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Marc Villemain
litterature francaise
29 octobre 2014

Frédéric Berthet & Yvan Gradis

 

Histoire de donner un petit écho, même sommaire, à deux lectures récentes - histoire, aussi, de lutter un peu contre une mémoire qui me joue des tours... Quelques mots, donc, de deux livres qui, quoique très distincts dans leurs manières, n'en partagent pas moins de semblables qualités : de la virtuosité, de l'esprit (beaucoup), et une belle causticité.

 

 

Du premier, Frédéric Berthet, nous avons dit déjà, ici et , ce qu'il fallait en penser. L'histoire commence d'ailleurs à lui rendre justice, ce que, pour beaucoup, l'on doit à l'acharnement (éditorial, mais pas seulement) de Norbert Cassegrain, lequel travaille actuellement à une "biographie de l'oeuvre" de Berthet. Le lancement, chez Belfond, de la collection Remake (intitulé dont je ne suis pas très friand, mais qui au moins dit bien de quoi il retourne) tombait à point pour ce texte-ci, Le retour de Bouvard et Pécuchet, écrit en 1996 et qui fut donc, de Berthet, le dernier livre.

 

Un peu plus primesautier, peut-être plus joueur, aussi, que ses précédents. Le retour de Bouvard et Pécuchet porte sur nos années quatre-vingt un regard d'une irrésistible drôlerie. Nos deux personnages, comiques malgré eux, purs produits de cette bêtise ordinaire qui est aussi le propre de chaque époque, avec ses enthousiasmes crédules, ses naïvetés positivistes et ses lubies infantiles, se moulent avec autant de gourmandise que de complaisance dans ce qui faisait alors le suc de cette décennie : il faut les voir se lancer dans la radio libre, la phynance ou l'amour par Minitel, découvrir le jogging et le culte du corps, consacrer la mort des idéologies et se lancer dans l'action locale, s'exercer pour un éventuel passage à la télévision afin de devenir écrivains... Il y a du Monsieur Homais chez Bouvard et Pécuchet, mais il y a aussi, chez ces Bouvard et Pécuchet-là, du Laurel et Hardy. Leur drôlerie très accidentelle permet à Berthet de porter sur le temps un discours dont l'ironie, qui après tout n'est peut-être pas dénuée d'une certaine tendresse, de ces tendresses que l'on peut éprouver au spectacle des vacuités de bonne volonté, rejoint les sarcasmes de Flaubert sur sa propre époque. La forme vive, facétieuse, légère du Retour de Bouvard et Pécuchet ne doit pourtant rien masquer de l'authentique travail de réappropriation entrepris par Berthet, ce que souligne l'excellence du travail éditorial - en fin de volume, on compulsera utilement les Notes & Documents regroupés et annotés, où l'on voit combien Berthet, l'oreille très aguerrie, s'est imprégné des rythmes et de la musicalité de l'écriture flaubertienne. Ce petit volume est donc un régal, et rappellera sans doute quelques souvenirs à ceux qui ont traversé les années quatre-vingt, qui ne manqueront pas alors d'y sourire - fût-ce jaune, comme, semble-t-il, on y sourit dans certains mllieux lorsque le livre parut.

 

 

Du second, Yvan Gradis, auteur de Détruire Notre-Dame, on sait bien sûr qu'il est un publiphobe déboulonneur et conséquent, fondateur de Résistance à l'Agression Publicitaire (RAP). Mais on ne doit surtout plus négliger qu'il est aussi un sacré bon écrivain. Comme à Frédéric Berthet, le monde, la société, son temps, lui semblent surtout objets de circonspection, laquelle, nécessairement, entraîne le rire et la gausserie. Et, chez Gradis, un goût prononcé de la potacherie, du pittoresque et de l'absurde. Mais ne nous laissons pas abuser : le rire, c'est connu, n'est que la forme civilisée que revêt l'hommage de la politesse au désespoir : il est ce petit sacrilège commis à l'endroit de nos valeurs les plus sûres et/ou les plus indiscutées. Moyennant quoi, la relative drôlerie de Détruire Notre-Dame n'amène pas tout à fait le même sourire que chez Berthet, car s'y glisse quelque chose de plus onirique, de plus abstrait ; il y a un ici un peu d'oulipisme, qui désarçonne le sens pour mieux ancrer l'image et la sensation. Voyez cet homme, donc, qui semble ne rien voir de ce que l'humain commun voit : sa réalité à lui est simplement autre, comme transfigurée par une sorte d'aptitude à dévoiler ce qui se cache derrière le visible immédiat. Mais attention, ce n'est pas un jeu, c'est on ne peut plus sérieux : ce n'est pas seulement qu'il voit autrement, c'est qu'il donne à voir ce que l'ordinaire dissimule (sciemment ou pas). Le monde alors prend une toute autre signification : exit le bon gros réel. Erudit, virtuose, écrit dans une langue irréprochable, Détruire Notre-Dame n'en est pas moins parfaitement roboratif : on le dévore davantage qu'on ne le lit, tant il demeure dans le quotidien de cet homme qui tient son journal quelque chose de l'entendement commun. Son univers, aussi absurde voire fantastique qu'il y paraisse, conserve un tour étrangement humain, terrien oserai-je dire, comme un écho lointain aux tribulations de de l'homme moderne. Cette fraîcheur, cette gourmandise à écrire, le plaisir évident que prend Gradis à jouer de la langue, toute cette vivacité, ça fait du bien.

 

Frédéric Berthet, Le retour de Bouvard et Pécuchet - Belfond

Yann Gradis, Détruire Notre-Dame - Pascal Galodé Éditeurs

25 septembre 2014

Mousseline et ses doubles : la saga de Lionel-Edouard Martin

 

C'est donc aujourd'hui que paraît, aux Editions du Sonneur, Mousseline et ses doubles, le nouveau roman de Lionel-Edouard Martin. Comme pour Anaïs ou les Gravières, j'ai eu l'honneur d'en diriger le travail d'édition : aussi serait-il assez mal venu que j'en fasse l'article. Je ne peux toutefois qu'instamment inviter les lecteurs (et les critiques) à s'emparer de cette nouvelle oeuvre, qui cette fois-ci revêt la forme d'une sorte de saga familiale et française.

 

L'histoire prend ses racines à la toute fin du XIXe siècle, sur des terres nécessairement poitevines et déjà profondément moissonnées par Lionel-Edouard Martin, pour s'achever dans le Paris d'aujourd'hui. Comme dans Anais, le fil rouge de cette histoire savamment composée est une jeune fille - surnommée, donc, Mousseline. S'échappant de la tutelle du père pour aller rendre visite à son frère qui s'en va combattre en Algérie, Mousseline, coeur simple, va "monter à Paris" ; elle s'y émerveillera de ce que jusqu'alors elle ne pouvait guère qu'imaginer : la foule, les magasins, le métro, les jardins publics, les lumières et les bruits de la ville. Surtout, elle y rencontrera les arts, la littérature et l'amour - la vie. Son coeur de petite provinciale bat la chamade - mais pour bien peu de temps, la vie étant ainsi faite que rien n'y est jamais garanti.

 

Dans le sillage de Mousseline, c'est un peu de l'histoire et de la mentalité françaises que nous revisitons, et il est fort à parier que bien des lecteurs y retrouveront quelques traces de leur propre roman familial. Mais, comme toujours chez Lionel-Edouard Martin, et même si la trame romanesque est ici un peu plus nette et limpide que d'ordinaire, l'histoire n'est jamais qu'un passage obligé pour l'écriture : une écriture à nulle autre pareille, où les à-coups de la respiration viennent se nicher dans une phrase de grande amplitude, où la justesse du mot et la suggestivité de la syntaxe donnent aux images tous leurs échos, toutes leurs résonnances, et où s'entend le rythme ténu mais obsédant d'une gorge qui palpite, d'une voix qui, pour énoncer précisément, n'est jamais loin de trembler. L'écriture romanesque de Lionel-Edouard Martin, dont on sait que la poésie occupe la moitié de l'oeuvre, n'aura peut-être jamais été aussi évocatrice ; populaire et savant, d'une composition dont la minutie n'altère jamais l'intensité de personnages très touchants, ce drame de l'amour en témoigne de manière aussi sensible que magistrale.
 

Pour  feuilleter ou commander le livre, cliquer ici.

12 juin 2014

À l'honneur de la revue CHIENDENTS

 

 

CHIENDENTS, une très jolie revue (reliée "à la chinoise"), me fait l'honneur de son 49è numéro, titré L'éloignement du monde.

 

En plus d'un long entretien avec Stéphane Beau, que je remercie très vivement d'avoir eu l'idée et l'envie de ce numéro, Vincent Monadé (président du Centre National du Livre), Jean-Claude Lalumière et Bertrand Redonnet, tous deux écrivains, m'ont fait l'amitié de se livrer à cet exercice toujours difficile, et parfois douloureux, du panégyrique... C'est peu dire que leur témoignage me va droit au coeur.

 

Publié sous le pavillon des éditions du Petit Véhicule, celles ou ceux qui éprouveraient de la curiosité peuvent le commander directement en ligne (7€), ou en téléchargeant ce bulletin_de_commande.

 

Les éditions du Petit Véhicule

23 mars 2014

Le couple : quelles nouvelles ?

 

 

Nouvelles du couple (sous la direction de Samuel Dock) - Editions France-Empire - Mars 2014

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Samuel Dock a eu la  gentillesse de me convier à participer, sous sa direction, à un joli projet littéraire paru aux Éditions France Empire sous le titre Nouvelles du couple : l'exploration du couple — et, à travers lui, de l'amour bien sûr. Existe-t-il thème plus rebattu ?, il est loisible d'en douter. C'est ce qui en fait le sel : il ne s'agit en effet pas tant de dire du neuf que de trouver sa propre manière de le dire.

 

Liste des auteurs : Alain Vircondelet, Valérie Bonnier, Samuel Dock, Jérôme-Arnaud Wagner, Hafid Aggoune, Marc Villemain, Marie Plessis, Erwin Zirmi, Bérénice Foussard-Nakache, Rebecca Wengrow, Stéphaniel Le Bail, Lélie Clavérie, Olivier Fernoy.

 

20 mars 2014

François Blistène - Le passé imposé

 

Quelques nouvelles de François Blistène, dont paraît, ce jeudi 20 mars aux Editions du Sonneur, le deuxième roman : Le passé imposé j'ai donc à nouveau la chance, comme cela fut le cas avec Moi, ma vie, son oeuvre, d'en être l'éditeur.

 

Ceux qui avaient lu ce premier texte retrouveront dans Le passé imposé ce que probablement ils avaient aimé : la verve, la causticité, cette manière un peu potache de mettre les pieds dans le plat et, bien sûr, ce talent qu'a François Blistène, en apparence fort simple mais qui n'est pas donné à tout le monde, de raconter une histoire.

