Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Marc Villemain

19 septembre 2014

Mes vieux au regard fier marcheront jusqu'à Strasbourg

 

Dans le cadre des Bibliothèques idéales, et à l'invitation de la librairie Ehrengarth, je serai à Strasbourg ce vendredi 26 septembre.
 

 

J'aurai tout d'abord le plaisir de rencontrer les lecteurs de Ils marchent le regard fier et de discuter avec eux ; le débat sera animé par Hervé Weill. Dans la foulée, nous irons (tous) à la médiathèque de Neudorf pour (re)voir Le Chat, d'après Georges Simenon (adapté par Pierre Granier-Deferre, avec Simone Signoret et Jean Gabin), et conclure nos échanges.

 

Enfin, c'est lors du même événement que sera officiellement remis, le lendemain à la médiathèque André-Malraux, le Goncourt de la Nouvelle à Nicolas Cavaillès, pour Vie de Monsieur Legat (Éditions du Sonneur).

12 juin 2014

À l'honneur de la revue CHIENDENTS

 

 

CHIENDENTS, une très jolie revue (reliée "à la chinoise"), me fait l'honneur de son 49è numéro, titré L'éloignement du monde.

 

En plus d'un long entretien avec Stéphane Beau, que je remercie très vivement d'avoir eu l'idée et l'envie de ce numéro, Vincent Monadé (président du Centre National du Livre), Jean-Claude Lalumière et Bertrand Redonnet, tous deux écrivains, m'ont fait l'amitié de se livrer à cet exercice toujours difficile, et parfois douloureux, du panégyrique... C'est peu dire que leur témoignage me va droit au coeur.

 

Publié sous le pavillon des éditions du Petit Véhicule, celles ou ceux qui éprouveraient de la curiosité peuvent le commander directement en ligne (7€), ou en téléchargeant ce bulletin_de_commande.

 

Les éditions du Petit Véhicule

23 mai 2014

Editeurs vs auteurs ?

 

C'est un texte un peu différent - un peu plus long, aussi - que je propose aujourd'hui au titre des chroniques moratoires du Salon littéraire.

 

Au début, il y est question du livre que Rodolphe Barry vient de faire paraître (Devenir Carver, chez Finitude), ainsi que des relations entre Raymond Carver et son éditeur Gordon Lish. Et puis, forcément, après, ça dérive un peu...

_____________________

 

 

Quand on est écrivain et éditeur, ce que je m’efforce d’être sans trop d’indignité, on ne peut que se laisser aller à la lecture de Devenir Carver, roman biographique de Rodolphe Barry récemment paru chez Finitude. Il ne s’agit pas, pour l’écrivain en moi, d’y quérir un quelconque modèle existentiel (aucune vie ne remplace une autre), mais au moins, peut-être, de chercher à extraire d’entre les lignes une sorte de dénominateur commun, d’apparentement. Quant à l’éditeur qui lui aussi sévit en moi, il lui est difficile, à l’évocation de Raymond Carver, de ne pas songer à Gordon Lish, qui comme chacun sait fut au centre d’une polémique pas tout à fait éteinte : cet « editor » a t-il outrepassé les droits que lui conférait sa fonction en épurant (d’aucuns disent : en charcutant) les nouvelles de Carver, ou son travail a t-il permis à Carver d’accéder au succès ? À cette question aussi embarrassée qu’équivoque, j’apporterai ma traditionnelle réponse de lointain Normand : les deux, mon général. D’ailleurs, Carver se plaignait autant de Lish qu’il l’encensait, souffrait autant de voir son écriture mise en pièces qu’il admirait son intelligence de la phrase – car être un editor, c’est être, avant toute chose, un lecteur : il s’agit d’abord de faire fonctionner son oreille. Il faut toutefois, pour comprendre ce hiatus, savoir que Gordon Lish amputa parfois jusqu’à 80 % de leur contenu certaines des nouvelles de Carver – lequel y gagnera, bien malgré lui, la médaille de « pape du minimalisme ». Ces épisodes, plus complexes qu’il y paraît, et parfois déchirants, sont largement (et bien) évoqués dans Devenir Carver. Lequel est écrit avec beaucoup de clarté, de simplicité, au point d’ailleurs que l’expression pâtit parfois d’une once de naïveté, mais le moins que l’on puisse dire est que Barry manifeste une sensibilité on ne peut plus admirative pour l’auteur des Trois roses jaunes et de Parlez-moi d’amour (originairement baptisé Débutants Beginners –,  mais le titre déplaisait à qui vous savez).

 

Bref, l’intention de ce billet n’est pas de parler de Raymond Carver, mais (vous me voyez venir) de toucher un petit mot de l’éditeur et de sa fonction.

 

Commençons par ce qui, peut-être, intellectuellement, est le moins stimulant : les maisons d’édition. D’elles, on pourrait dire qu’elles sont au monde des lettres ce que le Parlement est à la vie institutionnelle démocratique : un corps intermédiaire, un garde-fou, une instance de canalisation de la démocratie directe (le compte d’auteur, l’auto-édition, l’auto-publication.) Assurément, les vieilles dames représentatives ont besoin d’être parfois un peu bousculées, et il est assez sain que des « forces vives » moquent un peu leurs permanentes bleutées et leur souliers vernis, toujours est-il que je reste parlementariste, arguant du fait qu’on ne peut être à la fois juge et partie et qu’une communauté n’est correctement et dignement représentée que parce que ses membres ne parlent pas au nom des parties, mais du tout (et ne me dites pas que c’est là un idéal : je le sais.) On accusera les maisons d’édition de chercher le profit systématique, d’être des instances de « standardisation » ou de « formatage » de la création littéraire, de gruger les auteurs et pire encore : si la critique n’est pas toujours infondée (cela va sans dire mais toujours mieux en le disant), elle pêche tout de même, focalisée qu’elle est sur le haut du gratin, par une certaine indolence : un peu comme si l’on montrait du doigt tous les footballeurs du monde au prétexte que Messi le bien nommé a gagné cette année 41 millions d’euros. Bref, la réalité de l’édition est tout autre, mais j’ai la flemme d’en faire ici la démonstration : cela n’a pas beaucoup d’intérêt, et, de toute façon, il y en aura toujours pour râler.

 

Plus intéressant : le travail de l’éditeur (de l’editor, si vous préférez), dont l’œil est rivé sur le texte. Au nom de quoi, demandera-t-on ? Quelle est sa légitimité ? Quelle œuvre à ce point inoubliable a t-il lui-même commis pour se prévaloir d’une telle compétence, d’un tel savoir-faire ? Bonnes questions. Que bien des auteurs se posent eux-mêmes, fût-ce en rongeant leur frein (scrogneugneu, il commence à m’emmerder celui-là à vouloir me faire changer ce mot, à ne pas aimer cet adverbe ou à s’obstiner à poser un point-virgule là où je veux un point, non mais pour qui il se prend.) D’aucuns sont enchantés d’avoir affaire à cet omniscient personnage, d’autres ne le supportent pas. Certains m’ont virilement claqué la porte au nez après que j’ai suggéré de remanier le premier paragraphe de leur manuscrit ; d’autres m’ont su gré de leur avoir indiqué avec précision (et un peu de délicatesse) les raisons que j’avais eues de le leur refuser (je n’ai aucun mérite à le faire : je ne sais pas écrire de lettre-type). L’éditeur, je le dis souvent, est le meilleur ami de l’auteur. Il est même la seule personne au monde en qui l’auteur devrait faire confiance (mais ce n’est pas toujours facile, je ne suis pas trop mal placé pour le savoir). Il y a deux raisons au moins à cela. La première est qu’il est un professionnel : pas de quartier, pas de sentiments. Contrairement à votre petit(e) ami(e) ou à votre meilleur copain, soyez certain que votre éditeur ne confond pas le linge de cuisine et les sorties de bain : critiques et compliments sont exprimés avec une égale sincérité. Ce qui, psychologiquement, est décisif : l’auteur sait à quoi s’en tenir. Bien sûr, il ne faut pas être systématique : les choses, et c’est humain, peuvent être un peu plus tordues, mais, globalement, c’est la vérité. La seconde raison, c’est que l’auteur est à la fois le meilleur et le plus mauvais, si je puis dire, lecteur de lui-même. S’il savait se lire, s’il savait, spontanément, instinctivement, mettre toute la distance nécessaire entre lui-même et son écriture, alors, dans un paradoxe qui n’est qu’apparent, il lui manquerait quelque chose : à l’authentique écrivain échappe ce qui doit échapper, et qui le constitue comme écrivain ; c’est dans cette absence, dans ce qu’il reste d’inconscient ou de pulsionnel à son œuvre que l’on peut aussi juger de son génie propre. Pour y revenir, c’est d’ailleurs tout le problème posé par le couple antonyme Carver/Lish, frères ennemis s’il en est : Lish retranche là où Carver ajoutait. Or ce qu’il en soustrait, ce ne sont pas seulement des mots, mais cela même qui fonde l’écriture et l’être littéraire de Carver – ce pourquoi Carver en souffrit tout en l’acceptant, puisqu’il reconnaissait de la pertinence aux observations de Lish.

 

C’est officiel : l’éditeur n’a pas la cote. Ce serait tellement bien, tellement plus simple, de pouvoir s’en passer. Et puis, quel gain d’argent : car oui, tout, dans le mouvement qui bouscule l’édition depuis quelques années, tient à l’argent. Les éditeurs ne peuvent plus guère survivre qu’en rationalisant les coûts, en y mettant de leur poche et en allumant des cierges pour qu’enfin le ciel déverse sa manne, tandis que bien des auteurs, en cela parfaitement contemporains de leur temps, se révèlent comme de parfaits petits experts des clauses commerciales et des stratégies d’exploitation. Il en est qui, à peine parue leur première grande œuvre, courent porter leur petite contribution à la SACD (s’imaginant peut-être que Spielberg finira bien, ô miracle, par venir s’intéresser à eux). L’économie du numérique elle-même n’a, à l’allumage, d’autre mobile que mercantile : elle suit en cela le cours historique et pour ainsi dire normal du monde, ni plus ni moins. On pourra bien, ensuite, discutailler voire s’étriper pour savoir si c’est mieux ou moins bien, oubliant simplement que, tous, nous ne faisons que nous adapter du mieux qu’il nous est possible à une donne économique qui fait de nous des nains et dont nous sommes, que nous le voulions ou pas, les serviteurs.

