Le petit meccano
Je devais avoir une petite dizaine d'années lorsque je me fis mes premières réflexions politiques. Je m'en souviens car j'aimais consulter le grand Atlas du monde, ce grand Atlas où je découvris, un peu stupéfait et un tantinet défait, la petitesse physique de la France - dont je pensais évidemment que c'était elle qui menait la danse planétaire. Je ne sais plus en revanche à quelle exacte occasion je me suis formulé cette réflexion d'ordre plus concret, à savoir : comment faire pour que la société fonctionne ? Mon premier mouvement, quasi instinctif, fut, non seulement légaliste, mais systémiste. Je me disais, en gros, que si chaque individu adoptait un comportement qui fût à la fois responsable et moralement inattaquable, que si chacun y mettait un peu du sien (ne pas gaspiller de nourriture, aider les vieux à traverser sur les clous, respecter la loi, tendre la main aux pauvres et prêter ses jouets au voisin, donner à tous un frigidaire - garni - et un radiateur, bien travailler à l'école et bien se tenir à la messe), alors la société pourrait adopter son régime de croisière et entrer dans un mouvement de félicité continue. En fait, je regardais la société comme un jeu de meccano. Si j'avais vent, par la télévision, la radio, ou les discussions familiales, d'un problème quelconque, je me disais que toute solution résidait dans la mise à plat dudit problème : il fallait repartir de zéro, reconstruire brique après brique, pierre après pierre, pièce après pièce. Et j'éprouvais un plaisir assez exaltant à me savoir moi-même rouage parmi les rouages, petite main qui, par son comportement responsable et exemplaire, contribuait à ce que la grande roue continuât de tourner sans à-coups : si, à mon niveau, je mettais un peu de ma propre huile dans mon propre rouage, que je serrais convenablement les boulons (pas trop fort dans le cas où je sois conduit à les desserrer mais suffisamment tout de même pour que l'ensemble tienne), alors je ne voyais pas ce qui pourrait faire obstruction à la bonne marche du monde.
Naturellement, je découvrirai plus tard que ce systémisme-là était une charmante utopie - qui plus est aux fondements relativement bourgeois. Le systémisme est bien, pourtant, ce qui semble présider aux réflexions de nos dirigeants, actuels et futurs. Il part du principe que tout se tient, que le battement d'aile du papillon peut en effet faire éternuer un nourrisson allergique à l'autre bout du monde, que tout problème génère sa solution : que tout, finalement, est une question d'ordre. De la même manière qu'il faut ranger sa chambre et la nettoyer afin d'en éliminer les acariens, la société doit lutter contre ses propres scories, microbes et virus. L'hyper-hygiénisme contemporain, qui procède de cette vision du monde, ne postule pas autre chose : en éliminant la misère, nous éradiquons la violence ; en éliminant les différences, nous éradiquons les sources de conflit ; en remplissant les prisons, nous éradiquons les incivilités ; en éliminant les fumeurs, nous éradiquons le cancer ; en éradiquant le cancer, nous résolvons les problèmes de santé publique ; en résolvant les problèmes de santé publiqué, nous rebouchons le trou de la Sécu ; en rebouchant le trou de la Sécu, nous stimulons la machine économique ; en stimulant la machine économique, nous faisons le bonheur de tous ; etc... Ces vieilles croyances, nourries au biberon d'un scientisme mâtiné d'essentialisme et de progressisme, n'en finissent pas de conduire à l'échec : sans aller jusqu'à écrire (confesser ?) que c'était mieux hier, on ne peut décemment écrire que c'est mieux aujourd'hui. Finalement, il semble impossible que nous nous défassions de cette vision du monde : ce serait reconnaître que l'action des hommes est nulle et non avenue - parfois même contre-productive ou désastreuse. Et en effet, ce serait insupportable.