très affectueuse observation relative à ce qui m'arrive et qui, en effet, est assez inexorable (à savoir, que, oui, je vieillis – un peu...). Puis j'ai volontiers reconnu que, tombant jusqu'alors et plutôt facilement dans les pièges du symphonisme le plus tonitruant, j'avais, ces derniers temps, fini par en rabattre un peu. Il n'y pas si longtemps, je suis d'ailleurs allé applaudir Vincent Delerm, chose qui, il y a quelques années à peine, m'eût probablement conduit à me planquer dans une grotte pour ne plus en sortir (et puis finalement, bien sûr, ce fut très bien, et même mieux que cela.)

 

Avec Christophe, c'est encore autre chose : là, j'ai clairement franchi un palier. De l'accusation de bobo, voilà que j'encoure désormais celle de ringard (tendance rococo). Car Christophe, pour ceux de ma génération, ce n'était tout au plus qu'Aline (ce truc vieux comme le monde dont se servaient quelques grisonnants à tempes lustrées pour, les soirs de 14 juillet, taquiner la jeunesse — et les jeunettes.) Mais il faut être juste : le problème n'était pas Aline. Le problème, c'était la forme que prenait l'engouement suscité par Aline, on n’en pouvait plus, d'elle, elle était ici, elle était là, elle était partout, et toujours cette façon un peu allumeuse de nous ramener du côté des surprise-parties. Non, Aline n'y est pour rien, la pauvre, Aline est belle, toutes les chansons d’ailleurs le sont, ou toutes peuvent l'être : ce n'est, le plus souvent, qu'une question d'implication et d'interprétation. Et puis Christophe a changé : lui aussi, c'est heureux, a vieilli. On a fini par comprendre que le faiseur de tubes n'en était pas un, qu'il valait bien mieux que cela. Du reste, je ne connais pas d'autres exemples de blondinet à midinettes qui ait, de son vivant, fini par devenir un artiste culte, une de nos grandes figures parallèles.

 

C'est peu dire, donc, qu’on ne va plus écouter Christophe de la même manière. Naguère, on y allait avec l'envie de donner un peu de corps à ces airs qui nous taraudaient l'oreille (Aline, justement, mais aussi Les marionnettes, Les mots bleus, Le paradis perdu, Petite fille du soleil, La dolce vita, autant de chansons que Christophe a radicalement revisitées, épurées, leur trame harmonique ne tenant plus guère qu'à cette manière si particulière qu'il a de les chanter, de les ralentir, de les sussurer en dehors du temps - je pense parfois, en l'écoutant, en écoutant le Christophe d'aujourd'hui, aux figures molles d'un Salvador Dali.) Bref, dorénavant, on va le voir parce que l'histoire a montré un autre personnage, un être à part, fragile, décalé, d'une grande liberté d'attitude, évoluant dans des univers qui n'appartiennent guère qu'à lui, nébuleux, en partie inaccessibles - d'où, sans doute, et au-delà de leur relation personnelle, le lien avec Bashung. Tout, visuellement, est déjà inscrit : dans un décor qui pourrait faire penser à celui d'une discothèque des années 80 autant qu'à une scène de jazz d'avant-garde, Christophe, verres teintés, bas du jean's enfoncé dans les santiags, tignasse de chanteur de glam-rock suédois et veste de représentant de commerce, lève son verre de whisky et trinque à la santé du public - on l'imagine bien, tiens, poser sa voix sur tel ou tel vers de Houellebecq : ce faisant, je n'ai pas le moindre doute quant à la leçon d'esthétique qu'il donnerait à un Jean-Louis Aubert. Ses gestes, comme son débit, sont secs, brisés, hachés, intempestifs - son petit côté Françoise Sagan. Il ressemble autant à un pilier de comptoir de nos dancings d'antan qu'à un de ces vieux bluesmen qui écument les routes. Un côté roots, c'est ça ; mais tout en douceur et sentiments. Car c'est un sentimental, Christophe, ça oui, pas collectionneur pour rien. Il parle de lui, souvent, dans ses chansons, dans ce qu'il dit entre ses chansons, mais c'est toujours avec une espèce d'ironie fatiguée, mélange d'orgueil et de dépréciation de soi, d'àquoibonisme et d'humour potache. On sent chez lui quelque chose qui a toujours trait à la maladresse, et c'est cette fragilité, dont certainement il est le premier conscient, qui lui fait chanter si bien ces ritournelles que tant d'autres gâcheraient à trop vouloir en tirer le suint. Christophe n'est pas un instrumentiste (même s'il touche à tout : piano, synthés, guitare, harmonica...), c'est un artiste. Autrement dit et d'abord, une personnalité sensible au timbre et à la sonorité des choses, et d'abord à celles qu'il porte en lui, qui le tirent vers une espèce de bonheur gris ; c'est de là qu'il tire le caractère atmosphérique, presque psychédélique par moments, qui prédomine aujourd'hui dans sa musique.

 

 

Je ne crois pas que l'on puisse dire de Christophe qu'il est un nostalgique : pour l'être, il faut avoir enterré le passé. Or il paraît tout vivre au présent, ce qui fut hier ne lui semblant pas moins actuel - il parle d'ailleurs du blues des années trente comme de quelque chose qui lui est extrêmement contemporain. Et comme il n'a pas d'oeillères, comme il sait qu'être un homme de goût consiste à s'ouvrir à tous les goûts, les ambiances en lui s'empilent et se chevauchent ; il procède par collages et lignes directrices - lignes rouges même, lignes d'obsession, si bien que la transe n'est jamais bien loin : ce ne sont jamais que diverses manières d'aller puiser et dire les mêmes choses. Ambiance synthétiseur, réverbérations et lumières roses ; ambiance guitare électrique années 60 (sur laquelle il donne une interprétation de La non-demande en mariage - Brassens - qui cesse d'être déroutante dès lors qu'on perçoit combien elle lui est propre) ; ambiance piano enfin, bien sûr, où il me semble trouver son équilibre le plus touchant, son entière harmonie ; où il montre que c'est précisément sa fragilité qui lui donne toute sa puissance.

