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Marc Villemain
5 juin 2010

Carré blanc sur fond bleu - Revue In-Fusion

In_fusion___Bretagne 
Le 4ème numéro de la revue In-Fusion vient de paraître, consacré à la Bretagne. J'y publie un texte intitulé Carré blanc sur fond bleu.

Au sommaire :
 
Les Chroniques
: Keltoum Bessadok (Téléssonne), Jean-Marie Decorse (La Dépêche du Midi), Jean-Luc Romero (Conseiller Régional d’Ile-de-France), Alain Le Roux et Nathalie Croisé Bâ (BFM Radio).

Bretagne :
Des textes de : Marylise Lebranchu, Kofi Yamgnane, Irène Frain, Yann Queffelec, Roland Jourdain, Pierre Jakez-Hélias et Yvon Le Men mais aussi un entretien avec Yvan Le Bolloc’h par Elisabeth Robert et la chanson d’Yvan Le Bolloc’h « Les Gens du Voyage ».

Littérature :
Des textes de : Grand Corps Malade, David Abiker, Marc Villemain, Tristane Banon, Abdourahman Waberi :

Entretiens :
Roland Jourdain par Charlotte Beaune
Rencontre avec Mariana Ramos par Sophie Guichard
Rencontre avec Pascal Légitimus par Marion Thuillier
A bâtons rompus avec Arnaud Gidoin par Axelle Szczygiel

La revue est disponible au prix de 12 euros. Passer commande à : Revue In-Fusion - 20, rue Pierre Boudou 92 600 Asnières.

 

7 juin 2010

Rite et rituel - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (s/d) Philippe Di Folco - Éditions Larousse, collection In Extenso
Notice Rite et rituel - Marc Villemain


dico mort

Le rite funéraire, par son omniprésence et son immémorialité, démontre une pratique humaine qui, si elle reste non univoque, n'en est pas moins distinctive. Le terme de rituel, lui, se réfère au texte - pris au sens large - utilisé pour la pratique et l'étude d'un degré du rite qui codifie un ensemble d'actes symboliques (gestes, paroles, déplacements).

Usage, coutume et cérémonial se combinent en des rites qui ne se rapportent pas exclusivement à des pratiques religieuses ou culturelles. Par exemple, si en ethnologie le rite est l'acte magique qui a pour objet d'orienter une force occulte vers une action déterminée et qui consiste en gestes, paroles ou attitudes adaptées à chaque circonstance, certains rites actuels afférents au deuil relèvent parfois de coutumes laïques, détachées de tout culte ou religion. De façon générique, l'ordre y est prescrit et s'inscrit dans une tradition, une répétition à l'identique. Rite de passage, rite autour de la mort, servent à conjurer et à intelligenter la peur des vivants quant aux dégâts que la mort provoque à la fois sur l'enveloppe corporelle (le cadavre) et sur la psyché, l'imaginaire.

Une thérapie ?

Invariants de la culture humaine, les rites et rituels funéraires ont pour fonction de ramener l'événement de la mort à un sens symbolique et social intelligible. À cette aune, ils induisent une acceptation de la mort, de quoi l'on peut déduire qu'ils constituent une étape du deuil. L'explication la plus courante retient des rites qu'ils fonctionneraient telle une thérapie, qui aurait le double mérite d'apaiser l'affliction consécutive au décès d'un être cher en faisant de sa mort un cérémonial collectif (permettant d'en partager la peine), et de domestiquer sa propre peur de la mort en lui donnant un cadre officiel. Si ces deux motifs ne semblent pas discutables, l'explication a toutefois pour limite de ne considérer que les fonctions directement utilitaires du rite : il s'agit ici de continuer à vivre avec et après la mort, d'apprendre à l'incorporer dans le mouvement de la vie. C'est là un passage obligé pour tout endeuillé, mais qui ne suffit sans doute pas à expliquer la constance des phénomènes funéraires rituels observés dans toute société humaine, en toute époque et en tout lieu. D'autant que, primitifs ou en devenir, les rites se déploient toujours à partir d'un socle de pratiques communes : un lieu consacré, un officiant et son assemblée, une temporalité propre, la répétition réglée de gestes et/ou de paroles mimétiques.

Réalisation, normalisation et individuation.

Si le motif du rite funéraire fait écho au souci de normaliser la mort afin qu’elle n’interdît pas la continuation de la vie, son mobile pourrait répondre à une dimension moins immédiate. Ainsi nombre d’anthropologues font-ils du rite funéraire l’un des indices, voire l’indice à lui seul, du passage de l’animalité à l’humanité. Faire de la mort non un spectacle, mais un événement social et collectif codifié, permet en effet d’enraciner sa propre histoire et celle du défunt dans une chaîne générationnelle ; de la même manière, les structures institutionnelles de la ritualité, sans lesquelles le rite ne serait tout au plus qu’une élucubration personnelle ou un cérémonial intime, permettent de faire de la mort un récit que l’on peut partager, donc insérer dans une histoire où l’humain a sa place. Or, de cette mémoire générationnelle et de cette symbolique de l’institution, les animaux sont assurément dépourvus.

À la fois motif et mobile, la ritualité funéraire témoigne donc d’une forme de résignation, fût-elle active, au destin borné de l’espèce. Nous n’acceptons la mort de l’autre que parce que nous-mêmes nous savons mortels. Que la nature reprenne in fine ses droits nous serait insupportable si nous ne savions en faire un principe directeur de la vie. Il y a sans doute quelque chose de la lutte de Sisyphe dans cette obstination à faire de la mort un moment de la vie : mais n’est-ce pas là une définition de l’humanité ?

M. Villemain

Bibl. : Michèle Fellous, A la recherche de nouveaux rites : rites de passage et modernité avancée, éditions L’Harmattan, 2001 * Frédéric Lenoir et Jean-Philippe de Tonnac, La mort et l’immortalité, Encyclopédie des savoirs et des croyances, Bayard, 2004 * Arthur Maurice Hocart, Au commencement était le rite – De l’origine des sociétés humaines, La Découverte, 2005 * Claude Levi-Strauss, Mythologiques – Tome 4 L’homme nu, Plon, 1971

6 septembre 2010

Et que morts s'ensuivent : Anne-Françoise Kavauvea

Anne-Françoise Kavauvéa est une lectrice que la rentrée littéraire ne perturbe pas. Aussi vient-elle de publier sur son blog sa propre critique de Et que morts s'ensuivent  ; que l'on pourra lire aussi directement chez elle ; ou encore, TELECHARGER au format pdf.

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Ouvrir un recueil de nouvelles me procure souvent un frisson délicieux. Le plaisir de la découverte se démultiplie : les trames narratives  s’additionnent, se complètent, se répondent, construisant un délicat édifice dont l’équilibre est fragile. D’où un soupçon d’angoisse pour le lecteur… Il arrive, effectivement, que la juxtaposition d’histoires courtes produise une sorte de brouillard. La confusion alors estompe les contours, masque les lignes, enveloppe les caractères dans un effacement presque immédiat. Et ce qui aurait pu s’apprécier comme un beau bouquet alliant les senteurs aux couleurs se dissout dans un improbable et informe amalgame voué à l’oubli. Mais  ces recueils (mot dont l’étymologie surprenante est liée à la fois aux verbes « cueillir » et « recueillir », associant l’idée de collection à celle de protection) donnent parfois naissance à architecture complexe et belle, une œuvre, ou même à un chef-d’œuvre, un bijou montrant tout l’éclat du talent de son auteur. Genre ancien, depuis Boccace ou l’Heptameron, elle occupe dans la littérature une place essentielle, se déclinant selon tous les genres et tous les registres.

Et que morts s’ensuivent a été publié au Seuil en février 2009. La rentrée littéraire avec ses trépidations est donc loin…  mais ce recueil est pour moi une découverte. Onze nouvelles y sont réunies, onze textes ciselés au parfum d’anathème. En effet, le titre est comme une menace, une imprécation proférée contre les personnages qui se succèdent au gré de ces pages précises, drôles, dramatiques, sarcastiques, à l’élégance cinglante. Onze destins malheureux, onze catastrophes retentissantes ou furtives, discrètes et quotidiennes, ou alors stupéfiantes et épouvantables. Marc Villemain, d’une main sûre, y dessine plus que des silhouettes : les personnages sont saisis d’un trait, mais dans leur essence. Chacun d’entre eux donne un titre à une nouvelle : Nicole Lambert, Anémone Piétra-d’Eyssinet, Anna Bouvier, M.D. …, s’insérant dans des univers très variés mais cohérents. D’ailleurs, un personnage constitue une sorte de fil rouge dans le recueil ; Géraldine Bouvier, successivement voisine, bonne, infirmière, nourrice, cycliste… Ces multiples avatars créent une unité du recueil, mais l’ancrent également dans une forme d’humour discret, créant une attente chez le lecteur – attente secondaire, le personnage étant presque toujours relégué au second plan – mais importante tout de même, et instaurant une complicité amicale entre auteur et lecteur.

