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Marc Villemain
29 avril 2013

Une critique de Pierre-Vincent Guitard

 

 

Cette fois encore les relations père-fils sont au coeur du roman de Marc Villemain. La langue est importante, celle du narrateur de ce petit roman n’est pas celle du Léandre du roman précédent (Le Pourceau, le Diable et la Putain), l’affrontement est plus contemporain, il met aux prises deux générations à travers les rues de la Capitale. D’une certaine manière cela peut faire penser à des événements récents. Deux conceptions de la vie ! mais ne commettons pas l’erreur d’y voir une illustration de l’actualité. L’affrontement générationnel entre les vieux avec leur bon sens paysan et les jeunes qui rêvent de prendre le pouvoir et d’exclure carrément leurs aînés de la vie publique - ils envisagent de leur retirer le droit de vote - cet affrontement au sein duquel l’allongement de la vie et le papy boom équilibrent les rapports de force menace de devenir réalité. C’est ce qui, dans le titre choisi par Marc Villemain, peut faire penser, avant que l’on ne lise l

 

’ouvrage, à une marche conquérante et victorieuse des retraités. Or, si l’on assiste bien à une manifestation et si on se laisse aisément prendre à cette fable sociétale, l’issue - que l’on ne dévoilera pas – mais dont on peut dire qu’à beaucoup d’égards elle rejoint celle du roman précédent, lui donne un sens plus psychologique que sociologique à l’encontre de ce que le sujet et le titre avaient pu contribuer à faire croire.

 

Ce sont deux générations qui s’affrontent, mais elles s’affrontent concrètement entre un père et son fils. Le point de vue du narrateur, celui des vieux, donc celui du père, donne à cette fable une pudeur que le langage paysan ne dément pas. Nulle part la parole n’est donnée au fils, mais le regard de l’ami de Donatien (le père), empreint de ce bon sens des hommes de la terre, restitue parfaitement la tendresse qui unit Julien à son père par-delà leurs divergences. Encore une fois le vieil homme – ici son ami – devra porter tout le poids de la culpabilité liée au meurtre, fût-il accidentel. C’est cette inversion apparente de l’Œdipe qui me fait dire que ce roman est dans la lignée du précédent.

 

L’opposition toutefois entre la langue du roman et celle du quotidien n’est plus celle qui sépare notre parler de la langue classique mais - et c’est sans doute là que se situe la vraie réussite de ce texte – celle qui nous fait retrouver une langue des terroirs que la modernité a mis de côté au même titre que ses vieux : Mais c’est qu’avec ça, dans les villes, c’est bien simple, les vieux, on ne les voyait plus. Langage parlé : Ou que j’y allais avec eux, ou que personne n’y allait. Qu’est-ce que tu veux répondre à ça. J’y suis allé qui rend un rythme simple, phrases courtes qui vont tout de suite à l’essentiel. C’est vrai que par chez nous les causeurs ne sont pas légion, même qu’on aurait plutôt tendance à s’en garder.

 

Les vieux ce ne sont pas seulement ceux qui sont atteints par la limite d’âge, ce sont aussi ceux qui ne se reconnaissent pas dans le langage de la jeunesse, qui résistent à cette arrogance et à cette soif du pouvoir qui laissent des gens sur le bord du chemin. D’où l’ambiguïté. Si le père est bien celui qui reste, sa victoire sur le fils est plus celle de la maturité sur l’enfance et l’adolescence que celle d’un être sur un autre. Mais une victoire amère qui laisse à la fois un sentiment de culpabilité et une certaine nostalgie.

Désormais le fils a pris les habits du père. Et maintenant Donatien est sur son banc, dans notre square d’enfance et sa requimpette, la tête à pleurer dans les mains.