 

Pessimisme ? Non : pour être pessimiste, encore faut-il avoir été optimiste. Peu importe, au fond, ce qui se trame : il faut bien que les choses aient une fin, il faut bien que la roue achève sa révolution. En revanche, l’infrastructure étant ce qu’elle est, cela nous fournit une bonne et supplémentaire raison d’œuvrer avec cœur : aimer le travail bien fait, prendre le temps des choses, retrouver le goût de les entendre, de les observer, éditer comme le menuisier chérit sa table ou le potier son vase : sans lubie conquérante ni rêve d’expansion, mais avec l’amour de sa matière. Et, ce faisant, s’arrondir bassement le dos, laisser baver l’engeance mauvaise et se contenter de faire son boulot : se mettre au service des auteurs – mais, plus sûrement encore, de leurs œuvres.

 

Lire la chronique dans le Salon littéraire

2 mai 2014

Mais qu'est-ce que ça dit ?

 

Dans la chronique moratoire donnée ce vendredi au Salon littéraire, il est question - ou semble être question - d'art, de pensée et d'enthymème...

 

 

Mais qu’est-ce que ça dit ?

 

On connaît ce mot de David Lynch, dans L’Express du 24 mars 1996 : « Je ne vois pas pourquoi les gens attendent d’une œuvre d’art qu’elle veuille dire quelque chose alors qu’ils acceptent que leur vie à eux ne rime à rien. » Bien sûr, on pourrait se satisfaire de lire cela comme une manifestation sauvage de méchanceté gratuite (quasi tautologie), mais on peut aussi décider (ce serait plus juste) d’y voir comme une déclaration d’intention, vive sans doute, rude concédons-le, d’ordre artistique et philosophique. Car il y a, dans cette forme renversée d’enthymème (je désespérais de pouvoir un jour utiliser ce mot), deux choses au moins : primo, que l’art n’a pas vocation à délivrer du sens, secundo que la vie humaine n’a pas de sens en soi – rigoureuse définition de l’athéisme. Soit deux des grands thèmes, autant dire deux scies, qui excitent les débats humains depuis des lustres. Débats qui d’ailleurs valent leur pesant autant que d’être posés.

 

Que la vie ne rime à rien, voilà qui me convient : charge à l’art de mettre tout cela en rimes. J’entends bien que Bach, qui n’est tout de même pas le moins génial de nos génies, trouvait une bonne part de son inspiration en Dieu ; reste que l’on peut bien la trouver, la dite inspiration, dans le rien. Cela donne Beckett, ce qui n’est pas mal non plus – ou Cioran, côté spiritualisme contrarié. Moralité, l’enthymème (bis) lynchien est imparable : puisque nul ne peut prouver que la vie a un sens – ou pas –, il nous est de fait impossible d’exiger d’une œuvre d’art qu’elle dise quelque chose. Ce qui n’induit pas qu’elle n’ait pas de sens : toute œuvre a, si ce n’est un sens, au moins du sens. Contrairement à la méchanceté (donc), une œuvre n’est jamais totalement gratuite : sauf à sombrer dans la pacotille, l’onanisme ou la décoration d’intérieur, elle porte une vision a minima, vision dont on ne saurait au demeurant attendre ou exiger de son auteur qu’il sache la penser ou en tirer argument dogmatique. Où la dite œuvre revêt un sens, c’est qu’elle ne saurait être seule expression de soi, mais sublimation de cette expression. C’est une des plaies de notre époque que de toujours vouloir confondre l’expression artistique avec une sorte de nécessité cathartique, voire éjaculatrice. Non, il faut remettre un peu de raison là-dedans, un peu de pensée. Et accepter que penser n’induit pas que ce que l’on pense a du sens.

La preuve.

 

Ah, je me suis bien amusé, aujourd’hui.

11 avril 2014

Larqué, Rocheteau, Christian Bobin et la démocratie

 

Sixième chronique moratoire aujourd'hui sur Le Salon Littéraire, entre choses fort graves et facétie - n'allons pas toujours chercher un sens à tout : il arrive qu'il se dérobe à moi-même...

 

 

 

Larqué, Rocheteau, Christian Bobin et la démocratie

 

Lorsqu’on se prend de passion pour la littérature, on est, en général, assez jeune ; certains font même preuve d’une belle précocité, tombant dedans à cet âge où, personnellement, je m’enflammais surtout pour les coups-francs de Jean-Michel Larqué et les dégagements sur l’aile droite de Dominique Rocheteau. Nonobstant, que la chose se produisit lors de notre prime enfance ou un peu plus tard, nul d’entre nous ne connaîtra plus jamais la fièvre de ces lectures originelles, n’éprouvera plus tout à fait cette même et exacte sensation d’abandon qui nous tirait hors des rails, nous calfeutrait du monde autant qu’elle nous y jetait, nous enfonçait en nous-mêmes en nous procurant la sensation d’une sorte d’allègement intérieur – une fièvre, oui, qui d’ailleurs n’est pas tant liée à la qualité du livre que nous lisions qu’à la révélation d’un monde à part, monde légèrement parallèle à l’instant, légèrement abstrait du présent. Science-fiction ou roman réaliste, qu’importe : découvrir les livres, c’est toujours – et pour toujours – changer sa vie. Ce dont on pourrait d’ailleurs inférer que, quel que soit son âge, un lecteur est toujours un être pour qui exister au monde ne saurait à soi seul suffire.

 

Je me souviens d’un mot de Christian Bobin, lu il y a fort longtemps – c’est tiré de La folle allure : « Je passe toujours du lit à l’encre, c’est pareil, cela donne même repos. » Le repos : c’est bien en quoi consiste aussi la lecture : non pas au sens d’une indolence, d’un ensommeillement ou d’une veille qui désarme, mais au sens d’un repos du monde, lequel monde il s’agit bien, alors, d’exiler un peu. Mais pourquoi, demandera l’innocent, vouloir exiler le monde ? Et comment, surrenchérira le moraliste, peut-on seulement le vouloir ? À cela j’apporte toujours l’immuable réponse, immuable comme le sont le halo irisé de la lune et le mouvement des astres : nul homme ne peut aimer les hommes si ceux-là ne lui laissent pas de répit solitaire, nul homme ne peut aimer le monde s’il ne lui laisse pas aussi la possibilité d’un refuge – un asile pour sa psyché, une oasis pour sa pensée contemplative. Autant dire : le luxe. Il n’empêche. Des acteurs, des volontaires, des obstinés, des sisyphes, des mercenaires même, le monde n’en manque pas. Presque, on en viendrait à se dire qu’il y en a trop : trop de candidats, trop d’impétrants, trop d’aspirants à — et sommes-nous seulement bien certains que le monde ait grand-chose à gagner à faire de chacun l’auxiliaire de son mouvement ? Tenez, c’est une question posée aux démocrates, quelque chose comme :

- « Que diriez-vous si l’on prouvait que la démocratie induisait le développement exponentiel du chaos : resteriez-vous démocrates ?

- Si vous en apportez la preuve, faut voir », pourraient-il alors répondre car le démocrate est honnête.

- « La preuve ? Vous l’avez sous les yeux : regardez le monde. »
 


Cela dit, Jean-Michel Larqué et Dominique Rocheteau, eux aussi, ont fini par écrire des livres. Non mais.

7 avril 2014

Christophe - Intime au théâtre Antoine

 

Ma femme me faisait récemment remarquer que je paraissais enclin, au fil des ans, à des formes de minimalisme que j'aurais volontiers, jusqu'à présent, plutôt négligées, voire rejetées. J'ai naturellement pris avec force humour cette très affectueuse observation relative à ce qui m'arrive et qui, en effet, est assez inexorable (à savoir, que, oui, je vieillis – un peu...). Puis j'ai volontiers reconnu que, tombant jusqu'alors et plutôt facilement dans les pièges du symphonisme le plus tonitruant, j'avais, ces derniers temps, fini par en rabattre un peu. Il n'y pas si longtemps, je suis d'ailleurs allé applaudir Vincent Delerm, chose qui, il y a quelques années à peine, m'eût probablement conduit à me planquer dans une grotte pour ne plus en sortir (et puis finalement, bien sûr, ce fut très bien, et même mieux que cela.)

 

Avec Christophe, c'est encore autre chose : là, j'ai clairement franchi un palier. De l'accusation de bobo, voilà que j'encoure désormais celle de ringard (tendance rococo). Car Christophe, pour ceux de ma génération, ce n'était tout au plus qu'Aline (ce truc vieux comme le monde dont se servaient quelques grisonnants à tempes lustrées pour, les soirs de 14 juillet, taquiner la jeunesse — et les jeunettes.) Mais il faut être juste : le problème n'était pas Aline. Le problème, c'était la forme que prenait l'engouement suscité par Aline, on n’en pouvait plus, d'elle, elle était ici, elle était là, elle était partout, et toujours cette façon un peu allumeuse de nous ramener du côté des surprise-parties. Non, Aline n'y est pour rien, la pauvre, Aline est belle, toutes les chansons d’ailleurs le sont, ou toutes peuvent l'être : ce n'est, le plus souvent, qu'une question d'implication et d'interprétation. Et puis Christophe a changé : lui aussi, c'est heureux, a vieilli. On a fini par comprendre que le faiseur de tubes n'en était pas un, qu'il valait bien mieux que cela. Du reste, je ne connais pas d'autres exemples de blondinet à midinettes qui ait, de son vivant, fini par devenir un artiste culte, une de nos grandes figures parallèles.

