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Marc Villemain
11 mai 2020

Xavier Houssin - L'officier de fortune

 

 

La voix de son père

 

« Oui, c’était il y a longtemps. Comment ne pas penser à cette hâte qui nous saisissait alors. Mais Jeanne avait raison, on ne s’étreint pas dans le souvenir des étreintes. J’ai respiré profondément. Chassé le trop d’émotion. Nous étions fatigués. Dans la chambre nous nous sommes juste mis à l’aise. Allongés côte à côte. Jeanne m’a pris la main. Un baiser sur ma joue. Le bruit des autos dans la rue ronflait en berceuse sourde. J’ai songé à la mer. Je me suis endormi. »

 

Trouver les mots et la manière d’évoquer le père, ce peut être, pour un écrivain, le projet d’une vie. Certains n’y parviennent jamais : pas faute de talent, mais parce que certaines montagnes ne sont faites que pour être craintes ou contemplées, non gravies ; d’autres dissémineront la présence paternelle au fil de leur œuvre, charge au lecteur fureteur d’en trouver la trace ; d’autres encore marqueront leurs personnages de fiction de traits qu’eux seuls savent appartenir ou avoir appartenus au père. Mais, bien sûr, il est probablement autant de façons de témoigner du père qu’il est d’écrivains… Dans L’officier de fortune, c’est d’ailleurs une autre voie qui s’est imposée à Xavier Houssin – car à l’évidence elle s’est imposée à lui, il n’est pas écrivain à astuces ou à trucs – et c’est dans la voix même du père qu’il s’est glissé, telle du moins qu’il peut se la représenter, lui qui ne l’aura que si tardivement et brièvement connu. François – le père, donc – parle, mais c’est le fils, devenu ici « le garçon » qui écrit, et il y a dans ce « je » qui est celui de l’autre une manière spécialement tendre et vibrante de prononcer l’hommage, et cette union malgré tout.

 

La toile de fond, bien connue, est celle d’une France impériale qui, malmenée, n’en continue pas moins d’être sûre de sa position et de son rôle dans le concert des nations (voir, ci-après, l’extrait de la présentation qu’en fait l’éditeur, qui suffit amplement). Mais c’est à hauteur d’homme, ou faudrait-il dire de femme, que le vieux soldat désabusé, résigné, plus guère en âge de faire des projets mais pas hostile à un petit rabiot de bonheur, rapporte son histoire : mal marié à une Yvonne aux « rêves étroits » qui le disputait « pour des queues de cerise » mais qui, comme disait l’autre, lui « donnera » deux enfants, c’est une autre femme, Jeanne, rencontrée à Saigon, qui va nantir son existence du petit peu d’espérance et de félicité auquel il aura droit. La présence longtemps clandestine de Jeanne, amour secret, choyé, qui « transformait la vie, effaçait les chagrins », et qui plus tard donnera naissance au « garçon », illumine l’arrière-plan du récit et suffirait à le pourvoir en romanesque.

 

Houssin fait partie des écrivains les plus justes et pudiques de notre littérature. Peut-être parce qu’en plus de se sentir plus proche du monde d’avant que du présent, à tout le moins peinant à trouver aujourd’hui ce qui pourrait le consoler d’hier, il n’a de cesse d’écrire pour conserver ce qui est déjà passé de mode – de monde – ou qui ne perd rien pour attendre. Avec peut-être cette illusion consciente, courante chez les écrivains, de songer qu’en consignant le temps, on contribue à lui conférer un peu d’éternité. C’est ainsi qu’il exhume dans tous ses textes une histoire intime et familiale qui les empreint presque mécaniquement d’un parfum de mélancolie. Aussi pourrait-on y voir je ne sais quelle obsession des origines ou marotte généalogique : je crois plutôt qu’il faut d’abord y lire le souci, simple et beau, d’empêcher que les choses ne meurent tout à fait. De la même manière, il serait loisible d’y voir l’expression d’un passéisme un peu dérisoire ; là encore il serait plus juste de considérer qu’il s’agit avant tout de donner une histoire au présent – et, ce faisant, de le rendre moins âpre à habiter. Cette mélancolie me semble toutefois constitutive de l’écriture, du style même de Houssin. Un test en ce sens est presque infaillible : la lecture des chutes de chacun des (brefs) chapitres qui composent le livre. Il a en effet ce talent de savoir ménager des résolutions qui n’en sont jamais tout à fait, des chutes parfaites autrement dit, troublantes, démissionnaires, résignées, sèches et tendres – quelque chose qui, étrangement, ne va pas sans m’évoquer parfois les manières ou l'esprit d’un Raymond Carver.

