Vincent Delerm à La Cigale
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Delerm et d’ombres
Naturellement, comme ce n’est pas la première fois que nous voyons le beau Vincent sur scène, nous voilà privés de l’effet de surprise. Et en même temps, depuis 2002, on ne peut pas vraiment considérer Vincent Delerm comme faisant partie de ces artistes qui se plaisent à surprendre leur public. C’est même, vous me voyez venir, l’exact contraire : Delerm est un ressasseur. De jeunesse, pour être précis. Il est même assez déconcertant de songer que ses huit albums studio n’en finissent plus de ressasser des souvenirs intimes qui, s’ils ne sont pas toujours et strictement les mêmes, semblent jamais n’être que des variations, comme disait l’autre, sur le même t’aime. Là est son choix d’artiste, qui non seulement est incontestable mais qui a toutes les bonnes raisons d’être, et constitue assurément l’une des explications de la fidélité de son public : sa fidélité, précisément, non à la vedette qu’il est devenu, mais à l’homme et plus encore à l’enfant qu’il demeure.
Pas d’effet de surprise, donc. Même plutôt l’impression de se retrouver assis à peu près sur le même fauteuil que quelques années plus tôt, dans la même salle ou peu ou prou, devant le même humain bonhomme, faussement timide, faussement hésitant, concomitamment mélancolique et facétieux, adepte du second degré mais sensible au premier, chantant doux et badinant ironique, égocentrique par nature et généreux par tempérament, anti-héros grisonnant attentif au séducteur qui ne dort jamais tout à fait en lui, sachant d’où il vient et ce qu’il doit aux uns et aux autres : Delerm est un troufion de « l’armée des ombres fragiles ». On ne l’écoute ni ne va l’écouter pour le découvrir, on sait tout de lui : il nous a déjà tout dit. Même quand il n’en a pas (encore) fait de chanson. Mais on s’en fiche : on l’écoute et on va l'écouter pour éprouver le plaisir de le voir prendre du plaisir. Et c’est ainsi que l’on se sent vieillir : en se satisfaisant pleinement d’un moment chaleureux, hors du temps, étranger au cours du monde – le monde, de toute façon, s’est arrêté de tourner il y a longtemps. Aller voir Delerm, c’est mettre le chaos cosmique entre parenthèses, s'extraire de la frénésie et, pour deux heures de temps, se donner l’illusion qu’hier est encore un peu aujourd’hui.
Et tant pis si on le trouve, c’est mon cas, un peu moins inspiré, si on a le sentiment, c’est mon cas, que certaines chansons pourraient être fabriquées sur les chutes d’un précédent album, si on s’agace un peu, c’est mon cas, de le voir enrober son art de la miniature de toujours plus d’images, de clips, de vidéos, de samplers et de son pré-enregistrés, si on aurait envie, c’est mon cas, de le revoir accompagné de quelques amis musiciens, ne serait-ce que pour ne pas avoir le sentiment de n’applaudir que le seul Vincent, parce qu’il ne peut pas être une idole et que nous-mêmes ne le voulons pas. On se dit aussi, par moments, qu’il pousse un peu. Que même le minimalisme a ses limites. Qu’avoir du talent, du désir, des facilités, et surtout le savoir, voilà qui devrait l’inciter à ne pas baisser la garde, à se défier des recettes éprouvées, à entretenir le souci, non du renouvellement de soi-même, c’est impossible, mais au moins des expressions de soi dans le champ artistique. Et à ne pas présumer de ses forces : il n’est pas si simple de faire fredonner le public sur des chansons qui n’ont plus tout à fait la même fantaisie, la même inventivité, la même nouveauté que les anciennes.
Ce ne sont pas là des critiques mais des attentes – or on n'a d’attentes qu’envers celui dont on sait qu’il a tous les talents pour y répondre. Car pour le reste, on a beau dire, il faut reconnaître que tant de délicatesse, de mélancolie sereine, de bienveillance, d’humilité non feinte et d’humour, par les temps qui courent, ça fait du bien.