 

Pierre-Vincent Guitard

Lire la critique sur Exigence Littérature

27 avril 2013

Une critique de Michel Gros Dumaine

 

« Écrire le temps, saisir le temps dans la forme que lui donne l’écriture ou comment toucher du doigt
l’intangible en s’accrochant à ces prises minuscules que sont les signes de ponctuations. »

Esthétique de la ponctuation, Isabelle Serça

 

Lecture :
« C’est bien simple, dans ses phrases on entendait jusqu’à la ponctuation. »

 

 

 

Si j’accroche ma lecture du livre de Marc Villemain à l’esthétique de la ponctuation c’est bien évidemment parce qu’elle ouvre à la question du style. Ce style qui manque cruellement à ce qui se présente aujourd’hui, massivement et à grand renfort de trompettes, comme littérature. Je pourrais l’accrocher aussi à la brièveté du texte qui force l’obligation créative d’un travail de la langue quand l’époque encombre ses librairies de pavés où cette même langue s’appauvrit à l’aune de la banalité d’histoires répétitives.

 

Un texte court donc, un style. Une histoire aussi… qui vaudrait peu de chose sans cela. Car après tout, cher Marc, les petits vieux comme moi qui ruent dans les brancards sous les coups de boutoir de l’idéologie de l’éternelle jeunesse, de, de, de… sont légions et bien sûr se résignent, fatigue aidant, à finir leur histoire, comme à la fin de votre livre, par un meurtre. Je ferai silence sur l’inversion que vous faites de cet élément princeps, le meurtre, où la psychanalyse pense l’autonomisation de l’individu. Non, ce n’est pas cette histoire-là, que je me raconte en permanence et en milliers de variations imaginatives, qui marque ma lecture. Mais vous l’avez déjà compris, ce qui marque ma lecture de votre très beau texte c’est la variation qui est la vôtre (celle qui m’avait échappé). Le style donc, le travail de la langue. Là où l’émotion naît du texte lui-même et pas seulement du propos.

 

Qu’en dire ? Et bien rien qui déflorerait les lectures à venir.
Alors ? En parler, oui, dans ce que je me propose de provoquer ici comme criticism in progress.

 

Michel Gros-Dumaine

19 avril 2013

Une critique de Lionel Clément - L'Ivre de Lire

 

 

Il faudrait pouvoir mettre ce texte entre toutes les mains

 

Ça signifie quoi, être vieux, aujourd’hui ? Un vieux, un vioque, un chnoque, un ancêtre, un vieillard, un gâteux, une ganache, un grison, un ainé, un patriarche ? Au moment où l’espérance de vie s’allonge de plus en plus et où la science repousse les limites de la nature, on n’ose poser cette question évidente : « Comment on vit, en 2013, quand on est vieux ? ». Pourtant, jamais les conditions de vie de nos anciens n’ont été aussi dramatiquement dégradées...

 

Que faire, lorsque parvenu dans les dernières années de sa vie, on se retrouve pointé du doigt, un poids pour ses enfants, pour la société ? Que faire, lorsque, alors qu’il y a encore quelques années, profiter de ses vieux jours voulait encore dire quelque chose, on nous annonce un âge de départ à la retraite de plus en plus tardif ? Faudra-t-il bientôt travailler jusqu’à notre dernier souffle ? Combien de nos vieux, d’ailleurs, vivent aujourd’hui en dessous du seuil de pauvreté, ne parvenant pas à assurer leurs besoins les plus élémentaires ? Et combien de nos vieux sont, chaque jour, victimes de violence, de la part de ces jeunes désormais dépositaires du monde qu’ils ont contribué à ériger ?

 

Quelqu’un me fit remarquer un jour : « Sais-tu pourquoi les vieux marchent toujours le regard tourné vers le sol ? C’est pour ne pas assister au spectacle de l’indifférence… »

 

Pourtant, qu’en serait-il si nos vieux se révoltaient ? S’ils revendiquaient leur droit à exister dans notre société ? Marc Villemain nous projette dans une société qui pourrait être la nôtre, une société tellement obnubilée par une austérité poussée jusqu’à son paroxysme que les vieux y sont devenus ceux qu’il faut abattre, eux devenus improductifs. Violences qui deviennent banales, agressions et humiliations venant de ces jeunes qui oublient qu’un beau jour ils seront à cette place. Marie et Donatien décident de ne plus accepter cette situation, de fomenter une révolte de ces vieux dont tous souhaitent la disparition, même face à leur fils, Julien, qui a lui choisi le camp adverse. Jusqu’où seront-ils prêts à aller pour que leurs droits soient enfin reconnus ? Jusqu’à l’irréparable ?