 

houssin 4eme

 

À l’issue de ce texte aussi bref qu’il est attendrissant, et puisque tout écrit se destine fantasmatiquement à l’immortalité, on se dit que l’auteur éprouve sans doute la satisfaction, même le soulagement, d’avoir réussi à donner vie littéraire à ce père méconnu mais dont on ne peut s’empêcher de se dire, à telle observation, telle façon d’être ou de faire, que quelque chose fut bien transmis au fils. L’on notera d’ailleurs que l’exergue de Restif de la Bretonne, où il est question d’honneur et de perpétuation du nom, est déplacé à la toute fin du volume, n’en éclairant que mieux et plus humblement encore ce texte de toute beauté.

 

Xavier Houssin, L’officier de fortune – Éditions Grasset
Lire ou découvrir : 
Les Allers simples, le blog de Xavier Houssin

8 mai 2020

Joseph Vebret - Menteries

 

 

Nous mentons, c'est vrai

 

Il y a toujours, chez Joseph Vebret, quelque chose qui a trait à une lucidité blessée. C’était patent dans son précédent roman, Car la nuit sera blanche et noire : l’écrivain y décortiquait des secrets de famille pour se demander ce qui, du réel ou de l’écriture, contaminait l’autre. Cela ne l’est pas moins dans ce volume hybride où, au prétexte de cinq histoires que je qualifierai volontiers de mini-romans, il continue d’explorer les mobiles de l’individualisme contemporain – autrement dit, bien plus que ses secrets, ses mensonges. Mensonges qui ne sont pas seulement prétextes à quelques intrigues ingénieuses, mais qui passent bel et bien pour notre part commune. De quoi Joseph Vebret s’amuserait volontiers, mais pas toujours : une aigreur, une amertume, quelque fois une colère, trouvent souvent à se loger dans l’amusement.

 

Les dehors étaient pourtant plaisants. Vebret a son chic pour s’enticher des classes aisées (pour ne pas dire plus), qu’il observe en ethnologue averti. C’est amusant, oui, de regarder vivre ces « crocodiles » de la jet society, de rire de leur hystérie sociale et du soin qu’ils mettent à paraître – quitte à ce que leurs névroses ne trouvent d’autre résolution ailleurs que dans la mort. Et c’est amusant de s’asseoir autour de la table d’un auguste manoir normand et de jouer au « jeu de la vérité » avec quelques amis du milieu hippique deauvillais – quitte à ce que la vérité, bien sûr, ne soit pas celle qu’on pense. Vebret se pose ici en héritier d’Agatha Christie, de Simenon ou de Conan Doyle – auquel il lance un clin d’œil appuyé dans La chienne des Vandeville. À l’instar de Gilles Grangier, dont les films constituent un témoignage sociologique pour le moins vivant sur les années 1950, il renvoie de notre modernité une image globale qui, si elle n’est pas sans raccourcis parfois, tire assez bien le jus des us et coutumes contemporaines. Aussi est-il facile de se prendre au jeu de ces petites tragédies sans fioritures, amusés que nous sommes de pouvoir pénétrer dans l’antre de ces confréries particulières et s’immiscer dans leurs univers clos, délimités, communautaires.

 

Reste que le comique de situation est souvent lourd de significations. La figure itérative d’Antoine Herbard, inventé pour les besoins de la cause, apparaît bel et bien comme un double à peine voilé de Joseph Vebret ; comme lui, il semble éprouver une certaine difficulté à évoluer à son aise dans la France contemporaine, toile de fond commune à ces cinq histoires, et à cette aune déjà un signe qu’il s’y sent assez mal. Car Vebret cultive et assume une nostalgie assez instinctive de la vieille France – Herbard, qui s’amuse à agacer la compagnie en citant les bons auteurs à tout bout de champ, est d’ailleurs spécialisé en livres anciens. Notre narrateur témoigne à chaque instant de l’allergie que lui procure une certaine frivolité contemporaine : impérialisme du jeu social, postures fabriquées, cupidité généralisée, triomphe du corps machine et autres tentations people. Il y a du Jacques François chez Joseph Vebret, dans cette manière à la fois lucide et joueuse, cynique et mortifiée, de dire : « Mais la vérité, mon cher, tout le monde s’en fout. » Vebret est un enfant du roman policier, dont il a hérité du sens de la petite touche, du goût pour le coup de sang et le geste symptomatique, mais il est aussi, à sa manière et probablement à son corps défendant, un moraliste. Ce qui le conduit parfois à pécher en exacerbant, selon moi, certains portraits : dans La chienne des Vandeville, non seulement rien ne rachète la femme de ses torts, voire de ses ignominies (elle est égoïste, menteuse, manipulatrice, vénale, quasi raciste), mais l’homme seul est sauvé, vengé, justifié dans son être, même s’il n’est pas, lui non plus, parfaitement pur (qui, d’ailleurs, pourrait se prévaloir de l’être ?). Bref, la victime (l’homme) est vertueuse, le coupable (la femme), irrécupérable. L’intrigue, efficace, assez palpitante, souffre un peu de ce marquage psychologique. Marquage parfaitement estompé en revanche dans Les élucubrations de Gary Thornton, où Joseph Vebret fait preuve d’une belle imagination en créant de toute pièce un conseiller de Roosevelt qui lui aurait suggéré de taire les rumeurs relatives à une attaque des troupes américaines basées à Pearl Harbour, afin que l’opinion puisse ensuite faire bloc autour d’une opération vengeresse. La suite de l’histoire donnera raison au mot de George Bernard Shaw, suivant lequel « on ne peut pas duper tout le monde tout le temps. »