 

La terre a donc penché, ce soir au théâtre Antoine - dommage, soit dit en passant, que les lumières aient été sitôt rallumées, que les spectateurs eux-mêmes, la musique se dispersant comme par volutes, aient considéré que c'était fini puisque Christophe n'était plus là, abandonnant la scène aux synthétiseurs et la laissant dans une ambiance de fin du monde. Enfin, rien de grave, puisque le dernier des Bevilacqua l'a annoncé hier soir : en janvier 2015, chez Capitol, paraîtront quinze nouvelles chansons - ce sera une chouette manière de lever le coude et de trinquer à ses soixante-dix ans. 

14 février 2014

Chroniques moratoires sur le Salon littéraire

 

Mes très magnanimes lecteurs apprécieront peut-être d'apprendre que Le Salon Littéraire qu'anime Joseph Vebret m'a convié à y tenir chronique. La chose se produira donc tous les quinze jours, un vendredi sur deux, sous le titre de Chroniques moratoiresLesquelles chroniques j'inaugure aujourd'hui même avec un texte intitulé La bataille de Solferino et le temps du monde fini.

 

 

La bataille de Solferino et le temps du monde fini

 

Il est de ces contrastes ou de ces télescopages tels qu’on ne peut manquer d’y chercher un sens — c’est un trait distinctif des humains que de s’évertuer à en parer la moindre et plus futile circonstance. Il se trouve que je relis ces temps-ci les quelques essais de Paul Valéry regroupés sous le titre fameux : Regards sur le monde actuel. C’est peu dire d’ailleurs, près de quatre-vingt-cinq ans après leur publication, combien ils sont actuels, ces regards, et pénétrants, visionnaires parfois. Se risquant à formuler une « hypothèse », et flairant l’avènement de ce qu’incarnent aujourd’hui Google, Twitter & Cie, Paul Valéry écrit ainsi du monde à venir — pas le sien, donc, mais déjà le nôtre : « Désormais, quand une bataille se livrera en quelque lieu du monde, rien ne sera plus simple que d’en faire entendre le canon à toute la terre. Les tonnerres de Verdun seraient reçus aux antipodes. On pourra même apercevoir quelque chose des combats, et des hommes tomber à six mille milles de soi-même, trois centièmes de seconde après le coup. Mais sans doute des moyens un peu plus puissants, un peu plus subtils permettront quelque jour d’agir à distance non plus seulement sur les sens des vivants, mais encore sur les éléments plus cachés de la personne psychique. Un inconnu, un opérateur éloigné, excitant les sources mêmes et les systèmes de vie mentale et affective imposera aux esprits des illusions, des impulsions, des désirs, des égarements artificiels. »

 

Contraste et télescopage, disais-je, car en même temps que j’entreprenais cette lecture éminemment divinatoire, je décidais de regarder ce film de très courte vue mais à propos duquel force louanges d’experts estampillés ont été proférées — arguant, précisément, de l’actualité de son regard : La Bataille de Solferino. Film où il n’est pas plus question de la campagne d’Italie que des joutes socialistes du mardi soir en Bureau national, non, le titre n’est guère plus qu’un produit d’appel, un slogan fait de poussière d’or lancé au visage d’une société fatiguée d’elle-même (cela, je peux le comprendre) : Solferino n’est ici qu’une marque déposée, un lieu commun qui n’a rien à voir avec la guerre concrète — celle qui verse le sang — mais seulement, et lointainement, avec la victoire (par défaut) des socialistes et de leurs amis (de circonstance) aux dernières élections présidentielles. Quoique de cela non plus, il n’est pour ainsi dire jamais question : pour ce cinéma tellement désireux de se sentir contemporain qu’il en vient à revendiquer sa propre bêtise, la politique n’est jamais qu’un décor de papier mâché, un truc comme un autre dont on se sert pour vernir d’importance ce qui en est dépourvu et affubler de profondeur historico-sociologique et pourquoi pas métaphysique, soyons fous, n’importe quel propos sans dessein ni motif (il n’est ici question que de la trépidante journée d’une journaliste qui, trimbalant sa conscience professionnelle en scooter, tend son microphone aux festifs espoirs du peuple de France tout en organisant la soirée de son baby-sitter indolent et en veillant à ce que le père de ses enfants, cool et barbu quoique un poil excédé, et dont bien sûr elle est séparée, ne fasse pas trop de grabuge.) J’entends bien ce que montrer la vacuité du temps pourrait avoir de subversif : si je vous montre la laideur du monde, vous pensez bien que c’est pour vous inviter à l’embellir. Ne rêvez pas : on ne filme ici que pour la seule excitation de filmer, et caméra à l’épaule, coco, faut que ça bouge — et tant pis si ça sort du cadre. Qu’on ne comprenne pas un traître mot de ce que n’articulent pas les acteurs, que ceux-ci s’hystérisent eux-mêmes et plus ou moins délibérément pour se donner l’impression de vivre, passe encore, on s’habitue à tout. Mais faire étalage de la débilité névrotique de l’époque en voulant faire accroire qu’il y a là de quoi constituer l’identité d’une génération — et pourquoi pas d’un peuple ? —, voilà qui suffit à nous faire mettre genou à terre.

 

Manière paradoxale et sans doute inutilement dépitée, cela dit, d’ouvrir le bal, ces Chroniques ne se donnant pas pour ambition de déplorer l’époque mais de décréter sur elle une sorte de moratoire — non pour en nier l’actualité, mais pour en exhausser tout ce que nos trépidations lui ôtent. D’y déployer, en définitive, comme un regard inactuel sur le monde.

26 novembre 2013

Nativité cinquante et quelques - Lionel-Édouard Martin

 

 

 

Parce qu'on n'est pas des chiens, non, mais des hommes et des femmes qui connaissent la terre et le travail des corps pour en tirer la nourriture. Et il vient de très loin, ce savoir, d'époques où se pencher pour cueillir la racine vrillait dans les lombes l'effroi d'un surgissement possible, rival, bête débouchant par derrière, brisant les vertèbres : et on gisait mort plus tôt qu'à son tour, on engraissait l'humus, se muait plante, pierre ; et ce qu'on mange, viande, légumes, poissons, pain, c'est à la fois cette peur et ce devenir et c'est pour ça que l'on respecte les aliments, qui sont un bout de soi-même dans l'éternel branle de l'univers : naissance, trépas, renaissances, toujours, infiniment, recommencés...

