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Marc Villemain
litterature francaise
20 janvier 2022

Laurine Roux - L'autre moitié du monde

Laurine Roux - L'autre moitié du monde-tile


El amor et la mort

 

De la guerre que se livrèrent républicains espagnols, anarchistes et franquistes, l'on peut raisonnablement penser que tout ou presque a été écrit. Pour Laurine Roux, il ne s'agissait donc pas tant de refaire l'histoire que d'étayer son écriture romanesque à une résonance personnelle : le souvenir d'un arrière-grand-père qui, sous Franco, contribua à exfiltrer des centaines d'anarchistes. C'est peu dire, donc, que L'autre moitié du monde la travaillait depuis longtemps. Après le succès d'Une immense sensation de calme et du Sanctuaire — tous deux un peu hâtivement classés parmi les récits post-apocalyptiques —, Laurine Roux manifeste ici une manière très originale, concrète et lyrique, intime et universelle, de se lancer dans une littérature de l'épopée historique. Pour, in fine, nous livrer son roman le plus tragique.

 

Ce n'est pas pour autant une autre Laurine Roux que le lecteur découvrira : il retrouvera aisément la romancière portée par un sentiment viscéral de la nature, pastorale lorsqu'elle évoque le monde des couleurs, des odeurs et de toute autre matière (ainsi des effluves de cuisine, piment, olive, herbes, pain aillé, tomate, oignon, poisson), sensible aux présences animales (chiens, grenouilles, carpes, civelles, alevins...), pénétrante dès qu'il s'agit de décortiquer les mécanismes du clan familial, et d'une tendresse instinctive pour l'enfance et l'adolescence ; comme dans ses précédents textes d'ailleurs, affleurent la chair des jeunes filles et les pulsions honteuses, irrépressibles, féroces, qu'elles attiseraient chez certains hommes. 

 

Pourtant, c'est bien une autre facette de Laurine Roux que nous découvrons. Sans doute cela tient-il au cadre même de cette histoire qui, en la contraignant à une certaine justesse factuelle, à une certaine sobriété historiographique, la conduit à sculpter différemment son écriture, devenue plus sèche, plus poreuse aux spécificités d'un contexte, aux impératifs de la geste politique, aux nécessités brutales des sentiments dans l'histoire, enfin à tenir en bride son inclination pour les images naïves ou ingénues. C'est comme si elle avait décidé, sans jamais défaire ce qui constitue son mouvement premier, sa patte primitive, de s'autoriser une plus grande distance avec la narratrice. Bien sûr rien de tout cela n'est écrit, tout passe entre les lignes, dans le brumeux marécage du texte, mais il m'a semblé que le « je » laissait finalement davantage affleurer le « elle ».

 

Laurine Roux seule saura l'expliciter, mais on peut entendre bien des choses dans « l'autre moitié du monde », titre où s'exprime une binarité assez radicale. Celle de la lutte, front contre front : franquistes contre anarchistes. Celle de deux mondes : ouvriers et paysans — on s'attachera spécialement à Toya, que l'on suivra sa vie durant —, contre propriétaires terriens et grands bourgeois, dont « la Marquise » brandit fièrement le flambeau. Celle aussi de deux modalités de l'esprit humain : l'intellectuel et le manuel, dont la réconciliation des deux est, peu ou prou, le rêve de toute révolution sociale. Binarité enfin, jusques et y compris dans ladite révolution, des hommes et des femmes. Mais cette dualité ne va pas sans sa part de légende, et la mythologie est coriace. Revient alors au roman d'insuffler un soupçon de scepticisme, d'incertitude et de tendresse dans la mécanique des volontés idéologiques et politiques ; et de redonner une âme et une chair aux êtres qui portent l'histoire autant qu'elle les emporte.

 

Et puis il y a l'amour... Qui achève de donner à cette épopée son tour définitivement romanesque. Dans cette Catalogne éternelle, avec ses paysans, ses nobliaux, ses curés et ses seigneurs de guerre, la découverte de la chair et de l'amour va conférer au récit — et à l'aspiration révolutionnaire — une dimension puissamment lyrique. Mais l'amour, ici, c'est d'abord celui des mots. Toya, toute jeune fille encore, se découvre inopinément séduite par les séductions de la langue, ou plus précisément par ce que la langue, pour peu qu'elle soit juste et précise, a de séduisant. La langue, oui — une élocution, un phrasé, un timbre — peut mener à l'amour. Même si c'est d'abord de la défiance qu'inspire à Toya celle d'Horacio, l'instituteur, qui n'a « ni bras robustes, ni corps vaillant », seulement des « mains de femme ». Mais le corps est un bien piètre rempart lorsqu'on se sent « fendue en deux par la force des mots ».

_______________

 

Ayant la chance d'être son éditeur depuis cinq ans, j'attendais avec une certaine appréhension ce troisième roman de Laurine Roux, dont je savais qu'il différerait un peu des précédents. Les choses semblent lui être venues presque naturellement, en tout cas instinctivement, et surtout elle avait le souci de ne pas refaire du Laurine Roux, l'envie de se mettre à l'épreuve. Je veux donc lui redire ici ma fierté de pouvoir la suivre depuis ses débuts, et bien sûr souhaiter à L'autre moitié du monde le plus vif et le plus mérité des succès.

 

Laurine Roux, L'autre moitié du monde
À retrouver sur le site des Éditions du Sonneur

17 décembre 2021

Ceci est ma chair sur Addict-Culture

Capture d’écran 2021-12-08 à 19

Par Christelle E.-T.
On peut bien sûr lire l'article directement sur Addict-Culture.

 


Plaisirs cannibales


La couverture et le titre de ce roman, Ceci est ma chair, de Marc Villemain, annoncent la couleur, l’on a bien affaire ici à une histoire cannibale, dans cette veine dystopique que l’on retrouve de plus en plus souvent en littérature ces dernières années.

 

Dans un monde qui pourrait ressembler au nôtre, dans un futur plus ou moins lointain, et afin de faire face à l’épuisement des ressources et aux pandémies (le projet du livre date de bien avant l’arrivée du Covid19), une communauté d’êtres humains fait sécession du reste du monde et décide de s’adonner au cannibalisme.

 

Pas n’importe lequel évidemment, tout cela a été pensé et planifié. Chaque mois, quelques personnes décident de se sacrifier ou sont tirées au sort par un dépariteur (chargé de faire respecter l’ordre).

Capture d’écran 2021-12-08 à 20

 

Cette organisation millimétrée va se trouver mise à mal par une explosion de l’usine de transformation de la « viande » dans ce qui ressemble fort à un attentat. La lumière sera rapidement faite sur cette attaque et un sacrifice sera nécessaire pour rassembler cette communauté aux mœurs très spéciales.

 

L’originalité du roman ne se trouve pas que dans son histoire mais également, et surtout, dans sa langue. Entre fable et farce, l’auteur évolue avec humour et drôlerie parmi des références musicales populaires:

Capture d’écran 2021-12-08 à 20

 

et la truculence d’un Rabelais :

Capture d’écran 2021-12-08 à 20

 

Découpé en tableaux aux titres à rallonge: « Où Loïc d’Iphigénie s’apprête pour un five o’clock chez Gustave du Gonzague avant de tirer très apéritivement le portrait des convives et qu’en grande pompe n’arrive le Spirite à grands pieds » pour ne prendre qu’un exemple, avec une distribution des personnages au début du roman comme dans une pièce de théâtre, l’auteur alterne également passages dialogués et récit dans un format éclaté qui participe à l’originalité de l’ensemble.

 

Ceci est ma chair est une des lectures les plus extravagantes et inventives de cette rentrée littéraire qui ravira les adeptes de nouvelles expériences en littérature. Et comme le dit l’auteur lui-même de son roman: « Je ne suis moi-même pas bien sûr de le comprendre tout à fait, du moins ne suis-je pas complètement certain d’en cerner les mobiles profonds. » (Extrait de son blog)

14 décembre 2021

Lionel-Édouard Martin - Le chant noir des maïs

 

Où s'ensemence la langue

 

Une demi-heure : c'est le temps, peu ou prou, que requerra de vous la lecture du Chant noir des maïs, dernière petite merveille de Lionel-Édouard Martin — donc guère plus d'une heure si, comme moi, vous remettez aussitôt le couvert. L'auteur qui, on le sait, s'est toujours défié des formes longues, démontre une nouvelle fois à quel point deux ou trois dizaines de pages peuvent suffire à créer un monde plein, un monde en soi, pour peu bien sûr que ledit monde soit arrimé, accroché, suspendu à un verbe, une musique — une langue faite pour le traduire.

 

Avec Le chant noir des maïs, l'écrivain poursuit sa déambulation lente et tranquille à travers le temps humain, en observateur instinctif, presque compulsif, de ce qui, du monde, échappe d'ordinaire au regard commun, inattentif ou blasé. Il n'est pour lui de manifestation de la matière, qu'elle fût humaine, animale, végétale, minérale, qui ne lui serve de prétexte à instituer son regard. Il le fait toujours d'un élan d'égale mélancolie, à laquelle cependant il ne prête jamais la moindre complaisance : il aime trop, de la langue, les pièges, les caprices, les chausse-trapes étymologiques, tout ce qui ne se prête pas au réductionnisme ambiant, il est bien trop averti aussi du caractère éphémère de tout pour que, en dernier lieu, ne s'esquisse un rictus qui a souvent des airs de sourire. Ici pourtant, le tableau qu'il tend à notre regard trouve son origine dans un motif bien sombre, celui du deuil, un deuil ancien certes, mais vivace - ce qui sans doute justifie l'écriture de ces pages.

 

On demande souvent qui est l'interlocuteur privilégié d'un écrivain, à qui il parle. LEM, je crois, parle à la langue. Il y a entre eux une connivence, une complicité, une amitié qu'il n'a de cesse de cultiver, et c'est dans cette amitié qu'il trouve de quoi occuper et fonder l'existence. Il donne toujours l'impression, dans ses livres, d'évoluer en léger surplomb ; il voit tout, note tout, décrit tout. Et si son écriture est faite d'une chair qu'infatigablement il travaille au couteau, sa manière de montrer apparaît toujours comme celle d'un observateur légèrement en retrait du cercle, placé non à côté mais juste derrière, dans un retrait pudique, silencieux et léger de l'assemblée des vivants. Sans doute est-ce en raison de ce phénomène un peu étrange que sa prose toujours imprévisible, mouvante, accidentée, volontiers lyrique aussi, paraît tout à la fois distanciée, d'une précision trop subjective sans doute pour être clinique mais suffisamment nette pour l'exempter de toute lourdeur pathologique — ce piège tendu à tout écrivain. Aussi n'a-t-il pas son pareil pour montrer, seulement montrer, la quotidienneté de nos petits gestes impensés, ce que trahissent nos attitudes les plus visiblement anodines, involontaires ou inconscientes, ce qui s'y cache, ce que nous disons de nous lorsque nous pensons ne rien vouloir dire.

 

On dit parfois de Lionel-Édouard Martin qu'il ne parle pas, qu'il ne raconte rien, qu'il ne se délecte que de l'excellence d'un style, ne se pâme que devant la plus belle phrase du monde. Or la première fois que je l'ai lu, si c'est bien en effet la beauté de sa prose qui d'emblée me subjugua, je me souviens avoir saisi, quasi concomitamment, qu'elle n'était pas réductible à une seule émotion esthétique. Depuis toujours, il me semble que LEM est un écrivain de l'entre-deux-mondes, touché au plus profond par ce qui fait de nous des mortels, je veux dire par cet état qu'il observe en chacun des hommes comme en lui-même, qui fait de nous des morts vivants, des vivants toujours en suspens, des morts annoncés, des morts en puissance. Il voit dans celui qui vit le mort qui sera, et dans le mort qui est le vivant qui fut. Cela, cette fragilité constitutive de tout vivant, est sans doute cela même qui le touche — et l'inspire.