 

Déjà vieille question rhétorique et labyrinthique : le mensonge est-il nécessaire à la survie (de l’individu social, de la communauté humaine), ou doit-il être pourfendu ? Joseph Vebret, et c’est heureux, ne répond pas, ou pas autrement qu’entre les lignes. Aussi Menteries n’est pas seulement une galerie de portraits ou une façon, codée, de régler son compte à l’existence, mais un jeu de piste à travers les névroses de notre temps. Celles dont, livre après livre, Joseph Vebret n’en finit pas de recueillir le lait nourricier.

 

Joseph Vebret, Menteries - Éditions Jean Picollec
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°34, février/mars/avril 2012 

3 mai 2020

Joseph Vebret - Car la nuit sera blanche ou noire

 

 

Vebret bretteur 

 

Ceux qui arpentent son blog ou lisent les éditoriaux qu’il donne au Magazine des Livres (et à d’autres) éprouveront d’emblée une assez grande familiarité avec Car la nuit sera blanche et noire, tant ce roman étoffe les sujets de prédilection et tourne autour des angoisses, que l’on dira usuelles, de Joseph Vebret. Angoisses qui ont certes à voir avec la littérature, mais qui lui sont bien davantage consubstantielles ; ou, dit autrement, qui ne sont existentielles que parce que l’écriture apparaît comme vecteur d’une rédemption que rien ne garantit jamais. L’emprunt du titre aux derniers mots de Gérard de Nerval n’a d’ailleurs rien de fortuit : c’est aussi pour conjurer, ou à tout le moins canaliser sa part folle que le poète écrivait ; et je ne crois pas forcer beaucoup le trait en percevant dans la relation du narrateur à l’écriture quelque écho indirect ou onirique au suicide du poète. Appréciation que conforte l’exergue, placé sous la figure tutélaire de Pavese.

 

Voici donc un récit plus étrange qu’il y paraît. D’emblée, le décor posé pourra sembler rebattu : un écrivain pris dans les rets d’une écriture dont il éprouve les limites à saisir et consigner un absolu de la pensée et des émotions, mais qui y puise tellement le suc de la vie qu’elle en contamine l’existence, à tout le moins sa perception. Seulement voilà, rien de tout cela ne saurait être univoque. Aussi, très vite, les questions affleurent : est-ce l’écriture qui métamorphose le réel ? ou le réel qui la phagocyte ? Est-ce l’écriture qui rend fou ? ou la désespérante impuissance de l’écrivain à témoigner d’une certaine intensité existentielle ? Est-ce le roman, enfin, qui crée le réel – les mots peuvent-ils tuer ? –, ou le réel est-il à ce point contrariant que seule l’écriture permettrait de s’en rendre maître et possesseur, c’est-à-dire de s’en libérer ? Le ton est donné dès les premières pages : « Écrire pour remplir le vide ; pour être fort. Pour ne pas avoir peur », assène le narrateur dans un de ses nombreux monologues – narrateur qui dévore par ailleurs les journaux intimes d’écrivains afin d’y trouver « le remède qui leur permit de faire leur vrai métier, qui n’est autre que combattre la mort. » La peur, donc. Mais de quoi ? Non pas tant de la mort, finalement, qui a tout pour apaiser, mais bien de la vie ; de la vie, c’est-à-dire de nous-mêmes. 

 

Selon notre humeur, notre aptitude ou pas à habiter le temps, et plus encore à nous habiter nous-mêmes, notre écriture se glissera dans cette peur, ou au contraire en restera captive. C’est une lutte de chaque instant, et c’est cette lutte-là que Joseph Vebret explore, sous les traits d’un narrateur dont on perçoit assez vite qu’il ne lui est sans doute pas complètement étranger. Aussi Car la nuit… peut-t-il passer pour une longue variation sur le thème de l’écrivain, ici dessiné sous ses traits les plus caricaturaux : asocial, égocentrique, dépressif, alcoolique, solitaire, érudit, amateur de femmes (plutôt jeunes). Ce qui devient intéressant, c’est que cette caricature fournit à Joseph Vebret autant d’occasions de la confirmer que de la révoquer : il y a caricature quand l’écrivain devient sensible à celle qu’on fait de lui. On est écrivain parce qu’on se sent tel (et qu’on le prouve en écrivant), mais on peut l’être aussi dans le regard des autres – ce que ceux-là peuvent aussi bien déplorer, railler, ou nous envier.