 

 

 

Depuis le temps que je le lis, je ne m'étonne plus guère d'entrer dans un nouveau texte de Lionel-Edouard Martin avec cette même envie opiniâtre, sans cesse renouvelée, de me laisser porter par ce qu'il me semble assez bien connaître déjà. C'est le grand plaisir des lecteurs qui lisent assidûment un écrivain et qui, à tort ou à raison, ont acquis l'intime conviction qu'ils n'ont, de lui, plus grand-chose à découvrir, que de toujours vouloir remettre leurs sensations sur le métier, observer ce qui, en lui, bouge, respire, continue de s'ouvrir. Lire comme pour perpétuer l'étonnement, en quelque sorte ; pour poursuivre la conversation ; pour jauger son humeur, aussi, s'assurer que le fluide ne s'arrête pas d'irriguer, d'abonder, de nourrir ce que, de toute façon, nous aimons déjà. C'est, en l'espèce, un exercice un peu subtil, tant Lionel-Edouard Martin se moque bien de surprendre, tant il s'acharne à exhausser et à transmettre ces choses vues qui, un jour, le conduisirent à écrire. Si bien qu'on se surprend à le lire comme lui-même, peut-être, écrit : avec cette joie un peu triste qu'inspire la visitation des mondes originels.

 

Rien n'est plus difficile - et ne serait plus idiot - que de clamer sa préférence pour tel ou tel roman de Lionel-Edouard Martin. Autant affirmer que ce Saint-Joseph-ci est meilleur que ce Saint-Julien-là : ça veut dire quoi, "meilleur" ? À un certain niveau, ce qui pourrait les distinguer n'est guère que leur âge : celui-ci, qu'on aurait bu un peu trop tôt, et cet autre, qu'on aurait laissé s'envieillir un peu - et dont la pâte y a gagné en matière et en rondeur. C'est un peu l'impression, au fil des livres - au fil des ans - que me laissent les romans de Martin : quelque chose me semble s'y assouplir et s'y affermir de concert : plus ferme et plus sec, le trait décisif ; plus souple et plus moelleuse, cette façon de cheminer, d'accueillir les sensations, de parcourir le temps et les paysages. Ce qu'on aurait volontiers désigné comme la "patte" de Lionel-Edouard Martin a simplement fini par devenir l'expression, comme qui dirait naturelle, de l'auteur. On pouvait bien décortiquer Martin, on pouvait bien se demander à quelle occulte science il confiait ses phrases, on n'a plus guère envie que de se mouler dans son pas, de suivre la marche tranquille d'un écrivain qui ne pourrait simplement pas montrer les choses autrement qu'il ne nous les montre. C'est à la fois virtuose et épuré, fluide et syncopé : désuétude de ton et modernité d'approche - façon alambiquée de dire la grande liberté d'un langage.

 

       C'est un jour mou comme de la mie de pain saucée dans du civet.
      Mait' Louis a murmuré ça, comme ça : le jour est mou, sans parler à personne. Il n'y a personne à qui parler.


 

Mait' Louis : le guérisseur, le rebouteux, un comme on en faisait dans ces années-là, les cinquante et quelques, dans les campagnes de France. Celui qui se fait tant de mal à prendre celui des autres. Encore un de ces personnages authentiquement martiniens, comme d'ailleurs le sont Jean Dieu, le boulanger (et le pain, un presque personnage, lui aussi), et puis la tante, celle qu'on appelle "la vache" tant elle est grosse et impotente ; et ces deux-là, dont il se dit qu'elle serait la marraine, à la progéniture si faible. L'univers de Martin a toujours à voir avec le silence, c'est un monde d'économies, économie de mots, de sous, de tout - mais riche en ressenti, qu'on n'exprime pas pourtant, ou mal, ou qu'on tait, parce que la pudeur, parce que le bruit, parce que c'est comme ça, pas autrement. C'est par leur physiologie que Martin témoigne de ses personnages, de leurs pauvres gestes d'esseulés, en grattant l'os du sentiment, en ne lui laissant rien d'autre sur le dessus que le blanc de l'entaille, la morsure de la vie. Il témoigne d'eux, disais-je, mais tout autant pour eux, comme toujours : c'est toujours cette voix-là qu'il emprunte, cette voix des gens d'hier, bien souvent des gens de peu, des gens de corps, qui de la vie, peu ou prou, ne connaissent  que ce qu'elle donne, c'est-à-dire pas grand-chose en dehors de la fatigue, de la sueur, du ventre. Pourtant, tous, et peut-être est-ce aussi à cela que tient la beauté de cette écriture, tous ont un rapport tellement immédiat, tellement physique au monde, qu'en sourd une sorte d'énergie lointaine, souterraine, pas secrète mais simplement enfouie, intérieure. Une certaine part du monde reste source d'émerveillement : il y a du franciscain en Lionel-Edouard Martin, qu'émeut ces petites choses qu'on ne voit plus, ce léger frisonnement de la nature, cette lointaine et ancestrale odeur de terre, de pain et de vin. L'espèce d'incursion médiévale qu'est Nativité cinquante et quelques en apporte une preuve nouvelle : des choses les plus simples on peut écrire la plus grande littérature.

 

N.B. À l'automne 2014 paraîtra le nouveau roman de Lionel-Édouard Martin, Mousseline et ses doubles, dont j'ai l'honneur, pour le compte des Éditions du Sonneur, d'assumer la direction éditoriale.