 

Lionel-Édouard Martin, Le chant noir des maïs - Éditions le Réalgar


EXTRAIT

 

12 décembre 2021

Antoine Volodine - Songes de Mevlido

 

Notre après-monde

 

Oubliez ce que vous vivez, ce que vous croyez vivre, voir, connaître. Oubliez que dehors il fait beau, ou même qu’il pleut. Oubliez qu’il vous semble naturel de distinguer entre le jour et nuit, le rêve et le réel. Oubliez ce que la science vous apporte comme confort et commodités, oubliez jusqu’à la nature qui bourgeonne au printemps, jusqu’à la joie d’une caresse et jusqu’à ces projets que vous formiez, pour l’avenir, pour demain. Oubliez vos rêves de grande Histoire, vos fantasmes de Révolution et vos prières ardentes afin que le monde connaisse de nouveaux enchantements. Et ne vous fiez pas trop aux autres, ni aux animaux qui leur ressemblent. Ici, à quelques années de nous, tout n’est plus que cloaque, pénombre, barbarie boues et bribes humaines – c’est à peine si l’on trouve trace de souvenirs. Ici n'a cours aucun principe de précaution, car seuls les mondes non encore désertés par l’espoir peuvent se payer le luxe de prendre des précautions. Vous êtes dans le monde de l’après : d’après la guerre de tous contre tous, qui nous guette, ou à tout le moins dont l’hypothèse n’est pas absolument invraisemblable. Et dans le camp des vaincus, bien sûr, puisque c’est le camp de tous. Désormais, « la guerre noire généralisée est l’unique perspective concrète pour une communauté dont les comportements sont aberrants dans pratiquement tous les domaines ». Quant aux hommes, « en dépit de la révolution mondiale, ils sont descendus à un niveau de barbarie et d’idiotie qui étonne même les spécialistes. » N’allez pas penser pourtant qu’Antoine Volodine prend sa partition dans le chœur du déclin. Son chant est trop froid pour être funèbre, trop distant pour que s’y mêle autre chose qu’un humour sous tension, trop mélancolique pour croire encore à un quelconque pouvoir de la parole en ce monde. En résumé, l’après-monde n’est autre que notre monde, celui des camps et des ghettos, celui des grands récits qui ont chu et des enthousiasmes qui ont sombré, celui de la nudité de l’homme face au deuil. Tout cela est bien moins irréel qu’il y paraît. 

 

« En tout cas, même si je rêve, je suis dans la réalité », pense Mevlido, un perdant, comme tous les autres, policier affecté à la surveillance des anciens révolutionnaires, le plus souvent de très vieilles bolcheviques ressassant les mêmes slogans incompréhensibles (« MAINTIENS-TOI AU MILIEU DES VISAGES ! », « ASSASSINE LA MORT EN TOI ! », « MÊME EN CAS DE DECES, CHANGE D’ITINERAIRE ! »). Mevlido vit à cheval sur les zones de l’ancien monde, à « Oulang-Oulane », dans le quartier « Poulailler Quatre ». Sa femme, Verena Becker, fut naguère torturée par des enfants-soldats, « redoutables, capables d’avoir un rire de bébé au moment où ils cherchaient à atteindre vos organes vitaux ». Il a refait sa vie avec Maleeya, sur qui il veille avec tendresse mais qui le confond avec Yasar, son époux mort à la guerre. Car aucun deuil n’est possible, ni pour l’un, ni pour l’autre, ni pour personne de toute façon. Chez Volodine (quasi-anagramme, involontaire, semble-t-il, de Mevlido), tout se rappelle toujours à nous sous la forme d’un éternel retour de détresse. Aussi Mevlido éprouve-t-il de la sympathie pour ces révolutionnaires isolés, sans bande ni chef, sans consignes ni doctrine, et il vit sa vie dans la porosité des mondes, ceux qui, jusqu’à présent, officiellement, départageaient les morts et les vivants, le réel et l’irénique.

 

Volodine a coutume de dire qu’il écrit en français une littérature étrangère. C’est une voix comme on en trouve peu dans la littérature contemporaine, où l’on distinguera quelques échos du pessimisme orwellien et de l’inquiétude kafkaïenne, pour ne rien dire des insectes : les oiseaux bien sûr, familiers de l’univers de Volodine, mais aussi les araignées qui « à présent administrent les ruines de la planète. Elles se réclament elles aussi de l’humanisme, et, s’il est exact qu’elles mangent leur partenaire sexuel dès que leurs œufs ont été fécondés, on ne compte pas parmi elles, alors que les millénaires s’égrènent, la moindre théoricienne du génocide, de la guerre préventive ou de l’inégalité sociale. » On dit Volodine difficile à lire. Je ne crois pas. Seulement faut-il se défaire de ce que l’on croit voir du monde, y regarder d’un peu près, à bonne distance, chercher la mécanique à l’œuvre dans ce que l’on croit être la condition humaine et accepter d’envisager que quelque chose se trame derrière, qui échappe à notre contrôle, quelque chose de physiologique, de mécanique, de destinal : « Les attentats contre la lune ne nous apaisaient pas, ils ne contrariaient pas notre tendance à sombrer fous. Mais à nous, qui n’avions plus de ressort, plus de rigueur idéologique, plus d’intelligence et plus d’espoir, ils donnaient l’impression qu’à l’envers du décor, peut-être, l’existence avait gardé une ébauche de sens ». Songes de Mevlido ne ressemble à aucun autre livre, presque à aucun autre genre. On pourrait dire qu’il s’agit de science-fiction, mais une science-fiction qui alors serait débarrassée de toute fascination technoïde. Peut-être qu'Enki Bilal pourrait dessiner ce monde redevenu vierge d’hommes, ou plein d’hominidés balbutiant, mais il devrait alors le faire sans super-héros ni métal, ni rien de ce qui constitue d’ordinaire le futurisme technologique. Un Lynch, plutôt, devrait s’y intéresser : il sait montrer combien le réel est aussi le produit de nos esprits, et lui saurait traduire ce qui peut subsister de sensuel dans cet inframonde sans espérance ni lumière, barbare pour ainsi dire, et comme esquissant une inversion de l’évolution, un retour à notre condition d’avant. Mevlido a de vieux restes, de bons vieux restes, de ce qu’il fut et de ce qu’il désespère ne plus pouvoir être vraiment : « Sous la douche misérable, il se réjouit de ne pas être une simple brute, d’avoir tout de même des traces dans l’esprit, de ne pas mugir sans fin et sans passé comme un idiot dans l’absence de jour. Il se réjouit de durer encore et de pouvoir, quand il y pense, en avoir conscience. » C’est le bord du gouffre, et on ne sait pas vraiment si les choses basculeront ou pas, si Mevlido, qui a « pour tâche de s’immerger dans la barbarie afin de discerner quelques pistes pour le futur », y parviendra. On présume que non, mais c’est peut-être aller plus loin que ce que l'auteur lui-même en sait.

 

Antoine Volodine, Songes de Mevlido - Éditions du Seuil, coll. Fiction & Cie
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°7, novembre/décembre 2007

6 décembre 2021

Ceci est ma chair lu par Anaïs Lefaucheux

 

Un bel éloge signé Anaïs Lefaucheux -
que l'on peut aussi lire directement sur *Sens critique*


Autant en emporte la viande 

 

Voilà un bien singulier roman, tant par le thème choisi (la vie d’une société cannibale) que par sa forme – un roman qui n’hésite pas à frayer du côté du théâtre, de la comédie, du conte philosophique, voire de la parabole. Le titre est également un clin d’œil à la formule du Nouveau Testament (« Ceci est mon sang ») que Marc Villemain va revisiter d’une manière originale et drolatique. 

 

L’esprit théâtral souffle sur ce texte dès l’incipit. On présente au lecteur les différents (nombreux) personnages qui vont peupler cette histoire, en énonçant leur nom et leur fonction. Le ton est donné d’entrée : les personnages ont tous des identités à coucher dehors qui en feront glousser plus d’un(e). Ségolène de l’Abdel de la Jacquette, Jipé de l’Aline, Kylian du Brice, Liselotte de la Rihanna… Du côté des fonctions, on découvre un mystérieux « dépariteur », un « directeur de complexe carnologique » et des « concuphages » bien intrigants.

 

C’est que Marc Villemain a accouché d’un univers à nul autre pareil, celui des « Restaurés », une civilisation cannibale qui vit en autarcie et se méfie des « humanistes » qui combattent leurs us viandards. Cette communauté vit dans le duché de Michao (ce qui m’a immédiatement fait penser au Macondo de Cent ans de solitude) et plus exactement à Marlevache, ville « à la pointe de l’industrie carnologique ». Il faudra au lecteur se familiariser avec le parler de cette tribu pas comme les autres qui place des « dits » devant toute institution ou entité (« dit-famille », « dit-Dieu »), dont le régal sont les « orteils de nymphette » ou les « doigts caramélisés » et qui n’aime rien tant que ripailler et festoyer au cours d’agapes pantagruéliques bien arrosées. Agapes qui n’ont rien à envier au film La Grande Bouffe (auquel j’ai souvent pensé durant ma lecture) qui fit tant scandale à sa sortie. L’héritage rabelaisien est présent à chaque page (« Boustifaille sans conscience n’est que ruine de l’âme »), que ce soit par ces banquets gargantuesques que par l’esprit malicieux et politiquement incorrect qui flotte à chaque ligne de ce roman inattendu.

 

Nous suivons donc le quotidien de ces Restaurés, via de multiples saynètes (« tableaux ») plutôt marrantes (l’ensemble est résolument comique), entre intrigues amoureuses, profusion de bonne chère/chair, projets de « dit-don de soi » (soit le sacrifice volontaire de certains membres dûment dévorés au cours de banquets) et prophéties du « Spirite », une sorte de prêtre désabusé qui s’exprime régulièrement en latin. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes jusqu’à ce qu’un attentat à la bombe vienne frappe la principale usine de traitement de viande du secteur. Y aurait-il un traître au sein de la communauté ? « L’enquête » démarre et le procès du responsable se tiendra bel et bien, ce dernier avouant avoir « commencé à douter » depuis un moment du bien-fondé du cannibalisme. Le procédé utilisé par Marc Villemain est astucieux puisqu’il permet de renverser l’ordre habituel des tabous et des valeurs : le criminel est ici l’individu qui protège la vie, refuse le cannibalisme par humanisme, et les gens normaux sont la masse qui défend cette coutume barbare. 

 

Mais l’auteur – qui est également critique et éditeur – a, il me semble, moins cherché à écrire un livre politique (quoique !) qu’à se livrer à un exercice de style fantaisiste et plein de drôlerie, dont les circonvolutions stylistiques (parfois un tantinet excessives), les calembours et les bons (jeux de) mots donneront le vertige à tout lecteur amateur d’ambiance farcesque et de traits d’esprit à la Pierre Dac ou Raymond Devos. Il y a aussi le talent ébouriffant de Marc Villemain à filer les champs lexicaux de la chair, de la viande, de l’engloutissement, variant les registres et les termes avec une dextérité qui m’a bluffée. Assurément, ce roman est une ode à la profusion lexicale de la langue française, à la variété de son dictionnaire, qui n’hésite pas à faire usage de termes obscurs et inusités (« poupard », « étoupille », « patène »). 

 

Dans ce roman règnent l’abondance et la démesure, c’est une sorte d’opéra-comique, de feu d’artifice littéraire plein de rimes et de rythmes (« joviale comme un magnum d’ivresse, son intelligence, qu’elle a frétillante, n’ondoie pas moins que sa plastique, qu’elle a pétillante ») qui peut par moment sembler « too much » dans l’ostentation lexicale. Attention à l’indigestion verbale, à la crise de foie sémantique ! Le lecteur notera aussi la double lecture et les glissements qui s’opèrent très souvent entre chair dévorée et érotisme latent : les séquences où l’on parle de sexe sans le faire réellement sont assez nombreuses et d’une grande finesse (mais la scène sensuelle est également grandiose). Est-ce à dire que cette communauté (qui aime à se lancer des « testicules meringués » pour s’amuser durant les banquets) n’est mue par ses instincts primaires, rendue à une forme d’animalité décomplexée ? Rien n’est moins sûr, puisque les sympathiques Restaurés aiment autant « la manducation du cœur [que] des mots » et les joutes oratoires entre les personnages sont au moins aussi nombreuses que les scènes de festin carnassier. 