 

C'est peu dire, donc, qu’on ne va plus écouter Christophe de la même manière. Naguère, on y allait avec l'envie de donner un peu de corps à ces airs qui nous taraudaient l'oreille (Aline, justement, mais aussi Les marionnettes, Les mots bleus, Le paradis perdu, Petite fille du soleil, La dolce vita, autant de chansons que Christophe a radicalement revisitées, épurées, leur trame harmonique ne tenant plus guère qu'à cette manière si particulière qu'il a de les chanter, de les ralentir, de les sussurer en dehors du temps - je pense parfois, en l'écoutant, en écoutant le Christophe d'aujourd'hui, aux figures molles d'un Salvador Dali.) Bref, dorénavant, on va le voir parce que l'histoire a montré un autre personnage, un être à part, fragile, décalé, d'une grande liberté d'attitude, évoluant dans des univers qui n'appartiennent guère qu'à lui, nébuleux, en partie inaccessibles - d'où, sans doute, et au-delà de leur relation personnelle, le lien avec Bashung. Tout, visuellement, est déjà inscrit : dans un décor qui pourrait faire penser à celui d'une discothèque des années 80 autant qu'à une scène de jazz d'avant-garde, Christophe, verres teintés, bas du jean's enfoncé dans les santiags, tignasse de chanteur de glam-rock suédois et veste de représentant de commerce, lève son verre de whisky et trinque à la santé du public - on l'imagine bien, tiens, poser sa voix sur tel ou tel vers de Houellebecq : ce faisant, je n'ai pas le moindre doute quant à la leçon d'esthétique qu'il donnerait à un Jean-Louis Aubert. Ses gestes, comme son débit, sont secs, brisés, hachés, intempestifs - son petit côté Françoise Sagan. Il ressemble autant à un pilier de comptoir de nos dancings d'antan qu'à un de ces vieux bluesmen qui écument les routes. Un côté roots, c'est ça ; mais tout en douceur et sentiments. Car c'est un sentimental, Christophe, ça oui, pas collectionneur pour rien. Il parle de lui, souvent, dans ses chansons, dans ce qu'il dit entre ses chansons, mais c'est toujours avec une espèce d'ironie fatiguée, mélange d'orgueil et de dépréciation de soi, d'àquoibonisme et d'humour potache. On sent chez lui quelque chose qui a toujours trait à la maladresse, et c'est cette fragilité, dont certainement il est le premier conscient, qui lui fait chanter si bien ces ritournelles que tant d'autres gâcheraient à trop vouloir en tirer le suint. Christophe n'est pas un instrumentiste (même s'il touche à tout : piano, synthés, guitare, harmonica...), c'est un artiste. Autrement dit et d'abord, une personnalité sensible au timbre et à la sonorité des choses, et d'abord à celles qu'il porte en lui, qui le tirent vers une espèce de bonheur gris ; c'est de là qu'il tire le caractère atmosphérique, presque psychédélique par moments, qui prédomine aujourd'hui dans sa musique.

 

 

Je ne crois pas que l'on puisse dire de Christophe qu'il est un nostalgique : pour l'être, il faut avoir enterré le passé. Or il paraît tout vivre au présent, ce qui fut hier ne lui semblant pas moins actuel - il parle d'ailleurs du blues des années trente comme de quelque chose qui lui est extrêmement contemporain. Et comme il n'a pas d'oeillères, comme il sait qu'être un homme de goût consiste à s'ouvrir à tous les goûts, les ambiances en lui s'empilent et se chevauchent ; il procède par collages et lignes directrices - lignes rouges même, lignes d'obsession, si bien que la transe n'est jamais bien loin : ce ne sont jamais que diverses manières d'aller puiser et dire les mêmes choses. Ambiance synthétiseur, réverbérations et lumières roses ; ambiance guitare électrique années 60 (sur laquelle il donne une interprétation de La non-demande en mariage - Brassens - qui cesse d'être déroutante dès lors qu'on perçoit combien elle lui est propre) ; ambiance piano enfin, bien sûr, où il me semble trouver son équilibre le plus touchant, son entière harmonie ; où il montre que c'est précisément sa fragilité qui lui donne toute sa puissance.

 

La terre a donc penché, ce soir au théâtre Antoine - dommage, soit dit en passant, que les lumières aient été sitôt rallumées, que les spectateurs eux-mêmes, la musique se dispersant comme par volutes, aient considéré que c'était fini puisque Christophe n'était plus là, abandonnant la scène aux synthétiseurs et la laissant dans une ambiance de fin du monde. Enfin, rien de grave, puisque le dernier des Bevilacqua l'a annoncé hier soir : en janvier 2015, chez Capitol, paraîtront quinze nouvelles chansons - ce sera une chouette manière de lever le coude et de trinquer à ses soixante-dix ans. 

31 mars 2014

Christian Guay-Poliquin - Le fil des kilomètres

 

 

 

N'allez pas vous figurer quelque copinage ou autre renvoi d'ascenseur : le nom de Christian Guay-Poliquin ne me disait rien jusqu'au jour où j'appris que celui-ci avait évoqué largement un de mes livres (Et je dirai au monde toute la haine qu'il m'inspire) dans un travail intitulé "Mémoire et survie du politique dans la fiction d'anticipation contemporaine" (université du Québec à Montréal), dont j'ai déjà fait état ici. Naturellement, suite à cette publication, je suis entré en contact avec lui, et c'est ainsi que j'ai pu lire Le fil des kilomètres, qui, autant le dire sans plus tarder, m'a littéralement bluffé : paru au mois de novembre dernier aux Éditions La Peuplade (Québec), ce premier roman, d'une étonnante maturité, est tout à fait remarquable.

 

Je mesure mieux, désormais, ce qui avait conduit Christian Guay-Poliquin à entreprendre ce travail universitaire, tant il déploye dans ce roman les thèmes qui le sous-tendaient (le retour, la survie, la solitude) et dont je vois bien qu'ils sont chez lui taraudés par une forme latente, et poétique, de pessimisme. Le prétexte du roman est tout simple - et c'est pourquoi il est bon : une inexplicable panne d'électricité plonge une ville dans le noir, acculant les hommes à réinventer leur vie et à se passer de ce qui jusqu'alors semblait aller de soi (difficile, bien sûr, ne pas songer au Cormac Mc Carthy magistral de La Route, mais Guay-Poliquin suit ici sa propre voie.) L'usine est à l'arrêt ; un homme, ouvrier mécanicien, rentre chez lui ; il vit seul, chichement, ne possède rien, si ce n'est une vieille bagnole, un chat dont il n'a que faire et un frigidaire avec quelques bières. Il n'est pas vieux, mais usé déjà par le travail et la vie dure. Dehors, tout s'est arrêté : nous ne pouvons plus imaginer notre monde sans électricité. Son père habite à des milliers de kilomètres de là, ils n'ont plus guère de relations, presque plus de contact ; mais son père, cette nuit-là, lui téléphone, un appel un peu délirant, peut-être pathologique, on ne sait pas bien. L'homme est envahi par quelque chose qu'il ne mesure pas tout à fait, quelque chose qui, en lui, pèse et soupèse l'existence : il prend sa voiture, il s'en va retrouver son père. L'histoire se déroule presque intégralement sur la route, au fil des kilomètres on comprend que c'est le pays tout entier qui est plongé dans le noir. Une femme, puis un autre homme, feront irruption, mais sans que cela suffise à apaiser l'obsession de cet homme à retrouver son père, ni à modifier en quoi que ce soit sa sensation dévorante, toute-puissante, de solitude.

 

C'est un roman envoûtant, composé avec beaucoup de maîtrise, et il n'est pas facile de le lâcher - même si sa chute, celle-ci ou une autre, ne saurait vraiment surprendre. Pourtant Christian Guay-Poliquin n'use qu'avec la plus grande parcimonie des petites ficelles du suspens. Il prend son temps (la route est longue), montre la grisaille, le début de chaos dans lequel autour de lui tout finit par sombrer, s'attache à tout ce qui se trouble en l'homme qui bascule, l'homme acculé à arpenter ses propres labyrinthes. Il y a dans ce texte quelque chose qui rappelle le nature writing américain, avec ce lyrisme aux aguêts sous la sécheresse, cet arrière-plan mythique. Les images sont belles, marquantes, acérées, souvent originales. La tonalité est presque aussi obsédante que la quête du personnage, quelque chose d'ailleurs n'est pas loin de faire songer à une transe. On frôle le road movie. Mais on ne fait que le frôler, car c'est bien mieux que cela : c'est de la littérature.

 

Christian Guay-Poliquin, Le fil des kilomètres - Éditions La Peuplade
Le livre est paru en France, chez Phebus

29 mars 2014

Bernard Lavilliers à l'Olympia (extraits)

 

Bien sûr, je me souviens de mon premier concert de Lavilliers : 1986, la deuxième édition des Francofolies, à La Rochelle ; l'album Voleur de Feu venait à peine de paraître. Outre le tubesque Noir et Blanc, il y avait un morceau que j'adorais : Gentilhommes de fortune, que Lavilliers et ses musiciens jouaient sur scène pour la première fois ce soir-là ; ils avaient un peu cafouillé ; Lavilliers avait regardé ses musiciens, s'était marré, puis avait décidé de tout reprendre à zéro. Et c'était très bien comme ça. On le trouvait trop ceci, trop cela ; on moquait son latinisme à bagouses, sa musculature, son ouvriérisme, ses histoires de marins solitaires et de pirates au grand coeur - sa grande gueule, quoi. Moi je m'en foutais, j'y voyais autre chose. Une histoire, une sensibilité en marche, traversée de joie vivante et d'une forme de vague à l'âme à la fois mâle et poétique. J'aimais cette énergie assez viscérale à vivre, à s'exhiber, cette implication mêlée de gravité. Je me souviens aussi qu'il avait chambré les policiers qui, sur les remparts du port, place Saint-Jean-d'Acre, paraissaient un peu à cran. Ca nous avait fait rire, il y avait encore dans l'air un parfum de provocation joueuse, de liberté potache, on levait nos canettes de bière à la santé des forces de l'ordre. Je me souviens que j'avais fait du stop pour aller l'écouter ; je reconnaissais en lui quelque chose qui m'appartenait, au moins un peu - disons que j'en étais à cet âge où on s'identifie.

 

Ce soir, trente ans plus tard ou presque, à l'Olympia, nous sommes loin de tout ça. D'abord, c'est l'Olympia : une salle assez sage, régulée, surveillée, et puis nous avons tous vieilli. Ce qui n'empêchera pas Lavilliers de mettre tout le monde debout, en bas dans la fosse, en haut dans les gradins, entre les travées, et de faire danser son monde. Lavilliers va puiser un peu partout, le dernier album bien sûr est plutôt à l'honneur - le très efficace Scorpion ; Vivre encore, un peu plus grave ; Baron Samedi, Jack, Y a pas qu'à New York, Tête chargée, le joli et langoureux Rest' Là Mayola. D'autres titres, pas bien vieux encore : Je cours, Solitaire, L'exilé ; ça chaloupe sur Marin, sur Voyageur. Et puis Les mains d'or, hymne ouvrier s'il en est, dédié aux salariés de Florange, réunit tout le monde ; Lavilliers égratigne Mittal, les socialistes ont les oreilles qui sifflent : "Ils ont essayé ; ils essayent beaucoup, les socialistes..." Pas de jaloux, Sarkozy en prendra pour son grade : Les aventures extraordinaire d'un billet de banque, qui date de 1974, s'y prête à merveille.