 

Ils marchent le regard fier est un roman qui mérite d’être lu de manière urgente, parce qu’il nous met face aux conséquences de nos propres choix. Ici, Marc Villemain nous parle des vieux, mais ce livre ne pourrait-il pas être celui de tous ceux qui sont considérés comme des fardeaux, dans nos sociétés régies désormais par le maitre mot : « rentabilité » ? Est-ce que le mot « solidarité » peut encore y trouver un sens ?

 

Les questions que posent ce roman, outre sa très grande qualité d’écriture, sont tellement impératives qu’il faudrait pouvoir mettre ce texte entre toutes les mains, afin d’alerter les consciences. Car quel monde, nous mêmes, une fois devenus vieux, voulons-nous laisser à nos enfants ? Un monde barbare ?

 

Une auteure posait sur Twitter la question, elle-même posée par une de ses lectrices, de savoir si la littérature était vraiment capable de changer les choses. A cette question, on ne peut que répondre oui, car le rôle de la littérature, et ici de ce livre de Marc Villemain, est bien de nous interpeller sur nos dérives possibles, sur la cruauté potentielle de notre époque pourtant déjà bien cruelle, par le biais de la fiction. Juste, peut-être, pour pouvoir nous aussi jeter un regard fier sur le monde, lorsqu’il sera venu pour nous le temps de le quitter.

 

Lionel Clément

10 avril 2013

Over the Channel

 

 

J'ai eu le privilège, au cours des dix-huit mois qui viennent de s'écouler, d'avoir été choisi pour accompagner neuf structures culturelles françaises et britanniques engagées dans la création et la diffusion des arts de la rue, répondant à un projet européen transfrontalier appelé ZEPA (pour Zone Européenne de Projets Artistiques.)

 

Une compagnie française, Générik Vapeur, et une compagnie galloise, NoFit State Circus, ont été associées afin de mettre sur pieds deux spectacles de grande envergure baptisés Waterlitz et Barricade. Ces deux productions ont été conçues à travers des étapes d'immersion des artistes dans les paysages et avec la population des territoires couverts par le ZEPA. De Brest à Great Yarmouth en passant par Brighton, Amiens et Loos-en-Gohelle, Winchester, Southampton et Sotteville-lès-Rouen, les rives du Channel sont ainsi devenues un espace d'échanges artistiques et culturels hors du commun, impliquant pas moins de soixante compagnies et de très nombreux habitants.

 

Parallèlement à l'écrivain et journaliste britannique John Ellingsworth, j'ai donc suivi les étapes de création et les rencontres qu'occasionnèrent ces deux aventures transfrontalières. Lui et moi les racontons donc, chacun à sa manière, dans Over the Channel, ouvrage bilingue paru aux Éditions de l'Entretemps. Au-delà de nos textes respectifs, c'est un très beau livre, qu'enrichissent une iconographie éloquente et des témoignages de publics, d'artistes ou d'acteurs des neuf régions impliquées. Fabien Persil offre un contrepoint dessiné sur la manifestation hivernale du Fish & Chips, devenue, avec le festival Out There, emblématique de cette aventure européenne et transmanche.

 

Le texte que j'ai rédigé à cette occasion est intitulé Le retour de l'enfant de la voltige.

 

OVER THE CHANNEL / Artistes et publics transmanche
Direction : Claudine Dussolier
Auteurs : John Ellingsworth & Marc Villemain

 

Je remercie tout spécialement Mathilde Vautier, coordinatrice générale du projet ZEPA,
qui m'a accompagné tout au long de cette expérience.

 

A Brest, la foule des grands soirs se presse pour assister au spectacle de Generik Vapeur (août 2012)

 

9 avril 2013

Une critique de Didier Bazy (Rhizomiques / La cause littéraire)

 

 

Après le dernier Villemain

 

C'est qui Marc Villemain ?