6 septembre 2013

Bruce Holbert - Animaux solitaires

Clint Eastwood - Pale Rider le cavalier solitaire

 

Nos sociétés ont beau chercher à constamment sophistiquer et justifier leur degré de civilisation, à décréter de nouveaux paliers dans l'identification de l'humanité et dans sa distinction d'avec l'animalité, les humains (ces lecteurs) n'en continuent pas moins, quels que soient le continent, l'époque ou le milieu, à cultiver le goût des hommes solitaires, rudes et endurants, récalcitrants, seuls contre tous et guerriers d'eux-mêmes, doués d'une sorte d'ancestrale sagesse animale. C'est un axe fort du roman noir et du polar, de l'épopée comme de la saga, que de faire de ce genre d'homme une sorte d'anti-modèle - un anti-modèle qui finit donc par devenir modèle, fût-ce, peut-être, malgré lui. On colporte la vie des hommes, on se la transmet, de génération en génération - et on en fait des légendes que parfois l'on écrit. 

 

 

Dans ce premier roman, Bruce Holbert, à cinquante ans passés, donne toutefois au genre une touche un peu plus complexe. Sans doute, le lecteur de roman noir n'aura guère de peine à y retrouver quelques-uns de ses codes favoris - le shériff à la retraite qu'on vient chercher pour régler une peu ragoûtante affaire de sang, l'anti-héros asocial et violent, la sophistication froide des fantasmes criminels, bref tout ce qui constitue l'ordinaire du genre. Ce ne serait que cela qu'Animaux solitaires serait déjà une assez jolie réussite. Mais Holbert va plus loin : d'abord, il écrit. S'il est couramment admis - voire pardonné - qu'un auteur de roman de genre n'est pas contraint de consacrer l'entièreté de son talent au style, Holbert montre qu'un grand roman noir est d'abord un grand roman de littérature. Il faut savoir gré, d'ailleurs, aux éditions Gallmeister, de cultiver sans faiblir ce souci de consacrer des auteurs pour lesquels l'écriture n'a pas la tonitruance pour seule vocation, ni le coup de batte pour ultime arme fatale. Certaines pages sont ici de toute beauté : on songera - mais on s'y attendait - à cette manière qu'il a de nous montrer, de nous dire la nature, la nature vivante, une manière qui ne s'annonce pas, qui s'enchâsse dans la trame et en constitue un élément qui n'est pas moins important que tel ou tel fait ou événement. Mais on songera aussi à ces moments de méditation, d'introspection de Russel Strawl, le personnage principal : le monde se montre à nous par ses yeux, par toute l'épaisseur de sa vie, et, comme lui, on s'y sent englué, taraudé par la pensée permanente d'une mort qui libère. Strawl, l'ex-shériff qui reprend du service, ne se vit pas comme un héros, loin s'en faut, mais bien comme un type parmi d'autres, un qui accepte sans rechigner ce hasard étrange qui nous fait naître au monde, un qui ne fait guère qu'y chercher son chemin de vie, une voie à peu près praticable - une voie qui lui ressemble.

 

Nous vivons un moment de notre civilisation, je parle de la civilisation occidentale, où la notion de bien et de mal structure, et parfois excuse, notre pensée. Il faut voir là, sans doute, une des causes de son relatif appauvrissement, autant que de son affaiblissement géopolitique - mais c'est là un autre sujet. Or, cela a toujours été, pour moi qui ne me suis jamais risqué à en écrire, ce qui fait la beauté profonde et légitime du roman noir : ce mouvement, parfaitement conscient, même revendiqué, qui consiste à brouiller la donne, à l'emmêler, à transformer le noir dont on le qualifie en un gris protéiforme, incertain comme la brume, fuyant comme un petit matin. Cette question, très morale, est traitée ici avec autant de justesse que d'intelligence, l'autre personnage principal du livre, Elijah, fils peu ou prou bâtard du shériff Strawl, trouvant dans la Bible les ressorts et les mobiles de son être-au-monde. Tous deux font du bien et du mal une modalité mouvante, quasi interchangeble, non tant d'ailleurs de la morale que de la possibilité qu'est laissée à un homme de vivre. Il est vrai que vivre, pour ceux-là, n'est pas grand-chose, et que mourir n'est rien d'autre que faire de ce pas grand-chose une absence - pour eux, au premier sens du terme, c'est égal.

 

Animaux solitaires progresse comme un roman noir assez classique, Holbert cherchant sans doute moins à innover qu'à honorer une certaine tradition ; mais il le fait avec un juste souci de la littérature, c'est-à-dire en ne sacrifiant rien ou si peu aux grands artifices de l'adrénaline - moyennant quoi, avec un peu de sagacité, la résolution de l'affaire ne surprendra pas beaucoup le lecteur. C'est, encore une fois, que l'ambition de l'écrivain n'est pas seulement divertissante : il s'agit aussi d'utiliser la matière romanesque et criminelle pour décrire une quête que l'on pourrait aisément qualifier de spirituelle. Quête qui n'est pas seulement celle d'Elijah, chrétien vaguement illuminé, mais de Strawl lui-même, qui se sait habité par plus grand, plus fort, plus souverain que soi. Le fait qu'il vieillisse n'y est peut-être pas étranger, mais il semble évident qu'il en a toujours été ainsi, qu'il a toujours été cet être en rupture de ban, non seulement un homme de loi qui trouve bien des vertus à ceux qu'il pourchasse et tue parfois, mais un homme intérieurement fêlé, pour qui le seul fait de vivre ne s'impose pas d'évidence, pas plus qu'il n'offre de garantie ou de légitimité, et qui, ne négligeant rien de sa part instinctuelle propre, fait aussi montre d'aspiration à l'esprit.

 

Je ne suis pas loin de penser que l'écriture d'un roman (très) noir constitue pour tout écrivain un fantasme aussi fort que celui du roman d'amour ou de la poésie. Dans les deux cas, il s'agit aussi d'arracher au monde ce qu'il ne montre ou ne dit pas spontanément de lui, de le tirer vers ses extériorités propres, de conduire le lecteur à entrevoir ce qui, si les hommes et les choses avaient été autres, aurait pu constituer un monde imaginable. Celui de Bruce Holbert n'a rien de franchement aimable, et n'est pas de ces utopies dont on aime à raviver le flambeau dans la grisaille des temps ; il n'est pas à proprement parler beau, ni meilleur, ni moins bon, et son dénuement nous serait assurément assez insupportable, mais il vibre aux ultimes murmures d'une force tellurique et d'une nostalgie des hommes qui, elles, sont décidément très belles.