 

Car oui, que voulez-vous, on ne se refait pas, un public reste un public : il a à l'oreille ce qui l'a accompagné jusque-là. Lavilliers ressort Stand the ghetto, le presque hard-rockeux Traffic, qui m'a rappelé quelques souvenirs (Que veux-tu que je sois / dans cette société-là / Un ange ou un cobra / Un tueur ou un rat), et Pigalle la Blanche, et La salsa, et Noir et Blanc. Et même, non sans humour, Idée noire, ce tube un peu racoleur qu'il concéda, en 1983, avec Nicoletta. Le public est à contribution sur On the road again, Lavilliers seul à la guitare, rend hommage à Paco de Lucia. Et Betty, bien sûr, une de ses plus belles chansons ; et puis, Lavilliers seul à la guitare, le Lavilliers qui prend son temps, qui retrouve ses accents intimes, c'est aussi comme ça qu'on l'aime, et tel qu'on se souviendra de lui.

 

Bien sûr, ce n'est pas le Lavilliers de la grande époque - mais que regrettons-nous, disant cela : un certain Lavilliers, ou une certaine époque ? Le Lavilliers un peu crâneur, anar en cuir ne détestant pas cabotiner, ou ce temps où la musique portait une sensibilité brute, indomptable, rétive aux formats, aux attentes, charriant, de loin en loin, une sorte de rébellion instinctive ? Car lui au fond ne semble guère avoir vieilli, il a même bellement mûri, il est beau, élégant, dominateur, et toujours dans ce regard cette part un peu diabolique de rire et de tragique, de sagesse et de malice. Formidablement entouré par ses musiciens du "conservatoire marginal supérieur" (...), et de sa voix inchangée, il continue de fonctionner à l'instinct, à la sueur, il va tranquillement chercher son public, mais sans rien forcer, amorçant quelques pas sur une salsa ou se retirant un peu en lui-même pour chanter Betty : bref, il n'a pas changé, lui.

 

Bernard Lavilliers - Olympia, 28/03/14 - Quelques extraits

 

28 mars 2014

Du triomphe de Bruce Lee par temps d'élections

 

Une nouvelle chronique moratoire est en ligne dans le Salon littéraire.

Sous prétexte d'élections, il y est un peu question du dernier livre de Camille de Toledo (à moins que cela ne soit l'inverse et que, sous prétexte de parler de Toledo, etc.).

 

 

Du triomphe de Bruce Lee par temps d’élections

 

Ce qui nous est difficile, c’est de franchir le temps : notre temps d’homme, et notre temps d’homme parmi les hommes. Nous avons été fabriqués davantage que nous ne fabriquons – et combien de fois vécus avant de vivre. Notre temps d’homme, c’est le temps de notre humanimalité : je suis un animal, mais je ne suis pas animal. Comme lui j’éprouve le déclin de mes cellules, le désarmement de mes membres, l’affaissement de ma disponibilité au monde, mais moi, j’en souffre moralement. Notre temps d’homme parmi les hommes obéit aux mêmes lois : les civilisations, n’est-ce pas, sont mortelles, et nous ne l’acceptons guère plus facilement que le délabrement méthodique de notre être individuel. En politique où, tout de même, on se paye parfois de mots, cela fait des ravages : il y a ceux qui ne se relèvent pas de l’extinction du passé, il y a ceux pour qui le présent est le temps en soi, pour qui le passé n’est rien puisqu’il n’est guère que le présent des morts, il y a ceux qui n’ont que le futur dans le viseur, même si jamais personne ne saura de quoi demain est fait.

 

Si j’en parle aujourd’hui, ce n’est pas pour y aller de mon petit couplet métaphysique dans cette quinzaine électorale (quoique), mais pour évoquer, même allusivement, le dernier et très beau livre de Camille de Toledo : Oublier trahir puis disparaître. Toledo tient à bout d’écriture cette humanité plongée dans le vivant : ici, ce père qui entend le vieillard en lui, qui, parce qu’il a un peu vécu, voudrait pouvoir armer celui qui vivra (« Parce qu’il faut être père pour naître une seconde fois. Parce que nous n’avons jamais eu autant besoin de ça : une filiation, quelque chose qui nous relie au temps et à l’oubli. ») ; là, ce siècle qui, parce qu’il ne sait pas plus se dépatouiller de l’histoire que s’apercevoir dans le miroir du lendemain, s’en remet tout entier à l’agir des hommes (« quitter enfin mon siècle : un siècle grave, puis ricanant, lesté de vieilles mémoires »), et ne trouve d’autres ressources que de se livrer à la prière – peut-être espérant y trouver la « force capable de retenir cette orgie de sucre et d’amnésie. » Lancer des passerelles, non tant d’ailleurs entre les hommes qui, au fond, n’en veulent jamais vraiment, mais au moins entre leurs époques ; jeter des ponts et des mondes entre l’homme d’hier, celui d’aujourd’hui et celui de demain, parce c’est le même – ce mot, si joli, de Toledo : « La vieillesse est un peuple. »

 

Faire tenir les hommes ensemble, voilà qui relève du politique ; les relier, voilà qui tient du spirituel. Les faire tenir ensemble (c’est-à-dire éviter la guerre civile) : pour peu qu’il ne nourrisse pas l’illusion de réussir (et qu’il cesse de nous en nourrir), le politique peut suffire. Pour les relier, et les relier sans dieu, on a cru à ce qui, malgré tout, restera comme le plus beau dessein de l’homme, sa tentative la plus ambitieuse : on lui a donné le nom de Culture – la majuscule comme une ultime réminiscence de la Kultur. Au fil du temps, et malgré les œuvres, et malgré le génie humain, il nous faut bien mettre genou à terre et constater que cela n’y suffit pas : que la Culture aussi, on l’oublie. Qu’elle est capable (ce qui n’est pas rien) de témoigner du monde, pas d’en éclairer la marche. Et on se retrouve un jour à Mostar, où Bruce Lee a remplacé Europe.

23 mars 2014

Le couple : quelles nouvelles ?

 

 

Nouvelles du couple (sous la direction de Samuel Dock) - Editions France-Empire - Mars 2014

__________________

 

Samuel Dock a eu la  gentillesse de me convier à participer, sous sa direction, à un joli projet littéraire paru aux Éditions France Empire sous le titre Nouvelles du couple : l'exploration du couple — et, à travers lui, de l'amour bien sûr. Existe-t-il thème plus rebattu ?, il est loisible d'en douter. C'est ce qui en fait le sel : il ne s'agit en effet pas tant de dire du neuf que de trouver sa propre manière de le dire.

 

Liste des auteurs : Alain Vircondelet, Valérie Bonnier, Samuel Dock, Jérôme-Arnaud Wagner, Hafid Aggoune, Marc Villemain, Marie Plessis, Erwin Zirmi, Bérénice Foussard-Nakache, Rebecca Wengrow, Stéphaniel Le Bail, Lélie Clavérie, Olivier Fernoy.

 

20 mars 2014

François Blistène - Le passé imposé

 

Quelques nouvelles de François Blistène, dont paraît, ce jeudi 20 mars aux Editions du Sonneur, le deuxième roman : Le passé imposé j'ai donc à nouveau la chance, comme cela fut le cas avec Moi, ma vie, son oeuvre, d'en être l'éditeur.

 

Ceux qui avaient lu ce premier texte retrouveront dans Le passé imposé ce que probablement ils avaient aimé : la verve, la causticité, cette manière un peu potache de mettre les pieds dans le plat et, bien sûr, ce talent qu'a François Blistène, en apparence fort simple mais qui n'est pas donné à tout le monde, de raconter une histoire.

 

Pour le reste, nous sommes assez loin des univers de Moi, ma vie, son oeuvre, qui faisait la part belle au petit monde de la peinture et à ses affres - et à certaines idées assez peu recommandables que cela faisait germer dans la tête de son protagoniste. La tonalité, quoique toujours parsemée de saillies facétieuses, voire fantasques, est ici un tantinet plus grave, puisqu'il est question d'éducation, de transmission, de paternité, de liberté individuelle, autrement dit, de valeurs. Que l'on ne se méprenne pas : François Blistène n'a pas viré sa cuti, il n'a pas plus retourné sa veste que changé de casquette : tout n'est jamais que prétexte à ausculter l'humaine engeance. Aussi bien, si l'on riait assez franchement en lisant son premier roman, l'on rit toujours, certes, mais un peu plus jaune tout de même. En montrant l'ineptie qui consiste à vouloir protéger à tout prix la jeunesse contre ce que le monde a de plus sot, François Blistène, s'il encourage l'individu à se libérer des innombrables carcans qui mettent la liberté à l'épreuve, n'en témoigne pas moins des limites d'une société acquise à toutes les futilités consuméristes possibles et imaginables, et très peu à ce qui pourrait l'embellir et la rendre un peu moins frivole. Moraliste, François Blistène ? N'exagérons pas. Car ce qu'il raconte ici (la découverte de la vie - et de Paris - par trois jeunes gens fuyant la geôle paternelle) n'induit aucune espèce de jugement de valeur : il se passe simplement ce qui doit se passer. De son écriture vive et accidentée, pleine de rebonds, d'images et de formules, d'excentricité aussi, Blistène jubile surtout à nous montrer de quoi nous sommes faits : de préjugés autant que d'inconscience, de peurs farouches autant que d'aspirations à la joie.

 

 

 

QUATRIEME DE COUVERTURE Solitaire abhorrant le monde moderne, Philippe Pontagnier s’acharne à isoler ses enfants dans une maison où leur seul contact avec les humains est un certain Kuntz, homme étrange censé parfaire leur éducation. Lorsque les trois adolescents parviennent à s’échapper, ils ne connaissent guère du monde que ce que leur père et leur précepteur, ainsi que quelques livres bien choisis, leur en ont appris. Déambulant dans Paris, ils vont donc, chacun à leur manière, tâcher d’en déchiffrer les mœurs et de s’y faire une place. Une rencontre sera décisive : celle d’un certain Monsieur Mystère, magicien de son état, auprès duquel ils vont se prendre au jeu de la vie. Mais c’est sans compter sur la soif de vengeance du Père : l’ogre rôde, et le destin est tenace.