 

J’ai aimé que Marc Villemain joue sur tous les registres du français. Certains passages m’ont fait penser à la version argotique du « laboureur et ses enfants » que mon grand-père aimait à me réciter (qui commençait par « Un glaiseux plein aux as sur le point de calencher fit venir ses marmots et leur jacta en loucedé »). Marc Villemain pratique avec brio ces décalages délicieux : « Pardonnez, j’arrive un peu à l’arrache, fit le Spirite qui ne détestait pas jacter comme un teenager. » J’ai également trouvé très original les passages inspirés du théâtre et ses irrésistibles didascalies (« Valère de l’Ondine, kouchnérien encarté »)

 

Ainsi donc le lecteur ne pourra qu’être épatée, que dis-je époustouflé ! par le « don [de l’auteur] pour les facéties langagières » dont il use et (parfois) abuse mais avec un humour si attachant qu’on lui pardonne volontiers ces menus écueils. Il demeure que l’on s’amuse beaucoup de cette comédie truffée de figures de style, des péripéties de ces rigolos Restaurés et que ces 286 pages se savourent, se dégustent ou se dévorent, selon les goûts, avec un appétit littéraire consommé. 
Je compte personnellement me repaître ad nauseam de la latine sentence suivante : « Ubi abundat delictum, superabundat gratias » (Où abonde le péché, surabonde la grâce).

 

Anaïs Lefaucheux

3 novembre 2021

Jean-Claude Berutti - Je savais à peine le nom de ton pays

 

Aimer sans didascalies

 

C’est un beau texte, délicat, pur, élégiaque, que ce premier roman de Jean-Claude Berutti — bien connu des amateurs de théâtre, il dirigea le (toujours) mythique Théâtre du Peuple à Bussang, puis La Comédie de Saint-Etienne, avant de prendre la direction de l’Opéra de Trèves, en Allemagne.

 

Je savais à peine le nom de ton pays : l'intention se donne d’emblée, qui fait entendre son vague à l’âme, la douleur d’un lointain évanoui, la sensation de la perte — le deuil. Sur un marché, un dimanche d’hiver, la narratrice rencontre une jeune femme, Naja ; sans papiers ni travail fixe, elle descend d’un Grand Nord indéfini, contrée de fjords et de désolation. La vie bascule. Ce n’est pas seulement une parenthèse taillée dans le vif d'une existence un peu morne, c’est une révélation intime. Mais sans avenir : la vie est aussi chienne qu’elle est imprévisible. Recluse dans une bicoque au bout d’une île, n’ayant plus la force ni le goût de rien, la narratrice décide de vivre seule son désastre, tout entière tendue vers la remémoration et l’écriture de Naja — puisque aussi bien c’est toujours en écrivant que le réel se fait matière et que la mémoire s’éclaircit. Elle traverse les mers, découvre un pays que les « peaux blanches » ont condamné à l’isolement, à l’alcool et à la morbidité ; elle rencontre les siens, refait le chemin à l’envers. Le sentiment de la vie pourrait revenir, peut-être ; mais nul n’est jamais sûr de rien. 

 

D’une écriture limpide, sans apprêt, délibérément monocorde, presque psalmodique, Jean-Claude Berutti sonde à petit bruit ce qui fracture une existence, égrenant ce qui vient nous troubler, nous bousculer, nous contraindre à la ré-invention de nous-mêmes, tout autant que ce qui vient nous affliger, nous éteindre et nous perdre. Aussi y a-t-il quelque chose d’étonnamment universel dans ce singulier récit d’une vie qui se re-définit à travers l’autre.

 

Jean-Claude Berutti, Je savais à peine le nom de ton pays Éditions Le Réalgar
Illustré de gravures d’Émilie Weiss.

25 octobre 2021

Anna de Sandre - Villebasse

 

Un Chien avec divertissements

 

Je ne suis pas certain d'avoir parfaitement saisi toutes les malices, toutes les chausse-trapes de Villebasse, premier roman d'Anna de Sandre (jusqu'ici connue surtout pour sa poésie), et ma foi ce n'est pas désagréable : voilà qui repose un peu de tout un pan de la littérature qui, sans crainte de (se) lasser, n'aime rien tant qu'édifier le lecteur en s'attelant aux petites marottes de l'époque et en dépit du risque de péremption rapide. Il est vrai que nous vivons dans un monde à ce point intégré qu'il devient difficile à tout un chacun, non seulement de concevoir un univers autre, mais jusqu'à un autre poste d'observation. À sa manière, Anna de Sandre y parvient. Question d'écriture naturellement, mais aussi de ton et d'intention.

 

Il est question ici d'une ville que tout le monde connaît : Villebasse. Des rues et des maisons, des immeubles et des commerces, des animaux et des hommes : ni plus ni moins qu'une ville. Un troquet aussi, le bien nommé « Ventre de l'ogresse ». Et quelques particularités locales, fort heureusement : « Depuis toujours, elle attirait des gens à la vie nomade qui ne voulaient ou ne pouvaient plus la quitter une fois qu'ils y avaient passé une première nuit, car le petite ville semblait dotée de propriétés prodigieuses » — d'aucuns affirment même qu'elle fut naguère « un haut lieu de pratiques magiques ». Et en effet, l'on ne peut s'expliquer autrement cette lune obstinément bleue et la présence, non d'un simple chien, mais de « Le Chien », lui aussi gratifié d'un regard bleuté.

 

On n'en saura pas plus, et c'est bien suffisant pour se lancer dans ce roman d'une grande originalité, pour ne pas dire d'une certaine étrangeté, qui déploie ses innombrables ramifications dans des atmosphères à la Giono. L'écriture d'Anna de Sandre est au diapason de la composition du roman : touffue, joueuse, accidentée, d'une causticité opiniâtre, volontiers inattendue et facétieusement hermétique. On sent qu'il y a derrière tout cela un gros boulot d'artisanat : beaucoup de retouches, de retournements de phrases, de torsions syntaxiques, de travail sur les incises, de jeu sur les rythmes ; si bien que, malgré un souci pour le moins vétilleux du mot juste et du détail-qui-tue, l'ensemble se teinte d'une curieuse sensation d'oralité. À quoi s'ajoute une défiance semblablement maniaque à l'égard de tout ce qui pourrait s'apparenter à un cliché ; d'où la singularité, voire le pittoresque des images, des comparaisons et autres métaphores - dont voici un exemple choisi presque au hasard : « Si les boulots qu'elle ratait étaient des moellons, elle pourrait les employer pour maçonner un château. » L'ensemble est donc pour le moins luxuriant, et sans doute un peu chargé par moments. À la façon d'un peintre, si l'on veut, qui n'en finirait pas de parfaire et de fignoler sa toile et qui, comme pris sous le joug d'une sorte d'obsession ornementale, trouverait là matière à un plaisir un peu frénétique.

 

L'éditeur a bien raison d'insister sur le caractère « poétique et onirique » de ce roman auquel je peine à trouver quelque cousinage ; je peux seulement dire qu'il m'a fait éprouver quelques réminiscences d'expressionnisme allemand, cinématographique autant que pictural. C'est à la fois intensément réaliste, truffé de micro-observations sociales dont le contemporain trouvera à s'amuser, et tout aussi intensément atemporel, jusqu'aux frontières de la fantasmagorie. Et j'ai beau m'être parfois un peu perdu dans ce dédale d'histoires et de personnages, je me retrouve in fine imprégné de scènes et de visages, et c'est bien là ce qu'il faut souhaiter à tout roman, premier ou pas.

 

Anna de Sandre, Villebasse - La Manufacture des Livres

28 septembre 2021

Ceci est ma chair sur *Quoi de neuf sur ma pile ?*

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Duché de Michao, 150 ans après la Seconde Résurrection.

 

Las de vivre sans réagir dans un monde gros des désastres promis par l'épuisement de ressources que des humains plus nombreux et voraces qu'un terrifiant vol de locustes consommaient sans rime ni raison, les élites (on le suppose) de ce qui été appelé à devenir le duché de Michao firent une révolution qui fit de leur petit bout de Terre la seule entité politique au monde authentiquement (pas métaphoriquement ni anecdotiquement) cannibale. Mis au ban des nations, le malthusien duché prospère néanmoins depuis, contrôlant strictement sa fécondité et s'alimentant de la chair de ses citoyens dans une autophagie régulée qui permet enfin d'offrir à la nature le repos que l’humanité lui doit.

Résolument patriarcale et inégalitaire, le duché voit son bonheur simple assombri par deux menaces constantes : à l'extérieur, le concert de nations sourdes à leurs responsabilités historiques, à l'intérieur, les agissements de minoritaires groupuscules déviants – anticannibales pour être précis. Mais qu'importe, la vie coule harmonieusement, d'autant mieux d'ailleurs qu'on fait partie de l'élite aristocratique ou grand-bourgeoise du duché et qu'on profite donc du luxe et des privilèges afférents. Quand, coup de tonnerre dans un ciel clair, se produit un ignoble attentat, le duché, ébranlé dans ses fondations, devra faire front pour réaffirmer la sainteté de son mode de vie et soigner la blessure de sa conscience collective.

 

Ceci est ma chair est une farce de Marc Villemain que son éditeur dit astérico-rabelaisienne. Allons un poil plus loin !

S'il y a un héros dans "Ceci est ma chair", c'est le dépariteur Loïc d'Iphigénie, qui ouvre et ferme le roman. Dépariteur, c'est à dire chargé d'assurer la paix civile et de garantir par ses actes une stricte parité entre les innombrables couples d'identités physiques ou psychologiques possibles. Dépariteur, Loïc est un notable, un mâle (à Michao il n'y a que des mâles et des femelles) qui a su s'élever jusqu'à ce rang. Autour de lui gravitent Gustave de Gonzague, le départiteur judiciaire, et sa chérie Lisbeth de l'Ismaël, Basile du Blaise, le Spirite, Valère de l'Ondine, le propriétaire et fondateur du complexe carnologique, sa concuphage Ségolène de l'Abdel de la Jaquette, et d'autres encore, tous mâles et femelles aux statuts comparables au sien mais aux ascendances souvent plus prestigieuses. Qu'importe ! Loïc est compétent, il est droit dans ses bottes, il fait ce qu'il a à faire, qui consiste souvent à pacifier une société pacifique. Il a donc tout le temps de partager des dîners somptueux et de bons moments avec ses amis de la bonne société.
Bien manger, bien boire, ne manque à Loïc qu'un peu de ce qu'
Ugolin appelait de la « tendresse ». Il arrive néanmoins que parfois la chance lui sourie, dans une version inédite du Celui qui boit c'est celui qui ne conduit pas. L'attentat perpétré, la paix fracassé, l'harmonie en miettes, il revient à Loïc de trouver le coupable et de l'amener devant la justice. Suivre Loïc, avant et après le sacrilège, est l'occasion pour toi, lecteur, de visiter le duché de Michao, de frayer avec sa bonne société, de découvrir aussi les affres intimes de quelques-uns de ses membres les plus en vue, au fil d'une déambulation jamais sérieuse sur la forme qui l'est toujours sur le fond.

 

En effet, c'est de sacrifice fondateur qu'on parle ici, duquel découle un changement complet de paradigme, de religion d'Etat, de régulation sociale. On ne plaisante pas avec une société qui a fait du cannibalisme son pilier quand le christianisme n'avait pas osé aller plus loin que la théophagie. On ne se gausse pas d'une communauté dans laquelle le don définitif de son corps pour la consommation d'autrui est une pratique courante, volontaire dans certains cas, obligatoire dans d'autres. On respecte une entité politique autarcique soudée autour de la notion de sacrifice civique.