 

Marc Villemain, c’est un style, Un style. Et pour saisir Un style, il faut plonger dans le texte, dans les mots, dans les lettres. Un style, ça se prend par le milieu. Ainsi, et pas tant que ça, au hasard. Tiens, lis plutôt :

 

« C’est qu’il faut se remémorer. À l’époque nos gouvernants avaient quoi, trente ans, quarante pour les plus aguerris. Des qui croyaient connaître la vie parce qu’ils avaient été à l’école. Des zigotos de fils à papa, teigneux et morveux du même tonneau. Mais qui ne se mouchaient pas du coude. On peine à se souvenir qu’en ce temps-là pas mal d’anciens ont pris la tangente pour l’Afrique. Parce que c’est de notoriété, là-bas, dans les tribus, on prend soin des anciens. Ici, non. Enfin maintenant, si. Mais pas avant. Avant, maintenant, même nous on a peine à se l’imaginer. C’était que de l’humiliation. C’est ça, c’était la société de l’humiliation. Faut quand même se souvenir. Qu’à la télé ils faisaient de la réclame pour expliquer aux vétérans résolus à se faire sauter la cervelle qu’ils en seraient tout auréolés, des bienfaiteurs de la nation qu’ils seraient ! C’est allé jusque-là, avec nos sous ! On le sentait venir cela dit, et d’assez loin. Nous autres on est tout pareils qu’une bête qui aurait flairé le renard à vingt pas : tout ça on le sentait venir. Ça ne tient à rien, comme toujours. Ma mère me le disait tout petit déjà: le diable, c’est dans les détails qu’il est, foin de grosse trogne hideuse, il porte son sourire en cravate qu’elle disait. Elle avait raison, la mère. Les détails. ça commence dans l’autocar, quand les avortons vous refusent la place, ou au magasin… »

 

C’est un peu long, mais on se laisse embarquer. Le ton doux de l’écriture dénote avec le propos et le sujet : un monde jeuniste de brutes.

 

Un suspense rôde. Le critique, qui a du mal à se départir de ses propres connotations se rappelle malgré lui les garçons sauvages de Burroughs ou les sagas tourbillonnaires de Damasio, est renvoyé au phrasé lisse de Villemain, poète. Le sculpteur des mots sort vainqueur de cette traversée de l’Achéron. Et l’auteur laisse au bord du chemin le plumitif attentif : est-ce la syncope qui produit des lignes de fuite, des tangentes et des forces centrifuges ?

 

C’est un peu tiré par les cheveux, non ?

 

Syncopes, ruptures, chutes, reprises, brouillages et ré-encodages. La surface du style dévoile un fond qui n’est qu’un agencement de couches et de strates : rapports des générations entre elles. « Entre eux, le fossé de la révolte ».

 

« Et si la colère ne venait pas des jeunes, mais des vieux ? »

 

Le sujet est à la mode…

 

Le thème est là, pas besoin d’imaginer. Pas besoin de s’indigner, Antigone, out. Indigné, viré. Plutôt voir. Vivre. Et lire Villemain. Lire. L’oeil est pris. L’oreille bourdonne. Le bruit du monde est là. Et Villemain n’en rajoute pas. « Véridique ce que je raconte là. » Là ? Là est ce que l’on résume par « la crise ». Et cela donne un certain désenchantement certain. Mais pas que.

 

Pas que quoi ?

 

Aux sources du style de Villemain : Sade et Flaubert passés à la moulinette de Beckett. Littérature pas morte, lisez.

 

Les sources ? Qu’en sais-tu ?

 

Imagine plutôt l’estuaire et les sales océans où tous les déchets plongent et se mélangent avec nos cendres de vieux champions de jeunes.

 

Pas gai ce livre.

 

Pas gai. Mais vrai. Et un peu de vrai suffit pour prendre le large, tel un vieux, le regard fier, les yeux droits, tendu entre passé et futur, pris et libéré dans un récit très stoïcien, posture rare, un style, Un style.

 

Mais qu’est-ce se passe dans ce livre ? Tu ne veux rien dire ?

 

Je voudrais bien. Allez, je balance, après mon cut-up :

 

     « La canne l’a traversé…
     … C’est comme ça qu’il est mort.
     … Tout ce déshonneur.
     Après tout ce qui s’est passé.