Or, ce lien entre les différents textes du recueil est suffisamment ténu et discret pour que chacune des nouvelles constitue un univers à part entière. L’une des grandes réussites de Marc Villemain réside dans sa capacité à créer une harmonie dans la diversité. Les histoires jaillissent de cadres différents : une plage, un salon d’épilation, une chambre, un grenier… Les protagonistes, eux aussi, offrent des visages très disparates : jeunes femmes presque banales, riche héritière, père de famille sans histoire, révolutionnaire non violent, enfants, adultes, vieillards, cannibales. Chacun de ces personnages est, d’une manière ou d’une autre, confronté à la mort.  Cependant, d’un texte à l’autre, les climats, les situations, les intrigues varient, portant sur ce thème grave des regards divers et nuancés : ironique, sombre, cruel, tendre… Au détour de chaque page, une surprise. Ainsi, au rire né de l’histoire de Nicole Lambert et Odette Blanchard, qui ouvre le recueil (et dont la morale serait : méfiez-vous des produits dépilatoires), succède l’humour noir et grinçant, puis l’émotion pure (celle que j’ai ressentie à la lecture de la nouvelle intitulée « Matthieu Vilmin », un sentiment durable et bouleversant né d’une rencontre entre la fiction et la réalité). Marc Villemain reconnaît que parfois, les effets produits sur le lecteur lui échappent : mais c’est aussi la magie de la littérature (de la belle et bonne littérature, allais-je écrire) que d’inciter le lecteur à s’approprier l’œuvre, l’associant d’une certaine façon au processus de la création.

Les nouvelles de Marc Villemain embrassent ainsi des situations diverses, mais elles dessinent aussi une sorte de paysage de la société d’aujourd’hui, en proposant des angles de réflexion inattendus mais efficaces. « Matthieu Vilmin » incite le lecteur à envisager la relation qui s’instaure entre patient et soignant d’une manière subtile et originale – quel est celui qui apprend à vivre à l’autre ? La relation est-elle à sens unique ? Les réponses proposées à ces questions cruciales ne sont pas simplistes, au contraire : elles se déclinent à l’infini, selon l’angle choisi, l’état d’esprit du lecteur – et celui du personnage, certes. Et de ce texte grave, le rire, paradoxalement, naît dans ce qu’il a de plus dramatique ; un rire mêlé de larmes, lorsque la volonté de vivre s’amenuise et s’efface lorsque l’autre a retrouvé le monde des vivants. Dans tous ces textes, des êtres s’éloignent, les uns des autres souvent, du droit chemin encore plus fréquemment ; mais étrangement, cette mort qui pourrait à chaque fois sembler extraordinaire se banalise, puisqu’elle est le lot commun à chacun. Qu’importe le chemin, puisqu’au bout, l’issue sera la même ? Évoquer la mort d’un personnage (ou sa dégradation physique : tous les personnages ne meurent pas dans ce livre, mais tous y perdent quelque chose) est une façon de dramatiser la vie, ou, au contraire, de porter sur elle un regard doux-amer, chargé d’une affectueuse ironie. Tous ces personnages suscitent la pitié, à un moment ou à un autre, même les plus épouvantables d’entre eux (je pense à ce père incestueux accusé devant un tribunal d’enfants qui m’a irrésistiblement rappelé le tribunal des voleurs dans M le Maudit…).

De ce trait particulier, de cette écriture précise et élégante naît une tension. L’attente créée devient un élément dynamique, obligeant le lecteur à poursuivre son chemin dans l’œuvre, alors que, par définition, un recueil de nouvelles peut se lire au coup par coup, dans une indépendance facilitée par la brièveté de la forme. Ma lecture – je parle de la mienne, puisqu’après tout, lire est un acte individuel et intime – n’a pas été celle que j’adopte en général face à un recueil. Souvent j’ouvre deux livres, juxtaposant les expériences au risque d’une certaine confusion. Et que morts s’ensuivent est un recueil particulier qui se lit à la manière d’un roman. La lecture d’un texte en appelle une autre ;  les morts s’ensuivent et se suivent dans un cortège ininterrompu, funèbre et drolatique. Demeure finalement une impression forte, un souvenir vivace, des personnages inscrits durablement dans la mémoire du lecteur. C’est un tour de force qui prouve les qualités d’écriture de Marc Villemain, un auteur modeste et discret, mais dont la plume précieuse est dotée d’un véritable pouvoir. Du grand art…

La dernière nouvelle, M. D., occupe dans mon cœur de lectrice une place particulière, parce qu’elle constitue une sorte de rupture avec les textes qui précèdent : une jeune femme, figure d’écrivain (double peut-être de celui-ci) est évoquée au futur, dans une inéluctable progression vers le destin commun à tous les personnages du livre. Mais ici, rien ne semble préparer cette mort, si ce n’est, peut-être, l’angoisse de l’écrivain qui ignore les effets de sa création sur le lecteur. Les mots lui échappent, les personnages semblent prendre une indépendance, la maîtrise de cet univers devient impossible. « Donc, M. D. sera à sa table de travail. Elle relira mot à mot ces histoires qui lui tombèrent sous les doigts, s’étonnant elle-même de leur rythme, de leur sonorité, de leur caprice, quand ce n’est pas des personnages eux-mêmes. C’est qu’ils sont si réels ces personnages, si proches. Elle se demandera si le lecteur aura conscience  de la réalité fantomatique de ces personnages dans son cerveau. Car M. D. n’aura jamais eu besoin des critiques pour évaluer les limites de son art. Elle se dira que tout ça n’est pas si mauvais au fond, que cela vaut bien quelques-uns de ces succès qu’ils exhibent dans les devantures, mais enfin elle sait parfaitement que tout se destinera toujours au vent, aux landes au vent et à la nuit. »
Dans le beau regard sombre de M . D., la conscience que ce cortège de fantômes sur la lande de papier est peut-être plus réel que sa propre vie de solitude, à cette table, dans ce lit vide où elle ne s’allonge pas, assise en tailleur à fumer, mêlant quelque chose de son corps à ce vent, cette lande et cette nuit…

Anne-Françoise Kavauvéa

31 janvier 2011

Claire Le Cam - D'un jour à un autre je vivrais autre

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Claire Le Cam, qui naguère fut la petite fée des 7 Mains, vient de faire paraître un nouveau recueil aux éditions isabelle sauvage.

Au-delà de notre fierté d'avoir accueilli quelques esquisses de certains des textes qui le composent, D'un jour à un autre je vivrais autre apporte la confirmation d'un ton, d'une originalité et d'une sensibilité. Il est intéressant d'ailleurs de vérifier combien le passage en recueil modifie le statut de ces textes, dont on ne saurait dire au fond s'ils appartiennent davantage au genre vif de la fusée ou à celui, poétique, de la libération ; pour ne rien dire d'un certain caractère comique, pour peu que l'on soit prêt à sourire de ces humeurs corporelles où perce parfois un tragique presque célinien.

Ce qui frappera peut-être, et davantage encore que dans son précédent recueil (Raccommoder me tourmente), c'est l'image particulièrement sensible, et souvent assez déprimée, de la femme devenue mère. Nous sommes ici bien loin des niaiseries ordinaires véhiculées sur le sujet, et il y a quelque chose d'assez touchant à lire sous la plume d'une femme ces mots qui disent le sentiment parfois écœuré de ce qui se trame en elle. C'est souvent violent, mais plus pudique qu'il y paraît ; et servi par un travail sur la langue qui en fait sentir toute l'irréductible matière.

20 mai 2011

Joël Roussiez - Un paquebot magnifique

Il suffit de passer sur le site des éditions La rumeur libre pour entrevoir combien est grande leur ambition. Ambition littéraire, c'est entendu, mais pas seulement : s'y lit aussi une exigence, une volonté de prendre place dans tout ce qui pourrait contribuer à éclairer (pardonnez l'emphase) le destin de l'humanité, à tout le moins la situation des humains dans ce qu'elle a, au fond, de plus immémorial, peut-être de moins évolutif, en dépit de ce que la profusion d'images, d'informations et de jugements de valeur peut parfois laisser penser.

Joe_l_Roussiez___Un_paquebot_magnifiqueLire Joël Roussiez constitue peut-être la plus belle illustration qui soit d'une telle ambition. Le paquebot magnifique, son dernier livre, que l'on ne saurait ranger de manière trop hâtive dans tel registre trop précis, sauf à en escamoter l'amplitude, témoigne de façon grâcieuse et singulière d'une vertu dont on peut se dire qu'elle se raréfie, cette vertu qui permet d'observer les choses de près tout en les mettant à une distance qui en exhausse la poésie interne. Mise à distance d'autant plus lyrique, et touchante, que s'y conjuguent ce que l'on pourrait décrire comme une science de l'observation, en tout cas un goût et un talent assez peu communs pour la minutie, le détail, la fragilité. Celle des êtres, de leurs corps, de leurs pensées, de leurs enracinements physiologiques, intimes, de ce qui les cloisonne ou au contraire les pousse à sortir d'eux-mêmes, et cette fragilité dense, massive des choses, de cette matière même qui les constitue - humains, fleurs, oiseaux, poissons. L'écriture de Joël Roussiez, forme et style, est à la fois délicate, pudique, légère, nourrie sans doute à ce que l'on perçoit comme une sensibilité très profonde à l'extériorité, mais dotée d'un caractère parfois presque enjoué, malicieux aussi, où l'on pourra entendre, derrière la petite mélancolie qu'induit la mise à distance, un chant qui n'est pas dénué de vitalisme ; une écriture qui s'approche des choses sans jamais les briser.

