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Marc Villemain
2 juillet 2013

Salle Pleyel : Keith Jarrett / Gary Peacock / Jack DeJohnette

 

Il n'y a plus guère d'utilité, je le sais bien, si ce n'est pour témoigner et témoigner encore de son plaisir et de son admiration, à écrire le moindre et quelconque article sur un concert de Keith Jarrett : pour s'en tenir à ce seul trio de légende, voilà trente ans que la messe est dite, et Internet regorge de dizaines de milliers de recensions, toutes plus éclairées les unes que les autres, plus savantes, plus admiratives, fût-ce secrètement, lorsque, pour tel ou tel mobile, l'auteur décide d'aller chercher des poux au génie — car je tiens pour acquis et, au sens le plus étroit du terme, indiscutable, que nous avons affaire à un génie. Mon fils, onze ans, me dira peut-être, un jour, si j'ai eu raison de l'emmener écouter ce musicien qui impressionne tant son père : pour l'heure, je dois bien admettre qu'il a dû se sentir un peu perdu dans cette salle où il n'est pas un spectateur dont l'oreille ne soit aguerrie et conquise. Et moi de tenter de lui expliquer à quel moment le trio improvise, ce qui se passe lorsque Jarrett se lève, qu'il tourne autour de son piano, s'efface un instant derrière le rideau, trépigne, chante, se cabre, lorsque les musiciens se regardent, bref ce qui se passe sur scène. Or il se passe, sur scène, ce qui se passe toujours avec ces trois-là : lumière éteinte, silence déjà presque parfait, public en attente, aux aguets, et c'est long, cela dure bien deux minutes, peut-être davantage, il ne se passe rien, et c'est, comme me le souffle justement à mon oreille le pianiste Ahmet Gülbay, déjà de la musique. Il a raison : tout est noir, seuls le piano, la contrebasse et la batterie sont éclairés, rien ne se produit, et les musiciens, derrière le rideau, sont déjà bien sûr en concert. Ils arrivent par un des côtés de la scène, l'un après l'autre, Jarrett fermant la marche, comme toujours, tonnerre d'applaudissements, puis se positionnent au centre, saluent en s'inclinant, suivant leur rituel, enfin prennent place derrière leurs instruments, avec toujours cette même et nonchalante élégance.

 

C'est le moment où il se produit avec Keith Jarrett ce qui ne se produit qu'avec peu de musiciens : si l'on fermait les yeux, si l'on ignorait tout de ce qui se tramait là, on saurait, dans l'instant, exactement, qui joue. Car c'est du toucher de Keith Jarrett, je crois, que l'on tombe d'abord amoureux, de ce toucher qu'il polit jusqu'à l'obession depuis cinquante ans. Et de son phrasé bien sûr, de cette déclamation par vagues et cheminements, de ces phrases qui n'en finissent plus de tourner autour de la note, déployées, étirées, et que traverse toujours le même chant profond. Ainsi est Jarrett : entièrement musique. Ce pourquoi sans doute il tourne le dos au public : non parce qu'il ferait sa diva caractérielle, comme les imbéciles aiment à en répandre l'idée, non, même, je crois, en vertu d'une sorte d'ultime hommage à Miles Davis, mais parce qu'il me semble avoir besoin de se protéger, de n'être présent qu'à lui-même et à son groupe, d'avoir le sentiment de ne jouer que pour lui - meilleure façon qui soit d'honorer la musique, donc le public. All of You donne le ton, Answer me, on enchaîne les standards, Woody'n You sur des braises, un I've got a crush on you, que Sinatra rendit populaire, à vous faire dresser le poil, When I Fall In Love, dont le thème ce soir est exposé quasiment à l'identique de ce que l'on peut entendre sur ce chef-d'oeuvre d'album qu'est Still Live.

 

Trentième anniversaire du trio, donc — 2013 étant aussi le quarantième d'un autre grand disque, solo celui-là, de Keith, le Bremen Concert. Trente ans à parcourir les salles du monde entier, puisque ces trois-là se font fort de ne plus s'enregistrer qu'en public, dans un mouvement et avec un désir toujours éclatant de liberté, au point qu'aucune playlist n'est jamais décidée avant concert : aux souverains Gary Peacock et Jack DeJohnette, une fois renseignés sur la tonalité, de monter dans le train que Jarrett a lancé. C'est, bien sûr, chaque fois, une leçon de musique — à côté de moi, Ahmet admire la qualité exceptionnelle de ce legato sans pédale — mais c'est aussi bien plus que cela : ce qui fait plaisir, c'est leur plaisir à eux, renouvelé chaque soir ou presque, on les voit gourmands de sensations, désireux de se surprendre, presque farceurs ; et puis il y a ces fameuses ballades, surchargées d'intensité, d'une émotion tellement tendue qu'on pourrait dire qu'elle n'en finit pas de quêter sa résolution — sa délivrance ; l'intensité est comme tenue à bout de bras, on hésite entre libération et tension, tout respire énormément, chaque note est allongée, oxygénée, l'épure laisse de la place à chacun - et tout Pleyel est comme dans une bulle.


On a cru qu'il n'y aurait pas de rappel, les trois ont salué, Jarrett a sitôt pris la poudre d'escampette, mais voilà, le public était là, debout comme un seul homme, n'en finissant pas d'acclamer. Alors ils sont revenus, puis c'est DeJohnette qui a fait un signe à Jarrett, lequel, encore une fois, s'en allait, alors on l'a eu, le deuxième rappel, jusqu'au troisième, puisque Pleyel ne s'arrêtait plus de clamer son admiration, et c'est Jarrett cette fois qui a repris la main. Anniversaire oblige, il lança cette cadence légèrement hypnotique, ce tempo faussement lancinant de God Bless the Child, sur lequel, donc, se refermait l'album qui lança le trio, en 1983.

 

Démonstration n'était plus à faire, mais qu'il fut bon de vérifier sur scène que ces vieilles chansons du music-hall, ces vieux airs de Broadway, toute cette musique populaire d'avant le rock'n'roll, continuent leur chemin et, surtout, puissent encore donner lieu à autant d'inventivité, de trouvailles, d'engagement. Il y a quelque chose de rassurant, oui, à constater que de tels musiciens trouvent en ces thèmes aux lignes simples matière à la musique la plus libre et la plus élaborée ; car c'est ainsi que se transmet le jazz — et, avec lui, une certaine idée de la musique.

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