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Marc Villemain

11 mai 2018

Richard Powers - La Chambre aux échos

 

 

Le roman du cerveau

 

Il est l'un des écrivains les plus complets et les plus brillants de sa génération. Un de ces écrivains comme les États-Unis se plaisent à en fabriquer, brassant les savoirs et embrassant le monde, portant attention aux couleurs du ciel autant qu’aux coulisses de l’univers. L’auteur d’un roman magistral, Le Temps où nous chantions, une bible pour ceux qui voudraient comprendre un peu mieux dans quel métal se conçoit et s’invente l’identité américaine. Un immense styliste, enfin, dont nous ne nous lassons pas d’admirer l’ingéniosité des formes et des constructions, l’ampleur et la précision des phrases, et cette intelligence du rythme dont je ne suis pas loin de penser, parfois, qu’elle pourrait bien avoir quelque chose de spécifiquement américain. Roman de l’Amérique, Le Temps où nous chantions se déployait sur fond d’histoire familiale et raciale : son lyrisme rencontrait le siècle ; dans La Chambre aux échos, ce n’est plus à l’histoire mais au cerveau des hommes que s’attache Richard Powers. Pas un roman intimiste, donc, mais plutôt un roman de l’intimité – celle du siège de nos pensées et de nos sensations.

 

Le livre s’ouvre sur une scène qui ne déplairait pas aux frères Coen. Nous empruntons une petite route du Nebraska, à la nuit tombée, au moment où des centaines de grues vont se poser « en flot continu » ; elles « convergent ici, comme de toute éternité, et tapissent la plaine humide. » L’on vient du monde entier pour admirer cette chorégraphie mythique : « Alors que l’obscurité tombe enfin, le monde rejoint ses commencements, ce crépuscule vieux de soixante millions d’années qui vit débuter cette migration. » C’est sur cette petite route, cette même nuit, que Mark Schluter va avoir son accident. Il en réchappera grâce à une intervention mystérieuse, celle d’un témoin anonyme qui prévient les secours et semble être celui qui a laissé sur sa table de chevet, à l’hôpital, un billet mystérieux. Au sortir du coma, Mark sera atteint du syndrome de Capgras, trouble psychiatrique par lequel le patient, qui distingue normalement les visages et les physionomies, est intimement convaincu, quoique tout lui prouve le contraire, que ses proches ont été remplacés, qu’ils ne sont en fait que des sosies. Ainsi de Karin, qu’il accuse d’usurper l’identité de sa vraie sœur. Démunie, celle-ci contacte Gerald Weber, neurologue fameux. L’histoire peut commencer, qui conduira ces trois-là aux extrémités de l’existence.

 

Il y a toujours dans les livres de Powers quelque chose du puzzle ou du meccano. La chose est d’ailleurs sans doute moins programmée qu’il y paraît, comme si l’auteur lui-même s’orientait en suivant les méandres de ses pensées naissantes et multiples. Le récit peut bien modifier son cours au gré de l’écriture, quelques diversions peuvent bien enrichir ou compliquer encore la perception générale que nous avons du décor, de ses soubassements, de ses tiraillements, l’impression finale, elle, demeure : celle d’avoir plongé très profond, d’avoir incorporé les personnages, d’en avoir épousé les doutes, les foucades, les perplexités, d’avoir été en accord avec leur temps propre. Chacun d’entre eux dégage quelque chose d’éminemment reconnaissable, et en même temps de très commun, ce quelque chose de balbutiant, d’incertain et d’imprudent sur lequel l’existence tâtonne. L’histoire des hommes, leur vie sociale, leurs convictions, leurs certitudes peuvent bien être ce qu’elles sont : ils n’en sont pas moins friables, hésitants, emmenés par la vie. C’est là peut-être qu’excelle Richard Powers, dans cette façon qu’il a d’habiter la fragilité qui nous constitue, et de mettre au jour les petites ressources dont nous usons pour la surmonter ou la dissimuler. Pour autant, l’immense talent de Richard Powers est difficile à cerner : il embrasse trop de choses avec trop d’envergure. En renversant son sujet, en mettant la focale sur le cerveau et le désordre affectif des humains plutôt que sur les mouvements souterrains de l’Histoire, il n’en a pas moins écrit une fresque époustouflante sur l’humanité. Et s’il faut absolument dégager un sujet, s’il faut absolument essayer de dire de quoi il s’agit, au fond, dans ce livre-ci, je dirais que c’est un roman sur l’étrangeté fondamentale que nous inspirent nos propres existences, sur le sentiment névrotique que suscite notre impuissance, même relative, à tirer les ficelles de notre destin. Nous ne reconnaissons pas toujours les autres, ni la société où nous vivons, mais nous ne nous reconnaissons pas toujours nous-mêmes. Roman du libre-arbitre malmené, donc, de l’identité improbable, peut-être du chaos primordial dont nous sommes faits, La Chambre aux échos, tout en s’arc-boutant à un substrat scientifique très documenté (presque trop, parfois), combine avec empathie et virtuosité le bonheur du grand roman total, la rugosité du thriller neurologique et la liberté jouissive de la réflexion métaphysique. Étrangement, c’est un livre dont on sort à la fois plus tourmenté et plus serein, le constat d’une certaine permanence humaine venant apaiser le perpétuel spectacle de nos errances. Paradoxe que l’on ne peut guère éprouver qu’à la lecture d’un chef-d’œuvre.

 

Richard Powers, La Chambre aux échos - Éditions du Cherche-Midi
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Jean-Yves Pellegrin
Article paru dans Le Magazine des Livres n°12, oct/nov 2018

5 mai 2018

Richard Powers - Le Temps où nous chantions

 

 

Master class

 

Ce dimanche de Pâques, 9 avril 1939. La contralto Marian Anderson chante, à Washington, en plein air, devant le monument dédié à Abraham Lincoln. Bien avant la grande marche des droits civiques d’août 1963, à l’endroit même où Martin Luther King lancera son « rêve » à la face de l’Amérique, le pays tout entier ou presque se laisse empoigner par la voix de la chanteuse. Ce moment symbolique de l’histoire américaine faillit pourtant ne pas se produire : pour cause de négritude, Marian Anderson s’était vue refuser le Constitution Hall ; c’est Eleanor Roosevelt, démissionnant de la très aristocratique association des « Filles de la révolution », qui permettra que le concert se tienne, aux pieds, donc, de celui qui abolit l’esclavage.

 

Ici est le point de départ du roman de Richard Powers. Ce jour de Pâques en effet, au cœur de ce « fleuve humain » à la couleur mêlée, David Strom, émigré juif blanc tout juste arrivé d’Allemagne, rencontre sa future épouse, Delia Daley, une jeune Noire mélomane qui rêve de devenir cantatrice. Ce jour même où, « lorsque cette femme noire se mit à chanter les lieder de Schubert, toute l’Amérique, même la plus sauvage, se rendit compte que quelque chose ne tournait pas rond dans le pays. » Car « pendant un moment, ici, maintenant, s’étirant le long du bassin aux mille reflets, selon une courbe qui va de l’obélisque du Washington Monument à la base du Lincoln Memorial, puis s’enroule derrière la cantatrice jusqu’aux rives du Potomac, un État impromptu prend forme, improvisé, révolutionnaire, libre – une notion, une nation qui, pendant quelques mesures, par le chant tout du moins, est exactement ce qu’elle prétend être. » C’est dans la foi de cette « nation » sans État ni frontières que David Strom et Delia Daley vont bâtir, non seulement leur union, mais leur famille : Jonah, dont la « voix semble assez forte pour guérir le monde de tous ses péchés », et qui deviendra l’un des plus grands ténors au monde ; Ruth, la petite sœur, dont le don inouï pour le chant ne survivra pas au décès de la mère, morte dans un incendie dont tout laisse à penser qu’il fut en fait criminel, et qui reniera l’éducation familiale pour s’engager aux côtés des Blacks Panthers ; Joseph enfin, dit Joey, le narrateur, scribe mélancolique de l’épopée familiale, qui liera son destin à celui de Jonah et tentera jusqu’au bout de maintenir l’unité de la famille.

 

David et Delia, le paria du Vieux Monde anéanti par l’antisémitisme et la descendante des esclaves africains, vont se lancer de concert dans une folle entreprise : élever leurs enfants en dehors du monde ; mieux : dans une forme de retraite qui leur permettra, une fois devenus grands, de rebâtir le monde à de nouvelles aunes, au-delà du noir et du blanc, au-delà de la couleur – mais d’aucuns entendront : « comme des Blancs ». « On leur parlera de l’avenir » se disent-ils, car l’avenir est « le seul endroit supportable ». Ils vibrent aux promesses d’un fol idéal qui consiste à vouloir épargner aux siens les horreurs d’une humanité qui, en renonçant, ne fait que choir : chez eux, à l’abri des hommes, avec la musique au cœur comme seul espoir de traverser les frontières, ils abolissent le temps et les races. « Nous pouvons être notre propre peuple », confie David à Delia ; « défendez vos couleurs », enjoint-il aux enfants qui savent bien, eux, que le métissage se heurte toujours aux limites du regard des autres, les Noirs autant que les Blancs. Il s’agit de chanter comme on résiste ; de chanter, non pour le simple plaisir de chanter, non pour alléger la vie, mais parce que la musique est le seul véhicule qui conduise à l’universel. Folie pure que de croire possible d’interdire au monde qu’il nous atteigne ; comment grandir, comment survivre même, dans un monde dont on ignore tout, dont on a sciemment, fût-ce pour la plus noble des causes, été écarté ? Jonah, même au faîte de sa carrière, le Jonah parcourant non le monde mais ses estrades, le Jonah globe-trotter ovationné sur les plus grandes scènes humaines, le Jonah dont la vie s’enflamme à la seule perspective de redonner vie aux motets et aux madrigaux de la Renaissance (« Rien de postérieur à 1610 », exige-t-il), Jonah demeurera longtemps, pas toujours mais longtemps, un enfant, un de ces êtres immatures et touchants qu’aucune violence humaine ne suffit jamais à détourner de l’essentiel – de l’art. Joey lui-même, tellement moins enthousiaste, tellement plus mélancolique, tellement plus sujet à la dépression sans doute mais tellement plus perméable aussi au destin de la condition humaine, avouera avoir compris sur le tard « que ce que la plupart des gens attendaient de la musique, ce n’était pas la transcendance, mais une simple compagnie : une chanson tout aussi empreinte de pesanteur que les auditeurs l’étaient, guillerette sous sa lourdeur écrasante. (…). De toutes les chansons, seules les joyeusement amnésiques vivent pour l’éternité dans le cœur de leurs auditeurs. » C’est à ce paradoxe que vont se heurter Jonah et Joey – Ruth, elle, est déjà ailleurs, qui doit lutter pour retrouver ses origines ; pour chanter le beau des promesses humaines, il faut se retirer de la vie des hommes. 