 

Bruce Holbert, Animaux solitaires - Gallmeister

Traduit de l'américain par Jean-Paul Gratias

20 août 2013

Une critique de Grégory Mion

 

 

 

Les  lacunes des Anciens et des Modernes

 

Une société pas beaucoup plus âgée que la nôtre a décidé de vider la vieillesse de son monde, mettons. Dans cette société, « les jeunes chiméraient une vieillesse sans rides » (p. 41). Cette société, c’est la France des prochains lendemains, peut-être celle de la décennie qui vient, on ne sait pas – on ne veut pas le savoir. Marc Villemain nous livre un exercice d’anticipation à la J.G. Ballard où l’âge de la retraite est devenu l’objet de toutes les humiliations. Le résultat, c’est qu’il faut réussir à composer avec cette espèce de purification étrange, cette sorte de politique du déridage régie par les lois de l’éphébie, avec toutes les conséquences que de tels systèmes charrient, les pires comme les moins pires, jusqu’à fonder l’absurdité d’un gouvernement qui frise la Néocratie en traquant dans ses chaumières les moindres formes de l’ancienneté. Qu’on imagine des recensements de population qui sourcilleraient devant des têtes trop blanches et on aura compris le potentiel du malaise.


Autant qu’on le dise immédiatement après cette brève entrée en matière : le roman est octogénaire par le nombre de ses pages, mais il n’a pas besoin de vieillir davantage ; c’est une histoire qui tient admirablement la corde de son sujet, transcrite sous la forme d’une remémoration pénible au cours de laquelle un vieillard raconte l’époque improbable où les aînés se sont levés contre une jeunesse gavée de sa verdeur. Quand une situation atteint un seuil intolérable, il y a logiquement un retournement de situation. Ce qui s’est passé ici, c’est que la soumission des vieux aux dogmes de la juvénilité n’a pu se contenir. Les limites du supportable ont été dépassées, donc une opposition s’est arrangée. Pas tout à fait grandiose l’opposition, du moins pas directement. Disons qu’elle s’est fomentée dans la révolte subjective en juxtaposant de petits sursauts, puis les sursauts ont engendré des groupuscules, et ces grappes révoltées ont consolidé la possibilité même d’un mouvement révolutionnaire, c’est-à-dire, au sens strict, une action décidée à transformer concrètement l’état du monde. Ce qui s’est véritablement passé, c’est que le narrateur, un gars rustique, un « gosse de gens de ferme » (p. 12), s’est rallié à la cause défendue par un vieil ami, Donatien, une cause qui part du principe que les retraités, les croulants, les cacochymes, voire les super-centenaires (ceux qui ont plus de cent dix ans), bref tous ces ravinés de la figure, eh bien eux comme les autres, eux comme les jeunes, ils ont des droits de cité sur l’espace public et le temps est venu de le faire savoir aux autorités anti-séniles. Quand on acquiesce à la cause révoltée alors que le gâteau d’anniversaire a de la peine à héberger les bougies de notre âge, on prend le risque de participer à pas mal de choses, dont celui de faire une entrée fracassante dans les statistiques de la délinquance sénile. Car c’est quand même de cela qu’il s’agit : d’une bande de vieux contestataires qui va donner au thème du conflit générationnel une épaisseur réelle, quelque chose qui ne se dit plus dans un cours de géographie humaine mais carrément dans la rue.



Que Donatien soit le point de départ de cette révolte des travailleurs émérites, ce n’est pas franchement étonnant puisque l’homme, apprend-on, a été un lecteur attentif de Camus (p. 11). S’il a étudié L’homme révolté, et on doit le supposer, alors il a compris que le monde est un gros machin que l’on doit assumer, un gros truc silencieux qui se moque de nous, que ce monde indifférent peut éventuellement nous ficher des envies de suicide, mais qu’il vaut mieux surmonter le désespoir afin de mieux profiter de nos cogitations, lesquelles pourraient, pourquoi pas, finir par nous instruire sur la richesse de notre condition. En quoi l’homme qui se révolte a des chances d’avoir compris quantité de vraisemblances sur la vie, parce qu’il se révolte surtout contre son rendez-vous manqué avec le monde, ce qui n’est pas pareil que l’indigné qui persiste dans la révolte circonspecte, souvent gueulard et peu volontaire pour s’engager. Donatien, qui plus est, possède une conscience aguerrie. Il voit plus loin que le bout de son nez. Sa femme Marie a vécu toute une vie de manigances livresques. C’est elle qui lui a complété l’intelligence (p. 26).


Elle et lui, Marie et Donatien, ils ont été comme Théorie et Pratique, ils ont fait comme la Tête et les Jambes, ils se sont encanaillés et ils ont entamé une démarche dans la carrière de la vie. Dans l’intervalle de ce syncrétisme tranquille, ils ont eu un fils, Julien, en l’occurrence le jeune le plus identifiable de ce roman, le seul jeune affublé d’un prénom, tous les autres étant solubles dans le programme de la meute, de la horde ou de la masse hostile. Julien, c’est celui qui rapatrie les révoltés dans le miroir de leur enfance. Julien personnifie ce qu’il y a de meilleur dans les Modernes tandis que les Anciens ont jeté l’éponge des valeurs contemporaines. S’il n’y avait pas eu Julien au milieu de cette discorde, il n’y aurait eu qu’une guerre interminable de positions, il n’y aurait eu que des pions d’échecs timides qui avancent à reculons, qui roquent en petit et en grand. Julien est peut-être aussi maigre que son âge, cependant il aura le dernier mot, que l’on doit évidemment taire, d’autant que c’est un mot sans prononciation possible. Au fond, Julien est un Candide qui fait contrepoids ; il ne professe rien, contrairement à ses parents qui vont jusqu’au bout de leurs « panglosseries » quand la morale de leur révolution bat de l’aile. Julien est économe de sa présence, pourtant il inspire des avertissements qui rivaliseraient de profondeur si on prenait une heure de peine pour les discuter (pp. 62-66). Tant pis, on les discutera ultérieurement, on parlera une fois que le calme sera revenu, tel qu’on a interprété à satiété la parole de Candide, celle qui parlait de ce jardin qu’il fallait soi-disant cultiver malgré les calamités du vivant. Dès le début du livre, à vrai dire, on tremble pour ce Julien. On l’aurait ainsi prénommé en référence à Julien L’Hospitalier, celui-là même qui se raconte dans la martyrologie de La Légende Dorée. Ce sera au lecteur de révérer ce sain comme il l’entend, et il le fera tôt ou tard, façon de dire qu’à n’importe quelle époque du roman, on peut déjà inventer les reliques de Julien et soigner nos interprétations.