 

 

François Blistène, Le passé imposé - Éditions du Sonneur

 

18 mars 2014

Jacques Josse - Liscorno

 

 

C'est, encore une fois, un bien beau livre que nous donne à lire Jacques Josse, sans fard ni manières, à l'écriture tout à la fois discrète et évocatrice, précise, choisie : en somme, un livre d'authentique littérature - ô combien, la littérature étant tout ce à quoi se nourrit Liscorno, récit d'hommage, tombeau des grands inspirateurs. La littérature, donc, et tout autant la vie, puisque aussi bien les deux ont (doivent avoir) partie liée. On aime tel livre, tel auteur, aussi parce qu'on l'a lu à cet âge-là, en ce lieu-ci, et parce que les circonstances ne sont jamais étrangères à cette sorte d'effet de sidération qu'une lecture peut susciter.

 

Cette fois, Jacques Josse nous fait revenir aux origines. Nous ne sommes pas encore à Rennes ou à Saint-Brieuc, qu'il évoquera souvent dans ses textes. Nous sommes à Liscorno, en Bretagne certes, mais en Bretagne intérieure, rude et paysanne. Liscorno, donc, "village bâti en terrasses, à flanc de coteau, comptant trois à quatre dizaines de maisons et plusieurs bâtiments de ferme", où Josse débarque à l'âge de cinq ans, au beau milieu de l'été 1958. Alors il raconte cette arrivée, en quelques mots très purs, les souvenirs qu'il en a, les quelques images qui lui reviennent ; avant d'aller s'enfermer dans cette "mansarde qui allait peu à peu se muer en invisible (et minuscule) port d'attache", d'où il enprendra d'explorer le monde et les livres.

 

Il sera question, au fil des jours et des pages, de Tristan Corbière, de Raymond Carver, de London, de Kerouac, de Ginsberg, des fortes têtes de la Beat Generation et de quelques autres, poètes avant tout, les Yves Martin, Armand Robin, Gary Snyder... Illustres ou pas, peu importe à Jaques Josse qui, n'écoutant que son coeur et les recommandations de ceux qu'il lit, s'en va à la rencontre de ces écrivains qui sont autant de monstres ; auprès d'eux il va apprendre à se trouver, à trouver en lui la bonne manière d'être au monde, et déterminer à jamais son paysage, son esthétique littéraires. Ses lectures donnent d'ailleurs parfois l'impression qu'elles le sauvent - mais de quoi ? Il lit dans sa mansarde, quand il ne traîne pas au café du village à observer ces hommes durs à la peine, trimballant leurs vies laborieuses et leurs trognes esquintées. Il y a quelque chose chez ceux-là, d'ailleurs, qui m'a fait songer aux personnages de ce roman splendide, passé complètement inaperçu (peut-être du fait de la mort prématurée de son auteur) : Dernière station, d'Ollivier Curel — dont je parle ici. Ce sont les mêmes gueules cassées, inatteignables, recluses, ni désespérées, ni espérantes : indifférentes à toute projection de soi en dehors de cet ici et de ce maintenant - et sans doute faut-il, pour espérer comme pour désespérer, avoir ne serait-ce qu'une raison de penser qu'autre chose soit seulement concevable. Et si Jacques Josse évoque avec beaucoup de sensibilité ce qu'ont représenté pour lui (et représentent encore) ces lectures, je le trouve parfois plus juste encore, plus parfaitement juste, lorsque passe dans son récit un de ces hommes de peu, un de ces vieux marins à l'âme ravinée qui lèvent leur coude au zinc en noyant leur regard dans le miroir - avant d'aller pisser dehors contre un pommier.

 

Jacques Josse, Liscorno - Éditions Apogée

14 mars 2014

Les cloîtres de la liberté : chronique moratoire, 3

 

Une troisième chronique moratoire pour Le Salon Littéraire : Les cloîtres de la liberté.

 

Aujourd'hui, il est question de la difficulté d'être un chroniqueur (un vrai, je veux dire...), du rôle que joue la connaissance dans notre (in)capacité commune à porter un regard sur le monde, et puis, last but not least, de Paul Valéry...

 

 

Les cloîtres de la liberté

 

Je me suis toujours demandé comment faisaient ceux qui, dans les journaux et les magazines, disposent de cet espace d’expression que l’on dit libre et trouvent de quoi se renouveler chaque semaine, parfois chaque jour. Rien ne m’affolerait davantage, moi, que cette petite colonne réservée aux responsables des grands quotidiens du soir ou du matin, que ce privilège qui les accule, non seulement à se faire une idée du cours que suit le monde, mais à la livrer en pâture à autant d’inconnus — qui plus est pas toujours bienveillants. Le conditionnel n’est pas même de mise : jamais je ne supporterais cette anxiété — dont je n’imagine pas un instant qu’ils ne l’éprouvent pas —, dont la nature de surcroît est au moins double : d’abord, trouver quoi que ce soit d’un peu intelligent et utile à dire sur le monde (d’autant que c’est encore une autre question, ça, de savoir où commence et où finit l’utilité du commentaire), enfin se sentir en suffisante connivence avec les mystères profonds de l’humanité pour ne pas s’inquiéter de savoir si ce que ce l’on écrit ne sera pas infirmé vingt-quatre heures ou un siècle plus tard. Naguère, nous en savions trop peu : dorénavant nous en savons trop et trop vite — autrement dit nous savons mal, autrement dit encore : nous ne savons pas. Elias Canetti éprouvait assurément un peu de mon trouble lorsqu’il écrivit que « tout se trouve dans le journal : il suffit de lire avec suffisamment de haine. »

 

L’hyperflux informatif tendu — j’adore jouer de ce baragouin technoïde qui vise à nous faire croire qu’il est l’objectivité, qu’il dit l’objet —, cet hyperflux machin-chose, donc, charrie, créé puis entretient la haine. Ces dernières semaines, des frissons de guerre froide, où continuent de s’accoupler le vieux récit de la terre matricielle et le déjà vieux nationalisme de puissance, parcourent (non sans raison) l’échine des Européens. Comment, nous qui n’y connaissons rien, pouvons-nous nous faire une idée, ne serait-ce qu’une idée ? Et pourtant. Il n’est qu’à tendre l’oreille pour constater que le fait de n’y rien connaître, de ne pas même pouvoir citer le nom d’un écrivain ukrainien ou d’un poète criméen, de ne pas savoir un mot un seul de la langue, pas même une vieille recette de là-bas, de n’avoir pas la moindre idée de la moindre musique, du moindre paysage, du moindre ciel, pour constater, donc, que le lambda, celui qui peine à savoir s’il faut, ici, voter pour untel ou unetelle, qui, dans son assemblée de copropriétaires, ne parvient toujours pas à trancher entre un sol en dur et une imitation plastique de l’herbe à vache, que ce lambda-là se montre tout à fait capable de distinguer entre le bien et le mal et d’indiquer aux dirigeants de la planète ce qui, somme toute, lui semble relever du bon sens — bref, il se sent légitime à faire la leçon au monde. Alors oui, il y a des moments où je me surprends à soupirer un peu, où je me dis que l’ancien grand dessein des humanistes, ce rêve de rapprocher le monde d’avec lui-même, de l’intégrer toujours plus en profondeur, de le relier enfin, d’en exhausser le logos, va finir par faire triompher son exact et monstrueux contraire. Car plus nous disposons de connaissances et nous sentons aptes à décider, moins nous nous rendons disposés à comprendre. Et les hommes détruisent les hommes, et avec eux le monde, et nous les regardons faire, et nous nous disons que ceux-là sont décidément incorrigibles — presque, on en oublierait qu’ils sont nous.

 

Une dernière fois peut-être, il m’en faut revenir à Valéry, parce qu’il a écrit là, dans ce trait d’une puissante et belle et profonde mélancolie, non ce que je pense — je ne sais pas moi-même ce que je pense — mais ce que j’éprouve : « Il faudra bientôt construire des cloîtres rigoureusement isolés, où ni les ondes, ni les feuilles n’entreront ; dans lesquels l’ignorance de toute politique sera préservée et cultivée. On y méprisera la vitesse, le nombre, les effets de masse, de surprise, de contraste, de répétitions, de nouveauté et de crédulité. C’est là qu’à certains jours on ira, à travers les grilles, considérer quelques spécimens d’hommes libres. » C’était en 1938. Juste avant, quoi.

12 mars 2014

Vincent Delerm au théâtre Dejazet

 

 

Il ne faut pas se mentir : quand Vincent Delerm a sorti son premier album, il y a douze ou treize ans de cela, j'ai détesté. Je m'étais de toute façon fabriqué d'une telle manière que je ne pouvais que détester. Au point de ne pas l'écouter — ce que ça peut-être bête, un homme, quand ça se met à décider de quelque chose. Sans doute, je me cherchais trop dans les musiques que j'écoutais, y guettant une complicité d'univers, une communauté d'émotions, que sais-je encore. Or, là, je ne reconnaissais rien ou si peu de moi — et puis Alain Souchon m'a souvent ennuyé. Enfin il arrive ce qui doit arriver, et qui s'appelle la vie. Et Marie : toute férue de Brahms qu'elle était, elle ne l'en connaissait pas moins, ce Delerm, elle qui pourtant n'a rien connu de ce qu'il raconte, pas même pu l'imaginer, elle qui n'a rien d'autre à projeter quand elle l'écoute que l'envie fantasmatique qu'elle pourrait en avoir. Mes marqueurs à moi, c'étaient la rage du hard rock, la liberté foutraque du jazz, le sombre romantisme du classique, le tout vaguement saupoudré de chanson française (pour peu qu'elle soit au moins un peu rebelle) : tout ce qui pouvait sentir la sueur et qui travaillait les tripes : le reste n'était que décoratif, tout juste bon à faire danser dans les soirées de monsieur Durand.

 

La vie, donc. La vie à partir de ce moment où on se dit qu'il serait peut-être temps de baisser la garde, d'arrêter de se voir comme un porte-drapeau et de ranger ses oripeaux. De démissionner d'une certaine forme de présence au monde. D'arrêter de se laisser phagocyter par ce qui se dit ici, par ce qu'on entend là. D'accepter, aussi simplement qu'il est possible de le faire, de se laisser envahir par un autre flux, ces images qui ne cessent de se rappeler à nous, celles de notre enfance, de notre jeunesse, de ce à quoi nous retournons toujours, bon gré ou pas. D'aimer ce qui nous touche, en somme, sans plus éprouver le besoin de n'en rien justifier. Je ne sais plus comment, alors, j'en suis venu à Delerm. Comme souvent chez moi, cela vient dans le temps solitaire, intempestif. Une chanson passe, je tends l'oreille : un mot, une phrase, une intonation — alors je vais y voir d'un peu plus près, et me retrouve à tout écouter : je deviens quasi-militant, je vire ma cuti. Ca m'a fait ça récemment pour Christophe ; ça me l'a fait aussi, donc, il y a un peu plus longtemps, pour Vincent Delerm. J'ai envié ce garçon chez qui tout semble légèreté, dérision, nostalgie heureuse, grâce.