 

Soixante années et plus de l’histoire américaine vont ainsi défiler. Et elles commencent bien, ces années. La famille chante, tous les soirs elle réinvente la musique. Sa langue même n’est plus que musique. On apprend à respirer, à souffler, à tenir la note, à vider le silence, on respire ainsi, en chantant, on se parle et on apprend à se connaître en citant tel opéra ou tel air ancré dans les mémoires populaires ou savantes. Chaque soirée en famille est un festival pour les sens et l’esprit : chanter est leur unique jeu de société. Un jeu qu’ils ont inventé d’ailleurs, et qu’ils appellent « le jeu des citations folles. » Le cadre est précis, toutes les règles sont permises : c’est la naissance de l’improvisation. On lance un chant, puis, derrière, un autre vient s’y greffer, et encore un autre, jusqu’au moment où l’enchevêtrement des contrepoints finit par donner naissance à une nouvelle ligne où Mendelssohn vient se heurter à Cole Porter, telle basse gospel à tel aria de Mozart, et ce n’est plus qu’une longue conversation où les questions posées brillent autant que les réponses, tout se terminant toujours « en tête-à-queues hilarants, celui qui se faisait éjecter du manège ne manquant jamais d’accuser l’autre de falsification harmonique déloyale. » C’est une explosion quotidienne et perpétuelle de talent, de lyrisme et de joie. Mais ce qui n’est alors – et c’est déjà beaucoup – qu’une hygiène de vie, qu’une matrice pour l’éducation et l’élévation, tourne vite à la révélation. Et c’est lors d’une de ces innombrables soirées, quand Jonah n’est encore qu’un enfant, que David et Delia vont réaliser ce à quoi ils ont donné naissance : « Maman commence avec Haydn ; Da y applique une folle couche de Verdi. (...) Et puis soudain, sans crier gare, Jonah ajoute avec une impeccable justesse sa version du Absalon, fili mi de Josquin. Ce qui lui vaut, à un âge si tendre, un regard effrayé de mes parents, plus effrayé que tous les regards d’inconnus auxquels nous ayons jamais eu droit. » 

 

Tout s’emballe. On voudra pour les enfants ce qu’il y a de meilleur, les plus grands professeurs, les plus grandes écoles – celles du moins que n’effraie pas la perspective de compter des Noirs en leur sein. Car tout se recoupe, la vie nous rattrape toujours et, pour l’heure, le monde ne vit pas au-delà des considérations de race. La petite Ruth bouleversera son jury, surtout une « frêle dame blanche de l’âge de sa mère, émue aux larmes par la musique et la honte » : bouleversée ou pas, l’école n’admettra pas la talentueuse petite négresse. Le talent, pas même le succès, n’y changent quoi que ce soit. Ainsi lors de cette audition que passe Jonah, qui doit chanter avec une soprane le premier duo d’amour de l’acte deux de Tristan. « Au bout de deux minutes environ, Melle Hills commença à comprendre qu’elle était en train de jouer une scène d’amour avec un Noir. Elle s’en rendit compte progressivement, par ondes successives, au fil des accords flottants. Je vis l’incertitude se transformer en répugnance, tandis qu’elle essayait de comprendre pourquoi on lui avait tendu ce piège. » Une fois l’audition terminée pourtant, la soprane « leva la tête, rayonnante et déconfite. Elle avait voulu ce rôle plus qu’elle n’avait voulu l’amour. Et puis, l’espace de dix minutes, elle l’avait habitée, cette légende antique du désastre provoqué par l’alchimie. Elle chancelait, encore sous le charme de cette drogue. » Mais le charme est fait pour être rompu, et la couleur de peau pour se rappeler au regard des autres.

 

Pendant que dehors le monde s’agite, pendant que la police quadrille les quartiers populaires, que la violence légale réprime les émeutes qui, chaque soir, sont la seule actualité possible du pays, pendant que Ruth ajoute son nom à la liste déjà longue de ceux que recherche l’Amérique blanche, Jonah et Joey, les « Jo-Jo » à leur maman, s’enferment dans leur génie propre et passent leur journées à chanter et à jouer ; Jonah, le leader incontestable, Joey plus que jamais et pour toujours le seul pianiste apte à l’accompagner. Ils jouent partout, n’importe où, dans des chambres miteuses ou dans des hôtels, dans le désert américain où sur les scènes les plus prestigieuses. Ce n’est pas qu’ils ne voient rien venir, c’est que la perfection l’exige. Mais le monde est là, malgré tout, courant d’air qui pénètre par les fenêtres et se moque de l’art comme d’une guigne. Il leur faut presque sortir de l’Amérique pour s’en apercevoir : « Je lus dans un magazine wallon qu’un Américain avait plus de chances d’aller en prison que d’assister à un concert de musique de chambre », semble s’étonner Joey. Les destins se séparent, Jonah s’envole, Joey ne s’y résout pas. « Ou bien l’art appartenait réellement à une époque perdue, ou bien il y avait certains êtres humains qui s’éveillaient un jour vieux, perclus, avec le désir désespéré d’apprendre un répertoire plus lourd que le reste de l’existence, avant que la mort nous enlève à toutes nos tribus. » De cette lucidité, Joey ne se remettra jamais : « Pendant vingt ans j’avais cru que le talent, la discipline et le fait de jouer selon les règles me garantiraient la sécurité. Je fus le dernier d’entre nous à le comprendre : la sécurité appartenait à ceux qui la possédaient. » L’acceptation du monde signera leur entrée dans la vie adulte ; toute la difficulté sera de vivre dans la dignité de la vie humaine sans que l’absolu ne s’en trouve jamais affecté.

 

* * *

 

Le temps où nous chantions est un des romans les plus vertigineux qui aient jamais été écrits sur l’identité américaine. Le New York Times et le Washington Post l’ont élu livre de l’année, et on a parlé à son propos de Philip Roth, de Garcia Márquez, de Thomas Mann ou de Proust – autrement dit l’Amérique, l’envergure, la musique et le temps. Mieux que cela pourtant, il révèle celui qui est peut-être un des plus grands écrivains de notre temps – et dont nous attendons désormais la traduction des autres oeuvres. La puissance, l’élégance, l’intelligence d’une parole dont le lyrisme est toujours confiné aux lisières du réel font d’emblée de Richard Powers un classique, au sens où il atteint à une universalité qu’aucun truc d’écrivain, aucune martingale de rhétoricien, aucun désir de table rase ne peut salir. C’est dans l’écriture d’un maître que nous entrons dès les premiers mots de cette histoire, cette écriture maintenue en permanence dans une gangue qui bannit l’excès, le jugement et la sentimentalité, une écriture qui se tient d’une seule force dans son apparence de fragilité, portée par un souffle d’une richesse et d’une simplicité lumineuses.

 

Et puis il y a la musique, dont je ne me souviens pas avoir lu de transposition littéraire aussi éclatante. Or la musique est un défi pour les écrivains, nombreux à rêver de pouvoir s’en emparer. Bien sûr nous avons Mort à Venise à l’oreille, chant magnifique sans doute mais qui fut d’abord un chant à la mort – ou le chant même de la mort. Bien sûr nous pouvons aussi avoir Au piano, de Jean Echenoz, mais la musique, ici, et quelle que fût la qualité de l’hommage qui lui était rendu, servait plus de décor intérieur ; les notes, s’égrenant comme dans une forme de pointillisme pictural, ne faisaient que moucheter, que compléter le tableau ; et Christian Gailly, bien sûr, qui a fait de la musique la matrice autour de laquelle les histoires s’enroulent, et qui parvient comme personne à nous donner l’impression de tenir nous-mêmes un saxophone ou, tout en lisant, de jouer rubato au clavier ; mais si chez Gailly la musique peut expliquer l’histoire, elle n’explique pas, seule, les destins : elle demeure dans l’ordre d’un impressionnisme sensible, fût-il musical par nécessité. C’est donc un défi pour les écrivains parce qu’il n’est rien de plus hardi que de faire sonner les mots, non seulement au gré d’un rythme, mais selon les lignes d’une musicalité intérieure tellement ancrée que la parole elle-même en devient symphonie ; c’est un défi technique enfin, parce que vous aurez beau user de tout l’abécédaire musicologique, vous aurez beau écrire les mots alto ou ténor, vous aurez beau avoir à l’esprit une certaine tonalité, ou décortiquer une gamme chromatique ou pentatonique, vous serez toujours exposé à l’écueil de la froideur, de l’explication mécanique, du brio. Dire d’une symphonie qu’elle est « grandiose », d’un standard qu’il est « inoubliable », d’une chanson qu’elle est « populaire », ne nous fera jamais entendre la moindre note, la moindre harmonie, le moindre écho de la symphonie, du standard ou de la chanson. Défi, donc, parce que musique et écriture s’adressent à des sens qui, s’ils se complètent, n’en sont pas moins distincts ; or la volonté de rendre hommage à la musique induit la possibilité – le talent – de la faire entendre : c’est rare ; rarissime ; et c’est l’une des qualités les plus saillantes de ce roman, tellement éblouissant qu’il n’est plus même besoin d’être mélomane pour aller s’enquérir des œuvres qui s’y jouent. Par tropisme personnel, j’ai parfois pensé à Keith Jarrett, à ce que Keith Jarrett lui-même dit de la musique, aux mots mêmes qu’il emploie. J’ai pensé à lui par exemple lors qu’il se remémore ses concerts au Japon, où le public, par instinct ou par culture, se refuse à applaudir entre les morceaux, et ce faisant respecte ce que le musicien considère comme une œuvre d’un seul tenant, une œuvre que l’on ne peut donc qu’applaudir qu’à la toute dernière, à l’ultime note. 

 

Une fois n’est pas coutume, et pour illustrer ce que j’ai en tête, je laisse conclure Richard Powers. 
Écoutons donc Joey parlant de Jonah. Tous deux achèvent un concert :



« Il s’appuyait sur les notes, incapable de gommer l’excitation que lui-même éprouvait, tant il était grisé par sa propre puissance créative. Et lorsqu’il termina, lorsque ses mains retombèrent à  hauteur de ses cuisses, et que la boule de muscle au-dessus de la clavicule – ce signal que je guettais toujours, comme on épie la pointe de la baguette du chef d’orchestre – enfin se relâcha, j’omis de relever mon pied de la pédale forte. Au lieu de conclure avec netteté, je laissais voyager les vibrations de ce dernier accord et, tout comme la trace de ses mots dans l’atmosphère, elles continuèrent de flotter jusqu’à leur mort naturelle. Dans la salle, on ne sut si la musique était terminée. Le trois cents auditeurs du Middle West refusèrent de rompre le charme, de mettre un terme à la performance, ou de la détruire avec quelque chose d’aussi banal que des applaudissements.

Le public ne voulut pas applaudir. Il ne nous était jamais rien arrivé de semblable. Jonah se tenait dan un vide grandissant. Je ne peux faire confiance à mon sens du temps qui passe ; mon cerveau était encore baigné par des notes glissant langoureusement à mon oreille comme autant de mini-dirigeables à une fête aérienne. Mais le silence fut total, allant jusqu’à gommer les inévitables quintes de toux et autres craquements de sièges qui gâchent tout concert. Le silence s’épanouit jusqu’au moment où il ne pourrait plus se métamorphoser en ovation. D’un accord tacite, le public se tint coi. 