Mais on a envie de rire quand même ;) Même si, la fin le démontre, comme dans La Grande bouffe il n'y a pas de quoi rire. Car, en 28 tableaux et 2 leçons, Villemain nous décrit un monde fou, peuplé de personnages qui semblent l'être tout autant. Avancé techniquement mais socialement proche du XIXe, Michao est un duché d'opérette à la Bordurie dont chaque élément ne peut se comprendre que sous un angle expressionniste. Raconté dans une langue située quelque part entre Vian, Audiard, et le Baudelaire des poèmes belges, "Ceci est ma chair" est un roman cultivé, très référencé, plein d'easter eggs qui vont de Malraux à Trust en passant par Julien Coupat ou Asterix. C'est aussi un roman cruellement drôle, pour peu qu'on survive aux premières pages avec leur cadence de mitrailleuse et qu'on se laisse prendre à une langue hilare qui exploite le sens de chaque mot pour le projeter sur le suivant comme une rivière roule des galets les uns contre les autres pour, les polissant, les embellir. C'est enfin un roman truculent, où les plaisirs de la table côtoient ceux de la chair, tant il est évident que bonne chère n'est rien sans bonne chair.

 

Belle écriture et mauvais esprit, que demander de plus à la littérature ? Si on y ajoute qu'on s'y moque gentiment de tous les inclusivismes, et que le tout s'inscrit en plus dans une culture qu'on piquette dans le texte comme autant d'hommages à ceux qui écrivirent avant, l'ensemble devient délectable - et à conseiller aux lecteurs du Premier Souper.

 

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24 mai 2021

Virginie Troussier - Au milieu de l'été, un invincible hiver

 

Virginie Troussier au faîte du récit

 

Voilà des années que je lis Virginie Troussier, et je dois dire que sa petite musique n’a jamais cessé de m’accompagner. Aussi bien, elle me semble occuper dans le panorama littéraire une place à part, discrète, en marge légère, mais de plus en plus reconnaissable. J’ai toujours été sensible à son écriture concurremment lyrique et délicate, d’une ferveur très maîtrisée, mais aussi à ses univers qui, même au plus haut du roman, s'arriment toujours, peu ou prou, à une sorte de récit intérieur. Dans ce nouveau livre au titre superbe, Au milieu de l’été, un invincible hiver, elle assume n’être plus strictement romancière pour s’en tenir à une sorte d’historiographie du drame ; mais où l’on retrouve tout ce qui fait l'énergique élégance de son écriture romanesque.

 

Le lecteur se souvient peut-être du drame du Pilier du Fréney, sur le versant sud du mont Blanc, qui endeuilla l’été 1961 et tint les médias français et italiens en haleine : la disparition de quatre alpinistes (sur une cordée de sept) de stature internationale (dont le Français Pierre Mazeaud, qui alors n'est pas tout à fait encore l'homme de loi et la personnalité politique que l'on connaîtra), après cinq jours et cinq nuits d'exposition à des vents et des températures que l’on peine seulement à s'imaginer. Vissée à hauteur d’homme, Virginie Troussier, née elle-même en haute montagne, tient le journal de bord et même les minutes de ce drame. La justesse documentée de ses observations, son empathie et son écriture très évocatrice nous donnent à en suivre le cours et nous permettraient presque d'éprouver l'effort surhumain que finissent par exiger de ces hommes le moindre geste, le moindre pas, la moindre parole. Aussi, progressivement, phrase après phrase, nous dérivons de la joie lumineuse et ardente des sommets vers les premiers signes de fatigue, de douleur puis de déréliction.

 

Au milieu de l'été... est une ode à l'état d'esprit camarade, solidaire, intrépide, pas tout à fait dénué d'un certain mysticisme, qui fait se tenir ensemble sept hommes au bout du bout de leurs forces et de leur désir de vivre. Comme toujours chez Troussier, le récit de ce qui est vécu fait fi de tout pathos, de toute rouerie, et sa quête de justesse étaye infatigablement le caractère poignant de ce qu'elle rapporte ou décrit ; sans avoir à y appuyer, elle montre bien d'ailleurs à quel point la quête des sommets est aussi celle d'une certaine hauteur d'âme. Au demeurant, l'on retrouve dans chacun de ses livres ce même désir farouche d'exprimer la nature exceptionnelle des sensations ultimes et de louer ce qui relève peut-être moins de la pratique sportive que de la réalisation d'un grand dessein : dans l'irréfragable solitude de l'homme, celui du dépassement et de la mise à l'épreuve de soi.

 

Virginie Troussier, Au milieu de l'été, un invincible hiver - Éditions Paulsen
Paraît également, aux Éditions Les PérégrinesNos champions, Corps et âmes.

2 mai 2021

Romain Verger - Forêts noires

 

Le bois où l’on sombre

 

Qu’avons-nous fait de nos peurs infantiles ? Si nous y pensons, si nous tâchons, non seulement de nous les remémorer mais de nous replonger dans ce qui les fit naître, sommes-nous bien certains, une fois adultes, de les avoir surmontées ? Je ne suis pas sûr d’avoir raison de les évoquer d’emblée pour parler de Forêts noires, troisième roman de Romain Verger aux Éditions Quidam. D’autant qu’on pourrait sans doute aborder le livre de bien d’autres manières, et qu’il est peut-être un peu facile de chercher l’origine des cauchemars dans l’onirisme de l’enfance. Mais l’univers de Romain Verger est empli de ces débordements visuels dont l’enfance est caractéristique, et dont on ne parvient jamais à se départir tout à fait. C’est en tout cas le cheminement qu'il m’a fait prendre, et si je peux trouver quelques menues maladresses à la construction du récit, il ne manque toutefois ni d’originalité, ni de sensibilité. 

 

Le narrateur, biologiste, est envoyé au Japon afin d’étudier Aokigahara Jukai, l’inquiétante, l’angoissante « mer d’arbres » où d’aucuns s’en vont mourir comme d’autres en haut des falaises d’Étretat. Les premières pages du texte m’ont fait penser à Patrick Grainville, un Grainville qui aurait fait le choix de la sobriété. Bien sûr, il y a le Japon, son étrangeté radicale, merveilleusement évoqué par Grainville dans Le baiser de la pieuvre. Mais ce n’est pas la seule chose qui m’y ait fait penser. Il y a aussi cette manière singulière de saisir la chair, de transformer la nature même en une chair que l’on dénude, de puiser en ses mystères, en son « drame secret », bien des ressources sensuelles. « L’une n’allait pas sans l’autre, la montagne sans la forêt, mon plaisir sans l’inquiétude », écrit le narrateur à propos de ce paysage, d’une telle noirceur que l’individu ne peut pas ne pas s’inquiéter de son identité volcanique – et « le magma coulait déjà dans mon sang. » 

 

Il ne faut donc pas plus de quelques pages avant que la lecture ne tourne à l’angoisse expectative. Nous éprouvons sitôt cette fibre dont ou pourrait dire qu’elle est tout à la fois sereinement et violemment poétique, profondément travaillée par le fantasme vampirique et un onirisme qui confine au fantastique. C’est toujours dans « la grande forêt primaire » que s’opère un retour à soi. Cet homme jeté loin de chez lui, loin de sa vie quotidienne, loin de sa langue, de ses odeurs familières, loin aussi de sa mère, dont il finit par dire, non sans un paradoxal amour : « son parfum m’écoeurait, ses odeurs corporelles, cette chambre qu’elle avait fini par imprégner de son humanité », cet homme, donc, ne résistera pas à l’appel de la forêt – « moi-même ne pesant guère plus qu’une âme végétale de passage dans la mémoire du lieu. » Forêts noires est le récit de cette régression, ce pourquoi sans doute j’y vois tellement d’enfance, régression qui ne sera d’ailleurs pas loin de ramener aux origines mêmes, presque jusque dans le ventre de la mère. 

 

On lit assez peu, en France, cette littérature. Elle a de français, si l’on peut dire, une manière d’évocation de la sourde inquiétude intime ; mais à certains moments, on la croirait nourrie à une vieille noirceur psychédélique, lautréamonienne ; à d’autres, d’un quelque chose qui la tirerait vers le nature writing ; d’où l’on ne se départit jamais tout à fait d’une sensation d’animisme rampant : « Quel plaisir de cueillir le champignon fraîchement monté, de déterrer son pied joufflu, de décoller de son chapeau les nervures de feuilles décomposées et d’inspecter la morsure des bêtes. Et quel autre incomparable de l’entailler avec l’ongle, […], pour en détacher un peu de chair ferme et noisetée que je portais à ma bouche, avec le sentiment de vivre pleinement mon existence. » C’est, aussi, ce qui achève d’exhausser l’essence, finalement très poétique, de ce récit très singulier.

 

Romain Verger, Forêts noires - Quidam Éditeur
Paru dans Le Magazine des Livres, n° 28, janvier/février 2011

6 avril 2021

Virginie Barreteau - Ceux des marais

Les mystères de la chambre noire

 

J'ai acquis ce roman sans rien en savoir, seulement son titre, qui me ramenait confusément à ma jeunesse aunisienne et poitevine, sans doute séduit aussi par sa couverture, mélancolique mais assez lumineuse pour deviner que son autrice ne verserait pas dans la complaisance. Les quelques premières pages lues, j'ai eu peine à croire, comme indiqué sur la notice de l'éditeur, qu'il se soit véritablement agi d'un premier roman : tout était si pur, si juste, précis, maîtrisé. Et puis je me suis laissé embarquer au fond d'une barque sillonnant de sombres palus, songeant à Flaubert, à Maupassant, à une certaine manière, scrupuleuse, minutieuse, attendrie, de faire dire au réel bien plus qu'il ne croit avoir à dire. 

 

L'intrigue est mince, comme le requiert le précepte flaubertien, « le style étant à lui seul une manière absolue de voir les choses. » Elle tient ici à l'incessant labeur d'un docteur visitant ses patients éparpillés autour d'un pays de marais où chaque famille, chaque être a ses secrets, et où les misères sont incommensurables et nues mais toujours taciturnes. Détail qui a son importance : ledit docteur est féru de photographie, pratique qui pour ses congénères est au moins aussi mystérieuse que la médecine, pour ne pas dire une manière de sorcellerie.

 

La puissance d'évocation du roman de Virginie Barreteau, sa prose lente, déliée mais toujours nette et rythmée, cet éclat d'étrangeté merveilleuse dont elle imprègne cet univers clos et fini, confèrent à son naturalisme funèbre un je ne sais quoi de ferveur lyrique qui réussirait presque à nous projeter aux confins du fantastique. Peut-être est-ce lié à cette impression que j'ai eue parfois, dans certaines scènes, certains tableaux, de pouvoir contempler une nature morte ; certaines pages admirables constituent d'ailleurs authentiques études picturales. Virginie Barreteau n'a pas son pareil pour saisir le trouble des visages, révéler ce que taisent les corps, croquer ce qui détermine un geste, une parole, un lieu ; pas son pareil non plus pour dévoiler ce que cachent ces figures bourrues et ces parlers maraîchins où, à défaut peut-être d'autres nourritures, l'on mange volontiers les syllabes. Tout cela n'est guère moderne, dira-t-on peut-être. En effet, c'est mieux que cela : c'est digne de passer l'épreuve du temps.  

 

Virginie Barreteau, Ceux des marais - Éditions Inculte

16 mars 2021

Alain Veinstein - La partition

 

Surpris par le dit

 

Il faudrait pouvoir entrer dans un livre comme dans une forêt vierge. Ne s’y aventurer qu’à la machette, les mots pour seule boussole, les taches de ciel pour oxygène. Oublier ce que l’on sait de son auteur, mais pas seulement : oublier ce que l’on sait de tout ; n’avoir enfin pour soi que la langue, faire feu de toute émotion, fi de toute connaissance. Cette suggestion très onirique ne vaut pas seulement pour la poésie, dont on entend parfois qu’il faut la lire sans chercher à la comprendre – mais autant demander à l’homme de se défaire de ce qui le fait homme –, mais pour toute parole transmuée dans l’écrit. Ainsi le verbe nous apparaîtra-t-il dans son absolue et munificente candeur, déchargé de ses usages, débarqué de ses usures. Il n’empêche que la chose affecte particulièrement les poètes. Poètes auxquels, inexorablement, Alain Veinstein appartient. Le savoir n’est d’ailleurs pas absolument indispensable pour le lire : il suffit de le lire pour le savoir. Nous lirons donc le livre d’un poète qui a décidé d’écrire un roman. Et il faut bien dire que le producteur de « Surpris par la nuit », l’émission de France-Culture, nous a surpris par son dit, ou plutôt par la souveraineté de son dit – au sens du « Dict » ou du « dit poétique » de Heidegger : « Tout grand poète n’est poète qu’à partir de la dictée d’un Dict unique ». Car s’il ne s’agit pas ici d’un roman poétique mais bien d’un roman à part entière, il n’en persiste pas moins à prendre sa source dans un Dict impérial et primitif. Ce pour quoi l’on peut dire d’Alain Veinstein, grand Prix de poésie de l’Académie française, qu’il a une œuvre. Ce quatrième roman, pour les raisons que je viens d’indiquer, constitue donc un hybride particulier, par moments maladroit s’il on s’en tient à la crédibilité et à l’organisation narratives, mais toujours infiniment touchant, et, mais vous vous y attendez, magnifiquement écrit.