 

Pour le reste, nous sommes assez loin des univers de Moi, ma vie, son oeuvre, qui faisait la part belle au petit monde de la peinture et à ses affres - et à certaines idées assez peu recommandables que cela faisait germer dans la tête de son protagoniste. La tonalité, quoique toujours parsemée de saillies facétieuses, voire fantasques, est ici un tantinet plus grave, puisqu'il est question d'éducation, de transmission, de paternité, de liberté individuelle, autrement dit, de valeurs. Que l'on ne se méprenne pas : François Blistène n'a pas viré sa cuti, il n'a pas plus retourné sa veste que changé de casquette : tout n'est jamais que prétexte à ausculter l'humaine engeance. Aussi bien, si l'on riait assez franchement en lisant son premier roman, l'on rit toujours, certes, mais un peu plus jaune tout de même. En montrant l'ineptie qui consiste à vouloir protéger à tout prix la jeunesse contre ce que le monde a de plus sot, François Blistène, s'il encourage l'individu à se libérer des innombrables carcans qui mettent la liberté à l'épreuve, n'en témoigne pas moins des limites d'une société acquise à toutes les futilités consuméristes possibles et imaginables, et très peu à ce qui pourrait l'embellir et la rendre un peu moins frivole. Moraliste, François Blistène ? N'exagérons pas. Car ce qu'il raconte ici (la découverte de la vie - et de Paris - par trois jeunes gens fuyant la geôle paternelle) n'induit aucune espèce de jugement de valeur : il se passe simplement ce qui doit se passer. De son écriture vive et accidentée, pleine de rebonds, d'images et de formules, d'excentricité aussi, Blistène jubile surtout à nous montrer de quoi nous sommes faits : de préjugés autant que d'inconscience, de peurs farouches autant que d'aspirations à la joie.

 

 

 

QUATRIEME DE COUVERTURE Solitaire abhorrant le monde moderne, Philippe Pontagnier s’acharne à isoler ses enfants dans une maison où leur seul contact avec les humains est un certain Kuntz, homme étrange censé parfaire leur éducation. Lorsque les trois adolescents parviennent à s’échapper, ils ne connaissent guère du monde que ce que leur père et leur précepteur, ainsi que quelques livres bien choisis, leur en ont appris. Déambulant dans Paris, ils vont donc, chacun à leur manière, tâcher d’en déchiffrer les mœurs et de s’y faire une place. Une rencontre sera décisive : celle d’un certain Monsieur Mystère, magicien de son état, auprès duquel ils vont se prendre au jeu de la vie. Mais c’est sans compter sur la soif de vengeance du Père : l’ogre rôde, et le destin est tenace.

 

 

François Blistène, Le passé imposé - Éditions du Sonneur

 

18 mars 2014

Jacques Josse - Liscorno

 

 

C'est, encore une fois, un bien beau livre que nous donne à lire Jacques Josse, sans fard ni manières, à l'écriture tout à la fois discrète et évocatrice, précise, choisie : en somme, un livre d'authentique littérature - ô combien, la littérature étant tout ce à quoi se nourrit Liscorno, récit d'hommage, tombeau des grands inspirateurs. La littérature, donc, et tout autant la vie, puisque aussi bien les deux ont (doivent avoir) partie liée. On aime tel livre, tel auteur, aussi parce qu'on l'a lu à cet âge-là, en ce lieu-ci, et parce que les circonstances ne sont jamais étrangères à cette sorte d'effet de sidération qu'une lecture peut susciter.

 

Cette fois, Jacques Josse nous fait revenir aux origines. Nous ne sommes pas encore à Rennes ou à Saint-Brieuc, qu'il évoquera souvent dans ses textes. Nous sommes à Liscorno, en Bretagne certes, mais en Bretagne intérieure, rude et paysanne. Liscorno, donc, "village bâti en terrasses, à flanc de coteau, comptant trois à quatre dizaines de maisons et plusieurs bâtiments de ferme", où Josse débarque à l'âge de cinq ans, au beau milieu de l'été 1958. Alors il raconte cette arrivée, en quelques mots très purs, les souvenirs qu'il en a, les quelques images qui lui reviennent ; avant d'aller s'enfermer dans cette "mansarde qui allait peu à peu se muer en invisible (et minuscule) port d'attache", d'où il enprendra d'explorer le monde et les livres.

 

Il sera question, au fil des jours et des pages, de Tristan Corbière, de Raymond Carver, de London, de Kerouac, de Ginsberg, des fortes têtes de la Beat Generation et de quelques autres, poètes avant tout, les Yves Martin, Armand Robin, Gary Snyder... Illustres ou pas, peu importe à Jaques Josse qui, n'écoutant que son coeur et les recommandations de ceux qu'il lit, s'en va à la rencontre de ces écrivains qui sont autant de monstres ; auprès d'eux il va apprendre à se trouver, à trouver en lui la bonne manière d'être au monde, et déterminer à jamais son paysage, son esthétique littéraires. Ses lectures donnent d'ailleurs parfois l'impression qu'elles le sauvent - mais de quoi ? Il lit dans sa mansarde, quand il ne traîne pas au café du village à observer ces hommes durs à la peine, trimballant leurs vies laborieuses et leurs trognes esquintées. Il y a quelque chose chez ceux-là, d'ailleurs, qui m'a fait songer aux personnages de ce roman splendide, passé complètement inaperçu (peut-être du fait de la mort prématurée de son auteur) : Dernière station, d'Ollivier Curel — dont je parle ici. Ce sont les mêmes gueules cassées, inatteignables, recluses, ni désespérées, ni espérantes : indifférentes à toute projection de soi en dehors de cet ici et de ce maintenant - et sans doute faut-il, pour espérer comme pour désespérer, avoir ne serait-ce qu'une raison de penser qu'autre chose soit seulement concevable. Et si Jacques Josse évoque avec beaucoup de sensibilité ce qu'ont représenté pour lui (et représentent encore) ces lectures, je le trouve parfois plus juste encore, plus parfaitement juste, lorsque passe dans son récit un de ces hommes de peu, un de ces vieux marins à l'âme ravinée qui lèvent leur coude au zinc en noyant leur regard dans le miroir - avant d'aller pisser dehors contre un pommier.

 

Jacques Josse, Liscorno - Éditions Apogée

4 mars 2014

Nicolas Cavaillès - Vie de monsieur Leguat

 

 

Il y a chez Nicolas Cavaillès, dont cette Vie de monsieur Leguat est le premier roman, quelque chose qui n'est pas sans rappeler les humanistes de la Renaissance : une attention particulière à la nuance et à la précision - autrement dit une certaine éthique de la justesse -, la revendication de la liberté de l'esprit, un sens très assuré du Beau, une manière de donner de l'amplitude à la pensée et à la phrase, un refus de l'emphase et du tape-à-l'oeil, un certain détachement du monde aussi, modulé par une sensibilité particulière, pour ainsi dire pré-sociologique, au réel et aux manières de vivre des hommes. Bref, tout ce qui pourrait constituer le caractère de que l'on appelait naguère un gentilhomme, gentilhomme qu'à bien des titres incarne ce François Leguat, lequel ne connut donc jamais la postérité de ces grands explorateurs dont nous connaissons les aventures depuis l'école primaire, et qui pourtant vécut une vie comme on ne peut plus même imaginer qu'il fut possible d'en vivre. Je serai même presque enclin à voir dans ce prestigieux substrat humaniste ce qui, chez Cavaillès, le détourne de l'intention romanesque pure ; quelque chose qui pourrait dire, en substance : à quoi bon l'invention, quand la vie des hommes est toujours plus riche que toutes nos improbables chimères ? Il n'y a pas, ou peu, chez Cavaillès, l'envie de divertir, d'enchanter ou de faire rêver. Vie de monsieur Leguat atteste plutôt d'un désir de témoignage, de transmission, presque d'édification. Mais, Cavaillès sachant ce qu'écrire veut dire, son écriture, imagée, évocatrice, ferme et délicate, à la fois ample et épurée, finit par conférer à ce texte une sorte de gravité légère et presque euphorisante. De là sourd une tension, un cheminement, aussi peut-on dire, oui, que, de roman il est tout de même question - d'ailleurs qu'est-ce que le roman, sinon, aussi, cette force assez mystérieuse qui confère à nos mots les plus simples et à nos intentions les plus nettes la puissance des vies réinventées ?

 

De ce François Leguat, on ne sait, encyclopédiquement, qu'assez peu de choses, si ce n'est, donc, qu'il naquit français vers 1637 pour mourir londonien à l'âge de 98 ans (ce qui est déjà assez remarquable), qu'il fut, avec tant d'autres, chassé de France par la révocation de l'Edit de Nantes, qu'avec dix autres de ses compagnons d'infortune il prit les mers sur une petite frégate baptisée L'Hirondelle et que, comme en écho anticipé à l'Oceano nox que Victor Hugo n'a pas encore écrit (Combien ont disparu, dure et triste fortune ! Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune, Sous l'aveugle océan à jamais enfouis !), la plupart n'en revinrent pas. Vivant de peu, de rien, inventant une vie sur des îles parfois à peine plus grandes qu'un gros rocher, Leguat connut les fers, les maladies et toutes les dérélictions possibles de la chair, la trahison et la brutalité de ses congénères, l'adversité conjuguée de la nature et des hommes, avant de mourir dans les bas-fonds de Londres, où Cavaillès, sans doute ici un peu romancier, l'imagine, racontant une vie d'aventures aux pauvres bougres qui, à des heures indues et le ventre plein de mauvais alcools, l'écoutent peut-être, non sans distraction, un peu comme on prend plaisir à entendre un oiseau chanter dans sa cage. Trois vies en une, c'est ce que nous dit Nicolas Cavaillès de ce François Leguat, dont le portrait tout de courage et d'humilité, d'abnégation et de constance, de sagesse et de curiosité pour le monde, ne pourra que toucher le lecteur. Pas un roman, donc, ou pas tout à fait, moins encore une de ces chroniques voyageuses qui rendent le lecteur impuissant à distinguer entre le vrai et le possible, entre l'imaginable et l'improbable, mais, plus humblement et sans affectation, le récit très sensible d'une vie à la fois exemplaire et dramatique, héroïque et retirée, taraudée par l'appétence à la vie et le côtoiement incessant de la mort, et où pointe la belle et enchanteresse nostalgie des mondes éteints. 
 

Le prix Goncourt de la Nouvelle vient d'être attribué,
ce mardi 4 mars 2014, à Nicolas Cavaillès.
 

Mes recensions d'ouvrages des Editions du Sonneur, où j'officie comme éditeur,
ne sont publiées que sur ce seul blog personnel.

 

Nicolas Cavaillès, Vie de monsieur Leguat, Éditions du Sonneur

2 mars 2014

Gerald Messadié sur *Ils marchent le regard fier*

 

 

 

Dense et lourd

 

Dernière ligne lue, ce tout petit volume vous reste dans les mains comme un de ces galets qu’on ramasse sur les grèves et qu’on ne se résout pas à jeter. Il est dense comme la pierre, en effet, et lourd. S’il existait un laboratoire d’analyse essentielle des textes (LAET), on le lui confierait pour savoir pourquoi il colle aux mains, à la mémoire. Est-ce la densité du texte ? Peut-être. Le dépouillement des mots, alors, langage courant, dru, un peu provincial, pas une once de « Madame de Lafayette » ? Peut-être aussi. Ce n’est pas un texte littéraire, plutôt un de ces récits d’infortune qu’on écoute un de ces soirs où l’on s’est réfugié dans un bar après un mauvais dîner et une rencontre ratée, de la bouche de quelqu’un qui ne se résout pas à aller dormir seul lui non plus. C’est un morceau d’absurde, obsédant parce qu’il ne se pare pas de romanesque. En réalité, c’est une tragédie et je me suis mis à penser que ç’aurait bien pu être un sujet pour Sophocle, parce qu’à la différence du drame, la tragédie n’est rien d’autre qu’une représentation de l’absurde (à signaler aux existentialistes qui circulent encore, sur des chaises roulantes).