Donatien, pour en revenir à lui, on le connaît aussi sous le nom de « Débris ». Voilà un surnom paradoxal car ce Débris est fonction du Premier Moteur, nous l’avons déjà mentionné. Il est l’homme par qui l’esprit révolutionnaire s’infiltre dans les poches révoltées, secondé par les guidances décisives de Marie. C’est lui qui vient tirer le narrateur de son quotidien « bouseux » ; c’est lui, encore, qui ressent l’urgence de ralentir la « société de l’humiliation » qui ne prend pas soin de ses aînés (p. 17). Bien des événements licencieux ont justifié un réveil de ces sommeils dogmatiques, bien des saloperies envers les vieillards ont échaudé les esprits, mais c’est comme partout, on a beau critiquer la teneur intenable du monde, on attend toujours que ce soit un autre qui s’en charge à notre place, on attend que ce soit un autre qui aille plus loin que le simple commentaire des journaux ou des bulletins de la radio. Donatien cristallise dans son personnage la somme des humiliations – d’abord des pitbulls dressés contre les vieux, semblables à ceux que Romain Gary a autrefois décrits, quand il a rapporté le dressage des « chiens blancs », élevés pour semer la terreur dans toutes les Négrovilles des États-Unis ; ensuite la tombe d’un centenaire qu’on a éventrée et qu’on a recouverte de graffitis, manière de protester contre la persévérance des corps, contre l’ignominie des varices et des héritages qui tardent à tomber ; et puis il y aussi cette vieille bique qu’on a expulsée de l’hôpital, jetée dehors soudainement, comme si l'on s’était aperçu d’une subite incompatibilité entre le serment d’Hippocrate et l’âge d’un patient.


Ces retraités qui ont eu le tort de ne pas mourir, aux yeux de la jeunesse surpuissante, ils sont comme des « monstres » (p. 29). Ce sont les faces décrépites d’un train fantôme qu’on ne veut plus emprunter. L’État garantit apparemment de nouvelles valeurs et parmi ces valeurs, les vieux font office de quantités nuisibles. L’État a entériné l’usage de la violence à l’encontre de ces monstres. Les hospices, les mouroirs, les reposoirs, toutes ces antichambres de la mort n’existent vraisemblablement plus. Il faut soit rester à domicile et mourir vite, soit prendre le risque de sortir et d’affronter la liberté à laquelle on nous a demandé de renoncer. Ce n’est plus exactement « Les vieux dehors ! » que l’on hurle à la face des anciens, mais « Les vieux dedans ! », chez eux, plus jamais ailleurs, pas même au cimetière où l’on apercevrait encore la roue traînante du corbillard le jour de l’enterrement, si lente qu’elle nous évoquerait ces affreux déambulateurs aux poignées desquels des mains nonagénaires ont tendance à s’agripper. En définitive, une telle société qui conjure sa vieillesse, c’est une société qui prescrit le suicide une fois que la vie active s’est achevée. C’est le Grotesque qui triomphe de l’Absurde, donc l’insoutenable qui triomphe de Camus. Heureusement que Donatien est là pour inverser la donne.


Du reste, que Donatien prenne la mesure d’une société malade de sa législation, c’est le début d’une conscience individuelle qui accepte un devoir bien plus grand : celui qui consiste à évaluer en groupe la déficience d’une politique discriminatoire et cependant plébiscitée. C’est que pour contester des droits bien établis, il convient d’être nombreux, sinon les autorités pourraient étouffer le contre-discours dans l’œuf, en affirmant simplement le non-sens d’une posture qui chercherait à remplacer des droits auxquels une majorité adhère. On le sait, mieux vaut encore une injustice discrète plutôt qu’un grand désordre suscité par une vérité indiscrète. En ce sens, il n’est pas facile de grimper à l’échelle de l’habileté politique, laquelle commence dans le peuple et se termine dans la philosophie si l’on suit la pensée de Blaise Pascal. Donatien, sur cette échelle, c’est le demi-habile qui est juché sur les épaules de sa femme. Il sort le narrateur du peuple en lui faisant des plans sur la comète. Et vaille que vaille, les vieux s’agrègent, les quartiers généraux se multiplient, les ordinateurs crépitent et la communication des actions prend tournure (pp. 46-49). C’est le commencement d’une philosophie morale et politique. On est au cœur d’une allégorie de la querelle des Anciens et des Modernes, jusqu’à ce que la grande manifestation dans la rue arrive, lorsque le moment est venu de tester les hypothèses sur le terrain. D’où l’on déduit en fait que la révolte est une histoire de passage : on démarre dans la mise en évidence d’un déficit moral, ce qui s’effectue plus ou moins dans la discrétion des quartiers généraux, puis l’on se déporte graduellement vers l’exportation de ces conclusions morales sur l’espace public, à l’endroit même où se joue la politique.