 

Il y a des milieux dans lesquels écouter Delerm, ça ne se fait pas. Je sais. Tans pis. Nous vivons des temps durs qui appellent des mots durs. C'est ainsi que les hommes vivent, comme dirait l'autre, qui d'ailleurs n'a peut-être pas tort. Mais nous ne sommes que des hommes, ou plutôt : nous sommes aussi des hommes ; et pour peu que la vie nous fasse la grâce de nous en laisser le loisir, on peut bien vouloir aussi se laisser aller, prendre d'elle ce qu'elle peut aussi avoir d'innocent, de doux et de pacifique, une certaine part de lenteur, d'inaptitude, d'enfance prolongée : pour quelques instants, rejeter du monde ses accents d'autorité, ses arguments mâles.

 

Delerm assume tout : sous ses airs tranquilles et imperturbables, derrière cette façon qu'il a de rire comme un gosse lorsque son doigt ripe sur une mauvaise touche, de faire sonner et résonner les petits riens de la vie, derrière cette manière de ne pas y toucher, de mettre tout ça à distance et de se retirer de tout, de faire de la vie une suite d'anecdotes marquantes, de se remémorer les sensations modestes et imprévisibles où se fonde aussi l'individu — le souvenir d'un arôme, d'un regard, d'une texture, d'une couleur, d'un toucher, d'un nom, d'un amour —, il y a chez Delerm un lyrisme, non tant du monde que de ses instants, lyrisme qu'un Roland Barthes aurait très certainement su aimer — le Barthes qui se défiait de ce qui tirait la langue vers le pouvoir, ce Barthes paternel qui d'un coup d'oeil sut distinguer le talent d'un Frédéric Berthet. Delerm se moque bien d'être universel : en cela, il n'est plus vraiment un enfant, plutôt un adulte qui refuse de tuer ce dont il est fait. Alors il parle de lui, et même de plus en plus, et cette façon qu'il a de le faire, de laisser tout passer de lui mais entre les lignes, d'en finir avec les histoires pour n'en exhausser que ce qu'elles ont laissé derrière elles comme sensations, cette façon délicate et désinvolte qu'il a de chanter la nostalgie dans un sourire, d'aller partout chercher ses madeleines, sans doute est-ce cela qui est le plus touchant.

 

Ce soir, il est seul à son piano - mais avec, dans la salle, son grand-père, et le fidèle Nicolas Mathuriau. Delerm est entièrement ce qu'il chante, il n'y a pas de tromperie : c'est un homme affable et bienveillant, précieux et doux, un vrai chic type. Et je crois que s'il s'amuse lui-même du caractère délibérément dérisoire de ce qu'il chante — et son amusement est palpable —, il n'en a pas moins conscience d'être porteur d'une certaine gravité générale. On ne chante pas impunément la nostalgie : elle aussi a un coût, lequel ne se mesure qu'au fil des ans. Ce que je pris naguère pour une posture n'en était pas une : Delerm fait ce qu'il aime et ce qu'il est, la caravane passe, les chiens aboient, et comme il y aura toujours des ricaneurs alors il faut bien se résoudre à les laisser ricaner. Ce que je pris naguère pour du creux, du superficiel ou de l'écervelé, n'en était pas. Mais pour le mesurer, il fallait faire le deuil d'un discours sur le monde, accepter de se regarder comme une poussière parmi les autres — comme une de ces graines de pissenlit sur lesquelles j'aimais souffler, enfant, avant de les regarder s'éparpiller dans l'air, le grand air.

4 mars 2014

Nicolas Cavaillès - Vie de monsieur Leguat

 

 

Il y a chez Nicolas Cavaillès, dont cette Vie de monsieur Leguat est le premier roman, quelque chose qui n'est pas sans rappeler les humanistes de la Renaissance : une attention particulière à la nuance et à la précision - autrement dit une certaine éthique de la justesse -, la revendication de la liberté de l'esprit, un sens très assuré du Beau, une manière de donner de l'amplitude à la pensée et à la phrase, un refus de l'emphase et du tape-à-l'oeil, un certain détachement du monde aussi, modulé par une sensibilité particulière, pour ainsi dire pré-sociologique, au réel et aux manières de vivre des hommes. Bref, tout ce qui pourrait constituer le caractère de que l'on appelait naguère un gentilhomme, gentilhomme qu'à bien des titres incarne ce François Leguat, lequel ne connut donc jamais la postérité de ces grands explorateurs dont nous connaissons les aventures depuis l'école primaire, et qui pourtant vécut une vie comme on ne peut plus même imaginer qu'il fut possible d'en vivre. Je serai même presque enclin à voir dans ce prestigieux substrat humaniste ce qui, chez Cavaillès, le détourne de l'intention romanesque pure ; quelque chose qui pourrait dire, en substance : à quoi bon l'invention, quand la vie des hommes est toujours plus riche que toutes nos improbables chimères ? Il n'y a pas, ou peu, chez Cavaillès, l'envie de divertir, d'enchanter ou de faire rêver. Vie de monsieur Leguat atteste plutôt d'un désir de témoignage, de transmission, presque d'édification. Mais, Cavaillès sachant ce qu'écrire veut dire, son écriture, imagée, évocatrice, ferme et délicate, à la fois ample et épurée, finit par conférer à ce texte une sorte de gravité légère et presque euphorisante. De là sourd une tension, un cheminement, aussi peut-on dire, oui, que, de roman il est tout de même question - d'ailleurs qu'est-ce que le roman, sinon, aussi, cette force assez mystérieuse qui confère à nos mots les plus simples et à nos intentions les plus nettes la puissance des vies réinventées ?

 

De ce François Leguat, on ne sait, encyclopédiquement, qu'assez peu de choses, si ce n'est, donc, qu'il naquit français vers 1637 pour mourir londonien à l'âge de 98 ans (ce qui est déjà assez remarquable), qu'il fut, avec tant d'autres, chassé de France par la révocation de l'Edit de Nantes, qu'avec dix autres de ses compagnons d'infortune il prit les mers sur une petite frégate baptisée L'Hirondelle et que, comme en écho anticipé à l'Oceano nox que Victor Hugo n'a pas encore écrit (Combien ont disparu, dure et triste fortune ! Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune, Sous l'aveugle océan à jamais enfouis !), la plupart n'en revinrent pas. Vivant de peu, de rien, inventant une vie sur des îles parfois à peine plus grandes qu'un gros rocher, Leguat connut les fers, les maladies et toutes les dérélictions possibles de la chair, la trahison et la brutalité de ses congénères, l'adversité conjuguée de la nature et des hommes, avant de mourir dans les bas-fonds de Londres, où Cavaillès, sans doute ici un peu romancier, l'imagine, racontant une vie d'aventures aux pauvres bougres qui, à des heures indues et le ventre plein de mauvais alcools, l'écoutent peut-être, non sans distraction, un peu comme on prend plaisir à entendre un oiseau chanter dans sa cage. Trois vies en une, c'est ce que nous dit Nicolas Cavaillès de ce François Leguat, dont le portrait tout de courage et d'humilité, d'abnégation et de constance, de sagesse et de curiosité pour le monde, ne pourra que toucher le lecteur. Pas un roman, donc, ou pas tout à fait, moins encore une de ces chroniques voyageuses qui rendent le lecteur impuissant à distinguer entre le vrai et le possible, entre l'imaginable et l'improbable, mais, plus humblement et sans affectation, le récit très sensible d'une vie à la fois exemplaire et dramatique, héroïque et retirée, taraudée par l'appétence à la vie et le côtoiement incessant de la mort, et où pointe la belle et enchanteresse nostalgie des mondes éteints. 
 

Le prix Goncourt de la Nouvelle vient d'être attribué,
ce mardi 4 mars 2014, à Nicolas Cavaillès.
 

Mes recensions d'ouvrages des Editions du Sonneur, où j'officie comme éditeur,
ne sont publiées que sur ce seul blog personnel.

 

Nicolas Cavaillès, Vie de monsieur Leguat, Éditions du Sonneur

2 mars 2014

Gerald Messadié sur *Ils marchent le regard fier*

 

 

 

Dense et lourd

 

Dernière ligne lue, ce tout petit volume vous reste dans les mains comme un de ces galets qu’on ramasse sur les grèves et qu’on ne se résout pas à jeter. Il est dense comme la pierre, en effet, et lourd. S’il existait un laboratoire d’analyse essentielle des textes (LAET), on le lui confierait pour savoir pourquoi il colle aux mains, à la mémoire. Est-ce la densité du texte ? Peut-être. Le dépouillement des mots, alors, langage courant, dru, un peu provincial, pas une once de « Madame de Lafayette » ? Peut-être aussi. Ce n’est pas un texte littéraire, plutôt un de ces récits d’infortune qu’on écoute un de ces soirs où l’on s’est réfugié dans un bar après un mauvais dîner et une rencontre ratée, de la bouche de quelqu’un qui ne se résout pas à aller dormir seul lui non plus. C’est un morceau d’absurde, obsédant parce qu’il ne se pare pas de romanesque. En réalité, c’est une tragédie et je me suis mis à penser que ç’aurait bien pu être un sujet pour Sophocle, parce qu’à la différence du drame, la tragédie n’est rien d’autre qu’une représentation de l’absurde (à signaler aux existentialistes qui circulent encore, sur des chaises roulantes).

 

La courtoisie interdit de raconter l’histoire ; disons alors que c’est une bagarre banale qui tourne mal.

 

Gerald Messadié

28 février 2014

Un train, des rails : Chronique moratoire, 2

 

Un train, des rails : c'est le titre de ma deuxième Chronique moratoire publiée ce jour sur Le Salon Littéraire - et ce sera comme ça un vendredi sur deux. Il y est question d'un désir très puissant de s’installer peinard en bordure de champ et de regarder les trains passer...