 

La courtoisie interdit de raconter l’histoire ; disons alors que c’est une bagarre banale qui tourne mal.

 

Gerald Messadié

10 février 2014

Jean-Claude Lalumière - Comme un karatéka belge qui fait du cinéma

 

Ce qui, après tout, aurait pu constituer un bon filon (les élans nostalgiques et drolatiques d'un auteur né à la fin des années soixante) se révèle, au fil de ses livres, comme le noyau de vérité où ne cesse de venir s'arrimer l'écriture de Jean-Claude Lalumière. L'auteur est bien connu depuis l'hilarant Front russe et le caustique Campagne de France, mais il y eut, avant tout cela, Blanche de Bordeaux, où l'on devinait sans peine que l'ironie, fût-elle revendiquée, n'était pas un but en soi ; cette sorte de polar d'inspiration plus ou moins ouvriériste n'était d'ailleurs pas si drôle que cela, et l'auteur y déambulait déjà à travers ce qui restait de sa jeunesse girondine. Moyennant quoi, si Lalumière n'a de cesse de revendiquer ses filiations humoristiques, il n'en demeure pas moins qu'il a toujours fait de l'humour un usage à visée sociologique ; aussi bien, ce qui s'affuble des atours de la cocasserie ne va jamais sans se teinter d'un sentiment assurément plus mitigé.

 

Comme un karatéka belge qui fait du cinéma (titre dont le burlesque ne recouvre qu'assez imparfaitement la sensation où nous laisse cette lecture), fera sourire, bien sûr : on sourira à la fluide légèreté des scènes, à la composition très minutieuse, aux innombrables petites observations, portraits, bons mots et formules, à cette façon qu'a le narrateur de regarder de haut sa propre vie - comme s'il s'agissait d'un film, donc, puisque de cinéma il est aussi question ; même, on s'esclaffera franchement au récit d'une improbable nuit en compagnie de Jean-Claude Van Damme dans une suite de l'hôtel Lutetia ; pourtant, cette fois-ci, le coeur n'y est pas : même en souriant, même en badinant, c'est une amertume un peu nouvelle que l'on sent chez Lalumière, amertume que l'on ne peut pas ne pas envisager comme celle d'un écrivain qui, ça y est, est passé à autre chose, qui non seulement comprend, mais éprouve, ce que le fait d'avancer dans la vie charrie comme inévitable sentiment d'imperfection, comme pensées désabusées, comme impressions d'avoir été un peu joué par l'existence et de n'avoir pas toujours su présider à ses propres destinées. L'histoire de ce garçon quittant son Médoc natal avec le sentiment d'être différent des siens, d'être fait pour autre chose que la vigne ou le bricolage mais plutôt pour le cinéma et les lumières de la ville, mal à l'aise avec ses racines mais découvrant à Paris l'insondable bêtise du jeu social, se retrouvant un beau matin employé d'une galerie d'art contemporain et y voyant défiler cette bourgeoisie jeune et coquette qui se fantasme en avant-garde, cette histoire n'est pas autre chose que le roman d'apprentissage d'un jeune homme de la classe moyenne française. Les rêves de l'enfance avortés, ne lui reste qu'à faire son trou et, nolens volens, à mettre ses pas, si possible sans trop de casse ni de déplaisir, dans les chemins improbables et trop souvent factices que lui désigne la société de son temps.

 

Nostalgie, donc, disais-je, mais nostalgie de quoi ? De ce qui, pourtant, ne semble guère pouvoir inspirer un tel sentiment : une jeunesse moyenne où l'ennui le dispute à la routine et où le seul attrait de l'avenir est d'être d'abord un mot pour littérateurs, des sensations un peu anodines, des remontées d'une mémoire où rien ne vaut vraiment la peine d'être exhumé, un vague sentiment de laisser-aller, d'échec plus ou moins bien digéré. Ce avec quoi Jean-Claude Lalumière nous fait sourire, d'autres en useraient largement, voire ad nauseam, pour faire pleuroter dans les chaumières : cette façon de se sentir étranger chez soi, dans sa propre famille, sur ses propres terres, l'indécrottable insistance d'un complexe social et culturel, cette impression de ne pas s'être vu grandir, puis vieillir, la culpabilité diffuse de s'être détourné des siens au point d'avoir raté le mariage et le premier enfant du frère ou les obsèques du père. Le narrateur ne rit guère de ce qu'il fut, de ce qu'il vécut, mais il en fait un objet de dérision relative, et si l'on sourit, c'est, comme lui, un peu jaune. Mais précisément, ce qui finalement est assez touchant dans ce roman, c'est qu'il n'assume complètement, ni sa part de rire, ni sa part de mélancolie. Autrement dit, tout y est retenu, délicat : si le narrateur met une certaine distance entre lui les choses, c'est pour n'avoir pas à s'épancher ; c'est pour parvenir à bâtir une existence et à se bâtir lui-même sur un socle dont il sait la matière friable. Il y a décidément, chez Lalumière, un côté Petit Chose qui le rapproche toujours davantage d'Alphonse Allais, dont on le sait lecteur.

 

 

Jean-Claude Lalumière aurait pu se complaire sur la voie qui lui vaut aujourd'hui d'être reconnu comme un spécialiste de l'humour en littérature. Or ce qu'il révèle ici, avec la simplicité et la modestie qu'on lui connait, avec cette façon d'avancer sans avoir l'air d'y toucher et ce refus pour ainsi dire naturel de toute affectation, c'est qu'il n'a peut-être véritablement jamais cherché à être drôle : si ses romans le sont malgré tout, c'est qu'ils sont d'abord un hommage de l'humour à la pudeur.

 

 

Jean-Claude LalumièreComme un karatéka belge qui fait du cinéma - Le Dilettante
 

Mes précédents articles sur Jean-Claude Lalumière :
     - La Campagne de France
     - Le Front Russe
     - Blanche de Bordeaux

26 novembre 2013

Nativité cinquante et quelques - Lionel-Édouard Martin

 

 

 

Parce qu'on n'est pas des chiens, non, mais des hommes et des femmes qui connaissent la terre et le travail des corps pour en tirer la nourriture. Et il vient de très loin, ce savoir, d'époques où se pencher pour cueillir la racine vrillait dans les lombes l'effroi d'un surgissement possible, rival, bête débouchant par derrière, brisant les vertèbres : et on gisait mort plus tôt qu'à son tour, on engraissait l'humus, se muait plante, pierre ; et ce qu'on mange, viande, légumes, poissons, pain, c'est à la fois cette peur et ce devenir et c'est pour ça que l'on respecte les aliments, qui sont un bout de soi-même dans l'éternel branle de l'univers : naissance, trépas, renaissances, toujours, infiniment, recommencés...

 

 

 

Depuis le temps que je le lis, je ne m'étonne plus guère d'entrer dans un nouveau texte de Lionel-Edouard Martin avec cette même envie opiniâtre, sans cesse renouvelée, de me laisser porter par ce qu'il me semble assez bien connaître déjà. C'est le grand plaisir des lecteurs qui lisent assidûment un écrivain et qui, à tort ou à raison, ont acquis l'intime conviction qu'ils n'ont, de lui, plus grand-chose à découvrir, que de toujours vouloir remettre leurs sensations sur le métier, observer ce qui, en lui, bouge, respire, continue de s'ouvrir. Lire comme pour perpétuer l'étonnement, en quelque sorte ; pour poursuivre la conversation ; pour jauger son humeur, aussi, s'assurer que le fluide ne s'arrête pas d'irriguer, d'abonder, de nourrir ce que, de toute façon, nous aimons déjà. C'est, en l'espèce, un exercice un peu subtil, tant Lionel-Edouard Martin se moque bien de surprendre, tant il s'acharne à exhausser et à transmettre ces choses vues qui, un jour, le conduisirent à écrire. Si bien qu'on se surprend à le lire comme lui-même, peut-être, écrit : avec cette joie un peu triste qu'inspire la visitation des mondes originels.

 

Rien n'est plus difficile - et ne serait plus idiot - que de clamer sa préférence pour tel ou tel roman de Lionel-Edouard Martin. Autant affirmer que ce Saint-Joseph-ci est meilleur que ce Saint-Julien-là : ça veut dire quoi, "meilleur" ? À un certain niveau, ce qui pourrait les distinguer n'est guère que leur âge : celui-ci, qu'on aurait bu un peu trop tôt, et cet autre, qu'on aurait laissé s'envieillir un peu - et dont la pâte y a gagné en matière et en rondeur. C'est un peu l'impression, au fil des livres - au fil des ans - que me laissent les romans de Martin : quelque chose me semble s'y assouplir et s'y affermir de concert : plus ferme et plus sec, le trait décisif ; plus souple et plus moelleuse, cette façon de cheminer, d'accueillir les sensations, de parcourir le temps et les paysages. Ce qu'on aurait volontiers désigné comme la "patte" de Lionel-Edouard Martin a simplement fini par devenir l'expression, comme qui dirait naturelle, de l'auteur. On pouvait bien décortiquer Martin, on pouvait bien se demander à quelle occulte science il confiait ses phrases, on n'a plus guère envie que de se mouler dans son pas, de suivre la marche tranquille d'un écrivain qui ne pourrait simplement pas montrer les choses autrement qu'il ne nous les montre. C'est à la fois virtuose et épuré, fluide et syncopé : désuétude de ton et modernité d'approche - façon alambiquée de dire la grande liberté d'un langage.

 

       C'est un jour mou comme de la mie de pain saucée dans du civet.
      Mait' Louis a murmuré ça, comme ça : le jour est mou, sans parler à personne. Il n'y a personne à qui parler.