Je ne peux qu'inviter à monter à bord de ce paquebot, moderne arche de Noé où vont vivre et dériver quelques humains comme nous autres, fascinés par le chant des sirènes, le mystère maritime et l'étendue du monde. Un très beau livre.

27 mai 2011

Une critique de Nunzio Casalaspro

Le regard de Nunzio Casaspro, auteur d'un joli blog, Un caniche dans l'escalier, sur Le Pourceau, le Diable et la Putain.

"Je suis seul maintenant et tout laisse à penser qu'il en ira ainsi jusqu'à la fin. Laquelle ne saurait tarder, je le sens. Mais je ne m'en plains pas. D'ailleurs, quel motif aurais-je de me plaindre ? Pour peu enviable qu'il m'apparaisse, mon sort est-il des moins partagés ? Je dois bien l'avouer, les comparaisons dans ce domaine ont toujours tourné à ma confusion. Et j'en connais quelques-uns - et jusque chez les humains - qui s'accommoderaient fort de ma situation.

L'endroit que j'occupe suffit à mes besoins comme à la satisfaction de mes désirs. Je ne saurais dire si la longueur du local l'emporte sur la largeur, ou vice versa. Mais il me plaît d'imaginer que la largeur ne le cède en rien à la longueur. Je ne sais pourquoi, l'idée d'exercer ma liberté à l'intérieur d'un carré m'est d'un précieux  réconfort."

Stratégie pour deux jambons, Raymond Cousse 

CouvPourceauFut-ce à cause de ce pourceau, dont la mention paraît en couverture, le premier livre auquel j’ai songé, en lisant le dernier opus de Marc Villemain, paru chez l’excellent éditeur Quidam, le voici : Stratégie pour deux jambons, de Raymond Cousse, cet écrivain atypique, aujourd’hui suicidé, il faut bien le dire et dans lequel, jadis, Samuel Beckett avait su reconnaître un talent, authentique. Talent qui engagea une amitié ; et quand on connaît un peu Beckett, ce n’était pas gagné… Mais le pourceau, seul, ne suffit pas à la comparaison. Il y a autre chose, il y a : il y a par exemple que le livre de Cousse est un monologue, comme celui de Villemain ; il y a que dans les deux cas il s’agit d’un être sur le point de mourir et qui, il semble, avance en confession, ou si on préfère tient son dernier discours, expulse ses dernières paroles. Le cochon de Cousse n’a plus que huit jours à vivre, avant l’abattage ; le vieil atrabilaire de Villemain, lui, s’étiole avec force discours, avant le tout prochain trépas. Il y a encore que dans les deux cas, nous avons affaire au comique le plus sûr, celui qui pince sans rire, celui que le style tient, impeccable, comme disent les critiques, celui qui, comme chez Ionesco ou chez Beckett, est voué à masquer la tragédie. Ici et là, en somme, on rit, on rit beaucoup même, mais il semble qu’il faudrait crier.

Cette tragédie, on peut en dire deux mots : c’est que les deux protagonistes – celui de Cousse et celui de Villemain – non seulement vont mourir, mais, je crois,  ils sont mis à mort. C’est évident pour ce jambon sur pattes qu’est le porc de Cousse ; ça l’est moins, certainement, pour  le diable de Villemain. Et pourtant la chose est là, peut-être, si on veut bien. Si le cochon coussien prétend avancer vers nous tel un philanthrope – sa mort, il la veut comme une offrande faite aux hommes, qui vont se délecter de ses maigres et ses gras – le protagoniste de Villemain affiche au contraire sa misanthropie, prétend en avoir fait un livre, une théorie.  Dans les deux cas, il semble d’abord que l’on accepte sa mort, qu’on lui trouve une destination pour l’un, un soulagement pour l’autre et comme une dernière tentative, réussie, pour expulser cette misère humaine qu’on a toute sa vie observée, conspuée, dont on a ri. Mais quoi qu’en dise ce misanthrope, il se pourrait au contraire que c’est lui qu’on expulse, (comme le cochon de Cousse, on s’en doute bien, sa mort, au fond, ne choisit pas). Cette présence que signifie notre misanthrope est devenue insupportable et cette infirmière, cette Géraldine Bouvier qui lui tient compagnie tout au long du livre, semble finalement ne rien faire quand on veut le débrancher, écourter sa vie, ou bien même de ce débranchement être la main.

Mais cette présence, quelle est-elle, qu’est-ce donc qu’on cherche à expulser ?

« Eh, pépé, on est plus au dix-neuvième… » tonne, lasse, notre Géraldine, à la page 89 de ce Pourceau qu'on vient de lire. Dix-neuvième siècle ou pas, ce qui semble se dessiner ici, se jouer dans ces pages impeccables, comme disent les critiques, c’est que notre monde contemporain, dont le « vieux schnock » ne cesse de dénoncer la vulgarité – tourisme, humanisme facile, mépris de la langue – n’ayant plus que faire de cette misanthropie nécessaire, indispensable, non pas parce qu’il s’agit de ne pas aimer les hommes, son prochain, mais parce que d’abord, ce prochain, on ne peut pas l’aimer tel qu’il est, tel qu’il se présente, avec toute cette vulgarité dont il est en plus, aujourd’hui, fier, qu’il revendique, qu’il assume, cette misanthropie, eh bien, notre monde s’en débarrasse. Tuer notre misanthrope, c’est donc avec lui expulser une bonne fois le vieux monde, celui qui songeait encore par exemple que la pensée, fût-elle la plus négative, la plus acerbe, devait se dire, ne pouvait que se dire dans cet usage ciselé de la langue.

Et donc nous voici, comme je le disais, devant une mise à mort. Et c’est à d’autres livres alors, que j’ai songé, en lisant Villemain.

Je ne sais pas si je tombe juste, il me le dira lui-même ou bien, il faudra que je le lui demande, mais j’ai bien sûr songé à Kafka, en lisant ce Pourceau. Le Kafka de la Lettre au père, mais davantage encore celui de La Métamorphose. Comment ne pas y songer, d’ailleurs, face à ce cloporte qui ouvre le récit, auquel notre misanthrope est confronté et qui est impuissant à se retourner, à retomber sur ses sales petites pattes. Chez Kafka, le protagoniste se transforme en insecte, répugnant, exécrable, qu’il faut absolument expulser ; chez Villemain, le vieux schnock le regarde en face, et c’est devant lui qu’il se retrouve à nouveau, dans les toutes dernières pages, « ce copain » dans lequel il semble se regarder comme dans un miroir, dans lequel donc il voit sa toute prochaine mort, tandis que le cloporte, pour le moment, semble y échapper.

Une des clés pour lire ce livre de Marc Villemain, finalement pourrait nous être donnée par le passage d’un autre récit. Celui de Goran Petrovic, qui écrit ceci, dans Lexique nomade : « Dans la Grèce antique, notamment à Athènes, existait la coutume de choisir une fois l’an deux hommes qui devaient prendre sur eux les péchés de tous et de les mettre cruellement à mort. Ces victimes expiatoires étaient appelées pharmakoi. Le fait étrange, c’est que ces pharmakoi riaient pendant qu’on les menait à la mort. (…) Je me dis que, dans notre civilisation contemporaine, c’est la littérature qui, "au nom de tous", a accepté de mourir. Je me dis aussi que ce rite sacrificiel doit s’accomplir avec force rire et humour. Cela afin de nous détourner de l’idée qu’il s’agit en fait de meurtre ou, mieux encore, de suicide collectif. Et c’est peut-être bien ce que nous avons de mieux à faire : rire, puisqu’il semble qu’il nous ayons là de quoi rire. »

Oui, il me semble qu’on trouve beaucoup de ce qui se dit dans notre Pourceau, dans les lignes qui précèdent : peut-être en effet notre vieux schnock est-il une forme de pharmakoi, qu’on expulse, dont il faut absolument se débarrasser. Et avec lui, c’est notre propre mort qu’on cherche à ne pas voir ; mais c’est aussi cette littérature qui ne peut se faire que dans le travail de la langue ; c’est encore cet amour de l’autre, qu’il faudrait rechercher et dont le chemin de la misanthropie, nécessaire, pourrait ne constituer qu’une première étape : retournée, dépassée, traversée, elle est bien ce véritable humanisme que Villemain, à travers son personnage, évoque plusieurs fois, tandis que notre époque se contente d’un humanisme béat, hypocrite, larmoyant, qui n’est que le masque de l’indifférence ou de la cruauté.