 

Au fond, l’enjeu est assez simple. Imaginez un homme qui ne vit plus que pour en tuer un autre, autre dont on comprend sans tarder qu’il lui est intimement lié. Abattre cet homme, qu’il considère comme un « tueur », lui est absolument nécessaire pour vivre enfin, et en finir avec « les silences et la noirceur » que lui reproche celle qu’il aime. Ce crime seul lui permettra, peut-être, de renouer avec la vie, son fil d’amour et ses horizons nettoyés. Ainsi prépare-t-il son terrain avec soin, échafaude mille plans après avoir fait les mille repérages de circonstance, puis traque, farfouille, fouille, fouine, fourre son nez là où les bonnes mœurs condamnent d’ordinaire toute immixtion, investit l’antre de l’ennemi et observe chacune des secondes de sa vie passant, du haut de son mirador de fortune, un pauvre grenier délabré où il se terre pour glisser l’œil entre les jointures du parquet, espionner son logeur et attendre son heure. Car pour le crime l’heure vient toujours : le métier de criminel consiste simplement à l’attendre. 

 

Dans cette mansarde sans lumière dont je ne peux m’empêcher de penser qu’elle est un peu comme une allégorie du surmoi, dans ces combles où s’amoncellent les souvenirs et les débris d’un autre, notre homme affronte les jours et les lunes, et le froid, et la faim, mais plus que tout encore, le doute. Il faut dire que celui dont il convoite l’anéantissement, constatons-le à notre tour en passant l’œil dans les interstices du plancher, n’est pas à proprement parler effrayant : petit, maigrelet, rabougri, souffreteux, grabataire, mort à sa manière, bref ce qu’il convient d’appeler un petit vieux. Or le petit vieux n’est pas n’importe qui : il s’appelle Samuel Wallaski, c’est un des pianistes les plus doués de son temps, il a connu le monde et la gloire internationale, goûté les plus grandes acoustiques, les plus grands lieux, et ces récitals où le public, debout comme un seul homme, applaudit à tout rompre en priant que le rideau ne se baissât pas. Wallaski partage sa vie avec une drôle de femme, « la Mauvaise », dont la passion quasi-exclusive consiste à élever des fleurs pour en faire des couronnes mortuaires. Observons-les. Après tout, nous ne sommes pas moins voyeurs que le pauvre malheureux qui ronge sa haine dans son grenier, acculé à consigner la misère, la solitude, l’extrême détresse de ceux qui vivent là, à deux embardées de ses prunelles. On se dit que ce n’est pas possible, que quels que soient les griefs qu’il ait à lui adresser, tuer ce géronte qui ne ferait pas même un bon grand-père, ce musicien prodigieux qui rompit avec les honneurs et écrit dans son journal intime – que nous compulsons complaisamment avec le narrateur – qu’il ne joue pas du piano mais qu’il ne fait que « ramper dans la boue », tuer cet homme, donc, déjà mort de s’être déjà suicidé aux yeux du monde et de son instrument, déchoir cette fragilité incarnée, cette carne à bout de sang, constituerait un crime parfaitement innommable – et surtout parfaitement vain. Le narrateur le sent bien, d’ailleurs : à son contact, l’image qu’il se faisait du tueur s’altère peu à peu et finit, bon an mal an, par restituer un peu de son âme à cette chair de misère qui traîne par loques et silences. L’ère du soupçon s’éloigne, le tueur de la mansarde s’emplit de compassion, son empathie l’emporte, le voilà qui flirte avec le cœur. Piètre professionnel : il est bien trop sentimental. Lui qui voulait écrire cette histoire « avec la pointe la plus aiguë de sa vie » se surprend à souffrir des souffrances du maître de maison, l’ancien maître de piano que la vie mit au rebut. Imperceptiblement le récit nomme l’adversaire, sa femme, leurs prénoms s’installent dans le texte. Samuel, Betty : le lecteur les aimait déjà, il ne manquait plus que le narrateur s’y mette.

 

Celui qui a un peu vécu dans un grenier saura de quoi je parle. Il y fait froid, et puis la moisissure, la relégation, et les oiseaux qui se cognent à la lucarne, et on voudrait les attraper d’une main pour les dévorer tant il y a longtemps qu’on n’a pas mangé, et le jour qui n’entre plus, ou si peu, et si mal, et la poussière qui se dépose, partout, quoi qu’on fasse, comme les graines d’une existence envolée. Et ces souvenirs, ce fatras de petites immondices intimes qui s’entassent comme les restes d’anciens mets, exquis sans doute mais dont on ne veut plus. Et ce violon, peut-être le premier indice du retournement mental, du renversement des rôles, de l’abdication du tueur. Car il en joua, naguère, du violon, le narrateur tueur. Mal bien sûr, enfin pas aussi bien que l’autre tueur, en bas, le vrai, le pianiste des foules. Ce violon qu’il retrouve, ici, dans la poussière, mieux qu’un cordon ombilical, mieux qu’une transfusion sanguine, mieux qu’un passage de témoin, ce violon qu’il n’a pas même la liberté de faire sonner, juste faire mine, se contraindre à n’en caresser que le bois et les cordes, se contenter de n’en sentir que le frémissement au bout de son archet, par crainte d’éveiller l’ennemi qui rôde – l’ennemi rôde toujours, c’est sa définition, son attribut, tout rôdeur est un ennemi qui ne s’annonce pas. Elle est là, la « partition », à double foyer : celle dont on tourne les pages, celle qui disjoint deux êtres, comme deux territoires que l’on aurait scindés, frontières inviolables qui n’ont plus besoin de tracés. La musique est à la fois ce qui saute par-dessus les frontières et ce qui fait lien, ce qui rapproche et ce qui éloigne : révélation de l’humanité commune de l’instrumentiste comme de l’inatteignable altérité de son art, donc de son être. Rien en partage, la musique pour soi, en soi. Sauf dans les pages ultimes du texte, moment magnifique, poignant, quand deux âmes en viennent aux quatre mains pour livrer une dernière joute, qu’aucune des deux n’avaient prévue – mais, peut-être, secrètement espérée.

 

Il reste que le roman est au poète un continent douloureux. Écrit dans la plus belle et la plus élégante des langues, La partition ne donne aucun tournis. Oubliez l’énigme, il n’y en a pas, ou si peu. Et si maladroitement résolue. Elle n’est pas un sujet, ou disons qu’elle est un sujet sans intérêt. Elle n’est là que pour tenir en haleine la complexion sensible d’un homme bouffi d’angoisses, de peurs ancestrales, de sentiments d’abandon et d’irrésolutions fondatrices. Il y a quelque chose d’échenozien dans cette écriture qui se retire comme la marée au petit matin, mais sans le plaisir instantané, immédiat du thriller. Rien d’étonnant, alors, que le narrateur tourne autour de sa quête comme l’auteur autour de son texte. Le processus d’écriture en dit plus long que l’histoire. Ça hésite, ça obsède, ça va de l’avant, ça recule, ça peste, ça hésite, ça s’éteint et ça s’enflamme : écriture au diapason des belles contradictions du narrateur, qui s’esquinte, sur les cordes de son violon comme sur celles de son cœur, dans l’exploration de la bonne tonalité, du bon vibrato, de la bonne cadence. Il confesse d’ailleurs écrire « dans la maladresse d’un faux présent ». Est-ce confession du narrateur ? De l’auteur ? Aveu de la difficulté, en tout cas, de tenir les deux bouts du registre narratif qu’il s’est choisi : l’intrigue, et la poésie ; le souffle et le temps mort ; le récit et le dit. Nous nous échouerons sur un îlot d’amertumes, là où baignent les amours contrariées.

 

Alain Veinstein, La Partition - Éditions Grasset

Capture d’écran 2021-03-16 à 11

Article publié dans Esprit Critique,
revue de la Fondation Jean-Jaurès, janvier 2005.

5 février 2021

Isabelle Flaten - La folie de ma mère

 

Une mère, un père et passe

 

De ce que j’en sais, la possibilité de ce récit taraudait Isabelle Flaten depuis longtemps. On peut le comprendre : le livre à la mère – au père – peut bien être le livre d’une vie. D’Isabelle Flaten, on a toujours connu l’écriture nerveuse, parfois à fleur de peau, sans grands effets, comme travaillée par en-dessous par un je-ne-sais-quoi de colérique et de farceur, d’où naît ce style volontiers rapide, turbulent, incisif, parfois sarcastique. L’humour, donc, n’est jamais bien loin, retourné contre soi ou à visée plus sociologique, et c’est un humour dont on sait très tôt qu'il n’est jamais gratuit : plutôt l’indice d’une certaine humeur, agacement, impertinence ou coup de sang. Ce qui fait des livres d’Isabelle Flaten des objets finalement assez singuliers, où l’on peut tout à la fois rire ou sourire et se sentir lesté d’une certaine gravité ; d’un mot, disons que la légèreté apparente peut bien être lue comme une façon polie d’appuyer là où ça fait mal.

 

L’étonnant est qu’elle ne perd rien de ces attributs dans ce livre-ci, qu’il est tout de même difficile de considérer comme un roman et qui, par son registre et dans sa nécessité même, aurait bien la pu conduire à atténuer ce que son mauvais esprit a généralement de réjouissant. Isabelle Flaten se raconte, et se raconte à travers une mère qui n’en finit plus de côtoyer la folie : cela seul aurait pu suffire à édulcorer le fiel gaillard qui fait l’ordinaire de sa prose. D’autant qu’à cette mère insaisissable fait écho un père littéralement insaisi, comme nous le découvrons dans la dernière partie du livre. Autrement dit, rien ou si peu de ce qu’Isabelle Flaten raconte ne prête véritablement à sourire, et l’on ne peut pas ne pas éprouver l’espèce de grisaille ou de rire jaune qui teinte jusqu’aux scènes les plus cocasses (le trait folâtre de sa peinture des années 70, quand certaines marottes valaient certitudes idéologiques, vaut son pesant). Pour autant, jamais elle ne nous enfonce dans les marécages de la sentimentalité : elle a compris depuis longtemps qu’aucune périphrase ne sera jamais aussi nette et dure que l’exposé des seuls faits et motifs, et sait que jugements et sentiments croupissent dans l’eau de rose davantage qu’ils n’y croissent.

 

Exit le pathos, donc, qui ne résiste pas à une écriture étonnamment assurée dans ce type de récit propice à l’indécision, aux contournements ou aux évitements. Et l’on se surprend à constater, lisant ce livre qui devait être au bas mot assez déroutant à écrire, combien son écriture a gagné en précision, en mobilité, en maîtrise, mue par un rythme, ou plutôt l’évidence d’un rythme que je ne crois pas avoir rencontré, du moins à ce point, dans ses précédents textes, et qui achève de nous laisser sur une impression de grande maturité. Aussi me demandé-je si Isabelle Flaten ne serait pas, ici, à son meilleur.