 

Mait' Louis : le guérisseur, le rebouteux, un comme on en faisait dans ces années-là, les cinquante et quelques, dans les campagnes de France. Celui qui se fait tant de mal à prendre celui des autres. Encore un de ces personnages authentiquement martiniens, comme d'ailleurs le sont Jean Dieu, le boulanger (et le pain, un presque personnage, lui aussi), et puis la tante, celle qu'on appelle "la vache" tant elle est grosse et impotente ; et ces deux-là, dont il se dit qu'elle serait la marraine, à la progéniture si faible. L'univers de Martin a toujours à voir avec le silence, c'est un monde d'économies, économie de mots, de sous, de tout - mais riche en ressenti, qu'on n'exprime pas pourtant, ou mal, ou qu'on tait, parce que la pudeur, parce que le bruit, parce que c'est comme ça, pas autrement. C'est par leur physiologie que Martin témoigne de ses personnages, de leurs pauvres gestes d'esseulés, en grattant l'os du sentiment, en ne lui laissant rien d'autre sur le dessus que le blanc de l'entaille, la morsure de la vie. Il témoigne d'eux, disais-je, mais tout autant pour eux, comme toujours : c'est toujours cette voix-là qu'il emprunte, cette voix des gens d'hier, bien souvent des gens de peu, des gens de corps, qui de la vie, peu ou prou, ne connaissent  que ce qu'elle donne, c'est-à-dire pas grand-chose en dehors de la fatigue, de la sueur, du ventre. Pourtant, tous, et peut-être est-ce aussi à cela que tient la beauté de cette écriture, tous ont un rapport tellement immédiat, tellement physique au monde, qu'en sourd une sorte d'énergie lointaine, souterraine, pas secrète mais simplement enfouie, intérieure. Une certaine part du monde reste source d'émerveillement : il y a du franciscain en Lionel-Edouard Martin, qu'émeut ces petites choses qu'on ne voit plus, ce léger frisonnement de la nature, cette lointaine et ancestrale odeur de terre, de pain et de vin. L'espèce d'incursion médiévale qu'est Nativité cinquante et quelques en apporte une preuve nouvelle : des choses les plus simples on peut écrire la plus grande littérature.

 

N.B. À l'automne 2014 paraîtra le nouveau roman de Lionel-Édouard Martin, Mousseline et ses doubles, dont j'ai l'honneur, pour le compte des Éditions du Sonneur, d'assumer la direction éditoriale.

20 août 2013

Une critique de Grégory Mion

 

 

 

Les  lacunes des Anciens et des Modernes

 

Une société pas beaucoup plus âgée que la nôtre a décidé de vider la vieillesse de son monde, mettons. Dans cette société, « les jeunes chiméraient une vieillesse sans rides » (p. 41). Cette société, c’est la France des prochains lendemains, peut-être celle de la décennie qui vient, on ne sait pas – on ne veut pas le savoir. Marc Villemain nous livre un exercice d’anticipation à la J.G. Ballard où l’âge de la retraite est devenu l’objet de toutes les humiliations. Le résultat, c’est qu’il faut réussir à composer avec cette espèce de purification étrange, cette sorte de politique du déridage régie par les lois de l’éphébie, avec toutes les conséquences que de tels systèmes charrient, les pires comme les moins pires, jusqu’à fonder l’absurdité d’un gouvernement qui frise la Néocratie en traquant dans ses chaumières les moindres formes de l’ancienneté. Qu’on imagine des recensements de population qui sourcilleraient devant des têtes trop blanches et on aura compris le potentiel du malaise.


Autant qu’on le dise immédiatement après cette brève entrée en matière : le roman est octogénaire par le nombre de ses pages, mais il n’a pas besoin de vieillir davantage ; c’est une histoire qui tient admirablement la corde de son sujet, transcrite sous la forme d’une remémoration pénible au cours de laquelle un vieillard raconte l’époque improbable où les aînés se sont levés contre une jeunesse gavée de sa verdeur. Quand une situation atteint un seuil intolérable, il y a logiquement un retournement de situation. Ce qui s’est passé ici, c’est que la soumission des vieux aux dogmes de la juvénilité n’a pu se contenir. Les limites du supportable ont été dépassées, donc une opposition s’est arrangée. Pas tout à fait grandiose l’opposition, du moins pas directement. Disons qu’elle s’est fomentée dans la révolte subjective en juxtaposant de petits sursauts, puis les sursauts ont engendré des groupuscules, et ces grappes révoltées ont consolidé la possibilité même d’un mouvement révolutionnaire, c’est-à-dire, au sens strict, une action décidée à transformer concrètement l’état du monde. Ce qui s’est véritablement passé, c’est que le narrateur, un gars rustique, un « gosse de gens de ferme » (p. 12), s’est rallié à la cause défendue par un vieil ami, Donatien, une cause qui part du principe que les retraités, les croulants, les cacochymes, voire les super-centenaires (ceux qui ont plus de cent dix ans), bref tous ces ravinés de la figure, eh bien eux comme les autres, eux comme les jeunes, ils ont des droits de cité sur l’espace public et le temps est venu de le faire savoir aux autorités anti-séniles. Quand on acquiesce à la cause révoltée alors que le gâteau d’anniversaire a de la peine à héberger les bougies de notre âge, on prend le risque de participer à pas mal de choses, dont celui de faire une entrée fracassante dans les statistiques de la délinquance sénile. Car c’est quand même de cela qu’il s’agit : d’une bande de vieux contestataires qui va donner au thème du conflit générationnel une épaisseur réelle, quelque chose qui ne se dit plus dans un cours de géographie humaine mais carrément dans la rue.



Que Donatien soit le point de départ de cette révolte des travailleurs émérites, ce n’est pas franchement étonnant puisque l’homme, apprend-on, a été un lecteur attentif de Camus (p. 11). S’il a étudié L’homme révolté, et on doit le supposer, alors il a compris que le monde est un gros machin que l’on doit assumer, un gros truc silencieux qui se moque de nous, que ce monde indifférent peut éventuellement nous ficher des envies de suicide, mais qu’il vaut mieux surmonter le désespoir afin de mieux profiter de nos cogitations, lesquelles pourraient, pourquoi pas, finir par nous instruire sur la richesse de notre condition. En quoi l’homme qui se révolte a des chances d’avoir compris quantité de vraisemblances sur la vie, parce qu’il se révolte surtout contre son rendez-vous manqué avec le monde, ce qui n’est pas pareil que l’indigné qui persiste dans la révolte circonspecte, souvent gueulard et peu volontaire pour s’engager. Donatien, qui plus est, possède une conscience aguerrie. Il voit plus loin que le bout de son nez. Sa femme Marie a vécu toute une vie de manigances livresques. C’est elle qui lui a complété l’intelligence (p. 26).


Elle et lui, Marie et Donatien, ils ont été comme Théorie et Pratique, ils ont fait comme la Tête et les Jambes, ils se sont encanaillés et ils ont entamé une démarche dans la carrière de la vie. Dans l’intervalle de ce syncrétisme tranquille, ils ont eu un fils, Julien, en l’occurrence le jeune le plus identifiable de ce roman, le seul jeune affublé d’un prénom, tous les autres étant solubles dans le programme de la meute, de la horde ou de la masse hostile. Julien, c’est celui qui rapatrie les révoltés dans le miroir de leur enfance. Julien personnifie ce qu’il y a de meilleur dans les Modernes tandis que les Anciens ont jeté l’éponge des valeurs contemporaines. S’il n’y avait pas eu Julien au milieu de cette discorde, il n’y aurait eu qu’une guerre interminable de positions, il n’y aurait eu que des pions d’échecs timides qui avancent à reculons, qui roquent en petit et en grand. Julien est peut-être aussi maigre que son âge, cependant il aura le dernier mot, que l’on doit évidemment taire, d’autant que c’est un mot sans prononciation possible. Au fond, Julien est un Candide qui fait contrepoids ; il ne professe rien, contrairement à ses parents qui vont jusqu’au bout de leurs « panglosseries » quand la morale de leur révolution bat de l’aile. Julien est économe de sa présence, pourtant il inspire des avertissements qui rivaliseraient de profondeur si on prenait une heure de peine pour les discuter (pp. 62-66). Tant pis, on les discutera ultérieurement, on parlera une fois que le calme sera revenu, tel qu’on a interprété à satiété la parole de Candide, celle qui parlait de ce jardin qu’il fallait soi-disant cultiver malgré les calamités du vivant. Dès le début du livre, à vrai dire, on tremble pour ce Julien. On l’aurait ainsi prénommé en référence à Julien L’Hospitalier, celui-là même qui se raconte dans la martyrologie de La Légende Dorée. Ce sera au lecteur de révérer ce sain comme il l’entend, et il le fera tôt ou tard, façon de dire qu’à n’importe quelle époque du roman, on peut déjà inventer les reliques de Julien et soigner nos interprétations.



Donatien, pour en revenir à lui, on le connaît aussi sous le nom de « Débris ». Voilà un surnom paradoxal car ce Débris est fonction du Premier Moteur, nous l’avons déjà mentionné. Il est l’homme par qui l’esprit révolutionnaire s’infiltre dans les poches révoltées, secondé par les guidances décisives de Marie. C’est lui qui vient tirer le narrateur de son quotidien « bouseux » ; c’est lui, encore, qui ressent l’urgence de ralentir la « société de l’humiliation » qui ne prend pas soin de ses aînés (p. 17). Bien des événements licencieux ont justifié un réveil de ces sommeils dogmatiques, bien des saloperies envers les vieillards ont échaudé les esprits, mais c’est comme partout, on a beau critiquer la teneur intenable du monde, on attend toujours que ce soit un autre qui s’en charge à notre place, on attend que ce soit un autre qui aille plus loin que le simple commentaire des journaux ou des bulletins de la radio. Donatien cristallise dans son personnage la somme des humiliations – d’abord des pitbulls dressés contre les vieux, semblables à ceux que Romain Gary a autrefois décrits, quand il a rapporté le dressage des « chiens blancs », élevés pour semer la terreur dans toutes les Négrovilles des États-Unis ; ensuite la tombe d’un centenaire qu’on a éventrée et qu’on a recouverte de graffitis, manière de protester contre la persévérance des corps, contre l’ignominie des varices et des héritages qui tardent à tomber ; et puis il y aussi cette vieille bique qu’on a expulsée de l’hôpital, jetée dehors soudainement, comme si l'on s’était aperçu d’une subite incompatibilité entre le serment d’Hippocrate et l’âge d’un patient.


Ces retraités qui ont eu le tort de ne pas mourir, aux yeux de la jeunesse surpuissante, ils sont comme des « monstres » (p. 29). Ce sont les faces décrépites d’un train fantôme qu’on ne veut plus emprunter. L’État garantit apparemment de nouvelles valeurs et parmi ces valeurs, les vieux font office de quantités nuisibles. L’État a entériné l’usage de la violence à l’encontre de ces monstres. Les hospices, les mouroirs, les reposoirs, toutes ces antichambres de la mort n’existent vraisemblablement plus. Il faut soit rester à domicile et mourir vite, soit prendre le risque de sortir et d’affronter la liberté à laquelle on nous a demandé de renoncer. Ce n’est plus exactement « Les vieux dehors ! » que l’on hurle à la face des anciens, mais « Les vieux dedans ! », chez eux, plus jamais ailleurs, pas même au cimetière où l’on apercevrait encore la roue traînante du corbillard le jour de l’enterrement, si lente qu’elle nous évoquerait ces affreux déambulateurs aux poignées desquels des mains nonagénaires ont tendance à s’agripper. En définitive, une telle société qui conjure sa vieillesse, c’est une société qui prescrit le suicide une fois que la vie active s’est achevée. C’est le Grotesque qui triomphe de l’Absurde, donc l’insoutenable qui triomphe de Camus. Heureusement que Donatien est là pour inverser la donne.