Et voici,  on s’en débarrasse donc, de notre atrabilaire ; les humanistes indifférents ou cruels, ceux qui croient « être du côté des belles âmes »  le jettent à la fosse, dans cet hôpital :

« Ah oui, parce qu’on est chez les humanistes, là, service public, parcours de santé, accompagnement vers la mort, malade au centre des soins et tout le toutim. Moyennant quoi, on m’isole dans un couloir où même la mort doit se boucher le nez, couvre-feu à dix-neuf heures, bouillie pour chat au dîner et voisine de chambre qui ferait passer Thérèse d’Avila pour un précurseur du cartésianisme. »

Pendant ce temps-là, nous, lecteurs, nous aurons ri ; mais ri de ce rire évoqué par Pétrovic, qui est le masque d’une impuissance devant le déferlement vulgaire du monde. Pendant ce temps-là, notre misanthrope rit encore, pendant qu'on le mène à la mort, tel le cochon de Cousse.

Mais j'y songe tout à coup, et je l'ajoute ici : expulsion, disais-je ; Bernanos ne disait-il pas quelque part à peu près ceci : Le diable, c'est celui qui ne reste pas jusqu'au bout....

Nunzio Casalaspro

 

10 juillet 2011

Vagabondages littéraires : 15ème

15ème Vagabondages littéraires


S
e tiendront du dimanche 31 juillet au vendredi 5 août les XVème Vagabondages littéraires du Haut-Languedoc, dans les vallées de l'Orb, de la Mare et du Jaur (Hérault).

C'est une des plus jolies initiatives estivales et littéraires qui soient, où se mêlent rencontres avec le public, dégustations de vins et découverte de la région.

Mon intervention est prévue le lundi 1er août à partir de 18h30, sur le parvis de la chapelle de Villecelle.

J'y retrouverai Eric Bonnargent, mon complice du blog L'Anagnoste, ainsi que Lionel-Edouard Martin - ceux qui me lisent un peu savent quelle importance j'accorde à oeuvre. Les autres auteurs programmés sont Annie Saumont et Marie Chartres ; enfin, point d'orgue de ce festival, Jacques Bonnet nous fera découvrir la forêt dite des écrivains combattants.

Le blog et le programme de ces quinzièmes Rencontres peuvent être consultés ici.

6 mai 2011

Une critique de Romain Verger

Alors que Le Pourceau, le Diable et la Putain arrive aujourd'hui même dans les librairies, l'écrivain Romain Verger s'en fait déjà l'écho sur son blog, Membrane.

Heureuse coïncidence, j'en profite pour vous signaler que L'Anagnoste se consacrera, toute la semaine prochaine, à l'oeuvre de Romain Verger.

Voici donc l'article qu'il a fait paraître.

CouvPourceauDans son dernier roman, Marc Villemain prête sa voix à Léandre, ancien professeur d’université, octogénaire et moribond. Nous suivons les derniers jours de ce « vieux con » alité dans un service gériatrique. L’imminence de sa fin le pousse à revisiter quelques épisodes de son existence, une introspection suscitée par le spectacle d’un cloporte qui, renversé sur le dos de sa table de chevet, se débat comme un beau diable pour se retourner et échapper à la mort. Le narrateur fera-t-il preuve d’autant de combativité que la bestiole ?  

Léandre ne fuit pas la mort, il y trouve même son compte. Mais avant de tirer sa révérence, il compte vivre ses derniers instants en incorrigible misanthrope qu’il n’a cessé d’être. Et en ce sens, il n’a rien à envier au répugnant arthropode. S’il est grabataire, son esprit est plus acéré et fielleux que jamais.  

Tout misanthrope qu’il soit (il est d’ailleurs l’auteur d’un essai intitulé Le misanthropisme est un humanisme), Léandre n’a rien de son lointain cousin Alceste. Il n’est pas de l’espèce des « résignés » mais de celle des « voluptueux ». Il ne fuit pas l’humanité parce qu’il l’exècrerait, il la recherche et s’y frotte pour se réjouir et se repaître jusqu’à son dernier souffle de la bêtise des hommes et en nourrir sa « détestation radicale » : « Carpe diem, carpe horam : cueille le jour, cueille l’heure : telle est bien l’injonction que s’adresse à lui-même le misanthrope austère et vertueux, qui s’en voudrait de laisser tomber une seule miette du pathétique festin des hommes ». Et ces dernières miettes, il les ramasse et les savoure dans l’enceinte même de cet hôpital, qu’il s’agisse des autres patients (« une vaste manufacture de prophylaxie de corps déféquant et urinant sur eux-mêmes, charriant une haleine de bouc après une bacchanale de charognards, geignant nuit et jour à s’en assécher les mirettes ») comme de Géraldine Bouvier, son infirmière attitrée, à la fois « chaperonne des moribonds et femelle en chef », « nounou » et surtout « jolie cruche », une gourde appétissante que le vieillard prend plaisir à reluquer. Mais c’est aussi pour lui l’occasion de retraverser son « odyssée personnelle », par le versant féminin que la présence de Géraldine ravive en lui quotidiennement. Expérience infantile de la scène primitive dans un hôtel madrilène, découverte de la sexualité auprès de Doucette, une vache charolaise, premiers émois en compagnie de Maria et de Sonia. Puis ce seront ses liaisons avec Béatrice, Marina (la « misanthrope de charme ») et la désastreuse paternité… Partant de sa propre expérience, en quelques jours et en une petite centaine de pages, Léandre se révèle être un féroce entomologiste de la société.  

Marc Villemain nous livre la pensée de cet odieux personnage d’une plume précise et cinglante qui mêle avec un raffinement dont il a le talent outrance, cruauté et crudité. Un pamphlet d’un humour vitriolé qui n’hésite pas à brocarder ce que d’aucuns estiment relever de territoires intouchables.

Romain Verger

25 novembre 2011

TOC 1

En octobre 2003, à l'initiative d'Arnauld Champremier-Trigano et Pierre Cattan, naît le magazine TOC, qui fera paraître trente numéros jusqu'en 2007. J'eus la chance, alors, de participer à cette création, chargé, dans les premiers temps, de m'occuper d'un divertissement que je baptisai Les Gullivériennes - page illustrée par Guillaume Duprat. Il s'agissait, selon la notule explicative, d'adresser chaque mois "à mon cousin Gulliver une lettre sur le fabuleux mélange de la grande ville." À fins d'archivage, et non sans nostalgie, voici ce qui fut donc la première de ces chroniques.

Toc - Ticket métro - Gullivériennes

LETTRE 1

Ah ça, mon cousin, je ne te remercierai jamais assez de m’avoir remis sous les yeux les Lettres persanes de ce bon Montesquieu ! Non seulement elles m’arrachent à la torpeur maladive de notre littérature un peu souffreteuse, mais elles me permettent d’éperonner notre correspondance assoupie. Car enfin, mon bon Gulliver, mon cousin, n’est-ce pas toi qui, naguère, genoux crottés et jambes bouffies par les orties, m’ouvris au monde en m’enseignant ces jouissances que seule la littérature autorise ? Tu sais, mon bon Gulliver, comme ma constitution ne m’autorise que de faibles transports. Je ne suis pas dupe de moi-même, et je tiens lucidité pour vertu nécessaire. Je sais bien, autrement dit, que la littérature vient adoucir le désir à jamais insatisfait de ces voyages et autres mâles explorations du monde que je ne saurais entreprendre. Aujourd’hui le voyage est partout, n’est-ce pas ? L’aventure, dit-on, se niche au coin de la rue ? Dont acte. Dans le métropolitain, ce matin, les naseaux dorlotés au creux de l’aisselle aromatique d’une grosse dame adorable au fort accent corrézien, et alors que le train communautaire stationnait à la station Alésia (ah, Alésia… !), mon œil tomba sur l'insolente prose d’une affiche qui vendait « l’aventure pour tous, dans tous les sens » : il s’agissait d’une invitation, audacieuse, à changer de literie. L’aventure, n’est-il pas ? Or c’est le museau enfoui dans la chair écarlate de l’autre que je m’efforçai, mes perceptions tactiles hésitant entre effluences premier prix et secousses improbables, d’investir Montesquieu. Et c’est précisément ce moment que choisit ledit Montesquieu pour me rappeler, je cite, que « les voyageurs cherchent toujours les grandes villes, qui sont une espèce de patrie commune à tous les étrangers. » Je ne suis pas dépourvu d’un certain flegme, mais la vérité m’oblige à dire que commençait à poindre en moi la vague lassitude des odeurs corréziennes et des bringuebalements incessants. Bref, je prenais mon tour dans la bousculade des agacements contemporains, et Montesquieu me sauva : en faisant de moi un voyageur émérite, je méritai d’un coup mon statut de patriote inconfortable. À moi Bougainville et Diderot ! À moi Cook, Swift et La Pérouse ! Et Homère !