    … dans cette chienne de vie. »


Didier Bazy (à lire ici dans son contexte original)

3 avril 2013

THEATRE : A tort et à raison, de Ronald Harwood

 

 

Il reste peu de temps, aussi ne tardez pas : courez au Théâtre Rive-Gauche et, toutes affaires cessantes, allez applaudir la pièce de Ronald Harwood, À tort et à raison, qui s'attache à entrer dans ce moment si particulier et si douloureux dans la vie de Wilhem Furtwängler, considéré aujourd'hui encore comme l'un des plus grands, si ce n'est le plus grand chef d'orchestre qu'ait jamais connu la musique classique occidentale. Une figure exceptionnelle, donc, c'est-à-dire sujette à controverse, et, en l'espèce, à calomnie. Le texte se circonscrit lui-même à ce moment précis où le chef d'orchestre est interrogé par un officier américain, Steve Arnold, en vue de la préparation de son "procès en dénazification."

 

Venez prendre parti ! est-il péremptoirement inscrit sur les cartons publicitaires et les affiches du spectacle. Afin de nous y aider, le théâtre Rive Gauche propose aux spectacteurs une sorte de tombola, un "grand jeu exclusif" pour départager qui, de l'officier américain ou du chef d'orchestre est le vainqueur, et de remporter "un vol aller-retour Paris / Jérusalem pour deux personnes". L'initiative est, au bas mot, déplacée, même s'il est vrai que nous sommes depuis longtemps vaccinés contre l'immoralité du marketing.


Prendre parti, donc ? Mais l'histoire, les historiens, et plus encore la Justice, ont rendu leur verdict depuis belle lurette : non seulement Furtwängler a été lavé de tout ce dont on l'accusait, mais, mieux que cela, des témoignages et des preuves par centaines ont été apportés de son opposition au régime nazi, de ses liens avec la résistance allemande, des mille et un stratagèmes qu'il imagina quotidiennement pour ne pas être en position de s'abaisser à honorer le pouvoir, des sommes d'argent qu'il adressait à ses amis juifs en exil et des multiples démarches qu'il entreprit, dès 1933, pour sauver des adversaires du régime naissant - des Juifs bien sûr, des sociaux-démocrates, des communistes, d'autres encore. Sans doute le problème vient-il du fait que ces actes n'avaient pas pour lui de signification proprement politique au sens très étroit ou partisan du terme, mais une signification plus grande à ses yeux, c'est-à-dire humaniste et spirituelle, au-delà du dégoût immédiat que lui inspirait le nazisme depuis son émergence. Ce désintérêt, ou plutôt cette relative indifférence au politique, n'est certainement pas étrangère aux soupçons rémanents qu'il eut à essuyer. Comme dans la chanson, on peut dire de Furtwängler qu'il avait deux amours : son pays et la musique. Or c'est précisément cet amour de l'Allemagne qui conduira Hitler, lequel le considérait, et bien avant 1933, comme le plus grand des chefs d'orchestre, à vouloir utiliser à son profit et à celui du Reich la gloire internationale de l'artiste. Et c'est précisément au nom de son patriotisme, que Furtwängler refusa de quitter le pays, considérant que celui qui l'aimait devait y être fidèle, et que c'est en son sein, et non hors de ses frontières, qu'il fallait résister. Cet acharnement à vouloir rester en Allemagne sera souvent mal compris ; il quitta le pays, pourtant, forcé et contraint, après avoir été prévenu par la doctoresse de la femme d'Himmler, le docteur Richter, qu'Himmler était sur le point de le faire arrêter par les SS. Il faut dire qu'il était soupçonné d'avoir pris part à l'organisation de l'attentat du 20 juillet 1944 contre Hitler - ce ne fut pas le cas, mais, en effet, il avait connaissance de sa préparation.

 

 

Il serait trop long ici d'entrer dans les détails de la vie de Wilhem Furtwängler entre 1933 et 1946, ce qui n'est d'ailleurs pas l'objet de ce petit article. Mais j'avoue avoir été gêné par cette invitation très ludique à "prendre parti", et par certains articles de presse qui, non sans légèreté, convient les spectateurs à se faire leur propre idée - ah, le fameux esprit critique de la démocratie participative ! Pour ma part, je considére qu'il y a là une sorte de faute morale à vouloir poursuivre cette discussion, qui a pour effet d'entretenir un doute dont on sait depuis soixante ans qu'il n'a plus aucune raison d'être, et de salir la mémoire d'un homme dont ont été prouvées, non seulement la parfaite innocence, mais l'intelligence et l'efficacité d'une certaine forme d'engagement.