 

 

Un train, des rails

 

Mais je m’aperçois que je suis sans doute parfaitement assimilable au mouvement romantique — incluse sa petite part de très charmant ridicule. Car n’est-ce pas romantiquement idiot, cette manière de bramer sur le temps qui ô ne suspend décidément pas son vol et ô surexcite les mœurs ? Romantiquement idiot en plus d’être parfaitement vain, en tout cas à mille lieux de la tangible industrie du monde, ce dernier n’éprouvant le sentiment voire la sensation de lui-même qu’à la condition de pouvoir matériellement vérifier ce que produit son effervescence agissante. Tropisme ou tentation auxquels les artistes eux-mêmes n’échappent pas — mais le peuvent-ils seulement, si l’on met de côté quelques grands maîtres ou esprits très peu communs ? Et n’allez pas croire que cette mienne tendance à la dérive relève d’une question de génération ou de vieillissement des cellules : ce serait par trop trivial. J’étais assez jeune encore que je ne cavalais pas spécialement après mon temps. Bien sûr y faisais-je quelques concessions, voire tranquille allégeance, il faut bien manger, mais au fond tout était là déjà — tout : ce désir très puissant de m’installer peinard en bordure de champ et de regarder les trains passer.

 

Paul Valéry, que je continue de fréquenter assidument ces jours-ci, se posa en son temps et d’autres termes de comparables questions : « La boussole, la poudre, l’imprimerie, ont changé l’allure du monde. Les Chinois, qui les ont trouvées, ne s’aperçurent donc pas qu’ils tenaient les moyens de troubler indéfiniment le repos de la terre. Voilà qui est un scandale pour nous. C’est à nous, qui avons au plus haut degré le sens de l’abus, qui ne concevons pas qu’on ne l’ait point et qu’on ne tire, de tout avantage et de toute occasion, les conséquences les plus rigoureuses et les plus excessives, qu’il appartenait de développer ces inventions jusqu’à l’extrême de leurs effets. Notre affaire n’est-elle point de rendre l’univers trop petit pour nos mouvements, et d’accabler notre esprit, non plus tant par l’infinité indistincte de ce qu’il ignore que par la quantité actuelle de tout ce qu’il pourrait et ne pourra jamais savoir ? » Nous autres occidentaux ne faisons jamais rien pour rien : quoi de plus étranger à notre fringante conscience que cette espèce de mysticisme de fond des âges (obscurs) qui se satisfait de contempler ce qui, du monde même, de son mouvement le plus naturel, le porte à sa fin ? Nous voulons, nous réclamons de l’action. Que cela décélère ou accélère les processus, peu importe : l’essentiel est d’agir. Et de l’agissement à l’agitation, il n’est guère qu’une terminaison d’écart. Va pour le flegme, mais britannique ; va pour la lenteur, mais helvétique ; nous tremblons d’angoisse devant le cours inerte des choses naturelles, nous détournons le regard de ce qui aurait la lymphatique audace d’y résister, nous fomentons maints complots bâtisseurs et chérissons nos démocraties batailleuses, nous trépignons d’impuissance devant la dosette de café lyophilisé qui bloque la machine alors que la réunion a déjà commencé (sans nous !), nous éprouvons quelque suée froide devant cet agenda étrangement vierge entre 15h15 et 15h30, voire quelque inavouable abîme de vacuité devant la perspective d’une nuit blanche d’oubli (l’on n’attend pas du sommeil qu’il soit un plaisir en soi mais qu’il répare et remette la machine en état). C’est en enfiévrant le monde que nous nous sentons vivants, c’est en essorant sa lente épaisseur que nous parvenons à faire de chaque seconde qui passe un absolu du présent. Même si nous savons bien ce que nous nous dissimulons à nous-mêmes. 

14 février 2014

Chroniques moratoires sur le Salon littéraire

 

Mes très magnanimes lecteurs apprécieront peut-être d'apprendre que Le Salon Littéraire qu'anime Joseph Vebret m'a convié à y tenir chronique. La chose se produira donc tous les quinze jours, un vendredi sur deux, sous le titre de Chroniques moratoiresLesquelles chroniques j'inaugure aujourd'hui même avec un texte intitulé La bataille de Solferino et le temps du monde fini.

 

 

La bataille de Solferino et le temps du monde fini

 

Il est de ces contrastes ou de ces télescopages tels qu’on ne peut manquer d’y chercher un sens — c’est un trait distinctif des humains que de s’évertuer à en parer la moindre et plus futile circonstance. Il se trouve que je relis ces temps-ci les quelques essais de Paul Valéry regroupés sous le titre fameux : Regards sur le monde actuel. C’est peu dire d’ailleurs, près de quatre-vingt-cinq ans après leur publication, combien ils sont actuels, ces regards, et pénétrants, visionnaires parfois. Se risquant à formuler une « hypothèse », et flairant l’avènement de ce qu’incarnent aujourd’hui Google, Twitter & Cie, Paul Valéry écrit ainsi du monde à venir — pas le sien, donc, mais déjà le nôtre : « Désormais, quand une bataille se livrera en quelque lieu du monde, rien ne sera plus simple que d’en faire entendre le canon à toute la terre. Les tonnerres de Verdun seraient reçus aux antipodes. On pourra même apercevoir quelque chose des combats, et des hommes tomber à six mille milles de soi-même, trois centièmes de seconde après le coup. Mais sans doute des moyens un peu plus puissants, un peu plus subtils permettront quelque jour d’agir à distance non plus seulement sur les sens des vivants, mais encore sur les éléments plus cachés de la personne psychique. Un inconnu, un opérateur éloigné, excitant les sources mêmes et les systèmes de vie mentale et affective imposera aux esprits des illusions, des impulsions, des désirs, des égarements artificiels. »

 

Contraste et télescopage, disais-je, car en même temps que j’entreprenais cette lecture éminemment divinatoire, je décidais de regarder ce film de très courte vue mais à propos duquel force louanges d’experts estampillés ont été proférées — arguant, précisément, de l’actualité de son regard : La Bataille de Solferino. Film où il n’est pas plus question de la campagne d’Italie que des joutes socialistes du mardi soir en Bureau national, non, le titre n’est guère plus qu’un produit d’appel, un slogan fait de poussière d’or lancé au visage d’une société fatiguée d’elle-même (cela, je peux le comprendre) : Solferino n’est ici qu’une marque déposée, un lieu commun qui n’a rien à voir avec la guerre concrète — celle qui verse le sang — mais seulement, et lointainement, avec la victoire (par défaut) des socialistes et de leurs amis (de circonstance) aux dernières élections présidentielles. Quoique de cela non plus, il n’est pour ainsi dire jamais question : pour ce cinéma tellement désireux de se sentir contemporain qu’il en vient à revendiquer sa propre bêtise, la politique n’est jamais qu’un décor de papier mâché, un truc comme un autre dont on se sert pour vernir d’importance ce qui en est dépourvu et affubler de profondeur historico-sociologique et pourquoi pas métaphysique, soyons fous, n’importe quel propos sans dessein ni motif (il n’est ici question que de la trépidante journée d’une journaliste qui, trimbalant sa conscience professionnelle en scooter, tend son microphone aux festifs espoirs du peuple de France tout en organisant la soirée de son baby-sitter indolent et en veillant à ce que le père de ses enfants, cool et barbu quoique un poil excédé, et dont bien sûr elle est séparée, ne fasse pas trop de grabuge.) J’entends bien ce que montrer la vacuité du temps pourrait avoir de subversif : si je vous montre la laideur du monde, vous pensez bien que c’est pour vous inviter à l’embellir. Ne rêvez pas : on ne filme ici que pour la seule excitation de filmer, et caméra à l’épaule, coco, faut que ça bouge — et tant pis si ça sort du cadre. Qu’on ne comprenne pas un traître mot de ce que n’articulent pas les acteurs, que ceux-ci s’hystérisent eux-mêmes et plus ou moins délibérément pour se donner l’impression de vivre, passe encore, on s’habitue à tout. Mais faire étalage de la débilité névrotique de l’époque en voulant faire accroire qu’il y a là de quoi constituer l’identité d’une génération — et pourquoi pas d’un peuple ? —, voilà qui suffit à nous faire mettre genou à terre.

 

Manière paradoxale et sans doute inutilement dépitée, cela dit, d’ouvrir le bal, ces Chroniques ne se donnant pas pour ambition de déplorer l’époque mais de décréter sur elle une sorte de moratoire — non pour en nier l’actualité, mais pour en exhausser tout ce que nos trépidations lui ôtent. D’y déployer, en définitive, comme un regard inactuel sur le monde.

10 février 2014

Jean-Claude Lalumière - Comme un karatéka belge qui fait du cinéma

 

Ce qui, après tout, aurait pu constituer un bon filon (les élans nostalgiques et drolatiques d'un auteur né à la fin des années soixante) se révèle, au fil de ses livres, comme le noyau de vérité où ne cesse de venir s'arrimer l'écriture de Jean-Claude Lalumière. L'auteur est bien connu depuis l'hilarant Front russe et le caustique Campagne de France, mais il y eut, avant tout cela, Blanche de Bordeaux, où l'on devinait sans peine que l'ironie, fût-elle revendiquée, n'était pas un but en soi ; cette sorte de polar d'inspiration plus ou moins ouvriériste n'était d'ailleurs pas si drôle que cela, et l'auteur y déambulait déjà à travers ce qui restait de sa jeunesse girondine. Moyennant quoi, si Lalumière n'a de cesse de revendiquer ses filiations humoristiques, il n'en demeure pas moins qu'il a toujours fait de l'humour un usage à visée sociologique ; aussi bien, ce qui s'affuble des atours de la cocasserie ne va jamais sans se teinter d'un sentiment assurément plus mitigé.