Les villes sont une odyssée, et les plus vastes d’entre elles sont toujours très petites. Tous les étrangers s’y retrouvent et, où que nous allions, nous nous retrouvons toujours étrangers au vaste monde.

Mon bon cousin, il me tarde de te lire.

Toc 1 - Octobre/novembre 2003 

4 mars 2009

Du Grognard

Le-Grognard


L
e numéro 9 de la revue Le Grognard vient de paraître. Sous la tutelle de Stéphane Beau, Stéphane Prat et Goulven le Brech, cette jolie revue à l'apparence aussi désuète que son ton est vif poursuit son bonhomme de chemin - ce qui ne signifie pas, loin s'en faut, que celui-ci est balisé...

Petite particularité de ce numéro : j'y publie un assez long texte, intitulé Écrire, dit-il.


21 janvier 2012

Toc 10 - Mort ou débile vif

En octobre 2003, à l'initiative d'Arnauld Champremier-Trigano et Pierre Cattan, naît le magazine TOC, qui fera paraître trente numéros jusqu'en 2007. J'eus la chance de participer à cette création, puis d'y oeuvrer comme chroniqueur. La chronique était intitulée : "Vrai ou faux".

TOC 10Mort ou débile vif

J’entretiens avec mon cousin d’Amérique une correspondance aussi nourrie que passionnée. Mais d’aimer ce cousin d’un amour inlassable ne m’interdit nullement de lui adresser quelques piques bien senties. Lui-même est d’ailleurs parfois tellement surpris des us et coutumes qui gouvernent aux comportements des siens qu’il me les narre avec empressement. Ainsi de la tragique anecdote qui suit.

Daryl Atkins est un pauvre garçon qui commit à dix-huit ans un de ces crimes abjects dont la presse de proximité scandaleuse aime à nourrir ses chroniques, et Nicolas Sarkozy ses appétits frénétiques. Toujours est-il que fut prononcé à son encontre une peine de réclusion à perpétuité. Véritable miracle s’il en est, dans ce doux État de Virginie : il échappait à la mort, au nom d’une disposition fédérale selon laquelle il serait excessivement cruel de conduire au trépas les bien nommés attardés mentaux. Or tel est précisément le cas de notre ami Daryl (dont je n’ose toutefois vous dévoiler le résultat des mesures de son Q.I.) Soit dit en passant, nous comprenons mieux pourquoi Slobodan Milosevic se battrait à ce qu’on dit comme un beau diable afin que son procès ait lieu en Virginie. Bref, la prison étant ce qu’elle est, une entreprise d’éducation et d’instruction civiques à tous égards exemplaire, Daryl recouvrit la raison au fil des mois, et avec elle un Q.I. tout à fait honorable. Las ! Éduqué, instruit, pour ainsi dire intelligent, il redevenait digne de la capitale sentence. Car pour mourir vraiment, je veux dire cruellement, encore est-il nécessaire au condamné d’avoir l’intelligence de ce qui l’attend. Ainsi débat-on ces jours-ci pour savoir si la dureté de la peine doit s’adapter aux méandres de son intelligence capricieuse : à débilité variable, peine impitoyable.

Toc 10 - Mars 2005

18 février 2012

A quoi sert l'art ? Dossier du Magazine des Arts, n° 1

LE MAGAZINE DES ARTS - Dossier : A quoi sert l'art ?
N°1, janvier/février 2012 - Marc Villemain

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Dans son livre Le singe en nous, Frans de Waal établit que « depuis le jour où nos ancêtres se balancèrent de branche en branche, la vie en petit groupe est devenue notre obsession. » Je me demande parfois s’il ne faut pas chercher dans la primatologie, au moins autant que dans la métaphysique ou la psychanalyse, ce qui pourrait, à l’art, conférer une semblable nécessité. L’idée, en tout cas, m’amuse : on s’en pincerait le nez tant elle tord la bouche d’ombre du grand Hugo.

Un jour, un hominidé s’étonna qu’une boule de feu luisît dans le ciel (ou que de celui-ci l’eau se déversât), et qu’il puisse en jouir ou en souffrir ; il s’étonna

que cette boule disparaisse à intervalles de temps réguliers pour laisser sa place à une autre, constellée de millions de minuscules cousines ; il s’aperçut aussi que l’eau et la chaleur du ciel étaient l’une et l’autre profitables aux fruits qui poussaient sur les arbres comme aux légumes dans le sol, et que la terre produirait ses biens avec davantage de munificence si l’on pouvait se retenir d’en dévorer promptement les vivants trésors ; et que tremper son corps dans la grande étendue ou dans ce petit cours en contrebas des collines pouvait être source de joie sensuelle et pléthorique ; et qu’il était doux, parfois, dans les matins du monde ou les langueurs du soir, d’éprouver ce silence en soi. L’art est peut-être le fruit de cet étonnement. Car alors notre hominidé connut la contemplation – ce pays frontalier d’avec tous les autres, cet intervalle où notre homme trouva à se glisser pour éprouver, et dire (plus tard), son vœu d’incorporation au monde et la concomitante impossibilité où il se trouvait d’y parvenir.

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Que l’on me permette, à moi qui n’ai pas fait Normale, d’écrire comme un Normalien : l’art n’a d’utilité que son inutilité – ou, dit autrement : l’utilité de l’art est précisément de ne pas en avoir. Car c’est utile, de n’être pas utile : cela permet au moins à l’homme de se sentir inutile. Impayable 

sensation, s’il en est, quand on pourrait tout aussi bien résumer le processus de l’hominisation, certes infiniment complexe mais parfaitement linéaire, en un mouvement vers ce que les économistes pourraient appeler l’utilité maximale. Ce qui, donc, n’en confère pas moins une utilité à l’art – idée que les amateurs (d’art) honniront (n’est-ce pas) : sa beauté toute entière tiendrait dans l’absolu de sa geste – l’index divin désignant l’humain, l’homme tenant sa paume grand-ouverte au destin. L’art, au moins, pourrait servir à cela : à défaut d’être franchement nourricier, il peut combler l’existence des humains qui ne trouvent pas leur place dans l’existence. Rien de thérapeutique là-dedans (que nul sourcil ne se fronce) : l’art ne guérit de rien. Au mieux, il permettra de témoigner – non forcément du monde, quelle idée, mais déjà un peu de soi, ce qui peut être un bon début ; et témoigner de soi, n’est-ce pas déjà témoigner du monde ? Car, bien sûr (on en revient à notre mouvement de balancier incorporation / inadaptation), il ne s’agit pas de témoigner de soi pour soi, mais de témoigner comme pour interroger un mystère. Un Mystère, devrais-je dire. Eh oui, car on n’en sait rien, après tout : Big Bang, Big Crunch, Big Rip, Doigt de Dieu, Côte d’Adam, Darwinisme Intégral ? Nous serons tous morts avant de le savoir. Ce qui n’interdit pas de se poser la question. D’ailleurs, c’est un peu ce que font les artistes. Tiens...
Enfin ce ne sont là que des hypothèses – assez romanesques finalement, à défaut d’être artistiques.

19 mars 2009

Et que morts s'ensuivent : Sélection de Sud-Ouest

Sud_Ouest_2Sélection du Cahier des Livres du journal Sud Ouest, dimanche 15 mars 2009.

Machine à occire
Nouvelles. A l’homme de Paul Valéry, « prévu pour plus d’éventualités qu’il n’en peut connaître », correspond ici la figure floue de Géraldine Bouvier dont la récurrence épouse tous les rôles secondaires. Des notices nécrologiques pleines d’un humour glacé neutralisent en fin d’ouvrage la fonction romanesque esquissée à travers cette kyrielle de destins éphémères. L’auteur manie la machine à occire avec une cruauté réjouissante. (L.G.)

14 mai 2009

Et que morts s'ensuivent : Le Soir (Belgique)

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out frais Grand Prix SGDL, l’auteur aligne onze épatantes nouvelles, contemporaines, noires de noires, drôlement tragiques, tragiquement drôles. Copines chez l’esthéticienne, critique littéraire à psoriasis, infirmière déprimée, héritière richissime, inventeur maniaque et autres voient la mort de près, amenée parfois par la curieuse Géraldine Bouvier qui apparaît sous divers aspects. (L. C.)

22 octobre 2010

La vieille au buisson de roses

La_vieille_au_buisson_de_rosesJ'en parlerai une autre fois, et plus longuement, dans Le Magazine des Livres, mais d'ici là, faites-moi confiance : lisez, lisez La vieille au buisson de roses, de Lionel-Édouard Martin.

Preuve, s'il en fallait encore, qu'une large part de la grande littérature se fait dans les petites maisons. Aussi il faut saluer le travail du Vampire Actif, maison fort jeune encore, qui a eu, peut-être pas le courage, du moins le flair de publier ce texte magistral, refusé par d'autres maisons autrement plus renommées.