Tous ces aspects subtils, Marc Villemain les a intégrés dans son texte fabuleux, sans la volonté didactique qui est la nôtre dans cette critique. L’auteur a réalisé la révolte des aînés pour ainsi dire en toute intimité narrative, s’adonnant avec brio à l’épreuve de la dystopie, en quoi il a soulevé d’éminents problèmes en plus d’avoir distillé de nombreuses nuances. On le voit parfaitement lorsque Donatien réveille le tribun qui dort en lui (pp. 53-55). C’est le moment concret du passage de la révolte à la révolution, lorsque l’orateur doit persuader son auditoire du bien-fondé des actions à venir (pensons aux discours qui ont pu motiver les Croisades, entre autres). À ce stade, Donatien se fait sophiste. Il ressemble au Gorgias qui écrit L’Éloge d’Hélène et qui insiste sur la puissance des images, multipliant les occurrences et les variations sur le verbe « voir ». Le narrateur le sent : Donatien est en plein dans l’usage discursif de la force des images ; il intègre une optique retentissante dans la sémantique du discours séditieux, n’ayons pas peur de l’exprimer de la sorte. Le lecteur, bien sûr, est en droit de douter de cette méthode oratoire. Est-ce qu’on est en présence d’un révolutionnaire qui argumente ? Est-ce qu’on est aux prises avec un révolutionnaire qui cherche seulement à museler son auditoire, à balancer un discours monolithique sans réplique possible ? En plein milieu du récit du narrateur, à l’aube de la révolution tangible de ces têtes blanches, on a vraiment le droit d’être sceptique sur le fond de leurs motivations. De ce point de vue. M. Villemain suscite des questions qui dépassent le cadre d’un propos manichéen où l’on verrait uniquement des personnes âgées faire la morale à une bande de jeunes morveux.


On terminera presque sans surprise en évoquant le texte de Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, parce qu’il fait écho au propos de ce petit roman immense. B. Constant nous montre que la liberté des anciens Grecs était fondée sur le collectif de la Cité, le seul capable d’organiser l’activité politique. Autrement dit les Grecs ignoraient tout des libertés individuelles, et même ils ne pouvaient avoir aucune représentation d’une telle liberté en pareille situation. La liberté des Modernes souhaite quant à elle mettre en exergue la sphère de l’individu. Puisque la liberté individuelle apparaît d’abord au fronton des consciences modernes, c’est qu’elle doit être un principe antérieur à beaucoup de choses, si bien qu’elle devrait pouvoir se dire supérieure au politique. Pour les Modernes, le pouvoir doit garantir la liberté individuelle, il ne doit pas la produire. Travailler sa liberté à l’intérieur de ce nouveau périmètre politique, c’est se mettre en position de gagner un statut d’indépendance. Par conséquent, la politique ne peut plus être le centre de gravité de la société. Le glissement des collectifs civils de la Grèce ancienne aux politiques libérales de la Modernité a été occasionné par le développement du commerce, parallèlement à l’extension des forces économiques. Avec le commerce (qu’il soit celui des marchandises ou celui de la communication entre les hommes), on remarque une dynamique d’extension assez illimitée, et cette extension suppose que les nouvelles libertés politiques puissent à leur manière limiter l’exercice du politique en tant que tel. C’est de cette manière qu’on va aller d’un pouvoir circonscrit et relativement intransitif (celui des Grecs) à un pouvoir qui s’auto-constitue grâce à la relation des citoyens entre eux. Dans cette perspective, l’espace politique devient une source de tensions positives, notamment vis-à-vis des notions d’égalité et de liberté. Machiavel a tout anticipé de ce point de vue en faisant de l’espace démocratique un lieu éminemment conflictuel.



En marge de ces réflexions, le roman de M. Villemain redéfinit à travers un contexte révolutionnaire la tension propre à tout espace politique, sauf qu’il s’agit là d’une tension qui déborde ses membres parce que les citoyens, les jeunes aussi bien que les vieux, se comportent démesurément, du moins vers la fin de leurs échauffourées. À certains égards, on peut se demander si c’est la politique qui a explicitement voulu l’éviction des vieux ou bien si ce sont les jeunes, par l’intermédiaire de milices plus ou moins localisées, qui n’ont pas contourné le pouvoir en s’arrogeant des droits inconstitutionnels, chavirant dans des violences ineptes qui ne sont en définitive pas différentes de celles que l’on observe actuellement. Le texte du roman plaide visiblement pour une faute politique générale et originairement légitimée. Toutefois, plus on avance dans cette histoire, plus on découvre que les camps ne sont pas si dissemblables. La vieillesse, peut-être, n’est que l’ombre chinoise d’une jeunesse qui aimerait qu’on lui montre un exemple davantage abouti, quitte à recommencer une révolution, une révolution qu’on adresserait cette fois non plus à telle ou telle frange de la société civile, mais véritablement aux discours théoriquement falsifiables du politique.

 

Grégory Mion - À lire sur Critiques Libres

26 juin 2013

Une critique de Jacques Josse

 

On ne peut pas ne pas s’organiser, s’assembler, tout faire pour préparer une riposte de grande ampleur quand une partie importante de la population se trouve ainsi méprisée, mise à l’écart, au rencart. C’est ce que martèle Donatien (qui œuvre depuis des mois en coulisse), trouvant les mots justes pour inciter les laissés pour compte à manifester, à se regrouper, à montrer leur force. Il s’est entouré d’une garde rapprochée dans laquelle sa femme tient un rôle primordial et où il souhaite que prenne également place celui qui est son ami de toujours, en l’occurrence le narrateur qui, conscient de la gravité de la situation, le rejoint sans hésiter.

 

Il faut dire que leur monde va mal depuis que les vieux, eux tous, qui flirtent avec la soixantaine et plus, sont devenus au fil du temps indésirables aux yeux des plus jeunes (trente, quarante ans) qui ont réussi à conquérir le pouvoir politique, culturel, sportif, médiatique et social.

 

Ici ce sont des ados qui lancent leurs pitbulls sur un couple d’octogénaires. Là c’est un ancien que des gamins traînent sur le trottoir, avançant en le tirant par les pieds. Ailleurs, ce sont les hôpitaux qui éjectent des malades trop âgés pour être soignés. Les banques leur refusent tout crédit. On les rançonne dans les bus. On instaure des quotas de vieux dans les restaurants. Et l’état songe à leur retirer le droit de vote passé un certain âge tandis que la propagande va bon train. Ils coûtent trop cher en retraite et en frais médicaux. Ce sont des bouches inutiles. Et des traînards. Qui bloquent les autres aux caisses des magasins, sur les trottoirs ou en voiture quand ils en ont une.

