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Marc Villemain
28 février 2014

Un train, des rails : Chronique moratoire, 2

 

Un train, des rails : c'est le titre de ma deuxième Chronique moratoire publiée ce jour sur Le Salon Littéraire - et ce sera comme ça un vendredi sur deux. Il y est question d'un désir très puissant de s’installer peinard en bordure de champ et de regarder les trains passer...

 

 

Un train, des rails

 

Mais je m’aperçois que je suis sans doute parfaitement assimilable au mouvement romantique — incluse sa petite part de très charmant ridicule. Car n’est-ce pas romantiquement idiot, cette manière de bramer sur le temps qui ô ne suspend décidément pas son vol et ô surexcite les mœurs ? Romantiquement idiot en plus d’être parfaitement vain, en tout cas à mille lieux de la tangible industrie du monde, ce dernier n’éprouvant le sentiment voire la sensation de lui-même qu’à la condition de pouvoir matériellement vérifier ce que produit son effervescence agissante. Tropisme ou tentation auxquels les artistes eux-mêmes n’échappent pas — mais le peuvent-ils seulement, si l’on met de côté quelques grands maîtres ou esprits très peu communs ? Et n’allez pas croire que cette mienne tendance à la dérive relève d’une question de génération ou de vieillissement des cellules : ce serait par trop trivial. J’étais assez jeune encore que je ne cavalais pas spécialement après mon temps. Bien sûr y faisais-je quelques concessions, voire tranquille allégeance, il faut bien manger, mais au fond tout était là déjà — tout : ce désir très puissant de m’installer peinard en bordure de champ et de regarder les trains passer.

 

Paul Valéry, que je continue de fréquenter assidument ces jours-ci, se posa en son temps et d’autres termes de comparables questions : « La boussole, la poudre, l’imprimerie, ont changé l’allure du monde. Les Chinois, qui les ont trouvées, ne s’aperçurent donc pas qu’ils tenaient les moyens de troubler indéfiniment le repos de la terre. Voilà qui est un scandale pour nous. C’est à nous, qui avons au plus haut degré le sens de l’abus, qui ne concevons pas qu’on ne l’ait point et qu’on ne tire, de tout avantage et de toute occasion, les conséquences les plus rigoureuses et les plus excessives, qu’il appartenait de développer ces inventions jusqu’à l’extrême de leurs effets. Notre affaire n’est-elle point de rendre l’univers trop petit pour nos mouvements, et d’accabler notre esprit, non plus tant par l’infinité indistincte de ce qu’il ignore que par la quantité actuelle de tout ce qu’il pourrait et ne pourra jamais savoir ? » Nous autres occidentaux ne faisons jamais rien pour rien : quoi de plus étranger à notre fringante conscience que cette espèce de mysticisme de fond des âges (obscurs) qui se satisfait de contempler ce qui, du monde même, de son mouvement le plus naturel, le porte à sa fin ? Nous voulons, nous réclamons de l’action. Que cela décélère ou accélère les processus, peu importe : l’essentiel est d’agir. Et de l’agissement à l’agitation, il n’est guère qu’une terminaison d’écart. Va pour le flegme, mais britannique ; va pour la lenteur, mais helvétique ; nous tremblons d’angoisse devant le cours inerte des choses naturelles, nous détournons le regard de ce qui aurait la lymphatique audace d’y résister, nous fomentons maints complots bâtisseurs et chérissons nos démocraties batailleuses, nous trépignons d’impuissance devant la dosette de café lyophilisé qui bloque la machine alors que la réunion a déjà commencé (sans nous !), nous éprouvons quelque suée froide devant cet agenda étrangement vierge entre 15h15 et 15h30, voire quelque inavouable abîme de vacuité devant la perspective d’une nuit blanche d’oubli (l’on n’attend pas du sommeil qu’il soit un plaisir en soi mais qu’il répare et remette la machine en état). C’est en enfiévrant le monde que nous nous sentons vivants, c’est en essorant sa lente épaisseur que nous parvenons à faire de chaque seconde qui passe un absolu du présent. Même si nous savons bien ce que nous nous dissimulons à nous-mêmes. 

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