 

Isabelle Flaten, La Folie de ma mère
Éditions Le Nouvel Attila

12 novembre 2020

Jean-Patrick Manchette - Journal 1966-1974

 

 

Poigne de Manchette

 

Le jeune Jean-Patrick Manchette, celui que l’on découvre dans ce premier volume de son Journal, savait-il qu’il serait un jour objet d’un culte – lui qui les avait tant en horreur ? Savait-il que la doxa le décorerait du titre d’inventeur d’un très improbable « néo-polar » – lui qui jurait d’abord par ces inégalables vieux de la vieille que sont Hammett et Chandler ? Pouvait-il seulement imaginer qu’aucun auteur de polars, presque quinze après sa mort, ne pourrait se dispenser d’une lecture de La position du tueur allongé, de Ô dingos ! Ô châteaux ! ou de Que d’os ? Sans doute pas La publication de ce Journal nous montre toutefois, en plus d’une personnalité sans doute moins monolithique que ce que la postérité a pu propager, qu’il s’en donnait les moyens.

 

Aussi ce premier tome intéressera-t-il particulièrement les écrivains, au-delà bien sûr du cercle large des lecteurs du genre, ceux en tout cas que l’existence confronte à la littérature Car ce qui est intéressant ici, c’est que l’on assiste, presque en direct, non à la naissance mais à la fabrication d’un écrivain. Manchette n’a pas vingt ans lorsqu’il comprend n’être fait que pour l’écriture, qu’il ne saurait être apte à autre chose, et qu’elle seule lui fournira le ou les moyen(s) de subsister. Son Journal est très lucide sur ce point, comme il l’est d’ailleurs par principe sur tous les autres : ici, pas question d’Art, mais d’usinage, de besogne et de sueur. C’est le côté sympathique de Manchette, cette impression qu’il laisse de n’exercer qu’un métier comme les autres, lequel, certes, requiert bien quelque talent particulier, mais exige d’abord d’être doté d’un tempérament et de se soumettre au long cours à une discipline qui confine à l’obsession. Sans doute faut-il minorer un peu cette impression puisque, comme il l’écrit lui-même : « Ce journal, hélas, n’est pas un journal intime. J’y note les faits quotidiens et les réflexions intellectuelles. Je n’y note pas les sentiments. Ils sont pourtant très importants et vifs. J’éprouve par exemple une grande passion pour Mélissa, une grande fierté à son sujet, un grand enthousiasme pour la vie de ma famille et une grande satisfaction. Mais je suis incapable de noter tout cela qui est sentimental. À moitié parce que c’est trop intime, à moitié parce que je cohabite tout le temps avec mes sentiments au lieu que je cohabite passagèrement avec les faits et la réflexion (politique par exemple.) » Du fait de cette contrainte, disons de cette complexion, la lecture du Journal de Manchette s’avère par moment un peu fastidieuse : son appétit pour le réel, pour l’époque et ses frasques, sa curiosité pour ce qui se trouve là, à portée immédiate, le souci aussi de ne rien négliger, de ne rien manquer, l’attention portée au moindre fait qui pourrait lui donner de nouvelles idées pour ses travaux, tout cela le conduit à une énumération parfois éreintante des menus événements de la vie au jour le jour, entre problèmes d’argent, vie familiale, programmes télévisés, compilation d’articles de presse, affres de la vie matérielle et aléas de l’économie du livre – où l’on vérifiera au passage que tout écrivain doit toujours se battre contre la terre entière pour faire valoir sa littérature, et subsidiairement ses droits. Il n’empêche : la vie quotidienne de l’écrivain peut bien ressembler à celle de quiconque, sa boulimie de travail, son invraisemblable curiosité intellectuelle, cette manière qu’il a de mener de front les travaux les plus alimentaires et l’œuvre la plus personnelle, tout cela force le respect. 

 

Frappante aussi est l’acuité intellectuelle du jeune Manchette. Rien de ce qui relève de la pensée ou de la création ne lui est étranger, tout stimule son esprit critique – dont il peu de dire qu’il est acéré, comme en atteste la litanie des « merdeux » et autres « fascistes » dont affuble telle œuvre littéraire ou cinématographique. Il dévore tout, tous les genres, philosophie et cinéma, western et Nouvelle vague, et suis aussi bien l’actualité internationale que celle du Chasseur français ; il est impitoyable mais il cherche partout, s’alimente à toutes les sources, et il faut bien constater que le plus injuste du plus injuste de ses jugements, et il y en a, ô combien, reste dûment motivé. Tempérament soumis à la radicalité, allergique aux conventions, entraîné par un désir un peu maniaque d’intelligence et de perfection, Manchette tranche, distribue bien plus de mauvais points que de bons, s’impatiente de telle faute de construction dans tel film, de telle lourdeur dans un tel livre : en réalité, il veut qu’on le bouscule, qu’on l’ébahisse, il veut, finalement, prendre des leçons, or il ne voit trop souvent que concessions, filouteries et facilités. C’est d’ailleurs cette radicalité et cette allergie qui le conduiront à s’intéresser de très près au situationnisme et qui, nonobstant le dépit que cela suscitera chez certains, le conduiront à juger d’un œil terriblement narquois l’extrême gauche de sa génération. Aussi un certain gauchisme lui apparaît-il comme un autre moule, tout juste alternatif, où nombre de ceux qui y entrent le font de bien meilleure grâce qu’il ne l’admettent, ne serait-ce que pour pouvoir se ranger par la suite. Il écrit par exemple du « mythe de la libération sexuelle » qu’il est « seulement un éloge du dévergondage, la création d’une nouvelle couche de consommateurs pour une nouvelle marchandise, le sexe capitaliste pourrait-on dire. » Quant à mai 68, Manchette n’en dit quasiment rien ; tout juste se borne-t-il, le 23 mai, à constater un certain « bordel social et politique », même s’il s’attriste, le 14 juin, que la révolution soit « devenue triste », avant de se réjouir, le 16 du même mois, que « la télévision en grève passe un film chaque soir », et ce faisant lui permette d’assouvir sa passion de cinéphile averti.

 

Par excès de cérébralité, le jeune Manchette pourrait avoir quelque chose du petit présomptueux emporté par un cartésianisme qui ne promet guère que du dépit. Le jugement serait pour le moins hâtif. Si la combativité domine, avec son lot de partialité et d’iniquité, ce n’est qu’à l’aune d’une incroyable voracité littéraire, d’un irrépressible besoin d’écrire, de lire et de progresser. Ce qui se devine entre les lignes, ou au contraire s’y exprime explicitement, c’est un tempérament plus vulnérable qu’il y paraît, ouvert à la fatigue, attentif à l’échec, sensible à la mélancolie quoique se l’interdisant toujours. Le conformisme que l’on a pu déceler dans son Journal, cette aspiration à une vie calme et paisible, vouée à l’écriture et à sa famille, n’est pas le signe d’un esprit mesquin ou petit-bourgeois, mais la conséquence d’une existence qui ne lui laisse ni répit intellectuel, ni certitude social, de la même manière que la sévérité de ses jugements n’a d’égal que la tristesse qu’il éprouve devant le cours du monde, cours que, in petto, à vingt-cinq ans déjà, il sait inéluctable. Il y a du pessimisme historique chez le jeune Manchette, et c’est aussi ce pessimisme qui fonde sa littérature en rupture, celle dont on peut dire aujourd’hui qu’elle engendra un écrivain : il y a bien un avant et un après Manchette.

 

Jean-Patrick Manchette, Journal 1966-1974 – Éditions Gallimard
Critique parue dans Le Magazine des Livres, n°11, juillet/août 2008

19 août 2020

Lou Darsan - L'Arrachée belle

 

 

La route (se retrouver sur)

 

C'est ce qui rend exaltante toute lecture d'un premier livre : on y entre vierge de tout savoir et de toute référence - et pour peu que l'on se pique de critique, on ne peut guère s'appuyer sur les travaux d'aucun confrère... L'exaltation est d'autant plus forte lorsqu'elle se double, c'est le cas ici, d'une certaine appréhension à ne pouvoir cerner comme il le faudrait l'intention et la singularité de l'auteur - en l'occurrence de l'autrice. Car L'arrachée belle n'est pas un texte qui se donne facilement. D'ailleurs il n'est pas jusqu'à son statut qui ne soit difficile à caractériser : disons une sorte de roman, pas vraiment un récit, en tout cas ni conte, ni chronique ; peut-être une déambulation, une errance, une échappée. Une arrachée, est-il plus justement écrit : tout comme il faut à la jeune fille de cette histoire s'arracher au sentiment du désœuvrement, de la routine d'une vie de couple devenue brutale à force d'indifférence, à soi-même aussi et à certaines injonctions de la civilisation, il faut se défaire ici de la tentation du système et de la typologie - tentation que réduirait d'ailleurs à pas grand-chose la liberté d'écriture et de mouvement de Lou Darsan.

 

L'arrachée belle est le livre d'une fille. Pas seulement parce que les hommes n'y ont franchement pas le beau rôle, mais parce que maintes filles et femmes (mais je confesse ne pas pouvoir l'expliciter plus avant) devraient s'y reconnaître. À quoi cela tient, difficile à dire... Peut-être à une certaine manière, rude et délicate, franche et pudique, nette, précise, de décortiquer les sensations. Car c'est un texte dominé par les odeurs, les matières organiques ou végétales, taraudé par des images de proliférations, traversé par une nature souveraine qui donne le la de la psyché humaine - et lieu, au passage, à quelques pages somptueuses. Peut-être aussi cela tient-il à une certaine révolte, sourde, lancinante, comme une sorte de dépit amoureux contre le corps, ses épreuves, son empire. Enfin parce que sourd de ces lignes un impérieux désir de libération qui est sans doute, si ce n'est naturellement au moins historiquement, davantage le propre de la femme que de l'homme ; le personnage principal n'est d'ailleurs jamais nommé : son genre (« Elle ») tenant lieu d'universel.

 

Il y a dans les actes et les pensées de cette jeune nomade qui se voit comme une sorte de monstre d'asocialité, dans la fuite perpétuelle de ce « lapin domestiqué qui se rêve vanneau migrateur », comme un profond désir de ré-ensauvagement. Il n'est d'ailleurs pas interdit de penser que ce livre témoigne aussi, fût-ce entre les lignes et heureusement sans donner lieu à quelque intention dissertative ou édifiante que ce soit, de ce qui travaille notre temps : un certain sentiment de saturation devant les commodités modernes, les prouesses technologiques, la maîtrise des identités, le maillage social. Le texte n'entre pas dans ces considérations, du moins pas expressément, mais témoigne d'une lassitude mâtinée de rage devant un monde où tout un chacun se sent voire se sait prisonnier du grand filet sociologique. On a ainsi le sentiment que cette jeune fille vagabondant, faisant du stop, passant de lieu en lieu, allant de paysages en paysages et parcourant l'espace comme une exploratrice avide de sensations nouvelles, s'est lancée dans la quête un peu folle et probablement impossible à satisfaire de sa propre viscéralité, pour ainsi dire de son propre état de nature. Comme si le monde extérieur - la société -, à force de l'avoir déréalisée, la poussait à courir après une sorte de primitivité idéelle. D'où l'impression que l'on peut avoir de n'être pas toujours très éloigné de l'école du nature writing, voire survivaliste. D'où aussi ce vitalisme sombre, cette espèce de panthéisme païen, d'onirisme, de gestes confinant à l'ésotérisme - autant de motifs qui m'ont parfois fait songer aux romans et nouvelles de Romain Verger.

Reste qu'il serait erroné d'insister sur cette seule impression de noirceur : si je parle de vitalisme sombre, c'est bien aussi pour dire combien l'aspiration à la vie, au mouvement et à l'énergie inspire ce texte. Il faut donc tout autant insister sur la douceur extrême que dissimule une certaine forme de radicalité, laquelle, certes, ne laisse pas vraiment le choix au lecteur, mais ne recouvre pour autant jamais ces impressions plus délicates où l'intime se révèle fragile, friable, et dont une certaine nostalgie n'est jamais absente, non plus que quelques beaux élans bucoliques. Si tout semble extrême, ce n'en est pas moins toujours travaillé par une authentique douceur, exempte de tout glamour, presque animale, imprégnée d'une nature vue concurremment dans ses aspects les plus infimes et comme un tout souverain.