Du reste, que Donatien prenne la mesure d’une société malade de sa législation, c’est le début d’une conscience individuelle qui accepte un devoir bien plus grand : celui qui consiste à évaluer en groupe la déficience d’une politique discriminatoire et cependant plébiscitée. C’est que pour contester des droits bien établis, il convient d’être nombreux, sinon les autorités pourraient étouffer le contre-discours dans l’œuf, en affirmant simplement le non-sens d’une posture qui chercherait à remplacer des droits auxquels une majorité adhère. On le sait, mieux vaut encore une injustice discrète plutôt qu’un grand désordre suscité par une vérité indiscrète. En ce sens, il n’est pas facile de grimper à l’échelle de l’habileté politique, laquelle commence dans le peuple et se termine dans la philosophie si l’on suit la pensée de Blaise Pascal. Donatien, sur cette échelle, c’est le demi-habile qui est juché sur les épaules de sa femme. Il sort le narrateur du peuple en lui faisant des plans sur la comète. Et vaille que vaille, les vieux s’agrègent, les quartiers généraux se multiplient, les ordinateurs crépitent et la communication des actions prend tournure (pp. 46-49). C’est le commencement d’une philosophie morale et politique. On est au cœur d’une allégorie de la querelle des Anciens et des Modernes, jusqu’à ce que la grande manifestation dans la rue arrive, lorsque le moment est venu de tester les hypothèses sur le terrain. D’où l’on déduit en fait que la révolte est une histoire de passage : on démarre dans la mise en évidence d’un déficit moral, ce qui s’effectue plus ou moins dans la discrétion des quartiers généraux, puis l’on se déporte graduellement vers l’exportation de ces conclusions morales sur l’espace public, à l’endroit même où se joue la politique.



Tous ces aspects subtils, Marc Villemain les a intégrés dans son texte fabuleux, sans la volonté didactique qui est la nôtre dans cette critique. L’auteur a réalisé la révolte des aînés pour ainsi dire en toute intimité narrative, s’adonnant avec brio à l’épreuve de la dystopie, en quoi il a soulevé d’éminents problèmes en plus d’avoir distillé de nombreuses nuances. On le voit parfaitement lorsque Donatien réveille le tribun qui dort en lui (pp. 53-55). C’est le moment concret du passage de la révolte à la révolution, lorsque l’orateur doit persuader son auditoire du bien-fondé des actions à venir (pensons aux discours qui ont pu motiver les Croisades, entre autres). À ce stade, Donatien se fait sophiste. Il ressemble au Gorgias qui écrit L’Éloge d’Hélène et qui insiste sur la puissance des images, multipliant les occurrences et les variations sur le verbe « voir ». Le narrateur le sent : Donatien est en plein dans l’usage discursif de la force des images ; il intègre une optique retentissante dans la sémantique du discours séditieux, n’ayons pas peur de l’exprimer de la sorte. Le lecteur, bien sûr, est en droit de douter de cette méthode oratoire. Est-ce qu’on est en présence d’un révolutionnaire qui argumente ? Est-ce qu’on est aux prises avec un révolutionnaire qui cherche seulement à museler son auditoire, à balancer un discours monolithique sans réplique possible ? En plein milieu du récit du narrateur, à l’aube de la révolution tangible de ces têtes blanches, on a vraiment le droit d’être sceptique sur le fond de leurs motivations. De ce point de vue. M. Villemain suscite des questions qui dépassent le cadre d’un propos manichéen où l’on verrait uniquement des personnes âgées faire la morale à une bande de jeunes morveux.


On terminera presque sans surprise en évoquant le texte de Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, parce qu’il fait écho au propos de ce petit roman immense. B. Constant nous montre que la liberté des anciens Grecs était fondée sur le collectif de la Cité, le seul capable d’organiser l’activité politique. Autrement dit les Grecs ignoraient tout des libertés individuelles, et même ils ne pouvaient avoir aucune représentation d’une telle liberté en pareille situation. La liberté des Modernes souhaite quant à elle mettre en exergue la sphère de l’individu. Puisque la liberté individuelle apparaît d’abord au fronton des consciences modernes, c’est qu’elle doit être un principe antérieur à beaucoup de choses, si bien qu’elle devrait pouvoir se dire supérieure au politique. Pour les Modernes, le pouvoir doit garantir la liberté individuelle, il ne doit pas la produire. Travailler sa liberté à l’intérieur de ce nouveau périmètre politique, c’est se mettre en position de gagner un statut d’indépendance. Par conséquent, la politique ne peut plus être le centre de gravité de la société. Le glissement des collectifs civils de la Grèce ancienne aux politiques libérales de la Modernité a été occasionné par le développement du commerce, parallèlement à l’extension des forces économiques. Avec le commerce (qu’il soit celui des marchandises ou celui de la communication entre les hommes), on remarque une dynamique d’extension assez illimitée, et cette extension suppose que les nouvelles libertés politiques puissent à leur manière limiter l’exercice du politique en tant que tel. C’est de cette manière qu’on va aller d’un pouvoir circonscrit et relativement intransitif (celui des Grecs) à un pouvoir qui s’auto-constitue grâce à la relation des citoyens entre eux. Dans cette perspective, l’espace politique devient une source de tensions positives, notamment vis-à-vis des notions d’égalité et de liberté. Machiavel a tout anticipé de ce point de vue en faisant de l’espace démocratique un lieu éminemment conflictuel.



En marge de ces réflexions, le roman de M. Villemain redéfinit à travers un contexte révolutionnaire la tension propre à tout espace politique, sauf qu’il s’agit là d’une tension qui déborde ses membres parce que les citoyens, les jeunes aussi bien que les vieux, se comportent démesurément, du moins vers la fin de leurs échauffourées. À certains égards, on peut se demander si c’est la politique qui a explicitement voulu l’éviction des vieux ou bien si ce sont les jeunes, par l’intermédiaire de milices plus ou moins localisées, qui n’ont pas contourné le pouvoir en s’arrogeant des droits inconstitutionnels, chavirant dans des violences ineptes qui ne sont en définitive pas différentes de celles que l’on observe actuellement. Le texte du roman plaide visiblement pour une faute politique générale et originairement légitimée. Toutefois, plus on avance dans cette histoire, plus on découvre que les camps ne sont pas si dissemblables. La vieillesse, peut-être, n’est que l’ombre chinoise d’une jeunesse qui aimerait qu’on lui montre un exemple davantage abouti, quitte à recommencer une révolution, une révolution qu’on adresserait cette fois non plus à telle ou telle frange de la société civile, mais véritablement aux discours théoriquement falsifiables du politique.

 

Grégory Mion - À lire sur Critiques Libres

13 juillet 2013

Ils marchent le regard fier - Une critique de Jean-Paul Vialard

 

 

La preuve de l'amour par l'absurde

 

L'amour. Qu'il conviendrait, du reste, d'écrire avec une Majuscule. Que n'a-t-on dit de l'amour depuis les romans courtois jusqu'à notre époque contemporaine en passant par Roméo et Juliette; Tristan et Yseut ? Combien de déclinaisons tantôt romantiques, lyriques, épiques ou bien simplement versant dans le prosaïque le plus déconcertant. Quant à l'amour filial célébré par Madame de Sévigné dans ses Lettres, rien ne pourrait en égaler  l'écriture hantée par un "être en fuite" dont elle n'aperçoit guère que les contours de l'absence. L'amour, cet absolu que, toujours l'on relativise, afin de le rendre mieux visible. Sans doute, eu égard à la teneur des sentiments qu'il est censé mettre en exergue, s'attend-on à une prose des plus sages, à des thèmes épurés, à des considérations émollientes. Sans doute !

 

Et pourtant l'on peut, comme Donatien et ses acolytes porter la narration sur d'autres fonts baptismaux. Certes plus verticaux, certes plus arides mais non moins utiles à une compréhension du-dedans de ce qui se joue entre les êtres, dans le labyrinthe de leur naturelle complexité. L'amour, on peut l'écrire en gris, ou bien lui préférer le blanc ou le noir. Question d'inclination aux couleurs, de pente personnelle, de façon dont on s'y prend afin d'avoir une explication avec les choses. Ce que semble avoir retenu Marc Villemain, avec un certain bonheur et une promesse d'efficacité, c'est l'ajointement des deux tonalités, leur urticante ligne de fracture. Car, si l'on peut dire dans une gamme monochrome, l'on peut aussi bien l'exprimer par l'exercice du contraste. De la dialectique. Nous suggérions, en titre, le recours à l'absurde comme moyen de démonstration. Certes, préférer les coups et blessures aux caresses paraît, de prime abord, relever d'un genre d'inconvenance ou peut-être même, d'irrespect du lecteur. Cependant, parfois, les choses n'apparaissent qu'à être chamboulées, les sentiments à être mis au pied du mur, les effusions du cœur à être soumises à une saignée comme les pratiquaient les médecins selon Molière.

 

Si Marie et Donatien paraissent ne plus être en phase avec les us et coutumes de la jeunesse, s'ils semblent désespérer de la capacité de l'homme à s'amender, à faire preuve de générosité, d'altruisme, de don de soi, ceci s'inscrit en eux comme un moindre mal, une simple tendance du siècle à s'enliser dans la première immanence venue. Non, ce qui les taraude jusqu'au tréfonds de l'âme, c'est qu'ils estiment avoir perdu l'amour de leur fils Julien, porte-parole malgré lui d'une bien piètre idéologie en fonction de laquelle le reniement des "Anciens" semble être la seule voie de salut s'offrant à une génération perdue dans ses contradictions. Le constat est sans appel. Certes il eût été plus facile de renoncer. Mais lorsqu'on s'appelle Marie, Donatien, on ne capitule pas, on assume. Sans doute jusqu'à la désespérance ou à la survenue d'une si terrible désillusion qu'on n'en reviendra jamais. Les stigmates d'un amour blessé, jamais on ne les rend invisibles. Ça reste planté dans la chair comme un dard, dans l'esprit à la manière d'un souffle éteint, dans l'âme ou bien de ce qu'il en reste avec l'abrupt du naufrage.

 

Noir - Blanc. Dans la faille entre les deux, la révolte, la révolution qui se fomente entre amis, le néant qui fait ses boucles dangereuses.

 

Noire est la haine qui déroule son haleine fétide au-dessus des têtes chenues. Noir est le ressentiment des Aînés laissés pour solde de tous comptes. Noire la vengeance qui, partout, rampe à bas bruit, affûtant ses crocs de vampire. Noires les vilénies de tous ordres qui baignent dans l'odeur nauséabonde des caniveaux. Noire la Mort qui aiguise sa faux dans le dos des pauvres hères pensant détenir une once de vérité alors qu'ils sombrent à vau-l'eau. Noirs les sentiments qui ont retourné leurs gants et ne rêvent plus que de flageller l'autre, de le restituer au néant dont il vient et où il retournera avant même d'avoir compris de quoi il retourne entre les hommes de bonne volonté.