 

Le propos de Ronald Harwood ne souffre d'ailleurs pas la moindre ambiguité. Et si, pour les besoins de la dramaturgie, il donne parfois le dessus à l'officier américain, c'est pour mieux accentuer le contraste et exhausser la noblesse du chef d'orchestre, son trouble, sa douleur et son humiliation. Bref, pour tous les Allemands (nazis compris, donc), Furtwängler incarne une large part du génie national, et c'est bien cette part qu'Hitler va s'acharner à vouloir avilir et récupérer. Cela durera longtemps (trop longtemps, aux yeux de l'accusation), et c'est une calomnie organisée de chaque instant à laquelle Furtwängler devra faire face, sans toujours pouvoir y parvenir. Ceux qui s'intéressent à ce cas si particulier trouveront sur le sujet maints témoignages et ouvrages de référence.

 

* * *

 

Revenons, donc, à la pièce en elle-même. Dominique Hollier, que j'avais déjà vu mettre en scène une autre pièce remarquable de Ronald Harwood, L'habilleur (où Claude Aufaure et Laurent Terzieff excellaient), a ici fait le choix d'un décor très conventionnel, presque académique, dirons-nous : un officier à sa table, un adjoint à ses côtés, sa secrétaire derrière un petit bureau, rien de plus. A cette aune, rien de spécialement remarquable. Non, ce qui l'est en revanche, et ô combien, c'est le jeu et le travail époustouflants de Francis Lombrail (l'officier américain) et de Jean-Pol Dubois (le chef d'orchestre). De son personnage d'officier sûr de son bon droit (au prétexte qu'il a contribué à ouvrir les portes des camps et qu'il a respiré la pestilence des charniers), Francis Lombrail montre aussi toute l'ambiguïté morale. Sa détestation, pour ainsi sa haine, authentiques, du nazisme et des nazis, le conduit à une obsession de la vérité qui est aussi la limite, à tout le moins le talon d'Achille des démocraties victorieuses. Car cette obsession finit chez cet officier par tourner à l'idéologie, c'est-à-dire aussi, et paradoxalement, au refus de la vérité. Dopée par une intention morale indiscutable, la soif d'épuration dont il est, avec tant d'autres, saisi, le conduit à s'aveugler lui-même et à refuser jusqu'aux manifestations les plus tangibles de la vérité. A ce jeu, Francis Lombrail incarne à la perfection ce militaire qui sait être à la fois brutal et mielleux, fiévreux, colérique, emporté, mais toujours malin, intelligent, de cette intelligence des situations où réside peut-être aussi le génie américain, qui ne se paye pas de mots. Il y a chez Lombrail un je ne sais quoi de fougueux, une forme d'énergie dans le regard qui contamine l'espace, et confère à son personnage une autorité supérieure encore à celle des attributs militaires de son personnage, supérieure à cette forme d'arrogance morale des vainqueurs qui confine au sentiment de supériorité. Ce personnage d'officier n'est en pas moins touchant, car rien n'est feint, dans sa quête obstinée. Il croit, non pas tant en lui, qu'à la morale nouvelle qui pourrait émerger de la découverte de l'horreur ; il croit à la légitimité, au bien-fondé, à la puissance de ce qui pourrait naître une fois que le ménage aura été fait. Sous ses dehors souvent bruts, il y a un acte qui aspire à la morale, et cela, cette sensation complexe, Francis Lombrail en a tout compris.