 

Comme un karatéka belge qui fait du cinéma (titre dont le burlesque ne recouvre qu'assez imparfaitement la sensation où nous laisse cette lecture), fera sourire, bien sûr : on sourira à la fluide légèreté des scènes, à la composition très minutieuse, aux innombrables petites observations, portraits, bons mots et formules, à cette façon qu'a le narrateur de regarder de haut sa propre vie - comme s'il s'agissait d'un film, donc, puisque de cinéma il est aussi question ; même, on s'esclaffera franchement au récit d'une improbable nuit en compagnie de Jean-Claude Van Damme dans une suite de l'hôtel Lutetia ; pourtant, cette fois-ci, le coeur n'y est pas : même en souriant, même en badinant, c'est une amertume un peu nouvelle que l'on sent chez Lalumière, amertume que l'on ne peut pas ne pas envisager comme celle d'un écrivain qui, ça y est, est passé à autre chose, qui non seulement comprend, mais éprouve, ce que le fait d'avancer dans la vie charrie comme inévitable sentiment d'imperfection, comme pensées désabusées, comme impressions d'avoir été un peu joué par l'existence et de n'avoir pas toujours su présider à ses propres destinées. L'histoire de ce garçon quittant son Médoc natal avec le sentiment d'être différent des siens, d'être fait pour autre chose que la vigne ou le bricolage mais plutôt pour le cinéma et les lumières de la ville, mal à l'aise avec ses racines mais découvrant à Paris l'insondable bêtise du jeu social, se retrouvant un beau matin employé d'une galerie d'art contemporain et y voyant défiler cette bourgeoisie jeune et coquette qui se fantasme en avant-garde, cette histoire n'est pas autre chose que le roman d'apprentissage d'un jeune homme de la classe moyenne française. Les rêves de l'enfance avortés, ne lui reste qu'à faire son trou et, nolens volens, à mettre ses pas, si possible sans trop de casse ni de déplaisir, dans les chemins improbables et trop souvent factices que lui désigne la société de son temps.

 

Nostalgie, donc, disais-je, mais nostalgie de quoi ? De ce qui, pourtant, ne semble guère pouvoir inspirer un tel sentiment : une jeunesse moyenne où l'ennui le dispute à la routine et où le seul attrait de l'avenir est d'être d'abord un mot pour littérateurs, des sensations un peu anodines, des remontées d'une mémoire où rien ne vaut vraiment la peine d'être exhumé, un vague sentiment de laisser-aller, d'échec plus ou moins bien digéré. Ce avec quoi Jean-Claude Lalumière nous fait sourire, d'autres en useraient largement, voire ad nauseam, pour faire pleuroter dans les chaumières : cette façon de se sentir étranger chez soi, dans sa propre famille, sur ses propres terres, l'indécrottable insistance d'un complexe social et culturel, cette impression de ne pas s'être vu grandir, puis vieillir, la culpabilité diffuse de s'être détourné des siens au point d'avoir raté le mariage et le premier enfant du frère ou les obsèques du père. Le narrateur ne rit guère de ce qu'il fut, de ce qu'il vécut, mais il en fait un objet de dérision relative, et si l'on sourit, c'est, comme lui, un peu jaune. Mais précisément, ce qui finalement est assez touchant dans ce roman, c'est qu'il n'assume complètement, ni sa part de rire, ni sa part de mélancolie. Autrement dit, tout y est retenu, délicat : si le narrateur met une certaine distance entre lui les choses, c'est pour n'avoir pas à s'épancher ; c'est pour parvenir à bâtir une existence et à se bâtir lui-même sur un socle dont il sait la matière friable. Il y a décidément, chez Lalumière, un côté Petit Chose qui le rapproche toujours davantage d'Alphonse Allais, dont on le sait lecteur.

 

 

Jean-Claude Lalumière aurait pu se complaire sur la voie qui lui vaut aujourd'hui d'être reconnu comme un spécialiste de l'humour en littérature. Or ce qu'il révèle ici, avec la simplicité et la modestie qu'on lui connait, avec cette façon d'avancer sans avoir l'air d'y toucher et ce refus pour ainsi dire naturel de toute affectation, c'est qu'il n'a peut-être véritablement jamais cherché à être drôle : si ses romans le sont malgré tout, c'est qu'ils sont d'abord un hommage de l'humour à la pudeur.

 

 

Jean-Claude LalumièreComme un karatéka belge qui fait du cinéma - Le Dilettante
 

Mes précédents articles sur Jean-Claude Lalumière :
     - La Campagne de France
     - Le Front Russe
     - Blanche de Bordeaux

20 janvier 2014

Anne Sylvestre à la Cigale - 60 ans de carrière

 

 

Contrairement une bonne partie de son public, je n'ai vraiment connu Anne Sylvestre qu'en devenant adulte. J'avais bien dans l'oreille, enfant, les accords que ma grande soeur, dans sa chambre, égrenait, et je connaissais le visage de cette dame qui, sur les pochettes des 33 tours, avait déjà l'âge de ma mère, mais voilà, je n'ai pas été élevé dans ses fabulettes. Plus tard, parce qu'on tirait peut-être un peu trop son nom du côté de l'engagement féministe, je m'en suis détourné : non que le combat féministe me posât le moindre problème, cela va sans dire, simplement, et à quelques exceptions près, n'ai-je jamais vraiment été attiré par la chanson dite engagée ; chez Ferrat, chez Ferré, j'aime, bien sûr, Potemkine et Allende, j'aime Le Bilan et lls ont voté et puis après ?, mais j'aime surtout ce qui, chez eux, contourne la tentation d'un engagement par trop littéral, ou explicite. Je les préfère lorsque les choses sont plus enfouies, plus tenues, car alors la distance, la poésie et l'humour (y compris l'humour sur soi) peuvent advenir. J'aime lorsque Barbara chante Regarde, mais je sais que je l'aime alors pour des raisons qui ne sont pas expressément liées à son génie propre. Il est indiscutable, en musique comme dans tout autre art, qu'une oeuvre engagée peut donner lieu au plus grand chef-d'oeuvre ; simplement, je peux parfois regretter que ce caractère recouvre un parcours qui, le plus souvent, déborde amplement du politique. Je suis d'ailleurs à peu près certain que la plupart des artistes qui, à un moment donné, ont usé de leur art pour prendre parti, et quelle que soit la justesse de leur cause, souffrent parfois eux-mêmes de cette relative réduction de leur art, car c'est d'abord l'amour de la musique et des mots qui les a conduits à la chanson, qui donne à leur oeuvre un caractère atemporel et lui fait traverser les générations, non les combats auxquels ils ont pu se rallier. Il ne s'agit pas, bien sûr, de trancher entre l'artiste engagé et l'artiste poète, puisque aussi bien leur oeuvre forme un tout, mais de souligner que si certains artistes traversent le temps et restent dans l'oreille collective en raison de leurs textes les plus militants, ce n'est alors par définition pas pour la qualité de leur art mais pour ce que, à un moment précis, ils ont pensé et dit. Hier, à la Cigale, tandis que dans les rues de Paris défilaient ceux qui soutiennent le gouvernement espagnol dans sa volonté de limiter sévèrement l'interruption volontaire de grossesse, une spectatrice a demandé à Anne Sylvestre de chanter Non tu n'as pas de nom (A supposer que tu vives / Tu n'es rien sans ta captive / Mais as-tu plus d´importance / Plus de poids qu'une semence ? / Oh, ce n'est pas une fête / C'est plutôt une défaite / Mais c'est la mienne et j'estime / Qu'il y a bien deux victimes) : à quoi la chanteuse, admettant que c'était d'actualité, répondit pourtant que non, justement, et qu'elle ne chantait pas "à la carte". Manière de dire qu'elle est d'abord une chanteuse, que son oeuvre est d'abord poétique, et que si elle mêle parfois sa voix aux batailles, elle chante d'abord ce qui, de la vie, est le plus fragile. Le concert débute d'ailleurs avec Sur un fil : Je suis le funambule et j´aborde mon fil / Je le connais par cœur mais ce n´est pas facile / Je suis toujours fragile et puis la terre est basse / Je pense que mon fil, se pourrait bien qu´il casse / Que j´ai peut-être peur ou bien peut-être pas / Et puis que je vous aime, vous qui êtes en bas / Que vous m´aimez peut-être, ou que je veux y croire / Qu´il me reste mon cœur et toute ma mémoire.

 

La chanson donne le ton de ce concert lors duquel Anne Sylvestre va jouer l'intégralité de son nouvel album (Juste une femme), auquel s'adjoignent des chansons aujourd'hui presque hors d'âge, et d'autres qui, peu ou prou, sont devenues des classiques de la chanson française. Mais ce qui frappe n'est pas tant son répertoire qu'Anne Sylvestre elle-même, capable de toutes les émotions, et de les susciter toutes. Tout le monde rit de bon coeur lorsqu'elle chante Les grandes ballades, Langue de pute, La vaisselle ou Des calamars à l'harmonica, mais dans la seconde qui suit les peaux sont à fleur dès qu'elle entonne Le lac Saint-Sébastien, Pour un portrait de moi ou Ecrire pour ne pas mourir, tandis que quelque chose d'un peu plus orageux (et engagé, pour le coup) sourd avec Juste une femme. Ce qui frappe, c'est que cette dame qui s'apprête à passer les quatre-vingt ans (ce qui ne se voit guère) demeure aussi joueuse et alerte, que la facétie lui aille toujours aussi bien que la tristesse ou la gravité. Il y a bien quelques trous de mémoire, mais on pourrait presque les croire délibérés tant elle sait s'en amuser, les contourner, décider dans un sourire de tout reprendre depuis le début ou d'improviser quelque onomatopée pour retomber sur ses pattes, tandis que derrière, trois musiciennes de très haut vol (Nathalie Miravette au piano, Isabelle Vuarnesson au violoncelle, Chloé Hammond aux clarinettes) la suivent à la perfection dans ses méandres, comme elle imperturbables et se jouant de tous les aléas. C'est d'autant plus remarquable que les mélodies chez Anne Sylvestre sont toujours très difficiles à accrocher, qu'elles ne se donnent jamais facilement, en plus d'être assises sur une composition et une orchestration autrement complexes que ce que recouvre en général l'expression chanson française : c'est un authentique trio classique qui se met ici au service de la chanteuse et de ses textes, avec tout ce que cela induit de jeu, de nuances, d'emportements et de précision.

 

 

Bref, Les rescapés des fabulettes sont venus en nombre et déjà conquis pour applaudir une Anne Sylvestre inaltérable, égale à même, toute en humeur, douceur et espièglerie ; et certainement ont-ils été heureux d'apprendre que ce concert était enregistré et qu'il donnera prochainement lieu à un disque "vivant". Public nombreux, donc, mais plus très jeune, il faut bien dire, le plus novice des spectateurs étant probablement mon fils de onze ans - qui lui non plus ne connaît pas les fabulettes, et regretta seulement qu'elle n'ait pas chanté Les gens qui doutent. Quant à moi, il m'aura donc fallu grandir, voire vieillir un peu, pour comprendre et épouser ce qui causait tant d'émotions à ma femme, et écouter enfin ce à côté de quoi j'étais passé.

<< < 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 30 > >>