Après un moment qui dura le temps d’une vie – peut-être dix pleines secondes –, Jonah se relâcha et quitta la scène. Il passa juste devant moi, encore assis au piano sans même jeter un regard dans ma direction. Après une autre éternité immobile, je quittai la scène à mon tour. Je le rejoignis derrière le rideau, il tripotait les cordes de l’arrière-scène. Mes yeux posèrent cette question brûlante : Que s’est-il passé ? Et les siens répondirent : Qu’est-ce que ça peut bien faire ? »

 

Richard Powers, La Chambre au échos - Éditions du Cherche-Midi
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Richard

Article paru dans la Newsletter des Livres de la Fondation Jean-Jaurès (n° 71), juin 2006

24 avril 2018

Rencontre avec Joseph Vebret - Le Salon littéraire


Ce n'est pas la première fois que Joseph Vebret, directeur du Salon littéraire, interroge ma pratique de l'écriture, et je l'en remercie vivement. Il revient ici sur la genèse de Il y avait des rivières infranchissables (Éditions Joëlle Losfeld).

 

On peut lire l'article directement sur le site du Salon littéraire.

 

* * * 

 

— Au-delà de l’amour, thème universel, quel fil conducteur relie les nouvelles que vous publiez ?

 

Le premier émoi amoureux. L’occurrence inédite, psychique, charnelle, d’une sensation incroyablement souveraine et protéiforme dont on connaissait possiblement l’existence et, en effet, l’universalité, mais sans l’avoir jamais éprouvée soi-même. Cette sensation peut faire perdre le sommeil et bouleverser une existence du tout au tout : c’est dire si elle vaut la peine d’être écrite. 

 

Pour la majorité d’entre nous, cette absolue nouveauté renvoie à ces âges que l’on ne qualifie pas sans raison de « tendres ». L’enfance, donc, mais pas seulement. Car la rencontre avec cet autre qu’on attend sans vraiment l’attendre, et qu’on finit par désirer dans un intarissable désordre intime, cette rencontre peut tout aussi bien se produire à cinq ans qu’à vingt, ou bien au-delà encore. En réalité, cet âge tendre, je crois qu’il faudrait pouvoir en déplier l’acception sur tous les âges de la vie. Ne serait-ce que pour contrecarrer, contester, démentir la vision glaçante et relativement déshumanisée que promeut le consumérisme généralisé. Mais surtout parce que c’est une des grandes caractéristiques de l’humain que d’être, fût-ce malgré lui, disposé au choc de la rencontre amoureuse. Le velouté d’une voix ou d’une peau, un regard, un geste banal peut-être mais singulier, une remarque anodine mais faite avec un certain entrain ou une certaine gravité : bien des manifestations peuvent amener à une forme de sublimation amoureuse. Tenez, je peux bien vous faire cette confidence, mon cher Joseph, nous nous connaissons depuis longtemps : avant même de connaître ma femme, avant même d’avoir croisé son visage ou entendu le son de sa voix, c’est d’abord de sa seule silhouette que je tombai amoureux. À elle seule, cette ombre entrevue, avec sa manière bien à elle de distiller sa propre énergie intérieure, disait déjà beaucoup d’une nature, d’une complexion, d’une projection dans le monde qui d’emblée me fascina. C’est précisément autour de ces sensations que tourne ce recueil : ce que fait à chacun de nous l’éclosion, douce et brutale, d’une telle radicalité.

 

— Seriez-vous nostalgique de vos amours passées ? En d’autres termes, y a-t-il une part de vous-même, d’autobiographie dans ces nouvelles ?

 

Mais il n’y a pas d’incompatibilité à ce qu’un tel recueil puisse être autobiographique et parfaitement exempt de nostalgie ! Si nostalgie je peux éprouver, c’est moins pour ces amours passées, quand bien même elles auraient participé au façonnage de mon être et de ma sensibilité, que pour cet âge de la vie qui, s’il ne va pas sans ombres ni peines, n’en reste pas moins un âge dont il peut m’arriver d’envier la part fougueuse, baroque, en tout cas obstinément remuante, énergique, disponible. L’adolescent, par exemple, pressent ce que charrie d’incroyablement fondateur ce qu’il vit, mais en conçoit tout autant le caractère instable et problématique. Sans doute puis-je donc éprouver parfois, oui, ce regret un peu mélancolique et futile, pour ainsi dire automnal, d’une certaine dimension du temps, de ce que j’appellerai une liberté d’inconscience

 

L’enfance et l’adolescence ont leur problèmes propres, c’est entendu, mais qui ne sont peut-être pas aussi empêtrés dans la gravité morale et l’esprit de sérieux du monde adulte. Cela tient probablement à la chance de pouvoir jouir encore d’un certain type d’énergie : celle d’un corps dont on éprouve le ressort, la présence, la mobilité, et d’un esprit dont on sent bien soi-même le bouillonnement, la sensibilité au nouveau, aux possibilités de l’existence. Alors, voilà : la vie condamne ces sensations merveilleusement et effroyablement toniques à un certain et inexorable émoussement – on appelle cela vieillir – et je ne vois pas, non, comment ne pas en ressentir une certaine mélancolie, un certain dépit.

 

Mais il est vrai que la nostalgie n’a pas la cote par chez nous, qui demeurons résolument progressistes, prométhéens et avides d’avenir. Je ne sais plus dans quelle magazine ai-je lu que la nostalgie était « le cynisme des vieux » : c’est d’une bêtise qui est elle-même fort cynique. C’est confondre la nostalgie, mouvement du cœur qui n’est pas spécialement désiré, élan sentimental parfois implacable, avec la « réaction », attitude qui relève d’une pensée misonéiste, et probablement d’une erreur de parallaxe temporelle. Il n’est pas interdit de se sentir nostalgique tout en éprouvant de la curiosité, et pourquoi pas de l’empathie, pour ce qui évolue en soi et autour de soi.

 

— Il y a de la nostalgie, mais aussi une part de fatalisme, une forme de romantisme… Toutes les histoires amours sont-elles vouées à mal se terminer ?

 

Une nostalgie, donc, si vous y tenez, mais alors une nostalgie heureuse. Ce qui d’ailleurs ne va pas sans étrangeté, je le concède : je peux avoir aussi la nostalgie des choses difficiles, éventuellement de certains moments pénibles ou douloureux. Peut-être parce que ce qui nous arrive plus jeunes nous fait malgré tout nous sentir obstinément vivants, je ne sais pas. Ou que nous sommes tellement présents à nous-mêmes que nous pouvons parfois, confusément, en éprouver une impression étrange d’immortalité. Mais si je peux à l’occasion cultiver cette drôle de nostalgie heureuse, c’est en effet parce que le temps a donné raison à mon être et que je sais m’être sorti de ce qui, alors, pouvait me sembler d’une invincible noirceur. Si bien que ne me reste de ce temps que la sensation d’une épreuve surmontée. 

 

Bon, mais qu’est-ce donc qu’une histoire d’amour qui se termine mal ? Il me semble que la question à se poser serait plutôt : de quoi cela signe-t-il la fin ? Si l’on a de l’amour une idée absolue, voire absolutiste – c’est-à-dire, en effet, romantique – alors oui, la fin de l’amour peut causer un grand sentiment d’échec. Mais on peut aussi prendre l’amour comme il vient et pour ce que, à un moment précis, il peut être : une révélation heureuse qui n’induit aucune promesse d’éternité. Disons qu’à côté de l’idée romantique de l’amour éternel, celle d’un amour borné dans le temps et dans ses sensations n’a rien de dégradant : il peut n’en être pas moins bouleversant et sincère. 


La fin d’un amour peut signifier aussi la fin d’une tension ou d’une souffrance incommunicable. D’ailleurs la rupture n’est pas nécessairement un échec, en ce sens qu’elle peut permettre à ses protagonistes de retrouver le sentiment de leur individualité. Non que l’amour l’ait mis entre parenthèses, mais il induit, et d’une certain façon oblige, à un partage. Or, à certains moments de sa vie, il n’est pas illégitime d’éprouver le besoin de ne plus se sentir partagé, et de recouvrer sa plénitude propre, fût-elle illusoire. Après, si c’est à moi que la question se pose, alors en effet je dirai que je verse plutôt du côté des romantiques. Je ne l’ai pas toujours été, mais je le suis devenu.

 

Quant aux histoires que je raconte dans ce recueil, je ne crois pas qu’elles se terminent mal : elles se terminent, c’est tout. Parce qu’elles-mêmes sont en âge de se terminer – c’est, comme on dit, la vie. Toutefois, non en dépit mais en raison même de sa chute qui attristera peut-être certains lecteurs, l’ultime nouvelle de ce recueil, qui en signe à la fois la clôture et la sublimation, ne pourrait mieux se terminer : elle est pour moi une fin heureuse et désirée.

 

— D’où vous est venue l’envie, ou le besoin, d’écrire ces nouvelles ?

 

C’est difficile à dire. Je me pose d’ailleurs la question à chacun de mes livres : mais d’où m’est venue l’envie ou le besoin d’écrire « ça » ? C’est la part obstinément mystérieuse sans doute de tout élan scripturaire, et je n’ai pas plus envie que cela de la percer : j’aurais trop peur d’en tétaniser l’énergie. Dans le cas de ce recueil, il est incontestable que mon propre vieillissement n’est pas étranger à l’envie, assez paisible finalement, d’un certain coup d’œil dans le rétroviseur. Mais il y a une raison disons plus contingente, liée aux défaillances de ma mémoire, ou du moins à la peur que j’en ai : je n’aime pas, je déteste me sentir dépossédé, je n’aime pas l’idée que des choses, des moments, des lieux, des personnes puissent s’effacer de moi. Je les écris donc pendant qu’il est encore temps. Enfin il est peut-être un mobile ultime, plus profond, à savoir qu’il y a selon moi une nécessité, pour qui voudrait avancer dans la vie, d’en identifier les jalons. Or voilà, pour un écrivain, marquer ces étapes consiste à les écrire : ce faisant, il les rend à leur éternité tout en se donnant les moyens de passer à autre chose – d’écrire autre chose.

 

— Quels sont les écrivains, les livres, les lectures qui ont influencé votre façon d’écrire ?

 

Je n’ai jamais vraiment su répondre à cette question. Mes goûts, mes prédilections, mes affections, en littérature comme en tout, sont d’un hétéroclisme qui m’affole parfois moi-même… Quant à dresser la liste de mes classiques fondateurs, l’exercice pourrait se révéler un peu fastidieux. Je peux seulement dire le type de livre (roman ou fiction, s’entend) qui ne m’intéresse pas : celui de pur divertissement, celui dont n’émanerait pas un univers singulier, qui manifesterait un trop grand désir de coller au présent, de vouloir l’expliciter ou de l’éclairer (ici aussi je reste du côté des romantiques : je crois que le monde a moins besoin de lumière que d’ombre, et qu’il attend de nous moins de réponses que de questionnements), celui enfin dont la langue, les manières, la posture, se contenteraient de valider le lexique du temps. J’aime le livre qui me soulève, qui suscite mon admiration, qui m’aide à me décaler, à décaler ma propre vision, et qui à sa manière vient s’inscrire dans l’histoire de ma propre fabrication ; celui dont je pourrais presque croire qu’il a été écrit pour moi.