 

Sans doute serait-il loisible d'émettre quelques réserves : l'ensemble est peut-être un peu long, et j'aurais parfois voulu atténuer quelques raffinements un peu coquets, mais ce serait vraiment chercher la petite bête entre les lignes d'un premier livre. Non, vraiment, il y a de quoi être admiratif devant la puissante originalité des images et la redoutable précision d'une langue remuante, inventive, sachant exactement ce qu'elle veut et conférant à chaque phrase et à chaque évocation une grande et belle densité. Mais chacun fera sa propre lecture de ce texte, qu'il me semble non seulement illusoire mais inapproprié de chercher à circonscrire trop nettement : après tout, il faut bien que les choses échappent - comme sa destination échappe à celle qui va, errante, le long du chemin.

 

Lou Darsan, L'arrachée belle
Sur le site des Éditions la Contre Allée

12 août 2020

Laurine Roux - Le Sanctuaire

 

La David Vann française ?

 

Depuis mars 2018 et la parution aux Éditions du Sonneur d'Une immense sensation de calme (prix Révélation de la Société des Gens De Lettres et désormais disponible en Folio), le nom de Laurine Roux ne cesse d'incarner celui d'une voix nouvelle, témoin d'un univers original, volontiers insolite, et aussi naturellement intimiste et feutré qu'il peut être sec et lyrique. Son deuxième roman, Le Sanctuaire, fait bien mieux que confirmer la beauté toute en tension, faussement contemplative de son écriture. On y retrouve d’ailleurs ce qui conférait déjà sa puissance à Une immense sensation…, à savoir une nature tellement impériale et sensible qu’elle en semble dotée d’une chair, et presque d’une psychologie. Mais de cette nature qui nous fait éprouver autant d’impressions organiques que de fulgurations mythologiques, les beautés ne se déploient jamais que sous le joug diffus mais croissant d’une menace. Peut-être faut-il y voir l’empreinte de l’homme, concurremment profonde et négligeable. D’où il est loisible de voir à travers Le Sanctuaire quelque chose qui, très subtilement, ressemble fort à une vision du monde. Sa lecture m'a d’ailleurs instantanément ramené à l'impression que j'avais eue en la découvrant il y a deux ans d'entrer dans le cercle privilégié des Vann, Volodine (à propos duquel le roman ménage quelques allusions codées) et autre McCarthy, sous la protection duquel Le Sanctuaire est placé – et dédicacé, ce n’est pas anodin, « au petit peuple de Walden junior », autrement dit à Henry David Thoreau.

 

Si l'on peut donc incontestablement faire des rapprochements avec son premier roman (un monde de l'après, en l'espèce une pandémie dont on tient les oiseaux pour responsables), Le Sanctuaire s'en distingue par une noirceur plus sèche voire brutale, mais aussi en ce qu'il sonde de manière plus assumée la dimension carcérale — derrière laquelle affleure, comme en passant, un féminisme tranquille, profond, presque olympien. Au-delà de cette manière délicate qu'a Laurine Roux de caractériser entre les lignes ses personnages, leurs contours psychologiques et leurs questionnements, c'est probablement son étude conjointe du sentiment d'enfermement et de l'irréfrénable progression de la violence (ici l'ascendant d'un homme sur sa femme et ses deux filles, auquel s'ajoute, tout du long, une certaine inquiétude libidineuse) qui fait à nouveau entrer le lecteur en résonance avec l'œuvre de David Vann. Et si son écriture est moins serrée, moins matérielle que la sienne, si son trait relève plus de la plume que du scalpel, j'aime que leur univers larvé de pessimisme cherche pareillement son antidote dans un certain goût pour l'étrange et la rêverie.

 

Autant dire que je suis infiniment heureux et fier de pouvoir continuer, comme éditeur, à accompagner Laurine Roux. Dont ce deuxième roman achève donc d'installer le nom et la voix.
 

 

Laurine Roux, Le Sanctuaire - Éditions du Sonneur
Sélection en cours pour le Prix littéraire « Le Monde » 

11 mai 2020

Xavier Houssin - L'officier de fortune

 

 

La voix de son père

 

« Oui, c’était il y a longtemps. Comment ne pas penser à cette hâte qui nous saisissait alors. Mais Jeanne avait raison, on ne s’étreint pas dans le souvenir des étreintes. J’ai respiré profondément. Chassé le trop d’émotion. Nous étions fatigués. Dans la chambre nous nous sommes juste mis à l’aise. Allongés côte à côte. Jeanne m’a pris la main. Un baiser sur ma joue. Le bruit des autos dans la rue ronflait en berceuse sourde. J’ai songé à la mer. Je me suis endormi. »

 

Trouver les mots et la manière d’évoquer le père, ce peut être, pour un écrivain, le projet d’une vie. Certains n’y parviennent jamais : pas faute de talent, mais parce que certaines montagnes ne sont faites que pour être craintes ou contemplées, non gravies ; d’autres dissémineront la présence paternelle au fil de leur œuvre, charge au lecteur fureteur d’en trouver la trace ; d’autres encore marqueront leurs personnages de fiction de traits qu’eux seuls savent appartenir ou avoir appartenus au père. Mais, bien sûr, il est probablement autant de façons de témoigner du père qu’il est d’écrivains… Dans L’officier de fortune, c’est d’ailleurs une autre voie qui s’est imposée à Xavier Houssin – car à l’évidence elle s’est imposée à lui, il n’est pas écrivain à astuces ou à trucs – et c’est dans la voix même du père qu’il s’est glissé, telle du moins qu’il peut se la représenter, lui qui ne l’aura que si tardivement et brièvement connu. François – le père, donc – parle, mais c’est le fils, devenu ici « le garçon » qui écrit, et il y a dans ce « je » qui est celui de l’autre une manière spécialement tendre et vibrante de prononcer l’hommage, et cette union malgré tout.

 

La toile de fond, bien connue, est celle d’une France impériale qui, malmenée, n’en continue pas moins d’être sûre de sa position et de son rôle dans le concert des nations (voir, ci-après, l’extrait de la présentation qu’en fait l’éditeur, qui suffit amplement). Mais c’est à hauteur d’homme, ou faudrait-il dire de femme, que le vieux soldat désabusé, résigné, plus guère en âge de faire des projets mais pas hostile à un petit rabiot de bonheur, rapporte son histoire : mal marié à une Yvonne aux « rêves étroits » qui le disputait « pour des queues de cerise » mais qui, comme disait l’autre, lui « donnera » deux enfants, c’est une autre femme, Jeanne, rencontrée à Saigon, qui va nantir son existence du petit peu d’espérance et de félicité auquel il aura droit. La présence longtemps clandestine de Jeanne, amour secret, choyé, qui « transformait la vie, effaçait les chagrins », et qui plus tard donnera naissance au « garçon », illumine l’arrière-plan du récit et suffirait à le pourvoir en romanesque.

 

Houssin fait partie des écrivains les plus justes et pudiques de notre littérature. Peut-être parce qu’en plus de se sentir plus proche du monde d’avant que du présent, à tout le moins peinant à trouver aujourd’hui ce qui pourrait le consoler d’hier, il n’a de cesse d’écrire pour conserver ce qui est déjà passé de mode – de monde – ou qui ne perd rien pour attendre. Avec peut-être cette illusion consciente, courante chez les écrivains, de songer qu’en consignant le temps, on contribue à lui conférer un peu d’éternité. C’est ainsi qu’il exhume dans tous ses textes une histoire intime et familiale qui les empreint presque mécaniquement d’un parfum de mélancolie. Aussi pourrait-on y voir je ne sais quelle obsession des origines ou marotte généalogique : je crois plutôt qu’il faut d’abord y lire le souci, simple et beau, d’empêcher que les choses ne meurent tout à fait. De la même manière, il serait loisible d’y voir l’expression d’un passéisme un peu dérisoire ; là encore il serait plus juste de considérer qu’il s’agit avant tout de donner une histoire au présent – et, ce faisant, de le rendre moins âpre à habiter. Cette mélancolie me semble toutefois constitutive de l’écriture, du style même de Houssin. Un test en ce sens est presque infaillible : la lecture des chutes de chacun des (brefs) chapitres qui composent le livre. Il a en effet ce talent de savoir ménager des résolutions qui n’en sont jamais tout à fait, des chutes parfaites autrement dit, troublantes, démissionnaires, résignées, sèches et tendres – quelque chose qui, étrangement, ne va pas sans m’évoquer parfois les manières ou l'esprit d’un Raymond Carver.

 

houssin 4eme

 

À l’issue de ce texte aussi bref qu’il est attendrissant, et puisque tout écrit se destine fantasmatiquement à l’immortalité, on se dit que l’auteur éprouve sans doute la satisfaction, même le soulagement, d’avoir réussi à donner vie littéraire à ce père méconnu mais dont on ne peut s’empêcher de se dire, à telle observation, telle façon d’être ou de faire, que quelque chose fut bien transmis au fils. L’on notera d’ailleurs que l’exergue de Restif de la Bretonne, où il est question d’honneur et de perpétuation du nom, est déplacé à la toute fin du volume, n’en éclairant que mieux et plus humblement encore ce texte de toute beauté.

 

Xavier Houssin, L’officier de fortune – Éditions Grasset
Lire ou découvrir : 
Les Allers simples, le blog de Xavier Houssin

8 mai 2020

Joseph Vebret - Menteries

 

 

Nous mentons, c'est vrai

 

Il y a toujours, chez Joseph Vebret, quelque chose qui a trait à une lucidité blessée. C’était patent dans son précédent roman, Car la nuit sera blanche et noire : l’écrivain y décortiquait des secrets de famille pour se demander ce qui, du réel ou de l’écriture, contaminait l’autre. Cela ne l’est pas moins dans ce volume hybride où, au prétexte de cinq histoires que je qualifierai volontiers de mini-romans, il continue d’explorer les mobiles de l’individualisme contemporain – autrement dit, bien plus que ses secrets, ses mensonges. Mensonges qui ne sont pas seulement prétextes à quelques intrigues ingénieuses, mais qui passent bel et bien pour notre part commune. De quoi Joseph Vebret s’amuserait volontiers, mais pas toujours : une aigreur, une amertume, quelque fois une colère, trouvent souvent à se loger dans l’amusement.

 

Les dehors étaient pourtant plaisants. Vebret a son chic pour s’enticher des classes aisées (pour ne pas dire plus), qu’il observe en ethnologue averti. C’est amusant, oui, de regarder vivre ces « crocodiles » de la jet society, de rire de leur hystérie sociale et du soin qu’ils mettent à paraître – quitte à ce que leurs névroses ne trouvent d’autre résolution ailleurs que dans la mort. Et c’est amusant de s’asseoir autour de la table d’un auguste manoir normand et de jouer au « jeu de la vérité » avec quelques amis du milieu hippique deauvillais – quitte à ce que la vérité, bien sûr, ne soit pas celle qu’on pense. Vebret se pose ici en héritier d’Agatha Christie, de Simenon ou de Conan Doyle – auquel il lance un clin d’œil appuyé dans La chienne des Vandeville. À l’instar de Gilles Grangier, dont les films constituent un témoignage sociologique pour le moins vivant sur les années 1950, il renvoie de notre modernité une image globale qui, si elle n’est pas sans raccourcis parfois, tire assez bien le jus des us et coutumes contemporaines. Aussi est-il facile de se prendre au jeu de ces petites tragédies sans fioritures, amusés que nous sommes de pouvoir pénétrer dans l’antre de ces confréries particulières et s’immiscer dans leurs univers clos, délimités, communautaires.