Cela fait quelques années maintenant que je fréquente l'œuvre de Lionel-Édouard Martin ; pas toute l'œuvre non, car je suis en poésie aussi ignare qu'idiot (excepté Baudelaire bien sûr, ou Musset, parce qu'en moi l'instinct de la romance persévère), mais il ne fait pas de doute que La vieille au buisson de rose est ce qu'il a écrit de plus saisissant et de poignant, adossé à une langue qui n'a jamais été aussi chair.

8 mai 2011

Géraldine Bouvier : le retour (Jean-Pierre Longre)

Article de Jean-Pierre Longre, paru sur son blog.

CouvPourceauElle était là dans Et que morts s’ensuivent, elle revient ici, au chevet du narrateur, un octogénaire grabataire qui, à la merci de sa « vipère aux yeux de jade », ne semble se faire d’illusions ni sur cette infirmière « dotée d’un tempérament qui ferait passer l’incendiaire intransigeance de Néron pour une contrariété de mioche privé de chocolatine », ni sur son propre passé de misanthrope sarcastique et invétéré, ni sur le genre humain, ni sur « l’existence profondément débile de son pourceau de fils. »

On l’aura compris, Marc Villemain laisse s’épanouir, dans son nouveau livre, l’humour (noir à souhait) et la satire (cynique à volonté). Les pages sur le monde universitaire, par exemple, que « Monsieur Léandre » a visiblement bien connu, sont un bel échantillon de réalisme critique – et la verve acérée du vieillard (enfin, de l’auteur) n’épargne pas non plus la famille, les enfants, l’école, les femmes, les malades, la société en général, disons l’univers dans son ensemble…

Il n’est pas innocent que le livre s’ouvre et se ferme sur l’image du cloporte, qui elle-même (pré)figure celle de la mort ; et Géraldine Bouvier, silhouette attirante et obsédante à la fois, n’en finit pas d’allonger son ombre diabolique d’un bout à l’autre du récit.

 

25 juillet 2011

Comte Eric Stenbock - Etudes sur la mort

Eric Stenbock - Etudes sur la mort


Les éditions du Visage Vert ont donc ce talent de ressusciter les morts. Ce qui est bel et bien la position dans laquelle se trouve le Comte Eric Stenbock, trepassé en 1865 à l'âge de trente-cinq après avoir fait une mauvaise chute sur la tête, et qui de son vivant n'aura laissé d'autre souvenir que celui d'un jeune homme très fortuné et aussi copieusement excentrique. Il meurt d'ailleurs très opportunément, si l'on peut dire, et comme nous l'apprend Olivier Naudin dans sa préface, le jour où s'ouvre à Londres le procès d'Oscar Wilde - on dit qu'ils se rencontrèrent. La traduction, pour la première fois en France, de ses contes romantiques, originellement publiés à Londres en 1894, est sans doute un petit événement pour tous les curieux de cette école décadente à laquelle on peut rattacher Eric Stenbock, autour duquel quelques légendes commencent donc à prendre corps.

Son écriture, sans tonitruance aucune, va pourtant à rebours de la profusion luxuriante à laquelle nous ont plutôt habitués les littératures dites gothiques. Stenbock est un esthète dont le style un peu las charrie une sorte de grâce imberbe, une douceur sourde, anxieuse, sophistiquée. Témoignant d'une sensualité naïve, mais toujours étrange et mélancolique, l'onirisme où, par petites touches, il conduit ses récits, laisse le lecteur sur l'agréable impression d'avoir traversé un autre éther, un monde presque pictural où le désir et la mort sont toujours, chez ce catholique fervent, dignes d'une 66828784certaine théâtralité. Mais tout se passe dans le calme, sans ornements, le plus naturellement possible. "L'unique passion de ma vie fut la beauté", fait-il dire à ce personnage de somptueux Narcisse que les circonstances enlaidiront au point de ne plus pouvoir être l'ami que d'un jeune aveugle. La jeunesse est d'ailleurs un autre thème de ce recueil, une jeunesse le plus souvent masculine, d'une beauté toujours inconsciente, presque hellénique, avec ses "beaux adolescents soufflant dans des conques", avec Lionel, "cette fleur exotique", ou Gabriel, "d'une nature moins cruelle et plus douce que le commun." La jeunesse est angélique et rédemptrice, comme la nature où s'uniront une petite fille et un albatros, comme cette "grande chenille verte" qui promet d'être "la larve du bonheur", comme la peau humaine dont le luthier trouvera usage pour tisser les plus belles cordes d'une viole d'amour. Il y a là un tragique sans pathos, d'une beauté moins formelle que spirituelle, d'une étrangeté qui n'a pas tant pour ambition de marquer les esprits que d'exprimer une certaine quête de soi. A lire en écoutant les Nocturnes de Chopin, et si possible avant de s'endormir. 

Etudes sur la mort, Contes romantiques - Comte Eric Stenbock - Editions du Visage Vert. Traduction : Olivier Naudin ; illustrations : Florence Bongui et Marc Brunier-Mestas.

Visiter le site du Visage Vert.

 

 

24 août 2011

Une critique de Shangols

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Le Pourceau, le Diable et la Putain
n’a peut-être pas la qualité de ses modèles (le spectre des misanthropes éloquents, qui va de Bogousslavski à Calaferte, et de Martinet à Léautaud, disons) ; mais il a suffisamment de talent pour en être l’outsider glorieux, c’est déjà pas si mal. Marc Villemain s’aventure donc sur les chemins de la colère pamphlétaire anti-genre humain, en signant l’amusant portrait d’un vieil homme en train de mourir. Pas mécontent de mourir d’ailleurs, puisqu’il trouve l’essentiel de la gente humaine absurde, méchant, dérisoire, crétin et méprisable. Il n’en exclut que sa salope d’infirmière, presque aussi haineuse que lui, et donc attachante, d’autant qu’elle est dotée d’attributs tout féminins qui réveillent un peu la libido assagie du narrateur. Tous les autres, son fils y compris, il les montre en pauvres idiots méprisables, retraçant sa vie faite de misanthropie aiguë à grands coups de sentences assassines.

CouvPourceauVillemain a une écriture brillante, le sens de la formule, le chic pour trouver le mot le plus grinçant possible pour fustiger les médiocres qui l’entourent. Nul doute que le bougre est virtuose, jonglant avec des phrases (parfois inutilement) complexes, adepte d’une écriture classique, classieuse, précise et musicale. Une fois accepté le système (écrire compliqué quand on pourrait faire simple, juste parce que c’est plus joli), on se marre bien devant ces phrases ciselées qui retombent sur leurs pieds avec maestria après être passées par mille circonvolutions risquées. On peut se fatiguer à la longue, par ce petit côté premier de la classe, qui regarde les autres de façon supérieure, qui écrit mieux que les autres et vous le prouve en sortant tout son cirque. On peut aussi regretter les auteurs cités plus haut en ce sens qu’eux au moins ont l’âge et l’attitude intellectuelle de leurs personnages haineux (Septentrion de Calaferte ou La Morue de Brixton de Bogousslavski sont le résultat d’une expérience longue de la vie, qui a abouti au rejet de la société ; Le Pourceau est le livre d’un jeune homme dont on doute un peu, du coup, de la sincérité). Mais ma foi, on aurait tort de bouder son plaisir devant la réelle méchanceté jubilatoire de ce roman, qu’on lit souvent avec des ricanements entendus. Bienvenue au club, Marc.

Lire la critique dans son contexte original : Shangols

 

25 janvier 2012

L'Exil des Mots - Une critique de Bertrand Redonnet

Lire ici la critique dans son contexte originel, sur le blog L'Exil des Mots.

CouvPourceauJe ne suis pas - tant s’en faut - critique littéraire, au sens où je pourrais me permettre de faire une fine analyse et conseiller ou déconseiller tel ou tel livre à un public de lecteurs. Il faut du talent bien spécifique pour ça et surtout beaucoup d’honnêteté intellectuelle. Si je pense être pourvu de cette dernière qualité, ma foi, pas moins qu’une foule de gens parmi lesquels sont aussi ceux qui font profession de la critique, je crois en revanche être dénué de la première.
Je peux dire à des amis et à des proches ce qui me plaît dans tel livre ou tel livre et ce qui me déplaît dans tel autre, ou encore trier le bon grain de l’ivraie d'un même ouvrage. Tout ça au subjectif intégral, ce que tout le monde est en mesure de faire. Je vous propose ainsi de vous traiter ici en amis en vous livrant une part de ma lecture du dernier opus de Marc Villemain, Le Pourceau, le Diable et la Putain.

J’entretiens par ailleurs avec cet écrivain des relations fort amicales qui m’autorisent à parler publiquement de ce qu'il fait, d'autant qu'il eut la gentillesse, sur ma demande, de me faire parvenir son livre. Je l’ai lu avec gourmandise. D’un trait.