 

Ces autres, donc, le narrateur n’a de cesse de les affronter. Sa famille, pour l’essentiel, avec laquelle il n’a, peu ou prou, plus de relations. Une famille plutôt comme il faut, normale voire normative, vertueuse, assise sur un gros bloc de valeurs conservatrices, détentrice comme toute autre d’un certain secret. Ce secret, transmis tacitement de génération en génération, a structuré le grégarisme familial, avec pour conséquence d’excéder le narrateur, de l’en éloigner et, peut-être, de conforter ses motifs d’écriture. Ce qui donne lieu à quelques bons moments d’exposition familiale ; ainsi lorsque le narrateur, veillant son père mort, observe que « nous étions enfin face à face. Et seuls. Privilège qu’il m’avait obstinément refusé ces dix dernières années » ; ou encore à l’issue des obsèques, sa mère ayant eu « l’impression que [soncœur [allaits’arrêter », ce qui suggère in petto à son fils un « si seulement » lourd de sens. Il y a un peu de cynisme ici, ce qui est toujours réjouissant, mais comme on pourrait le dire d’une politesse du cœur, d’un trait d’esprit qui ne vise qu’à tenir en bride une forme, même obscure, de surcharge sentimentale. Toujours est-il que notre anti-héros va se mettre en chasse et remonter la filière jusqu’au grand-oncle, exécuté dans de troubles conditions et pour de douteux motifs lors de la première guerre mondiale. Le mensonge, ou plutôt l’étouffement de la vérité, régnait alors en maître, jusqu’au moment où le narrateur s’aperçoit que les membres de sa famille meurent les uns après les autres à mesure que son manuscrit progresse. La trouvaille, digne d’Agatha Christie, est de bon aloi, cette succession de morts plaçant l’écrivain dans une situation morale et psychique à tout le moins inconfortable, et achevant de faire de son rapport à l’écriture un absolu aussi désirable que destructeur. Son sentiment de culpabilité, trait déjà saillant de sa personnalité, s’en trouve décuplé et trouve alors à s’immiscer dans une indifférence pourtant presque totale à ces morts. D’un tel cercle vicieux l’on ne peut guère sortir qu’en le contournant et en creusant des lignes de rupture tout autour – l’alcool, la paranoïa, la schizophrénie, la construction psychique d’une autre réalité. 

 

C’est dans ces lignes de rupture, et à fleur de peau, qu’écrit Joseph Vebret, en n’omettant rien des mille et un mobiles de l’écriture. Ce sentiment d’urgence, s’il participe grandement de la vigueur du récit et de son caractère troublant, a parfois comme désagrément d’estomper certains aspects dont, pour ma part, j’aurais aimé qu’ils fussent davantage disséqués. Je pense notamment à l’addiction alcoolique du personnage principal, tant elle court de bout en bout du texte, et dont il aurait été intéressant de considérer comment et combien elle pouvait être constitutive d’une certaine écriture. C’est que Vebret est un écrivain direct, concis, qui ne déteste pas que la narration se fasse par moments brutale ou allusive – son accélération, très bienvenue, dans les dernières dizaines de pages, en témoigne. Cette brutalité n’est d’ailleurs pas étrangère à l’impression de naïveté ou d’ingénuité que laisse le texte, et qui en fait en partie le charme. C’est à l’adolescence qu’on interroge ses velléités d’écriture et de littérature, comme c’est à l’adolescence que l’on pose et se pose les questions les plus absolues : quelque chose chez Vebret continue de les ressasser, trouvant réponse dans la poursuite de l’action, c’est-à-dire de l’écriture : « Chaque livre était un suicide ; chaque commencement de manuscrit une renaissance. Et entre les deux, un véritable travail de deuil s’imposait à moi », fait-il dire à son narrateur. C’est évidemment cet entre-deux qui constitue, et le matériau, et le quotidien de l’écrivain – puisqu’il n’en est pas moins homme –, et qui taraude ici l’histoire de celui qui, « à force de puiser dans le quotidien pour écrire [sesromans, [a] fini par romancer [sonquotidien. »

 

Joseph Vebret, Car la nuit sera blanche ou noire, Jean Picollec Éditeur
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 16, mai 2009