 

Blanche la mémoire où la triade Donatien-Marie-Julien est portée en haut d'une concrétion de calcite dans la clarté d'une grotte. Blancs les sentiments qui lient la grande communauté des apprentis-révolutionnaires. Blanches les seules cannes qu'ils connaissaient, qui étaient destinées aux hommes cernés de nuit afin qu'ils se repèrent et ne perdent pas pied, soient reconnus par les autres. Blanches sont les armes des cannes-épées qui, du fond de leur fourreau d'ébène, aiguisent leurs envies de meurtres. Blanc l'horizon où le projet des hommes se dissout dans un avenir des plus brumeux. Blanche la peur qui serre le ventre des Aînés, aussi bien ceux des Marmots qui auraient encore les lèvres dégoulinantes de lait si on les pressait entre ses doigts.

 

Noir - Blanc . L'insoutenable clignotement du sens, la perte des valeurs dans la gueule d'un puits sans fond.

 

Noir - Blanc . Le décret de ne plus considérer l'autre qu'a minima, de le reconduire à la condition du nul et non avenu, du contingent qui aurait pu paraître mais aussi bien ne jamais faire phénomène sur le praticable du monde.

 

Mais alors, se rendaient-ils même compte combien leurs considérations étaient grises, terreuses, ombrées de cendres vénéneuses ? Mais comment donc, Eux-les-promis-à-un-brillant -avenir l'auraient-ils pu, alors même qu'ils s'exonéraient de leur dette filiale ? Une paternité sans attribut, sans prédicat auquel s'attacher. Avait-on jamais vu pareille absurdité faire ses stupides entrechats à la face de la Terre ? Fallait-il que l'incompréhension fût partout régnante pour aboutir à de telles apories ! Mais comment les agoras modernes pouvaient-elles donner lieu à de tels discours vides de sens, pareils à de piètres guenilles intellectuelles ? Comment ?

 

"Comment", "Comment", "Comment ?"  C'est sans doute cette sorte de rumination quasiment aphasique dont Donatien devait être atteint, plusieurs années après sa Révolution avortée, là sur le banc "retiré de tout, lançant aux bestioles du canal ou de la contre-allée des bouts de miche du matin…", des bouts de miche absurdes comme savent en jeter les désemparés du haut des voies ferrées, avant que le train ne passe et que l'ultime saut soit accompli.

 

Blanches - Noires - Blanches - Noires - Blanches - Noires les traverses qu'on ne voit déjà plus alors que les couloirs du monde s'emplissent de rumeurs assourdissantes.

 

Marc Villemain, nous avons une déclaration à vous faire, ainsi qu'à Donatien, Marie et à vos autres acolytes : "Nous vous aimons en noir et blanc. La couleur dans laquelle s'écrivent les plus belles gammes !". Quant aux lecteurs, qu'ils s'empressent de lire Ils marchent le regard fier. Ils n'en ressortiront pas indemnes, mais c'est le rôle de toute bonne lecture que de participer à votre métamorphose. Qu'ils "marchent donc le regard fier", tous les hommes, toutes les femmes à la conscience droite et ouverte. Nous avons infiniment besoin d'eux pour continuer à avancer !

 

Jean-Paul Vialard - À lire sur Blanc-Seing

10 juillet 2013

Ils marchent le regard fier : critique de Virginie Troussier

 

 

La querelle des Anciens
selon Marc Villemain

 

Marc Villemain pourrait bien ôter son nom de la couverture, l'écrivain serait vite reconnu. Il est de ces auteurs qui cisaillent le mot, le taillent au plus près de l'os. Il y ajoute une forte singularité, une langue travaillée, originale, délicieusement désuète, et puis un ton. Un ton lié au temps.

 

Ils marchent le regard fier semble exalter une impossible fixité des choses. Mais c'est avant tout le roman d'un écrivain pour qui la seule réalité qui vaille existe dans les mots, celle qui garde ce qui nous échappe. Ce temps fascine parce qu'il dure et s'en va tout à la fois. Comme un vieillard, qui raconte soudain, avec une émotion inattendue – le passage de la vie. Tout souvenir semble une obsession fructueuse. Les premières lignes forment déjà une bombe à retardement. Un suspense rôde. La scansion du temps est-elle obligatoirement rythmée par les creux de la vague, la roue qui tourne ? Sans doute, le temps d'une vie, les vies de ceux que nous avons connus, aimés ou simplement approchés, et auxquels nous survivons, compte, et ce temps se compte, en années, palpables.

 

Ce sont ces années qui sont relatées par le narrateur, ami de Donatien. Ami et témoin d'un drame auquel on se prépare « Je voudrais pouvoir raconter les choses telles qu'elles se sont vraiment passées. Il ne faut pas inventer, je ne vais dire que ce qui est dans mes souvenirs. »

 

En racontant, le narrateur affectionne le souvenir et la contemplation, la mélancolie des escapades et des rêves populaires. En nous parlant, le narrateur oublie parfois la fin, le dénouement, et il se met à flotter au-dessus du temps et des lieux qu'il traverse. Ces lieux, ces noms, ces anecdotes paysannes, Marc Villemain les fait rouler sous sa plume avec gourmandise. Le temps, dans ces moments précis, ne vaut qu'à l'échelle de l'individu qui passe à travers les décennies sans jamais se laisser atteindre par l'histoire collective, et ne cesse de courir mentalement derrière son vieux monde.

 

Dans ce récit, Marc Villemain nous projette dans une époque qui pourrait être la nôtre, prônant la jeunesse, oubliant, rejetant les plus âgés. Marie et Donatien ne supportent plus ces situations, ces humiliations, faites par les plus jeunes, et forment une révolte pour contrer ceux qui veulent leur mort. Deux camps s'opposent, les gens âgés et les jeunes, Marie et Donatien sont au cœur de cette révolution, et face à leur fils Julien, qui a choisi naturellement le camp adverse. Jusqu'où seront-ils prêts à aller pour qu'ils soient enfin reconnus ? Jusqu'où les souvenirs vont-ils nous mener ? Ils rappellent l'irrécupérable enchantement de leurs jeunes années, découvrant vite que le temps des hommes ne revient jamais sur ses pas.

 

Les vies que nous menons ne retourneront pas à leur point de départ. Elles sont faites d'arrachements successifs, par lesquels nous devons faire plusieurs fois le deuil de nos actes. La prose limpide de Marc Villemain jette une lumière crue sur les secrets, décortique les pulsions qui minent et les remords dont on ne se sépare jamais. Le temps passe, tout comme le drame, expliqué avec une telle sensibilité que la fragilité de l'homme nous claque au visage. Car le temps fuit, mais Marc Villemain ne nous donne finalement pas à le lire, ce temps-là. Beaucoup plus sensible au temps intime, celui qui au contraire ne fuit pas, mais stagne, il nous parle avec émotion du temps de la solitude, ce temps qui pèse autant sur les enfants et adolescents que sur les vieillards. Ce temps sans repères, qu'il faut parcourir de minute en minute et qui requiert de nous invention, projets, retours sur soi, capacité à se faire exister soi-même par le recours à la vie intérieure, à une force qui n'a plus de nom. Nous avons tous à faire face à ce temps-là.

 

Virginie Troussier pour ActuaLitté

2 juillet 2013

Sabine Huynh - La mer et l'enfant

 

 

On entre dans ce petit livre sans guère de prudence ; sa couverture, son titre, charrient un je ne sais quoi d'un peu attendu : aussi ne s'attend-on finalement à rien, ce qui est bien la meilleure façon d'entamer une lecture. Puis on découvre les premières pages, leur écriture délibérément banale, sans arêtes ni dissonances, rien qui n'accroche vraiment à l'oreille ; c'est encore le temps de l'attente, l'auteur ne fait pas dans la tonitruance. Mais une petite tension s'esquisse, une lointaine odeur de désamour, de culpabilité, de paranoïa, alors on commence à s'intriguer, on se met à jouer le jeu de ce journal intime, de cette vraie-fausse lettre d'une mère à sa fille dont elle est sans nouvelles depuis trente ans - cette enfant qu'elle demeure à sa mémoire, et dont elle dit qu'elle est "sa peau de chagrin". Quelques pages plus loin, ce mot : "Un jour, un enfant apparaît, et une femme commence à disparaître." A partir de là, et même s'il me manque un peu de pouvoir identifier une écriture, je commence à comprendre : l'auteur écarte tout effet pour ne conserver qu'un rythme : celui d'une voix, d'un esprit qui fonctionne en saccades, d'une âme qui cherche son oxygène.

 

Sabine Huynh, plus aguerrie comme poète (La mer et l'enfant est son premier roman), ne fait pas seulement le portrait d'une femme que la vie aurait rendue effroyablement amère — peut-être démente, comme elle semble finir par l'admettre —, mais renvoie aussi de la femme une image singulièrement différente de ce que l'époque nous donne à voir et à glorifier : ici, pas de maternalisme gnangnan, pas d'exaltation devant la pureté enfantine, pas de manifestation d'amour attendri devant les gazouillis baveux du petit d'homme, aucun hommage à l'instinct maternel ou parental, rien que des mots qui cherchent à dire la détresse et le sentiment de déréliction d'une femme pour qui aimer un enfant, fût-ce le sien propre, n'a rien de naturel. Le propos n'a rigoureusement rien d'engagé, et il ne s'agit pas, pour Huynh, de renverser le schéma des valeurs dominantes, mais on ne peut la lire toutefois sans songer à ce que, entre les lignes, ou subrepticement, elle met en question. Aimer, ne pas aimer : voilà qui ne devrait donner lieu à aucune incartade idéologique, et ce récit - je dis récit plutôt que roman, tant on peut y entendre des échos intimes - constitue aussi une manière, fût-elle involontaire, donc, de dénoncer la survalorisation de la mère dans la femme. Car ce que nous dit, plutôt ce que nous crie, ce personnage, c'est aussi que la naissance de la mère débouche trop souvent sur la mort de la femme. Cette sensation, ce sentiment, s'imposent avec tellement de souveraineté à ce personnage scindé, harassé, débouté de sa maîtrise, qu'il en résonne d'accents dont un certain conservatisme ne manquera de s'émouvoir. C'est qu'à la femme d'hier encore, luttant pour son droit à ne pas enfanter et à être reconnue comme personne avant de l'être comme génitrice, tend aujourd'hui à se substituer l'image d'une femme qui ne le deviendrait pleinement qu'en enfantant. Rien de tout cela ici, seulement le désarroi, autrement plus consistant, autrement plus juste et troublant, de celle qui, du jour où elle enfanta, se sentit dépossédée de son destin. La sensibilité de Sabine Huynh la conduit à ne rien écrire de définitif, elle ne prend pas le lecteur par la main, ne lui montre aucune direction, ne fait que donner un décor au chagrin et suggérer l'oppressante proximité du drame ; ce faisant, elle nous laisse dans une expectative aussi riche que douloureuse : et si aimer son enfant, c'était aussi lutter contre ce qui pourrait nous le faire désaimer ?