Je vous disais hier que je me posais pour moi-même une question qui se mord la queue, à savoir, dans quelle mesure l’écrivain n’est-il pas lui-même écrit ? C’est un défaut récurrent chez moi que de chercher toujours peu ou prou la part investie de l’auteur en personne derrière le verbe du narrateur. Trouver, donc, la clef du traitement littéraire, plutôt que de lire l’ensemble comme un véritable tout, ces deux parts devant fusionner dans l’œuvre réussie, au point d’y être difficilement identifiables. D’emblée, on ne cherchera donc pas Marc Villemain, sémillant quadragénaire, dans son personnage central, octogénaire grabataire et à l’agonie. On dévorera dès lors le monologue d’un misanthrope en bout de piste, maculant ses couches de ses incontinences - que l’infirmière Géraldine Bouvier lui change régulièrement avec un sourire écœurant de maternalisme - sous perfusions permanentes, physiquement assez lamentable mais intellectuellement d’une richesse très au-dessus de la moyenne. Un homme d’une finesse exquise même ; un homme qui toute sa vie aura été un misanthrope presque sublime et qui reprend à son compte la formule lapidaire de Chamfort en la prêtant malicieusement à Balzac : «Tout homme qui à quarante ans n’est pas misanthrope n’a jamais aimé les hommes. » J’ai retenu cette phrase-choc et ce passage, parmi bien d’autres, car j’écrivais il y a quelque temps, à propos du livre de Stéphane Beau, La semaine des quatre jeudis : «La misanthropie naît d un amour excessif des hommes, mais d’un amour déçu. » Je ne sais pas si Léandre l’octogénaire signerait cette affirmation, mais il me semble qu’il en épouse parfois l’esprit. Le vieillard cacochyme élève la misanthropie au rang d’un humanisme et c’est d’ailleurs le titre de l’ouvrage qu’il a produit quand il enseignait les lettres à l’université, Le misanthropisme est un humanisme. Facétieuse allusion au pape de l’existentialisme, compromis, lui aussi, tout comme Balzac, par une déclaration d'une dialectique fracassante en faveur de  la misanthropie. Ça devrait pas mal grincer des dents du côté des nostalgiques de Saint-Germain-des-prés…Ça devrait aussi tousser un peu, sur un autre sujet et à un autre endroit du livre, du côté de l'épicurisme primaire. Le récit que l’octogénaire en perdition fait de sa vie et le regard qu’il jette sur sa chambre d’hôpital, sur ses voisins de lit comme sur le personnel infirmier - au centre duquel règne l’incontournable Géraldine - feront découvrir au lecteur que sa position n’est pas une position purement intellectuelle, une position de muscadin en mal d’existentiel, mais une longue, une joyeuse et cohérente disposition de tout son être dans sa confrontation au monde. Un jeu. A quelqu’un qui lui conseilla jadis le suicide, Léandre encore relativement jeune avait rétorqué : Pourquoi diable me suiciderais-je, quand mon bon plaisir tient précisément au spectacle de réjouissante bêtise que vous me procurez ?

Le Pourceau, le Diable et la Putain, en dépit de l’allégresse intérieure du moribond, est un livre noir, servi par un style qui m’a surpris et que je rapprocherais volontiers de celui dont usait avec brio un certain Henri Calet. Style pur chauffé au feu de l’ironie, parfois du sarcasme.  Style distancié, un peu gouailleur aussi, mais style qui coule et vous emmène dans les méandres de Léandre avec beaucoup de tact. Un style en parfaite adéquation avec l’état d’esprit de l'agonisant.
Le seul bémol que je mettrais serait dans la recherche, en de rares endroits, d'un vocabulaire un brin précieux, qui accroche la lecture un peu comme quand on joue une note ou deux hors gamme, pour enrichir un phrasé et en extirpant un court instant l'auditeur de son écoute. Mais il est vrai aussi que c’est Léandre qui parle, qui pense plutôt, et que, tout misanthrope qu’il soit, il est aussi un homme éminemment cultivé.

En tout état de cause, je vous souhaite à tous la lecture de ce livre et, ce faisant, d’en retirer le plaisir que j’y pris. Quand je dis plaisir, je ne parle pas de plaisir de distraction volé entre la poire et le fromage… Je parle du plaisir à faire un pas de plus sur le terrain de la littérature.

Bertrand Redonnet, 25 janvier 2012

12 juillet 2023

Nanni Moretti - Vers un avenir radieux

 

C’est peut-être pour cela que j’ai toujours aimé le cinéma de Nanni Moretti : il ne se contente jamais d’être intelligent (et dieu sait s’il peut l’être), ce serait trop simple. Il est d'abord bouleversant de fantaisie, de nostalgie et de liberté. On rit, on chante, on danse, mais toujours avec profondeur, et parfois même une certaine gravité.

 

Moretti sait que tout est désuet chez lui. À quoi il semble vouloir se résoudre de bonne grâce, en souriant de lui-même ou en faisant mine de. Et en retrouvant, aussi, paradoxalement, la verdeur de films plus anciens qui, disposés à toutes les foucades, indifférents à la question rhétorique du vrai et du vraisemblable, finissaient par prendre des allures d'utopie. Moretti ne se prive pas pour autant d'adresser quelques grimaces bien fardées à l'époque, ainsi qu'à un certain cinéma « what the fuck » auquel il prodigue, dans une scène assez extraordinaire et avec autant de panache que de mélancolie résignée, une leçon d'éthique et d'esthétique. On dit Moretti moral ? Sa morale est un antidote au nihilisme, qui est la morale du temps. Le moment où, assis au volant de sa voiture, fenêtre baissée, on le voit souffler leur texte à deux jeunes acteurs, n’est pas loin de pouvoir résumer l'être-Moretti. Quant à la scène finale, splendide, mémorable, il s'en faut de peu pour qu'elle prenne valeur de manifeste. Tant qu’il est encore temps, courez, foncez Vers un avenir radieux.

1 octobre 2022

À Daniel Soulez-Larivière

À Daniel, à Mathilde


Marie qui m’appelle en larmes, elle vient de raccrocher au téléphone avec Mathilde : Daniel est mort. Daniel Soulez-Larivière. Bêtement. Accidentellement.

 

Comment est-ce possible, nous venons de passer quelques jours chez lui, dans sa belle demeure du Maine-et-Loire. Avec Marie, ils approchaient de la conclusion du livre qu’ils écrivaient ensemble, je sais que ça comptait beaucoup pour lui, pour elle. Ils se retrouvaient chaque matin sous la véranda pour travailler, on les voyait réapparaître des heures plus tard pour déjeuner sous l’auvent où, l’air de rien, ils poursuivaient leur conversation. Il faisait beau, doux, Daniel était continument facétieux, visiblement heureux d’être là, entouré ; il prenait un malin plaisir à sortir les meilleures bouteilles de sa cave et me promettait monts et merveilles pour notre séjour suivant. Je le questionnais sur son parcours, son passage au cabinet d’Edgar Pisani qu’il admirait, et il me racontait tout ça avec gourmandise, sa mémoire était si nette, si vive. 
 


Sa vue baissait mais il était à l’affût de tout, ­lisait tout, toujours muni d'une petite ampoule ad hoc ; il avait toujours, spontanée, la bonne formule conclusive. Son livre sur le drame d'AZF vient tout juste de paraître, il y a consacré tant de temps ; il ne pourra même pas en connaître l’écho. Il n’y a pas grand-chose à dire de plus que le chagrin et la sidération dans lesquels cette nouvelle nous plonge.
 

Daniel Soulez-Larivière est mort
le vendredi 30 septembre 2022

19 décembre 2021

À Laurent Bouvet

Laurent Bouvet
Laurent Bouvet (photo personnelle)

 

⚫️ Nous n'avions pas tout à fait trente ans, ou à peine, nous rôdions dans les cercles politiques ou intellectuels du moment, ceux qui gravitaient autour de ce que l'on appela un temps la « gauche plurielle », qui tous charriaient leur cortège d'enthousiasmes authentiques, de fâcheries un peu vaines, de petits arrangements avec le réel sans doute, de franche camaraderie aussi. 

 

Sur cette photo que je retrouve de lui, il doit avoir 32 ans ; nous sommes le 5 juillet 2000 sur la péniche Le Batofar, à Paris, pour le lancement du club Génération Européenne. 

 

Je me souviens que nous partageâmes le même bureau, au siège du PS, à cette époque encore situé au 10 de la rue de Solférino, et que nous aimions nos désaccords. Un peu plus tard, nous déjeunerons parfois au bien-nommé Pochtron, rue de Bellechasse. Je conserve le souvenir de nos échanges, toujours vifs et constructifs, tant il était exigeant, minutieux, précis ; et puis il était aussi un lecteur insatiable, toujours curieux de nouvelles constructions intellectuelles, pour peu qu'elles fussent arrimées à une solide connaissance de l'histoire. Émanait de lui une sorte d'autorité peu commune, pour nous autres qui avions son âge ; ce qui ne l'empêchait pas, déjà, d'être le roi de la contrepèterie...

 

La maladie absolument terrible qu'il avait contractée à l'été 2019 vient de l'emporter. Nous ne nous étions pas revus depuis longtemps, après que l'un et l'autre avions emprunté des voies différentes, lui celles de l'engagement, moi celles de la littérature. Mais nous nous adressions fréquemment quelque signe d'amitié ancienne. Laurent, je te salue.