 

Reste que le comique de situation est souvent lourd de significations. La figure itérative d’Antoine Herbard, inventé pour les besoins de la cause, apparaît bel et bien comme un double à peine voilé de Joseph Vebret ; comme lui, il semble éprouver une certaine difficulté à évoluer à son aise dans la France contemporaine, toile de fond commune à ces cinq histoires, et à cette aune déjà un signe qu’il s’y sent assez mal. Car Vebret cultive et assume une nostalgie assez instinctive de la vieille France – Herbard, qui s’amuse à agacer la compagnie en citant les bons auteurs à tout bout de champ, est d’ailleurs spécialisé en livres anciens. Notre narrateur témoigne à chaque instant de l’allergie que lui procure une certaine frivolité contemporaine : impérialisme du jeu social, postures fabriquées, cupidité généralisée, triomphe du corps machine et autres tentations people. Il y a du Jacques François chez Joseph Vebret, dans cette manière à la fois lucide et joueuse, cynique et mortifiée, de dire : « Mais la vérité, mon cher, tout le monde s’en fout. » Vebret est un enfant du roman policier, dont il a hérité du sens de la petite touche, du goût pour le coup de sang et le geste symptomatique, mais il est aussi, à sa manière et probablement à son corps défendant, un moraliste. Ce qui le conduit parfois à pécher en exacerbant, selon moi, certains portraits : dans La chienne des Vandeville, non seulement rien ne rachète la femme de ses torts, voire de ses ignominies (elle est égoïste, menteuse, manipulatrice, vénale, quasi raciste), mais l’homme seul est sauvé, vengé, justifié dans son être, même s’il n’est pas, lui non plus, parfaitement pur (qui, d’ailleurs, pourrait se prévaloir de l’être ?). Bref, la victime (l’homme) est vertueuse, le coupable (la femme), irrécupérable. L’intrigue, efficace, assez palpitante, souffre un peu de ce marquage psychologique. Marquage parfaitement estompé en revanche dans Les élucubrations de Gary Thornton, où Joseph Vebret fait preuve d’une belle imagination en créant de toute pièce un conseiller de Roosevelt qui lui aurait suggéré de taire les rumeurs relatives à une attaque des troupes américaines basées à Pearl Harbour, afin que l’opinion puisse ensuite faire bloc autour d’une opération vengeresse. La suite de l’histoire donnera raison au mot de George Bernard Shaw, suivant lequel « on ne peut pas duper tout le monde tout le temps. »

 

Déjà vieille question rhétorique et labyrinthique : le mensonge est-il nécessaire à la survie (de l’individu social, de la communauté humaine), ou doit-il être pourfendu ? Joseph Vebret, et c’est heureux, ne répond pas, ou pas autrement qu’entre les lignes. Aussi Menteries n’est pas seulement une galerie de portraits ou une façon, codée, de régler son compte à l’existence, mais un jeu de piste à travers les névroses de notre temps. Celles dont, livre après livre, Joseph Vebret n’en finit pas de recueillir le lait nourricier.

 

Joseph Vebret, Menteries - Éditions Jean Picollec
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°34, février/mars/avril 2012 

3 mai 2020

Joseph Vebret - Car la nuit sera blanche ou noire

 

 

Vebret bretteur 

 

Ceux qui arpentent son blog ou lisent les éditoriaux qu’il donne au Magazine des Livres (et à d’autres) éprouveront d’emblée une assez grande familiarité avec Car la nuit sera blanche et noire, tant ce roman étoffe les sujets de prédilection et tourne autour des angoisses, que l’on dira usuelles, de Joseph Vebret. Angoisses qui ont certes à voir avec la littérature, mais qui lui sont bien davantage consubstantielles ; ou, dit autrement, qui ne sont existentielles que parce que l’écriture apparaît comme vecteur d’une rédemption que rien ne garantit jamais. L’emprunt du titre aux derniers mots de Gérard de Nerval n’a d’ailleurs rien de fortuit : c’est aussi pour conjurer, ou à tout le moins canaliser sa part folle que le poète écrivait ; et je ne crois pas forcer beaucoup le trait en percevant dans la relation du narrateur à l’écriture quelque écho indirect ou onirique au suicide du poète. Appréciation que conforte l’exergue, placé sous la figure tutélaire de Pavese.

 

Voici donc un récit plus étrange qu’il y paraît. D’emblée, le décor posé pourra sembler rebattu : un écrivain pris dans les rets d’une écriture dont il éprouve les limites à saisir et consigner un absolu de la pensée et des émotions, mais qui y puise tellement le suc de la vie qu’elle en contamine l’existence, à tout le moins sa perception. Seulement voilà, rien de tout cela ne saurait être univoque. Aussi, très vite, les questions affleurent : est-ce l’écriture qui métamorphose le réel ? ou le réel qui la phagocyte ? Est-ce l’écriture qui rend fou ? ou la désespérante impuissance de l’écrivain à témoigner d’une certaine intensité existentielle ? Est-ce le roman, enfin, qui crée le réel – les mots peuvent-ils tuer ? –, ou le réel est-il à ce point contrariant que seule l’écriture permettrait de s’en rendre maître et possesseur, c’est-à-dire de s’en libérer ? Le ton est donné dès les premières pages : « Écrire pour remplir le vide ; pour être fort. Pour ne pas avoir peur », assène le narrateur dans un de ses nombreux monologues – narrateur qui dévore par ailleurs les journaux intimes d’écrivains afin d’y trouver « le remède qui leur permit de faire leur vrai métier, qui n’est autre que combattre la mort. » La peur, donc. Mais de quoi ? Non pas tant de la mort, finalement, qui a tout pour apaiser, mais bien de la vie ; de la vie, c’est-à-dire de nous-mêmes. 

 

Selon notre humeur, notre aptitude ou pas à habiter le temps, et plus encore à nous habiter nous-mêmes, notre écriture se glissera dans cette peur, ou au contraire en restera captive. C’est une lutte de chaque instant, et c’est cette lutte-là que Joseph Vebret explore, sous les traits d’un narrateur dont on perçoit assez vite qu’il ne lui est sans doute pas complètement étranger. Aussi Car la nuit… peut-t-il passer pour une longue variation sur le thème de l’écrivain, ici dessiné sous ses traits les plus caricaturaux : asocial, égocentrique, dépressif, alcoolique, solitaire, érudit, amateur de femmes (plutôt jeunes). Ce qui devient intéressant, c’est que cette caricature fournit à Joseph Vebret autant d’occasions de la confirmer que de la révoquer : il y a caricature quand l’écrivain devient sensible à celle qu’on fait de lui. On est écrivain parce qu’on se sent tel (et qu’on le prouve en écrivant), mais on peut l’être aussi dans le regard des autres – ce que ceux-là peuvent aussi bien déplorer, railler, ou nous envier.

 

Ces autres, donc, le narrateur n’a de cesse de les affronter. Sa famille, pour l’essentiel, avec laquelle il n’a, peu ou prou, plus de relations. Une famille plutôt comme il faut, normale voire normative, vertueuse, assise sur un gros bloc de valeurs conservatrices, détentrice comme toute autre d’un certain secret. Ce secret, transmis tacitement de génération en génération, a structuré le grégarisme familial, avec pour conséquence d’excéder le narrateur, de l’en éloigner et, peut-être, de conforter ses motifs d’écriture. Ce qui donne lieu à quelques bons moments d’exposition familiale ; ainsi lorsque le narrateur, veillant son père mort, observe que « nous étions enfin face à face. Et seuls. Privilège qu’il m’avait obstinément refusé ces dix dernières années » ; ou encore à l’issue des obsèques, sa mère ayant eu « l’impression que [soncœur [allaits’arrêter », ce qui suggère in petto à son fils un « si seulement » lourd de sens. Il y a un peu de cynisme ici, ce qui est toujours réjouissant, mais comme on pourrait le dire d’une politesse du cœur, d’un trait d’esprit qui ne vise qu’à tenir en bride une forme, même obscure, de surcharge sentimentale. Toujours est-il que notre anti-héros va se mettre en chasse et remonter la filière jusqu’au grand-oncle, exécuté dans de troubles conditions et pour de douteux motifs lors de la première guerre mondiale. Le mensonge, ou plutôt l’étouffement de la vérité, régnait alors en maître, jusqu’au moment où le narrateur s’aperçoit que les membres de sa famille meurent les uns après les autres à mesure que son manuscrit progresse. La trouvaille, digne d’Agatha Christie, est de bon aloi, cette succession de morts plaçant l’écrivain dans une situation morale et psychique à tout le moins inconfortable, et achevant de faire de son rapport à l’écriture un absolu aussi désirable que destructeur. Son sentiment de culpabilité, trait déjà saillant de sa personnalité, s’en trouve décuplé et trouve alors à s’immiscer dans une indifférence pourtant presque totale à ces morts. D’un tel cercle vicieux l’on ne peut guère sortir qu’en le contournant et en creusant des lignes de rupture tout autour – l’alcool, la paranoïa, la schizophrénie, la construction psychique d’une autre réalité. 

 

C’est dans ces lignes de rupture, et à fleur de peau, qu’écrit Joseph Vebret, en n’omettant rien des mille et un mobiles de l’écriture. Ce sentiment d’urgence, s’il participe grandement de la vigueur du récit et de son caractère troublant, a parfois comme désagrément d’estomper certains aspects dont, pour ma part, j’aurais aimé qu’ils fussent davantage disséqués. Je pense notamment à l’addiction alcoolique du personnage principal, tant elle court de bout en bout du texte, et dont il aurait été intéressant de considérer comment et combien elle pouvait être constitutive d’une certaine écriture. C’est que Vebret est un écrivain direct, concis, qui ne déteste pas que la narration se fasse par moments brutale ou allusive – son accélération, très bienvenue, dans les dernières dizaines de pages, en témoigne. Cette brutalité n’est d’ailleurs pas étrangère à l’impression de naïveté ou d’ingénuité que laisse le texte, et qui en fait en partie le charme. C’est à l’adolescence qu’on interroge ses velléités d’écriture et de littérature, comme c’est à l’adolescence que l’on pose et se pose les questions les plus absolues : quelque chose chez Vebret continue de les ressasser, trouvant réponse dans la poursuite de l’action, c’est-à-dire de l’écriture : « Chaque livre était un suicide ; chaque commencement de manuscrit une renaissance. Et entre les deux, un véritable travail de deuil s’imposait à moi », fait-il dire à son narrateur. C’est évidemment cet entre-deux qui constitue, et le matériau, et le quotidien de l’écrivain – puisqu’il n’en est pas moins homme –, et qui taraude ici l’histoire de celui qui, « à force de puiser dans le quotidien pour écrire [sesromans, [a] fini par romancer [sonquotidien. »

 

Joseph Vebret, Car la nuit sera blanche ou noire, Jean Picollec Éditeur
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 16, mai 2009

26 février 2020

Alain Giorgetti - La nuit nous serons semblables à nous-mêmes

 

 

L'homme sur le rivage

 

Nous aurions tort, je crois, de trop chercher dans ce très beau, vraiment très beau premier roman d'Alain Giorgetti, matière à nourrir ou étayer notre seule colère contre le cours du monde ; disons que nous risquerions alors de passer à côté d'autre chose. Car si l'auteur puise assurément son mobile dans la révolte et le chagrin qu'inspire l'abandon de ceux qui, fuyant d'authentiques dictatures, viennent s'échouer voire périr sur nos côtes, son intention embrasse le temps bien au-delà du nôtre. Au point qu'on aura la sensation parfois de lire quelque grand texte tragique à vocation immémoriale.

 

C'est ainsi que, pages après pages, souvenirs après souvenirs, c'est bien l'épopée humaine tout entière qu'à travers le destin d'Adèm, échoué sur le sable glacial d'on ne sait quelle grève occidentale, le lecteur aura parfois le sentiment de traverser. Mais sans grandiloquence, et c'est tant mieux : si son évocation des traits dictatoriaux caractéristiques m'a parfois semblé un peu attendue, Alain Giorgetti n'est jamais aussi convaincant que dans le récit prévenant, soucieux, délicat qu'il fait des intimités bouleversées ou malmenées. Dans une langue à la fois simple et lyrique, une langue dont on pourrait presque éprouver la matière, l'épaisseur, le suint, une langue en somme que l'on sent venir de loin, le roman d'Alain Giorgetti donne finalement plus à sentir, frissonner et frémir qu'à penser. Ce n'est, selon moi, pas le moindre des compliments.

 

Alain Giorgetti, La nuit nous serons semblables à nous-mêmes
Sur le site des Éditions Alma

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