Ceci est ma chair sur *Quoi de neuf sur ma pile ?*
Duché de Michao, 150 ans après la Seconde Résurrection.
Las de vivre sans réagir dans un monde gros des désastres promis par l'épuisement de ressources que des humains plus nombreux et voraces qu'un terrifiant vol de locustes consommaient sans rime ni raison, les élites (on le suppose) de ce qui été appelé à devenir le duché de Michao firent une révolution qui fit de leur petit bout de Terre la seule entité politique au monde authentiquement (pas métaphoriquement ni anecdotiquement) cannibale. Mis au ban des nations, le malthusien duché prospère néanmoins depuis, contrôlant strictement sa fécondité et s'alimentant de la chair de ses citoyens dans une autophagie régulée qui permet enfin d'offrir à la nature le repos que l’humanité lui doit.
Résolument patriarcale et inégalitaire, le duché voit son bonheur simple assombri par deux menaces constantes : à l'extérieur, le concert de nations sourdes à leurs responsabilités historiques, à l'intérieur, les agissements de minoritaires groupuscules déviants – anticannibales pour être précis. Mais qu'importe, la vie coule harmonieusement, d'autant mieux d'ailleurs qu'on fait partie de l'élite aristocratique ou grand-bourgeoise du duché et qu'on profite donc du luxe et des privilèges afférents. Quand, coup de tonnerre dans un ciel clair, se produit un ignoble attentat, le duché, ébranlé dans ses fondations, devra faire front pour réaffirmer la sainteté de son mode de vie et soigner la blessure de sa conscience collective.
Ceci est ma chair est une farce de Marc Villemain que son éditeur dit astérico-rabelaisienne. Allons un poil plus loin !
S'il y a un héros dans "Ceci est ma chair", c'est le dépariteur Loïc d'Iphigénie, qui ouvre et ferme le roman. Dépariteur, c'est à dire chargé d'assurer la paix civile et de garantir par ses actes une stricte parité entre les innombrables couples d'identités physiques ou psychologiques possibles. Dépariteur, Loïc est un notable, un mâle (à Michao il n'y a que des mâles et des femelles) qui a su s'élever jusqu'à ce rang. Autour de lui gravitent Gustave de Gonzague, le départiteur judiciaire, et sa chérie Lisbeth de l'Ismaël, Basile du Blaise, le Spirite, Valère de l'Ondine, le propriétaire et fondateur du complexe carnologique, sa concuphage Ségolène de l'Abdel de la Jaquette, et d'autres encore, tous mâles et femelles aux statuts comparables au sien mais aux ascendances souvent plus prestigieuses. Qu'importe ! Loïc est compétent, il est droit dans ses bottes, il fait ce qu'il a à faire, qui consiste souvent à pacifier une société pacifique. Il a donc tout le temps de partager des dîners somptueux et de bons moments avec ses amis de la bonne société.
Bien manger, bien boire, ne manque à Loïc qu'un peu de ce qu'Ugolin appelait de la « tendresse ». Il arrive néanmoins que parfois la chance lui sourie, dans une version inédite du Celui qui boit c'est celui qui ne conduit pas. L'attentat perpétré, la paix fracassé, l'harmonie en miettes, il revient à Loïc de trouver le coupable et de l'amener devant la justice. Suivre Loïc, avant et après le sacrilège, est l'occasion pour toi, lecteur, de visiter le duché de Michao, de frayer avec sa bonne société, de découvrir aussi les affres intimes de quelques-uns de ses membres les plus en vue, au fil d'une déambulation jamais sérieuse sur la forme qui l'est toujours sur le fond.
En effet, c'est de sacrifice fondateur qu'on parle ici, duquel découle un changement complet de paradigme, de religion d'Etat, de régulation sociale. On ne plaisante pas avec une société qui a fait du cannibalisme son pilier quand le christianisme n'avait pas osé aller plus loin que la théophagie. On ne se gausse pas d'une communauté dans laquelle le don définitif de son corps pour la consommation d'autrui est une pratique courante, volontaire dans certains cas, obligatoire dans d'autres. On respecte une entité politique autarcique soudée autour de la notion de sacrifice civique.
Mais on a envie de rire quand même ;) Même si, la fin le démontre, comme dans La Grande bouffe il n'y a pas de quoi rire. Car, en 28 tableaux et 2 leçons, Villemain nous décrit un monde fou, peuplé de personnages qui semblent l'être tout autant. Avancé techniquement mais socialement proche du XIXe, Michao est un duché d'opérette à la Bordurie dont chaque élément ne peut se comprendre que sous un angle expressionniste. Raconté dans une langue située quelque part entre Vian, Audiard, et le Baudelaire des poèmes belges, "Ceci est ma chair" est un roman cultivé, très référencé, plein d'easter eggs qui vont de Malraux à Trust en passant par Julien Coupat ou Asterix. C'est aussi un roman cruellement drôle, pour peu qu'on survive aux premières pages avec leur cadence de mitrailleuse et qu'on se laisse prendre à une langue hilare qui exploite le sens de chaque mot pour le projeter sur le suivant comme une rivière roule des galets les uns contre les autres pour, les polissant, les embellir. C'est enfin un roman truculent, où les plaisirs de la table côtoient ceux de la chair, tant il est évident que bonne chère n'est rien sans bonne chair.
Belle écriture et mauvais esprit, que demander de plus à la littérature ? Si on y ajoute qu'on s'y moque gentiment de tous les inclusivismes, et que le tout s'inscrit en plus dans une culture qu'on piquette dans le texte comme autant d'hommages à ceux qui écrivirent avant, l'ensemble devient délectable - et à conseiller aux lecteurs du Premier Souper.
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