 

— Retravaillez-vous beaucoup vos textes ?

 

Beaucoup, peut-être trop. Quoiqu’une certaine maniaquerie a fini par me passer : avec le temps je me fais peut-être davantage confiance, mais surtout j’accepte plus volontiers que ce qui émane de moi s’exprime au moyen d’un filtre plus mince, que le tamis en soit plus fin ; j’ai fini par me désenvoûter du souci de la joliesse, de l’harmonie, de la forme parfaite. Mais comme on ne se refait jamais complètement, n’est-ce pas, mon mouvement général, peu ou prou, consiste à ne pas écrire une phrase tant que la précédente ne me paraît pas totalement fondée. Je le dis souvent, une bonne part du métier d’écrivain relève d’un artisanat : tel un menuisier, je décape, je ponce, je rabote, j’ajuste, je polis, je laque. Le difficile, qui relève à la fois d’une esthétique et d’une éthique, est de mesurer les bonnes proportions de ce travail : polir une phrase à l’excès lui fait courir le risque de la jolie manière, de la simagrée, mais lui refuser un certain polissage peut aussi l’amputer de sa justesse, de son ampleur, de sa puissance d’évocation. Il faut donc travailler, et travailler avec la plus grande minutie, mais il faut aussi, et pas moins, savoir s’arrêter. Notre cœur et notre cerveau requièrent, je crois, les mêmes besoins, et seul un certain repos, voire un certaine relâchement, est en mesure de les réarmer.

 

— Êtes-vous d’accord pour dire que l’écrivain est quelqu’un qui voit ce que les autres ne voient pas ?

 

Ce serait bien vaniteux que de l’affirmer ! Mais si je ne peux pas contredire absolument votre assertion, a minima je la reformulerai. Et dirai plutôt que l’écrivain a au moins le désir de voir le monde autrement que ce que l’on en perçoit communément. Mais il n’est pas seul dans ce cas : songeons seulement aux peintres. On sait par exemple l’obsession de Monet pour la lumière, combien il pestait, tout en cherchant à en capter chaque irisation, contre son caractère obstinément changeant. Eh bien voilà, c’est un peu la même chose : il s’agit pour l’écrivain de capter un moment, une sensation, une émotion, un fait que, à tort ou à raison, il se sentira peut-être apte à saisir avec un peu de singularité. Ce faisant, il exhaussera un autre réel, et un réel qui ne sera pas moins vrai que l’autre. Bergson disait que l’artiste est celui qui s’acharne à considérer la réalité même tout en veillant, disait-il, à ne « rien interposer entre elle et lui ». Sans doute n’avait-il pas tort. Mais qui en est capable ? Qui – pas moi, en tout cas – peut dire : ce que je vous montre, c’est la vérité nue et crue du réel, celle à laquelle vous n’avez pas accès parce que vous ne cherchez à en voir que l’option pratique, fonctionnelle, visible ? Cela serait présupposer que l’artiste serait apte à vivre sans être affecté par des causes dont il est aussi le produit, bref qu’il pourrait jouir de cette liberté extravagante, et peu crédible, de rester indéterminé. Mais qu’il en ait la volonté, ou mieux encore que cela soit ce à quoi il nourrit son feu intérieur, alors oui, cela est sans doute assez juste.

 

— Considérez-vous que la lecture précède l’écriture ?

 

À l’évidence. De même que nous avons besoin de maîtres, et tant pis si l’idée déplait à l’horizontalité démocratique. Non pour en être esclaves, mais au contraire pour, à un moment donné, éprouver la nécessité de nous en libérer : c’est cette épreuve même qui permettra la naissance d’une singularité – donc d’un style. Ce mouvement résume d’ailleurs la grandeur et la dignité de la condition humaine : l’émancipation. L’émancipation est ce qui nous grandit et nous singularise. Or, pour s’émanciper, encore faut-il avoir eu à en éprouver la nécessité. Autrement dit, tout écrivain conséquent est parricide. 

 

Il y avait des rivières infranchissables

Éditions Joëlle Losfeld - Octobre 2017

Sur le site des Éditions Gallimard / Joëlle Losfeld

13 avril 2018

André Blanchard - Un début loin de la vie

 

 

Le cœur plutôt comblé

 

Je ne m'attendais pas, quatre ans bientôt après la disparition d'André Blanchard, à trouver à mon courrier un exemplaire d'Un début loin de la vie. D'autant qu'il est proposé ici quelque chose d'un peu différent de ce que l'on trouve dans ses autres carnets, ce livre-ci étant scindé en deux parties : la première, Ex-voto, écrite en 1999 et dont des extraits furent publiés en 2007 dans La Revue littéraire, et la seconde, Notes d'un dilettante, constituée de ses carnets en tant que tels, mais qui nous font remonter aux années 1978/86.

 

La première partie est d'ailleurs un peu plus ardue. Dense, volubile, à prendre en bloc, on pourrait la croire écrite dans un souffle - mais par grands vents. Toutefois, si l'on y retrouve le tumulte ordinaire de cet esprit toujours un peu irascible, il y a aussi dans ce long chapitre où la nécessité le dispute à l'humour jaune quelque chose d'assez touchant. André Blanchard en effet y revient sur ses années de gestation, la survie quotidienne d'abord (mais il en sera ainsi tout au long de sa vie), ensuite et plus encore le long chemin qui le conduisit à consacrer son existence aux livres et à sa seule passion de l'écriture. Blanchard écrit parce que vivre le déçoit, et sans doute fut-ce là, très tôt, le premier et peut-être unique de ses mobiles : écrire, non parce que cela permettrait d'embellir la vie, mais parce que là serait la vie même. Si l'existence pour lui n'a pas grand intérêt, puisqu'aussi bien il s'agit surtout de survivre, au moins lui trouve-t-il ce mérite, cette grâce peut-être, de se laisser écrire.

 

Blanchard est un ultra-sensible, d'ailleurs plutôt romantique, qui vit assez mal le cours des choses et, disons-le, la fréquentation de ses semblables. C'est là un sentiment qu'il éprouve assez tôt, après qu'il aura (brillamment) passé son droit et fini par comprendre que la carrière le mènerait à une existence qui ne lui ressemblerait en rien. Mais il faut bien vivre et, pour lui, la plus haute marche de distinction sociale sera celle du prof, erreur de vocation qu'il ne tardera plus à vivre comme une nouvelle preuve de la décrépitude générale du sentiment littéraire ; il quittera donc le métier, et tant pis s'il faut se contenter de peu - pionnicat, magasinier, gardien de musée, vendangeur. 


Et puis il y a K. sa compagne, dont on sent combien elle est une raison majeure et particulière de se maintenir dans la vie. Dès ces années-là on se demande d'ailleurs ce qu'il aurait été sans elle, sans cette complice de tous les instants et de toutes les lectures. Pas du genre à s'épancher, Blanchard, vrai pudique, tourne toujours tout de manière à ce que l'humour y laisse sa trace, fût-elle voilée ; charge au lecteur de faire la part des choses. Et il a ce mot, auquel bien des écrivains ou des artistes pourraient souscrire : « Je comprends que, parfois, K. manifeste un brin de lassitude face à mon numéro d'artiste sans public ; comparé à son soutien, ce que je peux lui donner commence à faire maigre. Certes, elle n'a pas besoin que je sois reconnu pour croire en ma valeur, il n'empêche que cette éventualité lui serait douce (et à toi donc, hypocrite !) ».

 

Ce qui surprend toujours chez Blanchard, c'est le tranchant, la concision de sa ludicité, pendant de son aversion pour les discours qui emberlificotent et les petites manières du parler - où il voit surtout une ruse du paraître, comme un hommage de la vacuité à la profondeur d'esprit. Son admiration pour les écrivains, conjuguée à ce qui, en lui, brûle d'en être, n'empêchent en rien sa clairvoyance à propos d'un milieu qu'il ne connait finalement que par les livres, ni quant aux motifs entremêlés qui poussent tel ou tel à se proclamer écrivain. Témoins, ces deux fragments :


     « Il y avait là ce qu'il faut pour affrioler l'écrivain piaffant, à savoir le mot "oeuvre", chouchou de son vocabulaire, qu'il place tel le camelot son baratin afin que l'amateur soit en alerte. De le prononcer avec un rien d'enflure, comme bien on pense, l'oblige à avoir la bouche en cul de poule, ce qui est parfait : ça mime la ponte. »


Et, après une tirade autour de la séduction :


     « Plus tard, lorsque je tomberais les livres comme un don Juan, enfin, à mille et quelques près, me filerait de l'urticaire ce sous-entendu commun à tous les écrivains peu ou prou, cette rengaine entonnée dès que la question de la vocation était sur le tapis : d'aussi loin qu'il me souvienne, reprenaient en choeur tous les auteurs, j'ai toujours su que je voudrais être et serais écrivain. Traduisons : déjà dans mon berceau je versifiais comme un dingo ! Ou bien, variante : cette odeur, mêlée à celle du lait, et dont je ne savais pas encore reconnaître la saveur d'encre, c'était toute ma vie future qui sortait de mon biberon ! Il est des avortements qui se perdent. »


Dans un petit milieu qu'aimantent parfois le désir du spectacle et de l'esbroufe, il faut reconnaître que lire Blanchard permet de rendre la littérature à son silence et à sa nécessité.

 

* * *

 

Ces carnets, qui couvrent donc la période 1978/1986, ont ceci de frappant que tout Blanchard, jeune trentenaire, est déjà là : son amour de la solitude, de la campagne, des chats (« Grelin », dont on sait qu'il sera, des années plus tard, remplacé par « Nougat ») ; sa circonspection à l'endroit d'un certain moderne, clinquant, frimeur, consumériste ; et bien sûr ce déplaisir à trouver son époque trop froide, trop brutale, cette manière de la prendre à rebrousse-poils. Et il est, à le lire, étourdissant de mesurer combien ces quarante dernières années ont passé vite.