 

Sabine Huynh, La mer et l'enfant - Éditions Galaade

26 juin 2013

Une critique de Jacques Josse

 

On ne peut pas ne pas s’organiser, s’assembler, tout faire pour préparer une riposte de grande ampleur quand une partie importante de la population se trouve ainsi méprisée, mise à l’écart, au rencart. C’est ce que martèle Donatien (qui œuvre depuis des mois en coulisse), trouvant les mots justes pour inciter les laissés pour compte à manifester, à se regrouper, à montrer leur force. Il s’est entouré d’une garde rapprochée dans laquelle sa femme tient un rôle primordial et où il souhaite que prenne également place celui qui est son ami de toujours, en l’occurrence le narrateur qui, conscient de la gravité de la situation, le rejoint sans hésiter.

 

Il faut dire que leur monde va mal depuis que les vieux, eux tous, qui flirtent avec la soixantaine et plus, sont devenus au fil du temps indésirables aux yeux des plus jeunes (trente, quarante ans) qui ont réussi à conquérir le pouvoir politique, culturel, sportif, médiatique et social.

 

Ici ce sont des ados qui lancent leurs pitbulls sur un couple d’octogénaires. Là c’est un ancien que des gamins traînent sur le trottoir, avançant en le tirant par les pieds. Ailleurs, ce sont les hôpitaux qui éjectent des malades trop âgés pour être soignés. Les banques leur refusent tout crédit. On les rançonne dans les bus. On instaure des quotas de vieux dans les restaurants. Et l’état songe à leur retirer le droit de vote passé un certain âge tandis que la propagande va bon train. Ils coûtent trop cher en retraite et en frais médicaux. Ce sont des bouches inutiles. Et des traînards. Qui bloquent les autres aux caisses des magasins, sur les trottoirs ou en voiture quand ils en ont une.

 

« À la fin de l’envoi, en vérité, ce qu’ils disaient, c’est qu’un vieux c’est la mort, et que la chose ne se montre point à un mioche. »

 

Alors tous préparent le grand jour, celui où ils vont prouver que les vieux réunis existent et constituent, par leur nombre, une force avec laquelle il faudra compter. Leurs seules armes : la sagesse et la solidarité. Au jour J, Donatien et quelques autres marchent en tête du défilé. Leur esprit est pacifique. Certains se sont munis d’une canne-épée au cas où ça déraperait... Et, forcément, ça dérape. Les barres de fer brandies par ceux du camp d’en face s’abattent soudain au coin d’une rue, faisant valser mégaphones, chapeaux, casquettes, écharpes, paires de lunettes, dentiers et sonotones... Donatien, ce sera terrible et injuste, va bientôt voir son fils unique (rallié aux idées des autres) tomber devant lui.

 

 

« Et maintenant Donatien est sur son banc, (...), la tête à pleurer dans les mains. De le voir comme ça moi ça me chamboule. Et toute cette souillure que ça met sur ma vie. »

 

Celui qui s’exprime, qui revient (avec des phrases courtes et un vocabulaire en adéquation avec son métier de cultivateur) sur la drôle d’épopée d’époque, le fait vingt ans plus tard. En un temps où les tensions entre générations se sont apaisées sans que puissent se refermer de vives (et irréparables) blessures. C’est une fable cruelle que donne à lire Marc Villemain. Un drame percutant qui n’est pas sans en rappeler d’autres, très récents ou plus anciens, survenant dès que certains ayant grand pouvoir, respectabilité de façade et pignon sur rues, boulevards et médias s’activent pour mettre en branle de puissants réseaux chargés de diviser en désignant ceux qu’ils jugent différents (et par ce seul fait inférieurs à eux) à la vindicte populaire.

 

Jacques Josse - Lire l'article sur remue.net

20 juin 2013

Une critique de Xavier Houssin

 

Et si les vieux se révoltaient ?
Une fable de Marc Villemain imagine cette cruelle «croisade d’ancêtres»


 

 

 

 

Nous vieillirons le poing levé

XAVIER HOUSSIN

 

 

Ces deux-là se sont donné du « Mon vieux » depuis la cour d’école de leur bourg de campagne. Entre eux s’est nouée, à la vie, à la mort, une de ces amitiés enfantines qui durent. « J’ai toujours connu Donatien », explique d’emblée le narrateur d’Ils marchent le regard fier. Donatien n’était pas tout à fait un gamin comme les autres. Il avait la grâce étrange de ces meilleurs en tout. Habile aux exercices physiques et tout autant réfléchi et secret. Toujours le nez dans les livres, trimballant avec lui La Légende dorée, de Jacques de Voragine, où il relisait sans cesse l’histoire de saint Julien, qui tua père et mère et fut sauvé de l’enfer par un ange venu à lui sous la forme d’un lépreux.


« Il n’avait pas 10 ans, si avancé déjà, le front qui lui mangeait la moitié du visage, ce regard de clarté, les mains veineuses qu’on aurait dit celles d’un tailleur de pierre (…). Moi ça m’impressionnait. » L’un dans l’ombre de l’autre, les années ont passé. Donatien a épousé Marie, « la plus jolie, (…) un peu dans son genre à lui. » Et ils ont eu un fils que, sans crainte de la légende, ils ont tenu à appeler Julien.


« Mon vieux »… Avec le temps, l’affectueuse apostrophe a lentement pris son poids. Et sa réalité de souvenirs, de fatigues et de rides. Donatien et son fidèle ami vont s’apercevoir qu’on vieillit surtout dans le regard des autres. Le nouveau très court roman de Marc Villemain tisse une étrange et rude fable autour de ce constat. Il y tient la chronique d’une révolte qui fait descendre dans la rue des millions de gens âgés en colère, prêts à en découdre, question de survie, avec une jeunesse devenue l’ennemi absolu. Et dresse le tableau d’un véritable « gériacide ». Terrible époque. «On a peine à se l’imaginer.»

Demain, à qui le tour ?

 

Passe encore de laisser les vieux debout dans les transports, de se faire servir avant eux chez les commerçants. Passe même de leur limiter l’accès aux lieux publics. Mais voici que, à la télévision, des programmes les incitent au suicide. Qu’on les jette hors des hôpitaux pour les laisser mourir sur le trottoir et qu’on leur fait la chasse, lâchant sur eux les chiens.

 

Dans cette société qui massacre ses aînés, le pouvoir est tenu par des trentenaires et des quadras qui semblent avoir oublié que pour eux aussi les années vont filer. Demain, à qui le tour ? Donatien est déjà bien avancé en âge. Si, dans sa campagne, les violences ne se déchaînent pas comme en ville, le poison de ce lourd conflit de générations commence aussi à se répandre. Il a même atteint sa propre famille. Après une dernière dispute, son fils Julien lui a tourné le dos. Il ne faut donc plus tarder à réagir. « Dans une tripotée de bourgades, et pas forcément les plus grandes, et pas forcément les plus fières, des vieux (…) se mettaient en boule et faisaient du barouf. » Donatien va se mettre à la tête de cette croisade d’ancêtres. Son nom de guerre : le Débris.

 

Nous voilà embarqués dans le récit d’une folle épopée, une geste héroïque, où Donatien a son Joinville. « Je voudrais pouvoir raconter les choses telles qu’elles se sont vraiment passées. Il ne faut pas inventer, je ne vais dire que ce qui est dans mes souvenirs…» L’ami d’enfance narrateur, obsédé par son rôle de témoin, s’exprime dans un parler paysan appliqué. Il ressasse, digresse, détaille, fait de longs retours en arrière, cherche les formules justes, les images parlantes. Ça piétine et ça cogne. Jouant de l’invraisemblance, du cliché assumé, du Grand-Guignol. Ici, on se chauffe la tête en buvant de l’eau-de-vie de prune et on part manifester avec des cannes-épées. Villemain n’est pas un auteur pour les « gueules délicates » que raille Paul Valet dans Solstices terrassés (Maihors saison, 1983). Mais son expressionnisme emporté recouvre une attention particulière à la fragilité des êtres. Chez lui, le grotesque masque le tragique. Le ricanement assourdit les soupirs douloureux. De l’homme politique déchu et amer de Et je dirai au monde toute la haine qu’il m’inspire (Maren Sell, 2006) aux onze cadavres en ribambelle de ses nouvelles cyniques, Et que morts s’ensuivent (Seuil, 2009), c’est tout une humanité abattue qu’on retrouve. Comme dans Le Pourceau, le Diable et la Putain (Quidam, 2011), son précédent texte, où il donnait voix à un abominable octogénaire misanthrope, crevant sur son lit d’hospice de mépris pour les autres et le monde.

 

Où va-t-on croiser le drame ? On l’attend sur le chemin de Donatien et de ses compagnons de lutte. Quand le monde « suinte la méchanceté », que valent encore les serments des enfants : à la vie, à la mort ?

 

Xavier Houssin


 

EXTRAIT

« Nos groupes ont investi les terrasses, ou direct aux comptoirs. Boire un dernier café avant l’effort, sans compter qu’il fallait aussi s’exercer à repérer les fâcheux: un groupe de jeunes excités, un flic en civil, un de ces messieurs de la presse (…). A 11 heures, l’embranchement où avait été établi le point de rendez-vous était noir de monde. (…) Ce n’était pas seulement noir, c’est que ça débordait. Et toutes les rues à côté avec, les petites et les moyennes, les adjacentes et les obliques, et jusque sur la grande avenue qui descendait on sentait bien que ça s’agglutinait sec. Du grouillement comme on n’en avait jamais vu. » ​​​​Ils marchent le regard fier, page 68

 

1 juin 2013

Ils marchent le regard fier : critique de Vincent Monadé

 

Demain les Vieux

 

Régulièrement, un imbécile quelconque se fend d’un long papier pour nous expliquer la mort de la littérature française. D’abord, rappelons que ses pairs écrivaient les mêmes papiers quand Breton, Gracq, Duras, Sagan, Soupault… écrivaient et publiaient. Ensuite, notons qu’ils continuent de violenter les diptères alors que Michon, Bergougnoux, Le Clézio, Ernaux… sont à l’ouvrage. Surtout, pointons ce que ce type de papier dénote : la bêtise satisfaite et grasse, homaisque, qui considère juger de la littérature à l’aune de ce qu’elle lit parce qu’elle le reçoit en SP gratuits, Beigbeder, Houellebecq, Angot, Reza… ; l’absence de curiosité.

 

En France, aujourd’hui, une page de la littérature s’écrit. Non pas la littérature des Rubempré qui tiennent d’autant plus haut le pavé qu’ils finiront par laisser dessus une trace aussi durable que celle de la pluie, mais celle de Tolédo et de Claro, de Lionel-Edouard Martin, de Pierre Autin-Grenier, de Gailly, de Marie Ndiaye, de Rouaud et donc, puisque c’est de lui qu’il s’agit, de Marc Villemain.

Ils marchent le regard fier, le dernier roman du susdit, publié au Sonneur, prouve deux choses. D’abord qu’il n’aurait jamais pu gagner sa vie en vendant ses titres ; ensuite, qu’il est bien devenu un des écrivains les plus intéressants de sa génération. Pitchons donc, puisqu’il faut pitcher : en une époque non située, les vieux, battus, pourchassés, mis au ban, menacés d’être interdits de vote, écrasés par une société dédiée au jeunisme, se révoltent. En soi, l’argument, qui inverse la tentation française de la révolte étudiante sur-glorifiée par ceux-là mêmes qui, en 1968, ratèrent la leur, aurait pu donner lieu à toutes les dérives, de la Soupe aux Choux littéraire avec vieillards cacochymes et péteurs au pensum pseudo-philosophique voire à la tentation du grand-roman-américain-et-universel-qui-englobe-le-monde-le-pense-et-le-résume-en-se-colletant-avec-la-réalité-la-vraie-celle-de-la-rue, comme on écrit dans les Inrocks.