 

 

Et puis, bien sûr, il y a Jean-Pol Dubois, dont la profondeur et la souveraineté du jeu impressionnent énormément. Le comédien a complétement intériorisé ce que l'on sait de l'homme Furtwängler, du dilemme moral où le tenaient son amour de l'Allemagne, son sens du devoir, cet idéal spirituel qu'il ne voulait et ne pouvait exprimer que par la musique, ce sens ultime, même, qu'il lui conférait, et cette droiture, cette attitude qui est à la fois de retrait vis-à-vis du monde et de compassion à son endroit. Le discours de Furtwängler est, et demeure, pour toute société constituée, pour toute société politique, assez inaudible : en gros, l'art et la politique ne doivent jamais se rencontrer. Les Etats, quels qu'ils soient, ont toujours tout mis en oeuvre, non pas forcément pour avoir les artistes à leur botte, mais pour les inclure à eux-mêmes, les incorporer, les utiliser comme relais de ce qu'ils juge(aie)nt bon. Nombre d'artistes ne sont pas contre d'ailleurs, que l'on voit courir de tribunes en plateaux, de meetings en studios, qui pour dire ce qu'il pense du cours du monde, qui pour soutenir tel ou telle, qui pour s'offusquer de, qui pour dénoncer. Il n'y a sans doute pas, en l'espèce, de bonne ou de mauvaise attitude, libre à chacun de s'accorder avec soi-même. Ce qui est vrai en revanche, c'est que les peuples pardonnent impulsivement avec beaucoup plus de facilité à celui qui sera sorti de son art pour se mêler du monde qu'à celui qui ne souhaite ou ne s'autorise pas à dire autre chose au monde que ce que dit son art. Sans doute aussi est-ce là un motif des procès faits à Furtwängler, que d'aucuns auraient donc préféré voir quitter l'Allemagne et se réfugier aux Etats-Unis plutôt que de rester chez lui et se confronter à ce qui, on le sait par ses courriers et ses carnets, lui faisait horreur. C'est toute cette profondeur que l'on voit dans le regard de Jean-Pol Dubois, que l'on entend dans sa voix parfois au bord du craquement, dans son souffle que la colère sait rendre court, et dans cette attitude du corps, toujours noble, indifférente à la vulgarité du procureur, sourde à ses revendications d'inculture, attitude de poigne, donc, autant que de fragilité, de tenue autant que d'abandon.

 

Si j'ai pu, par moments, trouver la première partie un tout petit peu didactique, À tort et à raison est transcendée par ces deux comédiens hors-pair, fort bien secondés par Jeanne Cremer, Odile Roire, Guilaume Bienvenu et Thomas Cousseau - qui ne déméritent jamais dans leurs seconds rôles, même si, bien entendu, ce n'est pas d'eux, et c'est ingrat sans doute, que le spectateur se souviendra. Un beau et grand moment de théâtre, donc, loin des manichéismes du temps. Et vous emporterez avec vous le superbe Deuxième mouvement, adagio, de la 7ème Symphonie d'Anton Bruckner, dirigée par Wilhem Furtwängler, que les nazis diffusèrent à la radio le 30 avril 1945, juste après l'annonce du suicide d'Adolf Hitler.

 

A tort et à raison, de Ronald Harwood

Mise en scène : Dominique Hollier

Avec : Francis Lombrail (Steve Arnold), Jean-Pol Dubois (Wilhem Furtwängler), Thomas Cousseau (Helmuth Rode), Odile Roire (Tamara Sachs), Guillaume Bienvenu (David Wills), Jeanne Cremer (Emmi Straube)

1 avril 2013

Antonio Muñoz Molina - Dans la grande nuit des temps

 

 

Eh bien j'en aurai mis du temps à le lire, celui-là... Alité, certes, incapable pour ainsi dire de parcourir une seule ligne de quoi que ce soit pendant près de quinze jours. Mais la vérité est que j'avais aussi perdu l'habitude de ces livres-parpaings qui peuvent nous tenir des semaines durant. Avec le temps, et sans d'ailleurs que je me l'explique, je lis (et écris) moins long. Cela ne fut pas toujours le cas : bien des livres qui m'ont marqué, autour de mes vingt ans, tenaient du pavé. Je songe, parmi d'autres, à ces chef-d'oeuvres que sont, chacun dans son genre, Diadorim, Les versets sataniques, Les Fils de la Médina, ou, plus tard, dans un registre qui n'a rien à voir, mais parce que je l'avais lu un peu comme on lit un roman, l'incomparable Passé d'une illusion de François Furet.