Les années 80 en France, c'est bien sûr l'arrivée au pouvoir de la gauche. Si le vieil anar voit sans déplaisir le « puant » Giscard expédié sans manières, il n'en cultive pas moins, très tôt, une certaine défiance envers les nouveaux-venus et le nouvel esprit qui prend corps dans le pays. Entre l'installation de Disneyland à Marne-la-Vallée et les radios libre (« quelle nullité ! » s'écrit-il), il ne manque pas de cibler la fascination technologique du temps (« On va mettre 2 milliards de francs pour doter les collèges en ordinateur. Pendant ce temps-là, les bibliothèques desdits collèges ne font presque plus peur à un illettré. ») Il peut arriver que les politiques en prennent parfois pour leur grade, mais gageons que là n'est pas le Blanchard le plus intéressant ; la politique de toute façon ne l'a jamais passionné, et c'est finalement moins à elle qu'il s'en prend qu'à un certain climat général, qu'aux réflexes et à l'inconscient d'une époque :


    « À chaque année son invention dans la connerie : en 1983, c'est la gym tonic, dite aussi aérobic. Cela passe à la télévision et c'est suivi par sept millions de personnes ! Nul doute que quelques-uns de ces benêts claqueront d'une crise cardiaque devant leur poste. Il y a mieux. Un article de presse m'apprend que les partisans du jogging polémiquent avec ceux de l'aérobic, les premiers se disant amateurs de bien être et ennemis de l'effort en groupe, disant de l'aérobic que "c'est l'armée". Je trouve cela renversant ; en somme, c'est à qui revendique le plus d'avoir pour faire l'âne. C'est un peu comme si les lecteurs de SAS et ceux de Guy des Cars se querellaient au nom de la littérature à défendre. »

 

On en revient toujours à la littérature, et c'est heureux. Car elle est, celle-là, en dehors de K., de son chat, des acouphènes dont il souffre et pour lesquels il n'a de cesse de consulter, l'objet de son exclusive attention. Où l'on vérifie d'ailleurs qu'entre son premier et son ultime carnet (soit entre 1978 et 2014), la constance de ses affections littéraires ne dévie jamais, pas plus que son goût pour les souvenirs, les correspondances et les journaux d'écrivains. Toute sa vie durant, il tournera d'ailleurs autour de quelques-uns, poignée d'irréductibles avec lesquels, s'agissant des idées générales, il ne partage pas toujours grand-chose, mais dont le style et la sensibilité le remuent : Mauriac,  Greene, Proust, Flaubert, Balzac, Léautaud, Jouhandeau, Renard - ou encore Albert Cohen, dans lequel il dit entrer avec une certaine méfiance, avant finalement, lisant Belle du Seigneur, d'y puiser « un émerveillement » et d'en sortir « impressionné par la férocité de la satire, et touché par ce qu'est ce livre : un réquisitoire contre la FORCE. »

 

Mais il en va bien sûr de ses irritations comme de ses bons plaisirs : celles-là aussi le suivront toute sa vie. Et c'est heureux pour le lecteur, Blanchard n'étant jamais aussi bon que lorsqu'il souffre d'accablement : il peut alors sortir son canif. Ce mot sur Gide, par exemple, dont il cerne d'un mot l'ambition : « En somme Gide aurait réussi sa grande affaire : que ce qui choque finisse par plaire. » Mais comme il ne cultive aucun dogme, il pourra aussi, après avoir lu son Journal, en faire l'éloge : « Il y a là une des proses les plus élégantes que la littérature ait produite. » Cela dit, c'est toujours dans le grincement qu'il excelle. Ici, à la mort d'Aragon : « Retrouvera-t-il ses deux amours : Elsa et Staline ? C'est là que le matérialisme est embêtant. »


Il faut dire que Blanchard n'a pas beaucoup de tendresse pour ceux des écrivains et intellectuels qui se menottèrent un peu trop serré au Parti communiste. Ainsi de Marguerite Duras - qu'il n'a jamais supportée -, alors qu'il peut tout à fait, fût-ce entre deux agacements, témoigner son considération pour Simone de Beauvoir.
Quant à Sartre, évidemment, c'est autrement plus mitigé... À sa mort, Blanchard note :


     « Que dire ? Ce fut un cerveau, et là je salue ; mais artiste, il ne le fut qu'à ses débuts. Les uns pleurent un maître, tout en n'ayant de cesse depuis quelques années de dénoncer les maîtres-penseurs. D'autres portent en terre un père politique et révolutionnaire... oui, mais voilà le piège du conditionnement : un jour on lit La NauséeLe Mur, l'admiration légitime est acquise, dès lors la séduction qui s'ensuit vous fait cautionner n'importe quoi tombant de la bouche du monsieur, et le mensonge de nourrir toutes les cervelles malléables de la jeunesse. Oh ! ce "tout anti-communiste est un chien", donc à écraser, comme cela vous vicie le jugement voire une vie ! Tout cela, ce régime de terreur intellectuelle, ces leçons données par bourgeois et grands bourgeois au peuple, pour son bien, ce n'est pas permis. Quand je pense à Sartre, je pense à Camus avec encore plus d'affection. »


Reste Marguerite Yourcenar, étrangère aux accointances politiques, elle-même se voulant au-dessus de la mêlée, et qui suscite son plus grand ravissement. Il écrit à son propos, lorsqu'elle fut reçue à l'Académie française le 22 janvier 1981 (c'est une chose que l'on peine à imaginer, mais la cérémonie fut retransmise en direct à la télévision) : « Sa voix chaude quoique marmoréenne, on eût dit la traduction du choeur antique chargé de dire ce qui est éternel. » 

 

* * *

 

 

Mais c'est une gageure que de vouloir rendre le ton de ces carnets en se contentant d'en extraire quelques traits plus ou moins sonores. Car il ne s'agit jamais que d'annotations qui, prises en elles-mêmes, et aussi intéressantes fussent-elles, n'en trouvent pas moins leur cohérence qu'entre les lignes et sur la durée. C'est pourquoi la lecture de ces tout premiers carnets est passionnante pour qui aime se chauffer un peu l'oreille au feu d'André Blanchard, tant on y sent, très tôt, sa drôle de hargne à vivre, à rester en vie, et ce mouvement complexe qui le conduit à se tenir autant que possible dans les marges du monde sans pouvoir, ni vouloir, tout à fait le quitter. S'il ne s'agit pas, pour le lecteur, d'adhérer à tout, d'acquiescer à tous ses emportements, ni de consentir à sa défiance toujours un peu eczémateuse envers le moderne, il n'en reste pas moins vrai que Blanchard donne à entendre un timbre sensible et singulier ; cette voix commence à filer dans les limbes - mais il est vrai qu'elle fût méconnue déjà de son vivant -, et elle manque à la littérature. Jamais là où ça se passe quoique y prêtant toujours une oreille attentive, revendiquant fièrement sa condition de prolétaire mais goûtant mieux que d'autres aux exigences de l'élégance, André Blanchard était une sensibilité en acte, un homme né à côté de son temps mais qui, si d'aventure le goût se perdait et qu'on ne savait plus bien à quelle oeuvre se vouer, pourrait utilement remplir son office de boussole, lui qui jugeait « regrettable » que « dans la littérature d'aujourd'hui, l'intelligence [ait] pris le pas sur l'esprit. » Homme et écrivain de l'humeur, aussi incapable de concessions qu'intraitable avec lui-même, il éprouvait avec une très grande intensité la fragilité de ce qui le reliait au monde. Et s'il vécut modestement, la chose lui était sans doute moins intolérable que la perspective du moindre effort pour parvenir. Nous sommes en 1986, André Blanchard a trente-sept ans, et ce mot : « Finalement, c'est le coeur plutôt comblé que je quitterai ce monde puisque, à côté de ma part de déboires et de souffrances, j'aurai connu avec K., avec les livres, avec les animaux, le plaisir et la joie. Amen. 

 

André Blanchard, Un début loin de la vie
Éditions Le Dilettante

25 mars 2018

Sebastian Barry - Des jours sans fin

 

 

De beaux lendemains

 

Si je confesse être entré dans ce roman avec un peu de circonspection (confusément heurté, traditionnel comme je le suis ou finirai par le devenir, par l'absence de particule de négation), je dois illico ajouter que j'en suis sorti avec enthousiasme et grand engouement. Je ne saurai affirmer, à l'instar de Kazuo Ishiguro, prix Nobel de littérature, qu'il s'agit de « mon roman préféré de l’année », quoique la chose ne soit pas impensable, mais, une fois cette particularité linguistique digérée et entérinée, vraiment ce fut avec exaltation que je me suis laissé gagner par la prose incroyablement vivante, rythmée, lyrique, brutale et délicate de Sebastian Barry, et par ses images d'une ingéniosité qui bien souvent força mon admiration. Notons au passage que Des jours sans fin lui aura permis de remporter en Angleterre et pour la deuxième fois le très fameux prix Costa - après Le Testament caché, en 2008, traduit comme le reste de son œuvre chez Joëlle Losfeld -, chose exceptionnelle et à ma connaissance unique.

 

L'histoire avait tout pour conquérir l'enfant qui s'obstine en moi : il y a les Indiens, il y a cette Amérique encore balbutiante, les grands enthousiasmes conquérants et dévastateurs du dix-neuvième siècle, le souffle de l'Histoire, les grands moments de bascule, les tragédies humaines et les drames intimes, bref tout l'attirail à même d'enflammer un imaginaire épique dont je ne me suis jamais tout à fait départi. Reste que c'est aussi dans son épopée généalogique personnelle que Sebastian Barry est allé puisé : outre le médaillon en couverture, saisissant, de son arrière-grand-oncle, le livre est dédié à son fils Toby, lequel, après semble-t-il une longue période de chagrin et de doute, s'est délesté auprès de ses parents de ce qui le taraudait : son homosexualité. Que le lecteur rétif aux atmosphères de western, de guerre mâle et de virilité mal comprise ne se laisse donc pas abuser : Des jours sans fin est un roman d'un incroyable délicatesse de coeur et d'esprit.

 

* * * 

 

Tout commence avec l'arrivée en Amérique du jeune Thomas McNulty, un gamin encore, orphelin, qui a fui l'Irlande et sa Grande Famine - celle qui, entre 1845 et 1852, jeta tout un peuple dans la faim et la maladie, et décima, selon les estimations, un million de personnes. Il fera là-bas la connaissance d'un autre gosse, John Cole, dont il sera aussitôt l'ami et qui, surtout, deviendra à jamais son seul et unique amour. Pour survivre, les deux mômes se font embaucher dans un bar où, grimés, enrobés, travestis, ils improviseront chaque soir quelques danses joyeuses pour des hommes de peu auxquels ils feront briller les yeux et qu'ils émerveilleront de leur fraîcheur. Ce qui donne lieu à des moments pittoresques bien sûr, mais aussi très sensibles et étonnamment enjoués. Là se joue assurément la scène fondatrice du jeune McNulty, là que s'esquisse son devenir intime. La jeunesse de ces deux garçons est on ne peut plus miséreuse, mais parsemée de grands et beaux moments de complicité, peut-être même des éclats de bonheur, même s'ils savent tous deux que rien de tout cela n'est jamais fait pour durer. Mais le temps passe, et ils grandissent dans une Amérique qui, loin d'être unie encore, se déchire entre les Confédérés du Sud et ceux qui en appellent à cette Union qui fera la gloire d'Abraham Lincoln. Les Indiens, au milieu, connaîtront le calvaire.

 

C'est ce monde d'une effroyable violence physique, matérielle et morale que décrit Barry, et c'est une prouesse que de savoir dire avec autant de justesse la froideur du crime, la démence froide et brutale, et de les montrer chez des hommes qui n'en ont pas forcément moins de cœur que les autres, qui eux aussi savent aimer. Car Barry montre avec une tendresse peu ordinaire ce qui s'acharne en nous à la sauvagerie et se tient toujours prêt au pire. Il faut lui savoir gré de l'écrire à un moment du monde, le nôtre, qui non seulement semble reculer toujours plus devant la complexité, mais s'en défier avec une passion assez folle, aspirant sans doute aux bons vieux équilibres de la binarité, du bien et du mal, de Diable et de Dieu.