14 mai 2022

Lire à voix haute (mais avec la maman du petit Marcel)


Si mon bureau ne tient pas exactement du gueuloir, j’ai toujours jugé nécessaire, dans le travail d’écriture, de me relire à haute voix afin de percevoir au mieux la machinerie d’une phrase, la cadence d’un paragraphe, bref la petite musique que trame la langue. En revanche – sauf exception et cela ne vaut que pour moi –, je ne raffole pas des bastringues et autres sons et lumières auxquels la littérature sert parfois de prétexte : je n’entends jamais mieux le mouvement d’une œuvre que dans sa lecture muette. Je ne méconnais pas le caractère possiblement réactionnaire d'une telle opinion, mais je dirai volontiers que la littérature se passe fort bien de tout spectacle. Ou alors… Ou alors il faudrait qu’elle soit oralisée par la maman du petit Marcel, telle qu'il l’évoque ici (lequel petit Marcel, digressant tout en douceur, en profite pour s'immiscer dans nos bruyantes polémiques sur la distinction entre l’œuvre et l’auteur…).

👉🏿 Marcel Proust, Du côté de chez Swann 👇🏿 

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28 septembre 2021

Ceci est ma chair sur *Quoi de neuf sur ma pile ?*

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Duché de Michao, 150 ans après la Seconde Résurrection.

 

Las de vivre sans réagir dans un monde gros des désastres promis par l'épuisement de ressources que des humains plus nombreux et voraces qu'un terrifiant vol de locustes consommaient sans rime ni raison, les élites (on le suppose) de ce qui été appelé à devenir le duché de Michao firent une révolution qui fit de leur petit bout de Terre la seule entité politique au monde authentiquement (pas métaphoriquement ni anecdotiquement) cannibale. Mis au ban des nations, le malthusien duché prospère néanmoins depuis, contrôlant strictement sa fécondité et s'alimentant de la chair de ses citoyens dans une autophagie régulée qui permet enfin d'offrir à la nature le repos que l’humanité lui doit.

Résolument patriarcale et inégalitaire, le duché voit son bonheur simple assombri par deux menaces constantes : à l'extérieur, le concert de nations sourdes à leurs responsabilités historiques, à l'intérieur, les agissements de minoritaires groupuscules déviants – anticannibales pour être précis. Mais qu'importe, la vie coule harmonieusement, d'autant mieux d'ailleurs qu'on fait partie de l'élite aristocratique ou grand-bourgeoise du duché et qu'on profite donc du luxe et des privilèges afférents. Quand, coup de tonnerre dans un ciel clair, se produit un ignoble attentat, le duché, ébranlé dans ses fondations, devra faire front pour réaffirmer la sainteté de son mode de vie et soigner la blessure de sa conscience collective.

 

Ceci est ma chair est une farce de Marc Villemain que son éditeur dit astérico-rabelaisienne. Allons un poil plus loin !

S'il y a un héros dans "Ceci est ma chair", c'est le dépariteur Loïc d'Iphigénie, qui ouvre et ferme le roman. Dépariteur, c'est à dire chargé d'assurer la paix civile et de garantir par ses actes une stricte parité entre les innombrables couples d'identités physiques ou psychologiques possibles. Dépariteur, Loïc est un notable, un mâle (à Michao il n'y a que des mâles et des femelles) qui a su s'élever jusqu'à ce rang. Autour de lui gravitent Gustave de Gonzague, le départiteur judiciaire, et sa chérie Lisbeth de l'Ismaël, Basile du Blaise, le Spirite, Valère de l'Ondine, le propriétaire et fondateur du complexe carnologique, sa concuphage Ségolène de l'Abdel de la Jaquette, et d'autres encore, tous mâles et femelles aux statuts comparables au sien mais aux ascendances souvent plus prestigieuses. Qu'importe ! Loïc est compétent, il est droit dans ses bottes, il fait ce qu'il a à faire, qui consiste souvent à pacifier une société pacifique. Il a donc tout le temps de partager des dîners somptueux et de bons moments avec ses amis de la bonne société.
Bien manger, bien boire, ne manque à Loïc qu'un peu de ce qu'
Ugolin appelait de la « tendresse ». Il arrive néanmoins que parfois la chance lui sourie, dans une version inédite du Celui qui boit c'est celui qui ne conduit pas. L'attentat perpétré, la paix fracassé, l'harmonie en miettes, il revient à Loïc de trouver le coupable et de l'amener devant la justice. Suivre Loïc, avant et après le sacrilège, est l'occasion pour toi, lecteur, de visiter le duché de Michao, de frayer avec sa bonne société, de découvrir aussi les affres intimes de quelques-uns de ses membres les plus en vue, au fil d'une déambulation jamais sérieuse sur la forme qui l'est toujours sur le fond.

 

En effet, c'est de sacrifice fondateur qu'on parle ici, duquel découle un changement complet de paradigme, de religion d'Etat, de régulation sociale. On ne plaisante pas avec une société qui a fait du cannibalisme son pilier quand le christianisme n'avait pas osé aller plus loin que la théophagie. On ne se gausse pas d'une communauté dans laquelle le don définitif de son corps pour la consommation d'autrui est une pratique courante, volontaire dans certains cas, obligatoire dans d'autres. On respecte une entité politique autarcique soudée autour de la notion de sacrifice civique.

Mais on a envie de rire quand même ;) Même si, la fin le démontre, comme dans La Grande bouffe il n'y a pas de quoi rire. Car, en 28 tableaux et 2 leçons, Villemain nous décrit un monde fou, peuplé de personnages qui semblent l'être tout autant. Avancé techniquement mais socialement proche du XIXe, Michao est un duché d'opérette à la Bordurie dont chaque élément ne peut se comprendre que sous un angle expressionniste. Raconté dans une langue située quelque part entre Vian, Audiard, et le Baudelaire des poèmes belges, "Ceci est ma chair" est un roman cultivé, très référencé, plein d'easter eggs qui vont de Malraux à Trust en passant par Julien Coupat ou Asterix. C'est aussi un roman cruellement drôle, pour peu qu'on survive aux premières pages avec leur cadence de mitrailleuse et qu'on se laisse prendre à une langue hilare qui exploite le sens de chaque mot pour le projeter sur le suivant comme une rivière roule des galets les uns contre les autres pour, les polissant, les embellir. C'est enfin un roman truculent, où les plaisirs de la table côtoient ceux de la chair, tant il est évident que bonne chère n'est rien sans bonne chair.

 

Belle écriture et mauvais esprit, que demander de plus à la littérature ? Si on y ajoute qu'on s'y moque gentiment de tous les inclusivismes, et que le tout s'inscrit en plus dans une culture qu'on piquette dans le texte comme autant d'hommages à ceux qui écrivirent avant, l'ensemble devient délectable - et à conseiller aux lecteurs du Premier Souper.

 

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16 septembre 2021

Ceci est ma chair sur Exigence Littérature

 

Ce roman, cette fable dit aussi Marc Villemain, vous le lirez comme on lit une bande dessinée où l’auteur s’affranchit des frontières entre les niveaux de langue et n’hésite pas à forger ses propres mots pour créer un univers. Marc Villemain s’adresse au plus grand nombre pour un grand repas de réconciliation, un retour à l’oralité perdu. Ainsi les références à la chanson, sont nombreuses, de Brel à Brassens en passant par Maxime le Forestier, Mireille et Johnny Halliday mais aussi à ce que la littérature a de plus populaire, Cyrano, la Fontaine, Baudelaire Songe à la douceur d’aller là-bas forniquer ensemble sans oublier le cinéma avec Les Tontons flingueurs, la politique avec Marchais Liliane, fais les valises on rentre à Malevache et bien évidemment Astérix jamais nommé mais bien présent à travers Basile du Blaise le barde qui veut absolument chanter et que tout le monde veut faire taire. Réunis les Malevachiens comme de bons Gaulois boivent une dernière cervoise.

 

S’il y a une histoire - que l’on pourrait raconter en quelques mots - le vrai plaisir procuré par ce dit-roman se déguste dans son inventivité linguistique tout aussi savoureuse que la viande humaine. Il y a dans ce texte quelque chose de la truculance d’un Frédéric Dard. Fable que ce texte eucharistique, mais plus encore formidable farce qui prend à rebours notre époque individualiste pour inviter à ce qui aurait pu être un moment de vraie convivialité.

 

On se posera la question de la présence centrale de Ségolène  
Comment passer à côté de ce :
SÉGOLÈNE [...], loyale !!! 
Simple jeu de mot parmi tant d’autres dont regorge ce « roman » ou ... mais qui serait alors Valère ?

 

Quoi qu’il en soit on assiste à un art subtil de la dérision qui rend à la littérature une légèreté dont elle a bien besoin. Assurément une grande réussite que ce cannibalisme joyeux. Comme quoi les écrivains gagnent à écouter des chansons et à lire des bandes dessinées.

 

Pierre-Vincent Guitard
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