 

« À la fin de l’envoi, en vérité, ce qu’ils disaient, c’est qu’un vieux c’est la mort, et que la chose ne se montre point à un mioche. »

 

Alors tous préparent le grand jour, celui où ils vont prouver que les vieux réunis existent et constituent, par leur nombre, une force avec laquelle il faudra compter. Leurs seules armes : la sagesse et la solidarité. Au jour J, Donatien et quelques autres marchent en tête du défilé. Leur esprit est pacifique. Certains se sont munis d’une canne-épée au cas où ça déraperait... Et, forcément, ça dérape. Les barres de fer brandies par ceux du camp d’en face s’abattent soudain au coin d’une rue, faisant valser mégaphones, chapeaux, casquettes, écharpes, paires de lunettes, dentiers et sonotones... Donatien, ce sera terrible et injuste, va bientôt voir son fils unique (rallié aux idées des autres) tomber devant lui.

 

 

« Et maintenant Donatien est sur son banc, (...), la tête à pleurer dans les mains. De le voir comme ça moi ça me chamboule. Et toute cette souillure que ça met sur ma vie. »

 

Celui qui s’exprime, qui revient (avec des phrases courtes et un vocabulaire en adéquation avec son métier de cultivateur) sur la drôle d’épopée d’époque, le fait vingt ans plus tard. En un temps où les tensions entre générations se sont apaisées sans que puissent se refermer de vives (et irréparables) blessures. C’est une fable cruelle que donne à lire Marc Villemain. Un drame percutant qui n’est pas sans en rappeler d’autres, très récents ou plus anciens, survenant dès que certains ayant grand pouvoir, respectabilité de façade et pignon sur rues, boulevards et médias s’activent pour mettre en branle de puissants réseaux chargés de diviser en désignant ceux qu’ils jugent différents (et par ce seul fait inférieurs à eux) à la vindicte populaire.

 

Jacques Josse - Lire l'article sur remue.net

12 mai 2013

Le Matricule des Anges - Une critique de Thierry Guinhut

 

 

Dernier sursaut

 

Ballard avait imaginé la révolte meurtrière des enfants, la fuite des adultes vers d’éternelles vacances. Mais pas la révolution des vieillards. Passablement retors, Marc Villemain emprunte le langage sans conséquence des vieux campagnards, leurs clichés et ressassements plein la bouche, non sans fausse naïveté, avant de basculer dans un projet ébouriffant. En quelle année sommes-nous ? La société n’est guère différente de la nôtre, mais avec ce léger parfum répugnant d’anti-utopie, quand les jeunes commencent à faire la chasse, pitbulls jetés sur les trognes moquées, quand l’administration impose des « quotas d’anciens ». S’ensuit une manifestation de quatre millions d'ancêtres, menée par Donatien et le narrateur à qui vient la riche idée des « canne-épées » en cas d’agression…

 

 

Le réalisme est à petites touches quand la tyrannie du jeunisme n’est qu’allusivement évoquée. Au-delà de la brûlante question de société, le drame d’un homme, d’une famille montre en abyme les conflits de ce temps improbable et pourtant possibles, entre la vie confite des presque croulants et les jeunots arrogants. En filigrane de ce propos politique court un éloge émouvant de Marie, la femme de Donatien, de sa jeunesse à son grand âge, « Marie l’artiste, toujours dans ses livres qu’on aurait bien pu lui donner le prix de lecture, avec sa frimousse d’écureuil. » Peut-être l’auteur aurait-il dû abréger son préambule présentant les personnages pour entraîner avec plus de largeur de vue son lecteur dans cette surprenante contestation. Mais de cette longue nouvelle réside un charme amer. L’auteur a choisi, plutôt que le vaste tableau d’un totalitarisme en marche et d’une résistance avortée, le drame et la pudeur des victimes ; en un louable parti pris.

Thierry Guinhut

10 avril 2013

Over the Channel

 

 

J'ai eu le privilège, au cours des dix-huit mois qui viennent de s'écouler, d'avoir été choisi pour accompagner neuf structures culturelles françaises et britanniques engagées dans la création et la diffusion des arts de la rue, répondant à un projet européen transfrontalier appelé ZEPA (pour Zone Européenne de Projets Artistiques.)

 

Une compagnie française, Générik Vapeur, et une compagnie galloise, NoFit State Circus, ont été associées afin de mettre sur pieds deux spectacles de grande envergure baptisés Waterlitz et Barricade. Ces deux productions ont été conçues à travers des étapes d'immersion des artistes dans les paysages et avec la population des territoires couverts par le ZEPA. De Brest à Great Yarmouth en passant par Brighton, Amiens et Loos-en-Gohelle, Winchester, Southampton et Sotteville-lès-Rouen, les rives du Channel sont ainsi devenues un espace d'échanges artistiques et culturels hors du commun, impliquant pas moins de soixante compagnies et de très nombreux habitants.

 

Parallèlement à l'écrivain et journaliste britannique John Ellingsworth, j'ai donc suivi les étapes de création et les rencontres qu'occasionnèrent ces deux aventures transfrontalières. Lui et moi les racontons donc, chacun à sa manière, dans Over the Channel, ouvrage bilingue paru aux Éditions de l'Entretemps. Au-delà de nos textes respectifs, c'est un très beau livre, qu'enrichissent une iconographie éloquente et des témoignages de publics, d'artistes ou d'acteurs des neuf régions impliquées. Fabien Persil offre un contrepoint dessiné sur la manifestation hivernale du Fish & Chips, devenue, avec le festival Out There, emblématique de cette aventure européenne et transmanche.

 

Le texte que j'ai rédigé à cette occasion est intitulé Le retour de l'enfant de la voltige.

 

OVER THE CHANNEL / Artistes et publics transmanche
Direction : Claudine Dussolier
Auteurs : John Ellingsworth & Marc Villemain

 

Je remercie tout spécialement Mathilde Vautier, coordinatrice générale du projet ZEPA,
qui m'a accompagné tout au long de cette expérience.

 

A Brest, la foule des grands soirs se presse pour assister au spectacle de Generik Vapeur (août 2012)

 

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