Barry mêle l'épique et l'intime avec un brio et une sensibilité dont je dois dire que cela m'a parfois laissé bouché bée. Et si bien des scènes sont effroyables, proprement horrifiques, c'est bien sûr le contraste entre la férocité dont tout soldat doit être capable - ne serait-ce que pour survivre - et la délicatesse, la pudeur et à sa manière la grandeur d'âme de McNulty qui rend tout ce récit infiniment poignant. Si tout chez Barry est très palpable, incarné, concret, réaliste pour ainsi dire, il est impossible de ne pas éprouver le caractère décisif de ce à quoi il touche, les questions afférentes à la vie et à la mort bien sûr, à ce qu'il faut éventuellement savoir leur sacrifier, mais plus encore les profondes et insolubles interrogations relatives à la destinée des hommes. Et il y a dans ce que j'appellerai son naturalisme transcendé un authentique questionnement moral et métaphysique. Au plus haut de la sauvagerie, le jeune McNulty sait d'ailleurs que ce qui se joue vraiment est toujours supérieur à ce pour quoi les hommes s'agitent.

 

     On charge et on transperce tous ceux que les obus ou les balles ont trompeusement épargnés. Peut-être que les braves se défendent, mais on s'en rend à peine compte. Gonflés par la vengeance, c'est comme si aucune balle pouvait nous atteindre. Notre peur s'est consumée dans la chaleur de la bataille et métamorphosée en un courage assassin. On est des vauriens célestes qui viennent voler les pommes dans les vergers de Dieu [...].

 

Les impressions que laissent sur le lecteur les scènes de combat et de sauvagerie sont très fortes. Mais c'est aussi parce qu'elles sont entrecoupées, dans leur atrocité même, de notations très pures et parfois d'une grande et belle naïveté chez celui qui se bat. Nous ne sommes pas tant plongés dans le bain de sang que dans l'âme de McNulty à l'instant même où, avec les siens, il répand la terreur. D'où la proximité immédiate et animale que nous éprouvons avec des personnages dont on peut sentir la chair, la peur et la sueur. Il est complexe de mettre au jour le secret de Barry, mais sans doute la puissance d'évocation de ses images, nombreuses, variées, osées, y est-elle pour beaucoup : 

 

     Une fois tous les corps dans les fosses, on les a recouverts de terre, comme si on étalait de la pâte sur deux immenses tourtes.

 

Nous sommes toujours en train de contempler le réel, mais c'est un réel infimement tamisé par une distance métaphorique qui lui confère un relief paradoxal et, finalement, profondément humain - telle cette pluie qui « ... a ensuite aplati l'herbe comme de la graisse d'ours sur les cheveux d'une squaw. »
Enfin ce qui bien sûr est bouleversant dans ce texte, c'est l'implication croissante de McNulty dans son identité féminine - spécialement une époque et des circonstances dont le moins que l'on puisse dire est qu'elles ne s'y prêtent guère. Tout part donc d'un travestissement de fortune dans les ruelles d'une enfance de quasi indigence, avant que toute sa vie consiste, en plus d'une hargne à rester vivant, en une longue trajectoire pour devenir celle qu'il est. Sur son ami John il porte bien sûr un regard infiniment clément, d'une tendresse souvent maternelle, un regard de chrétien aussi, chrétien à sa manière, mais son attachement à la petite Winona, enfant rescapée du massacre des Indiens, parachèvera une destinée hors du commun. t

 

N.B. : Je ne formulerai qu'une seule réserve, certes de peu d'importance mais la chose excite en moi quelque démangeaison : amis correcteurs, boutons à jamais hors la langue française ce "au final" aussi laid qu'inutile, et tenons-nous à la recommandation de l'Académie française !

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EXTRAITS

« Arrivée à Memphis. Je sais que mes habits puent. Ma culotte bouffante est tachée d'urine et de merde. Ça peut pas être autrement. Alors on s'offre une nuit dans une pension où on peut se laver, et le lendemain, alors qu'on se prépare pour partir, on sent les poux regagner nos cheveux propres. Ils ont passé la nuit dans les coutures de nos robes, et maintenant, tels des colons sur la piste de l'Oregon, ils rampent à nouveau sur l'étrange Amérique de nos peaux. »

« Pourquoi un homme en aide-t-il un autre ? Ça sert à rien, la vie s'en moque. La vie, c'est qu'une succession de moments difficiles en alternance avec des longues périodes où il se passe rien, à part boire de la chicorée, du whisky et jouer aux cartes. Sans aucune exigence. On est bizarres, nous autres soldats engoncés dans la guerre. On est pas en train de discuter des lois à Washington. On foule par leurs grandes pelouses. On meurt dans des tempêtes ou des batailles, puis la terre se referme sur nous sans qu'il y ait besoin de dire un mot, et je crois pas que ça nous dérange. On est heureux de respirer encore quand on a vu la terreur et l'horreur qui, juste après, se font oublier. La Bible a pas été écrite pour nous, ni aucun livre. On est peut-être même pas des humains, puisqu'on rompt pas le pain céleste. »

 

Sebastian Barry, Des jours sans fin - Éditions Joëlle Losfeld
Traduit de l'anglais (Irlande) par Laetitia Devaux

21 mars 2018

Entretien avec Éric Bonnargent (Amandine Glévarec, Kroniques)

 

Merci à Amandine Glévarec, du site Kroniques, qui a eu la curiosité de m'interroger en compagnie d'Éric Bonnargent, mon ancien compère de L'Anagnoste, actuel collaborateur du Matricule des Anges et auteur de : Atopia, petit observatoire de littérature décalée (au Vampire Actif) et, avec Gilles Marchand, du Roman de Bolaño (aux Éditions du Sonneur).

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Messieurs, avant de parler de vous, j’aimerais parler de chacun d’entre vous, vous nous racontez d’où vous venez ?

 

E.B. : J’ai commencé à lire très tardivement, à l’âge de 17 ans. J’étais un adolescent à la dérive et la littérature a bouleversé ma vie en y apportant un sens. J’ai opté pour des études de philosophie à cause de l’excellence de ce cursus à l’Université de Nice où j’habitais alors. J’ai eu la chance de suivre les cours de Clément Rosset, Daniel Charles, Jean-François Mattéi et d’autres encore. J’ai vu dans cette discipline une autre manière d’appréhender les textes littéraires, une manière plus conceptuelle qui est, je crois, assez caractéristique de mes chroniques et de mes fictions. À l’inverse, la littérature me permet de donner corps à mes cours, d’illustrer certains problèmes ou certaines thèses avec des situations concrètes. Quoi de mieux que le dernier chapitre d’Ulysse pour faire comprendre à de jeunes gens la critique nietzschéenne du Cogito ? Et des textes comme La mort d’Ivan Ilitch de Tolstoï et Le roi se meurt de Ionesco contiennent une bonne partie de ce que Montaigne, Pascal, Nietzsche, Heidegger ou Nietzsche ont pu dire à propos de la mort.

 

M.V. : J’ai dû commencer à lire à peu près au même âge qu’Eric, même un peu plus tard. Avec toutefois quelques lectures exaltées dans l’enfance : Le Club des Cinq, Michel Strogoff ; et un souvenir très vivace encore de la Comtesse de Ségur.

 

E.B. : Je n’étais pas remonté aussi loin… Comme toi, j’ai beaucoup lu pendant mon enfance : pas Le Club des Cinq, mais Les Six compagnons. Plus jeune encore, j’ai dévoré toute la série des Oui-oui. Je sais, j’en ai gardé quelque chose…

 

M.V. : C’est vrai que tu as un peu la tête articulée d’un pantin de bois ! Bon, mais plus sérieusement… Je me souviens aussi de versions illustrées de Don Quichotte, de Gulliver, de Gargantua, et ces lectures sont encore étonnamment présentes en moi. Sans doute parce qu’à cet âge on ne se pose pas vraiment la question de la vraisemblance : tout, d’une certaine manière, est plausible. L’esprit est alors tellement mobile, tellement pur de préjugés, que même le rapport à la langue n’est pas spécialement problématique. Dieu sait pourtant combien celle de Cervantès, de Swift et de Rabelais est dépourvue d’échos dans la vie moderne. Bref, hormis ces lectures d’enfance ou de petite adolescence, je crois n’avoir plus rien lu ensuite pendant au moins dix ans – hormis, et avec quelle assiduité vorace, Enfer Magazine, le tout premier mensuel français (enfin) consacré au hard-rock…

 

E.B. : Ah oui, moi aussi ! Enfer Magazine, puis Metal Attack ! C’est d’ailleurs l’un de nos points communs inavouables : notre amour du hard-rock.

 

M.V. : Mais ce n’est pas du tout inavouable ! Même s’il est d’assez bon ton en effet de mépriser un genre dont le malin plaisir (donc peut-être l’intelligence instinctive) est en effet de tout faire pour ne pas se faire aimer... J’avais même commencé, il y a des années de cela, à écrire un roman, quelque chose entre la carte postale et l’épopée, qui se serait appelé « Les enfants du metal ». Mais bref… Enfin les choses pour moi se sont un peu décantées autour de la vingtaine, lorsque j’ai commencé à reprendre des études, quittées après un BEP de dactylographie au terme duquel je ne suis évidemment pas allé. C’est un peu schématique de le résumer ainsi, mais je crois que les choses me sont venues par le biais de l’histoire et de la politique. Lorsque je lisais La Condition humaine ou Le Silence de la Mer, par exemple, ce n’était pas tant les Malraux et Vercors écrivains que j’allais chercher, mais les hommes d’histoire et de pensée dont on m’avait dit qu’ils étaient aussi de merveilleux écrivains ; et, de fait, je m’apercevais que leur façon de raconter l’histoire, leurs mots, me touchaient au moins autant que l’histoire elle-même. De la même manière, je me souviens avoir lu et relu Cioran et Kafka – le Journal, notamment – pour des raisons qui tenaient moins à un attrait littéraire qu’au besoin de comprendre un certain mal-être et de poser des mots sur le mien. Peut-être mon amour de la littérature vient-il de là, au fond. Comme une révélation en creux.

 

Éric, ta vie littéraire commence – si je ne m’abuse – sur le net, grâce au blog Bartleby les yeux ouverts sur lequel tu écris masqué. Pourquoi l’anonymat et quelle était la teneur de cette plateforme ?

 

E.B. : Oui, en effet. C’était en 2007, en avril. Je venais de lire Auto-da-fé de Canetti et, ne voyant pas comment je pourrais utiliser en cours les réflexions que ce roman avait fait naître en moi, je me suis dit qu’il me fallait écrire dessus. J’habitais encore à Nice, ne connaissais personne dans la presse et ai donc décidé d’explorer le net où commençaient à se développer les blogs, notamment les blogs littéraires qui étaient alors peu nombreux et de bonne qualité. Je me suis lancé, mais je ne voyais pas l’intérêt de signer de mon nom : je n’avais pas l’ambition de « percer ». Je me souviens qu’en quinze jours mon article sur Canetti a été lu par une dizaine de personnes, ce qui était certes ridicule, mais a suffi à me ravir et j’ai continué. Le blog a eu de plus en plus de lecteurs, des articles dans la presse, une ou deux mentions à la télévision et j’ai dû livrer mon identité, ne serait-ce que pour répondre aux sollicitations des auteurs et des éditeurs. Cela m’a tout ensuite conduit à intégrer le Magazine des Livres, puis, comme tu le sais, le Matricule des Anges.