 

Villemain a choisi l’uppercut. Le texte court, 88 pages ramassées autour d’une merveille d’écriture, riche comme d’habitude mais maîtrisée du début à la fin. Déjà, nous savions, depuis son recueil de nouvelles paru au Seuil, que Villemain excellait dans la forme courte. Il confirme. Le roman reprend les thèmes anciens de l’auteur, l’arrogance et la bêtise de la jeunesse, l’acculturation du monde contemporain, la filiation. Il s’inscrit donc dans ce qui est en train de s’affirmer comme une œuvre réactionnaire, sans que ce qualificatif prenne, ici, de sens péjoratif (Gracq : tout œuvre est, à proprement parler, réactionnaire). Marc Villemain est un auteur antimoderniste qui refuse, sous prétexte que les temps s’y prêtent, d’adorer des veaux d’or pixélisés. On pourrait, ici, gloser sur ce refus du monde comme il est chez un homme qui vit plutôt à côté de ce monde, légèrement décalé, que contre. On pourrait lui objecter qu’il continue (ce livre renoue avec l’esthétique révolutionnaire de Et je dirai au monde toute la haine qu'il m'inspire, son second roman) de présenter la révolte comme une offre politique.

 

L’essentiel est ailleurs, dans Donatien (là encore, prénom d’écrivain révolutionnaire) qui pleure assis sur son banc, à la dernière page du roman comme à la première. L’essentiel, c’est sans doute cette quête de la paternité d’un écrivain qui, n’ayant pu tuer le père, assassine symboliquement le fils, d’un auteur qui, toujours, prend le parti des vaincus de l’Histoire, d’un styliste, enfin, qui parvient à transformer les affèteries du début de son œuvre en une écriture magistrale, à la fois lourde et tendue, comme si Cohen corrigeait Hammett. Car l’enjeu de ce grand livre de 88 pages, c’est peut-être cela, un texte sur-écrit mais tenu de bout en bout, une écriture de l’adjectif qui fait claquer son verbe. Il y a, chez Villemain, plus qu’une lointaine ascendance avec Jules Barbey d’Aurevilly, comme un flambeau pour éclairer les marches qu’il monte, un fanal qui le précède et affirme, de plus en plus clairement, sa famille littéraire.

 

À pas posés, qui sont les siens, Marc Villemain bâtit une œuvre. Artisan, il a appris son métier et s’affirme, petit à petit, Compagnon, tailleur de pierre, écrivain, important.

 

Vincent Monadé

23 mai 2013

Emmanuel Ruben - Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu

 

Je suis heureux de pouvoir présenter un livre splendide, que j'ai la fierté d'avoir édité pour le compte des Éditions du Sonneur, et qui paraît ce jour en librairie : le nouveau roman d'Emmanuel Ruben, au titre superbe : Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu.

 

Est-ce, d'ailleurs, un roman ? Oui, si l'on s'en tient à une définition traditionnelle du genre, qui met en scène des personnages, des faits, des lieux, une tension, sur un temps plus ou moins linéaire et en mêlant librement le réel et sa reconstruction. Pas tout à fait, ou pas seulement, si l'on en considère ici la part testimoniale, biographique, en partie cathartique, et son refus de l'imagination voire de la fiction.

 

Taraudé par une forme — toute symbolique — de gémellité entre un grand-père qu'il n'a jamais connu et un écrivain, Albert Camus, qu'il a toujours lu (parce que Camus, c'était "ton frère de bled et de tourment"), le narrateur cherche moins à retracer sa généalogie propre qu'à la mieux comprendre, afin sans doute d'exhausser les contours de sa propre origine. Entre la disparition accidentelle et très médiatisée de l'écrivain, et celle de son grand-père mort pendant la guerre (mais le narrateur, entend, lui, à la guerre), Emmanuel Ruben nous livre une évocation lyrique, très sensible, d'une Algérie minée par la perpective de la guerre, puis par la guerre elle-même, ne taisant rien du tourment historique et intime qu'il éprouve, lui qui n'a rien connu de ces événements.

 

Dans une langue superbe, ample, imagée, sinueuse par moments, rude et crue à d'autres, mais toujours empreinte d'un très beau lyrisme, Emmanuel Ruben porte sur le siècle, sur le mystère de l'individu et de son lien avec les choses, un regard ému autant que décapant, tandis que la matrice littéraire de son récit, malrucien parfois autant que camusien, charrie un je-ne-sais-quoi de colérique et de métaphysique. Où l'on comprend mieux pourquoi, dans le civil, Emmanuel Ruben exerce comme professeur d'Histoire et de Géographie : sensible aux stratifications et légendes du temps comme aux déterminations du sol et des climats, il excelle à rendre du grand mouvement humain son tropisme tragique et, finalement, profondément émouvant.

 

Emmanuel Ruben, Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu
Éditions du Sonneur

22 mai 2013

André Blanchard - À la demande générale

 

 

Je m’empiffre mon Blanchard tous les deux ans comme d’autres lisent leur journal chaque matin. Inutile de dire, alors, qu’on est là dans l’ordre du rituel, cette seule idée suffisant à déminer tout ce que peut avoir d’objectif la notion de critique. Pour moi, il s’agit d’abord d’aller vérifier où en est le bonhomme, un peu comme on va prendre des nouvelles d’une vieille connaissance : Alors, comment va ? Eh bien justement, cahin. Non que Blanchard ait jamais fait partie des gloutons et autres béats de l’histoire, mais, tout de même, là, on le trouve un peu moins en verve ; cigarette réduite à portion congrue, santé récalcitrante, bourdon des soixante piges sonnées : ça se voit et s’entend.

 

Mais, comme je disais, ce n’est pas ici qu’on va entreprendre la critique des Carnets. Blanchard, c’est à prendre ou à laisser. Même si, présentement, il nous fait l’effet de s’être un peu tassé ; disons que ça mord moins qu’avant, que ça mordille. Mais qu’on ne s’en fasse pas trop non plus, il n’y a pas plus fidèle à soi, et le fond du bonhomme ne bouge pas d’un iota : plaisant misanthrope, maître rouspéteur, asticoteur des familles, au motif sans doute que « ce que dit le chœur, un écrivain n’est pas là pour l’entonner mais pour le lui dicter. » Aussi ne peut-on reprocher à notre époque de ne pas lire Blanchard : pour elle, ce serait comme trinquer à la ciguë. Parce que le moins que l’on puisse dire est qu’il ne lui trouve pas grand-chose de folichon, à notre époque. Mais la France a toujours eu son Léautaud, dont Blanchard, pour l’esprit au moins, me semble un juste héritier. Anar d’instinct aussi sûrement que réac spontané, rien ne l’aiguise davantage que de craqueler le vernis triomphant de la bohème bourgeoisie : tandis que l’un décape, l’autre dérouille. De temps en temps, on se dit que notre abonné aux bouquinistes pourrait lâcher l’affaire et se contenter d’en rigoler, du spectacle, mais non, c’est trop grave quand le progrès va à reculons. Exemple, parce que l’époque y tient : droit à tout, entrée gratuite et Internet à l’œil — conséquence pratique : « Que les industriels se rassurent. Ce n’est pas demain la veille que nos cadets vont gueuler pour exiger leurs Nike gratos. »

 

Alors c’est sûr, la machine s’emballe un peu moins. Pas tant, d’ailleurs, par résignation, que par cette sorte de lenteur obligée où nous met la vie quand ça se met à regimber, qu’on la sent moins propice aux promesses qu’au ressassement ; que ne plus pouvoir fumer constitue un empêchement à l’écriture ; que la maladie vient, qu’il « lui faut une place », et que « celle qu’elle déloge, c’est l’instinct de survie » ; que le moment arrive où il faut creuser un trou et y mettre ses petits compagnons (« Enterrer un chat ne remue pas que de la terre. ») Que reste-t-il à ce genre d’homme que les livres qu’on ne lit plus, que les écrivains qu’on fait semblant de connaître — comment parler des livres qu’on n’a pas lu, demandait l’autre : voilà bien un « titre à même de rameuter le gros du public. » Ceux qui avaient l’honneur des précédents Carnets retrouvent ici leur juste place : Proust, Balzac, Mauriac, Barrès, Montherlant et les autres — et tant pis pour Michon, dont le grade en prend ici un petit coup. N’importe, peu lui chaut, à Blanchard, qu’on le trouve ceci ou cela. Il en sait trop sur la vacuité de nos constances et l’oubli vers lequel nous courons — « Allons, continuons d’aller à rebours et de nous trouver bien comme cela. Que dans ce monde d’agités, lire intronise la lenteur, elle qui bêche la mort. »

 

André BlanchardÀ la demande générale (Carnets 2009/2011) -

Éditions Le Dilettante

Lire l'article sur le site du Salon Littéraire

12 mai 2013

Le Matricule des Anges - Une critique de Thierry Guinhut

 

 

Dernier sursaut

 

Ballard avait imaginé la révolte meurtrière des enfants, la fuite des adultes vers d’éternelles vacances. Mais pas la révolution des vieillards. Passablement retors, Marc Villemain emprunte le langage sans conséquence des vieux campagnards, leurs clichés et ressassements plein la bouche, non sans fausse naïveté, avant de basculer dans un projet ébouriffant. En quelle année sommes-nous ? La société n’est guère différente de la nôtre, mais avec ce léger parfum répugnant d’anti-utopie, quand les jeunes commencent à faire la chasse, pitbulls jetés sur les trognes moquées, quand l’administration impose des « quotas d’anciens ». S’ensuit une manifestation de quatre millions d'ancêtres, menée par Donatien et le narrateur à qui vient la riche idée des « canne-épées » en cas d’agression…

 

 

Le réalisme est à petites touches quand la tyrannie du jeunisme n’est qu’allusivement évoquée. Au-delà de la brûlante question de société, le drame d’un homme, d’une famille montre en abyme les conflits de ce temps improbable et pourtant possibles, entre la vie confite des presque croulants et les jeunots arrogants. En filigrane de ce propos politique court un éloge émouvant de Marie, la femme de Donatien, de sa jeunesse à son grand âge, « Marie l’artiste, toujours dans ses livres qu’on aurait bien pu lui donner le prix de lecture, avec sa frimousse d’écureuil. » Peut-être l’auteur aurait-il dû abréger son préambule présentant les personnages pour entraîner avec plus de largeur de vue son lecteur dans cette surprenante contestation. Mais de cette longue nouvelle réside un charme amer. L’auteur a choisi, plutôt que le vaste tableau d’un totalitarisme en marche et d’une résistance avortée, le drame et la pudeur des victimes ; en un louable parti pris.

Thierry Guinhut

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