 

Je m'aperçois que ce que je cherche le plus souvent dans un roman, d'ailleurs plus ou moins consciemment, n'est pas tant l'intrigue, quand bien même je n'ai pas le moindre dédain pour une bonne trame, un bon prétexte ou un chouette suspense, ni même ce style auquel je me dis si attaché et à défaut duquel un livre risque fort de ne pas me happer, mais bien ce qu'un auteur dit ou laisse passer de lui, ce qu'il y a mis, cette figure de lui-même que dessinent les personnages, les situations ou les attitudes qu'il met en scène. À cette aune, j'ai toujours aimé Antonio Muñoz Molina, cette atmosphère de droiture douce et d'individualisme désenchanté qui se profile derrière son écriture, et que j'avais aimée déjà dans un de ses précédents grands textes, Séfarade. Au fil du temps donc, je tends à pencher du côté de Sainte-Beuve, quoique je ne partage pas l'idée que l'on pourrait expliquer l'entièreté d'une œuvre par la vie de son auteur. Pour autant je me refuse, assez instinctivement, à scinder les deux. Dans le cas présent, celui de Muñoz Molina et de cette grande nuit des temps, je ne peux m'empêcher, en regard du paysage, des prémices de la guerre d'Espagne et du bouleversement sensuel et amoureux des deux principaux personnages, d'accoler à la voix de son auteur un certain nombre de dispositions d'ordre esthétique, moral ou politique, et de confondre sa vision du monde avec une certaine manière d'en être.

 

Ces quelque huit cents pages peuvent se résumer en quelques lignes — preuve qu'à une très longue histoire ne correspond pas nécessairement un scénario alambiqué. Alors que la guerre s'annonce, que les jeunes s'arment et que des clans se forment jusque dans les fractures familiales, un architecte espagnol de grand renom, Ignacio Abel, qui mène une vie bourgeoise et presque entièrement dédiée à son travail, tombe amoureux, gravement amoureux, d'une femme un peu plus jeune que lui, américaine, Judith Biely. Ce qu'il a de plus intime, ce qu'il croyait le plus ancré, le moins exposé, bascule en même temps que bascule l'Espagne. Il va s'ensuivre une panique vers l'amour et une remise en cause de tout ce qui semblait acquis, tangible, indiscutable, une implosion totale, non seulement de sa vie mais de son être. Ce processus, où l'amour joue le rôle de l'étincelle, jette Ignacio Abel dans une existence qui n'aura plus rien à voir avec celle d'avant : il lui faudra, après avoir traversé les premiers temps de la guerre et en avoir éprouvé l'horreur, après avoir connu l'exil du miséreux et parcouru les mers, après avoir perdu tout ce qui, aux yeux du monde, le rendait digne d'une considération sociale, il lui faudra faire le deuil de tout ce qu'il fut, de sa femme, de ses enfants, de sa réussite, de son ambition, de son passé, et tenter de survivre à ce qu'il était devenu.

 

Il n'en faudra pas davantage à ceux qui connaissent la langue et l'écriture de Muñoz Molina pour comprendre qu'ils auront à faire à un roman fondamental, où l'on pourrait bien voir une espèce de livre parfait, un concentré des plus belles qualités qu'il est loisible d'attendre d'un très grand roman : le sens du récit, la science de la composition, la maîtrise du temps, une noirceur qui n'est jamais complaisance, une tendresse sans manières, une tenue esthétique et un refus principiel d'étiqueter les hommes et de les départager dans leurs intentions ; Muñoz Molina, c'est une vision de l'histoire et du monde autant qu'une attention à la plus extrême singularité, à l'intimité la plus farouche, une application à déceler les mouvements internes de l'individu, à cerner les mouvements de la psychologie qui ne fait jamais aucune concession au psychologisme : l'arrière-monde, c'est-à-dire l'Histoire, c'est-à-dire l'épopée qui se joue malgré le volontarisme des hommes, malgré leur foi en eux-mêmes et ce quelque chose d'irrépressible qui les conduit, ces inlassables, à vouloir faire l'histoire, cet arrière-monde est toujours là, souverain. Si bien que ce texte magistral est aussi comme une peinture incroyablement atemporelle de ce qui nous fait humains.

 

Antonio Muñoz Molina, Dans la grande nuit des temps - Éditions du Seuil
Traduit de l'espagnol par Philippe Bataillon / Prix Méditerranée 2012