 

Pour ta part, Marc, c’est la politique qui t’attire tout d’abord, tu as été plume mais tu y es aussi revenu il y a quelques années grâce au livre La Flamme et la Cendre. C’est un domaine qui t’intéresse toujours ?

 

M.V. : Je me suis dès l’enfance intéressé à la politique, dont il était beaucoup question à la maison. Mais quand j’y entrerai vraiment, comme militant puis comme « professionnel », ce sera, en plus d’une forte appétence pour l’histoire, pour des raisons finalement assez littéraires. Je dévorais ceux que l’on appelle, depuis la fin du XIXème siècle, les « intellectuels ». Autrement dit, dans mon esprit et pour aller vite, des penseurs doublés d’écrivains dignes de ce nom. Mes deux premiers livres, Monsieur Lévy sous une forme assez hybride, et plus encore Et je dirai au monde toute la haine qu’il m’inspire, expressément romanesque, ont été pour moi un moyen de tirer ma révérence et d’affirmer mon désir définitif de littérature. D’ailleurs le livre que tu évoques, La Flamme et la Cendre (que je n’ai pas écrit mais seulement réécrit, ce qui n’est pas du tout la même chose) n’est pas si récent : il parut en 2002 et date donc à peu près de l’époque où je savais que, même si le politique allait encore me permettre de vivre, j’en avais peu ou prou terminé avec lui. J’ai connu en politique des moments assez forts, même marquants, mais j’ai tendance à penser qu’elle a un peu esquinté mon rapport au monde, que je m’y suis en quelque sorte détourné de moi-même, de ce qui m’animait. J’ai persisté, longtemps, quoique pressentant depuis toujours n’être pas vraiment fait pour elle. Enfin tout cela serait bien long et ennuyeux à développer… Bref, je suis dorénavant la politique d’un peu loin, avec, comme tout un chacun, une sensation de perplexité, d’anxiété, de malaise diffus. La connaissant un peu de l’intérieur, je sais pourtant qu’elle vaut parfois mieux que ce que l’on en perçoit, ou plutôt que ce qu’on nous donne à en voir – et puis, comme on dit, on a les politiques qu’on mérite… Enfin n’épiloguons pas, disons que je m’y intéresse désormais comme n’importe quel citoyen.

 

Vous vous retrouvez en 2011 sur le site L'Anagnoste, toujours en ligne mais désormais fermé. Quelle était l’idée ?

 

E.B. : Eh bien, je ne sais pas s’il y avait une idée précise… Marc et moi nous étions rencontrés quelques années auparavant, en 2009 : nous nous sommes immédiatement liés d’amitié. Nous n’avions pas (et n’avons toujours pas) forcément les mêmes goûts. Je crois qu’avec l’Anagnoste, nous avons voulu proposer deux visions de la littérature susceptibles de se rencontrer, voire de se compléter. Nous écrivions d’ailleurs parfois sur le même livre, chacun d’entre nous avec sa sensibilité.

 

M.V. : Je vais faire plaisir à Éric, que je sais très sentimental : pour l’essentiel en effet, je crois que c’est une histoire d’amitié. Nous n’avons pas toujours les mêmes affinités littéraires mais je crois que nous partageons, en amont de ces affinités, une complicité assez instinctive, quelque chose qui se décèle, se détecte entre les lignes et sans grandes phrases. Au fond, oui, je crois que tout cela est assez extra-littéraire. C’est juste l’histoire de deux copains qui aiment la littérature, qui admirent des écrivains, et qui savent que, jusqu'au bout, leur vie sera littérature. Alors voilà, nous avons eu envie de faire vivre un peu tout ça, de confronter des formes, des goûts, des esthétiques. Et surtout de contribuer à faire connaître des auteurs et des livres.

 

Marc, tu as depuis ouvert ton propre blog. Écrire sur les livres de ses contemporains quand on est soi-même auteur et qu’on travaille dans l’édition, ce n’est pas un peu compliqué ?

 

M.V. : Pardon, je me permets de corriger : mon blog est actif depuis 2006, soit cinq ans avant le lancement de l’Anagnoste. De même qu’Éric avait le sien propre. Mais lui faisait exclusivement de la critique, tandis que je mêlais un peu les registres : de la critique, bien sûr, mais aussi du commentaire d’actualité, des pensées un peu intimes, sans parler des éventuels échos donnés à mes livres. Le blog m’apparaissait aussi comme un moyen de prolonger ou de sortir de mon strict travail littéraire, de consigner des choses ou des pensées dont je savais qu’elles ne figureraient pas dans mes livres.


Mais j’en reviens à ta question. Non, il n’y a rien de compliqué à être auteur et éditeur tout en écrivant des articles sur ses contemporains : il suffit de se donner quelques règles simples. J’ai assurément bien des défauts – Éric en témoignera ! – mais je ne suis ni flatteur, ni menteur. Autrement dit, je ne sais ni faire, ni écrire des choses que je ne pense pas. Donc si, derrière ta question, se profile celle – je crois l’entendre… – du « copinage », alors ma réponse est non. Si un ami écrit un livre que j’aime, je le ferai savoir ; si son livre me tombe des mains, alors j’en discuterai avec lui autour d’une bière. Et cela vaut pour mon travail d’éditeur. Les choses, parfois, sont simples.

 

Éric, tu restes aussi chroniqueur, d’abord pour le Magazine des livres, désormais pour la très belle revue le Matricule des Anges. Passer d’internet au papier, ça sous-entend un changement de ton ? Est-ce que le manque de place ne t’oblige pas à t’orienter uniquement vers des livres que tu défends ? Comment se porte le Matricule ?

 

E.B. : À une ou deux exceptions près, je n’ai jamais écrit de critiques négatives. D’une part, parce que je respecte le travail et l’investissement émotionnel que tout livre, aussi raté soit-il, a exigé et, d’autre part, parce que si j’ai perdu du temps à lire un livre, je ne vois pas l’intérêt d’en perdre plus encore à écrire à son sujet. À ce niveau-là, donc, le passage du blog à la presse n’a rien changé. Par contre, le format, lui, change énormément, tu as bien raison de le signaler. J’avais pour habitude d’écrire de très longs articles sur mon blog. Au début, j’ai eu beaucoup de mal à calibrer les chroniques, à respecter le nombre de signes que l’on m’accordait pour tel ou tel livre. J’ai trouvé peu à peu l’exercice plus intéressant que contraignant : il oblige à aller à l’essentiel, à éviter de trop en dire. Sinon, le Matricule se porte bien, je crois. Pour ceux qui ne le sauraient pas, je rappelle qu’il ne contient aucune publicité, que sa santé dépend donc exclusivement des ventes en kiosques, et surtout des abonnements.

 

M.V. : Voilà bien une chose que je partage avec Éric. Il m’arrive par exemple, quand j’écoute « Le Masque et la Plume », de souffrir pour l’auteur qui, derrière son poste, entouré peut-être d’amis ou de sa famille, se fait refaire le portrait en dix minutes et quelques phrases assassines, parfois humiliantes, en tout cas toujours soigneusement préparées. Quand bien même je n’aurais pas la moindre affinité ou même sympathie pour l’auteur en question. Ça doit me remonter d’un vieux fond d’éducation catholique, mais j’ai parfois envie d’en appeler à un peu de charité… À moi aussi bien sûr il arrive de lire des choses illisibles, fades, molles, bien-pensantes et, pire que tout, atrocement mal écrites. Pourtant, à chaque fois, je vais songer à tout ce qu’il aura fallu à son auteur d’angoisses, de remises en question, de nuits mauvaises, de cigarettes et de calva pour trouver à s’obstiner pendant des mois voire des années. Entendons-nous bien : disant cela, je ne sombre pas dans la victimologie : il y a plus pénible dans la vie et sur Terre que d’écrire des romans. Cela procure même souvent, quand « ça vient », une sensation de plénitude ou d’exaltation, c’est selon, assez inouïe. Je dis seulement qu’il faut quand même un petit grain pour y brûler autant de soi, et que celui qui parvient au bout de quelque chose, bon gré, mal gré, a bien droit à un peu de notre miséricorde. Bref : c’est mauvais ? N’en parlons pas. Et puis, il faut quand même toujours se poser la question qui fait mal : suis-je à ce point sûr de mon propre talent pour m’autoriser à faire la leçon aux autres… ?

 

Marc, tu deviens Directeur de collection aux Éditions du Sonneur, en quoi consistent tes fonctions ? Juste la sélection des textes ou beaucoup d’autres choses en plus (le mythe de l’iceberg) ?

 

M.V. : Je vais me risquer à parler à la place de Valérie Millet, sa directrice, mais je ne pense pas qu’elle me contredirait. Mon arrivée au Sonneur a coïncidé avec une relative montée en puissance de la maison et la nécessité subséquente d’élargir un peu les lignes de la fiction contemporaine : il est naturel, au bout d’un certain temps, de chercher à diversifier sa production éditoriale. Je m’efforce donc de publier des textes que j’aime profondément tout en intégrant l’esprit particulier de la maison. C’est un équilibre à trouver, ce n’est pas toujours simple, quelques fois frustrant : je n’ai pas, hélas, les moyens de publier tous les textes qui pourraient me sembler dignes d’être défendus, et il m’arrive d’éprouver un peu de dépit lorsque je vois tel ou tel roman mener sa vie, parfois fort belle d’ailleurs, chez un autre éditeur.


Quant à mes fonctions, elles sont certainement assez enviables : si je me sens bien sûr co-responsable de l’activité et du devenir de la maison, je ne pratique du métier, pour l’essentiel, que sa part plaisante et lumineuse : la découverte de textes et le travail, enrichissant, excitant, avec les auteurs. Je tiens farouchement à la qualité de ce lien, qui d’ailleurs est une des principales raisons qui m’ont donné l’envie d’exercer ce métier. Car le lien entre l’auteur et son éditeur est consubstantiel à l’édition, à son histoire, à son aura ; en tout cas, je m’en fais une idée assez exigeante. Trop d’éditeurs (et pas nécessairement les plus « grands »), font montre de désinvolture, quand ce n’est pas de mépris envers les auteurs. Quelle que soit la brutalité du marché, il est pourtant primordial, dans ce secteur confronté comme tout autre à un processus capitalistique très rude, d’en sauvegarder la part d’aventure humaine. Je sais trop bien ce qui se joue pour celui qui s’est engagé en écriture.

 

Éric, tu as publié chez ces mêmes éditeurs Le Roman de Bolaño, co-écrit avec Gilles Marchand. Ça va, ils ont été sympa au Sonneur ?

 

E.B. : C’est presque par accident que Gilles et moi avons été publiés au Sonneur. J’avais donné le manuscrit à Marc, en tant qu’ami et non en tant qu’éditeur, afin qu’il le relise et nous fasse part de ses remarques. Nous ne pensions pas que ce livre correspondait au catalogue du Sonneur. Mais Marc l’a lu, l’a aimé, l’a transmis à Valérie Millet, la « patronne » qui, à son tour, l’a lu et aimé. Nous avons été choyés par tout le monde et ça a été une belle aventure, éditoriale et humaine. Le Sonneur est une petite famille. Marc était déjà un ami, Valérie en est devenue une.

 

M.V. : Ce qui est amusant, et agréable dans ce métier, c’est aussi l’effet de surprise. J’étais évidemment inquiet, lorsque Éric m’a adressé ce texte écrit avec Gilles Marchand : inquiétude classique de l’éditeur qui doit se plonger dans le texte d’un ami et qui redoute de ne pas réussir à passer la dixième page… Ce n’est donc pas du tout ce qui s’est produit, et je me suis moi-même surpris à me passionner pour un texte qui, comme disait l’autre, n’était pas forcément mon genre. Pour autant, en le transmettant à Valérie Millet, j’avoue que je n’y croyais guère. Je pensais que son registre, sa tonalité, sa langue, bref trop de choses l’écartaient du Sonneur. J’ai été détrompé, tant mieux : preuve, s’il en fallait, que toute « ligne éditoriale » est faite pour être bousculée.

 

Vous êtes tous les deux, par vos diverses casquettes, en contact avec des publics très différents. Les journalistes, les auteurs, les étudiants, les éditeurs, j’en passe. Alors comment va le monde du livre et comment se porte la littérature en 2018 (question ambitieuse).

 

E.B. : La question est bien trop ambitieuse pour moi… En ce qui concerne le monde du livre, je n’ai jamais fréquenté beaucoup de journalistes, d’auteurs ou d’éditeurs. Le monde du livre est un monde comme un autre, avec ses accointances, ses réseaux d’influence, ses mesquineries et ses petites tartufferies, etc. Les auteurs, les traducteurs, les éditeurs, les libraires, les critiques ont besoin des uns des autres, alors forcément... C’est parfois un peu pathétique, alors je m’en tiens de plus en plus éloigné. Quant à la façon dont se porte la littérature, je n’en sais rien... À voir le nombre de livres qui paraissent chaque année, ça a l’air d’aller. J’ai simplement l’impression que, de manière très générale, la littérature étrangère est bien plus créative que la littérature française. Marc, lui, doit savoir : il est beaucoup plus mondain que moi.

 

M.V. : Ha ha, ça me fait plaisir qu’enfin l’on pointe du doigt mon tropisme mondain, moi qui d’ordinaire passe pour un ours ! Bon, mais Éric joue le faux modeste… D’autant que, comme contributeur au « Matricule des Anges » et destinataire de « services de presse », il est bien mieux informé que moi de la qualité et de la variété de ce qui se publie. Cela dit, comme lui, j’aurai du mal à répondre précisément… Disons qu’il faudrait déjà distinguer les deux questions : interroger le fonctionnement du monde du livre (lequel en effet n’est pas plus exemplaire que n’importe quel autre : la littérature n’induit pas la vertu) n’a pas nécessairement de lien avec la question de savoir où en est la littérature… Ce serait comme de mesurer le bonheur d’une nation à la hauteur de son P.I.B.


Bon, mais j’ai conscience que tu ne te contenteras pas d’une réponse de Normand, quand bien même je serais partagé. Disons, donc, que si la donne économique a quelque sens, si l’on pense qu’elle est un indice de quelque chose, alors, oui, on peut considérer que le livre va bien : s’il en paraît autant, c’est que, peu ou prou, on peut supposer que ça intéresse des gens. S’agissant de la lecture, j’invoquerai, une fois n’est pas coutume, un sociologue, Philippe Coulangeon, qui disait récemment : « Les pratiques culturelles qui se maintiennent le mieux sont celles qui sont le plus démonstratives, visibles socialement. En revanche, la pratique intime ou domestique de la culture – celle dont l’effet démonstratif est faible ou inexistant – est en déclin. » Voilà qui pourrait résumer à peu près la situation du livre…


Après, la question à cent balles, ce serait : de quels livres et de quels écrivains parle-t-on ? Pour tel auteur qu’on s’arrachera et pour lequel on sera prêt à sacrifier trois heures dans une file du Salon du Livre, la grande majorité des écrivains devra se contenter de deux ou trois cents lecteurs. Bref, dans le cadre d’un tel entretien, je ne peux répondre que très allusivement à la question. Je crois, je sais la littérature vivante ; mais je ne la sais pas moins victime du spectacle, de la « starisation », de l’empire du profit immédiat, du scénar et du pitch.

 

Un autre de vos points commun, et non le moindre, est évidemment que vous êtes par ailleurs tous les deux des écrivains. Quelle place l’écriture occupe-t-elle dans vos vies, d’où vient l’envie d’être publié ?

 

E.B. : Je crois qu’un écrivain n’est pas forcément quelqu’un qui écrit. Et quelqu’un qui écrit n’est pas forcément un écrivain... J’ai le désir d’écrire depuis mes dix-sept ans, mais j’ai attendu d’en avoir quarante-et-un pour le faire. Ce n’est pas pour rien que j’ai débuté avec le pseudonyme de Bartleby et que j’ai toujours autant d’admiration pour la nouvelle de Melville et le Bartleby et cie d’Enrique Vila-Matas ! Être écrivain, donc, est plutôt une manière d’être, me semble-t-il. Dans Le métier de vivre, Pavese dit à juste titre que l’écriture est le seul métier à temps plein : c’est voir le monde à travers elle. Ce que l’on vit l’est à travers le prisme des mots et nous obsède jusque dans notre lit. Bref, bien que n’écrivant pas vraiment en ce moment, l’écriture est toute ma vie. Quant à l’envie d’être publié, elle vient naturellement, me semble-t-il. Je sais bien que certains diront le contraire, mais on écrit pour être lu. Sinon, pourquoi s’en donner la peine ?

 

M.V. : Le texte de Pavese qu’invoque Éric est en effet un texte majeur, qui dit l’essentiel, et avec quelle nécessité, quel feu intérieur, de ce qu’est le travail de l’écrivain. Je partage tout à fait cette idée selon laquelle on est écrivain aussi quand on ne parvient plus à regarder le monde qu’en le tamisant de mots : on vit, on aime, on pense, on mange, on marche mots, phrases, syntaxes, métaphores, récits, inventions. Le monde ne vient à nous que parce qu’il est écrit ou qu’on pourrait l’écrire – ce qui peut être troublant, je vous l’accorde… Où je ne suis pas Éric, c’est à propos de cette idée, romantique et selon moi un peu fallacieuse, selon laquelle il ne serait pas nécessaire d’écrire pour être écrivain. Je crois entrevoir ce à quoi il pense. Nous connaissons tous des personnalités extraordinaires dont l’intelligence, la poésie, l’existence même donnent à penser qu’elles pourraient être des écrivains sans le savoir. Mais non : être écrivain, c’est écrire des livres. Parce que le passage à l’acte, à l’écriture, induit quelque chose de radicalement autre que le seul fait de vivre, fût-ce de la plus belle et romanesque des manières. Par ailleurs Éric parle d’une « manière d’être » propre aux écrivains : je serai bien curieux de savoir ce qu’il faut entendre par là…

 

E.B. : Cela n’a rien à voir avec l’intelligence ou l’originalité de la personnalité. L’intelligence ne fait pas l’art, du moins je l’espère !, et l’originalité de la personnalité non plus. On peut être un grand écrivain, de manière plus générale un grand artiste, en ayant une intelligence et une existence tout à faire médiocres. Je disais que c’est plutôt une manière d’être, une attitude. Dans mon premier livre, j’avais appelé cela l’atopia : une sorte de sentiment d’étrangeté par rapport aux gens et aux choses, une impression d’être là sans y être, d’être plus spectateur du monde qu’acteur. Je dirais aujourd’hui que c’est peut-être l’ironie qui caractérise l’écrivain ou l’artiste : le fait d’avoir un regard distancié et peut-être amusé sur les choses.

 

M.V. : « Écrivain », c’est une catégorie très précise : c’est celui qui écrit des livres. Je n’en démords pas. « Artiste », c’est pour le moins fourre-tout… Non, non, j’entends qu’on puisse « vivre artiste », ou à la manière de, cela n’induit pas qu’on le soit : encore faut-il mettre son art à l’épreuve. Quant au fait d’éprouver un sentiment d’étrangeté par rapport au monde, je ne vois pas que ce soit le propre de l’écrivain. Mais, bon.

 

E.B. : « Artiste » est par nature un terme général. Encore une fois, il ne s’agit pas de mener une « vie d’artiste » : cela ne veut d’ailleurs rien dire. Mais de même qu’il y a des écrivains qui n’écrivent pas ou n’écrivent plus, il y a aussi des artistes qui ne créent pas ou y ont renoncé. Jean-Yves-Jouannais a même consacré un livre à cela : Artistes sans œuvres, sous-titré, tiens donc, I would prefer not to et évidemment préfacé par Enrique Vila-Matas ! Et comme le disait Tchouang-Tseu : « L’homme parfait est sans moi, l’homme inspiré est sans œuvre, l’homme saint ne laisse pas de nom. »

 

M.V. : Enfin il faut quand même bien l’écrire, ce livre, pour évoquer les artistes sans œuvres… Bon, mais devant tant de sagesse je n’ai d’autre solution que de m’incliner ! Enfin il y a, en effet, Amandine, cette question de la publication. Si l’on écrit pour soi, que l’on tient, en somme, son journal intime, alors cette perspective en effet ne se pose pas – sauf cas très particuliers. Mais dès qu’il s’agit d’œuvre, du moins d’une volonté de faire œuvre, romanesque ou pas, alors on ne peut pas ne pas faire abstraction du lecteur. Ne croyez pas ceux qui vous disent qu’ils ont des histoires plein leurs tiroirs mais qu’ils n’ont aucune envie de leur trouver des lecteurs, qu’ils écrivent pour eux-mêmes à leurs heures perdues comme on pratiquerait le jardinage… Bien sûr que non. Hors pensées intimes, on écrit pour être lu, c’est-à-dire pour confronter une esthétique, une pensée, une sensation, des sentiments avec le monde. C’est un désir dont on peut interroger les mobiles, pourquoi pas, mais l’écriture de création induit l’interlocuteur.

 

Marc, tu viens de faire paraître chez Joëlle Losfeld un recueil de nouvelles – Il y avait des rivières infranchissables -  qui parle d’amour et d’amours. Après des titres tels que Et je dirai au monde toute la haine qu’il m’inspire ou Le Pourceau, le Diable et la Putain, voire Et que morts s’ensuivent, on pourrait (peut-être faussement) avoir tendance à croire que tu deviens sentimental en prenant (un peu) d’âge ?

 

M.V. : Oh la méchante question ! Bon, d’accord, je prends un peu d’âge. Méfiance, toutefois : les vieux acariâtres sont promis à un bel avenir… Pour le reste, disons que, sentimental, peu ou prou, je l’ai toujours été. Mais il est vrai que la chose n’avait encore jamais été à ce point marquée dans aucun de mes livres. Alors peut-être, en effet, peut-on associer une certaine sensation de vieillissement à celle du recouvrement d’une certaine tendreté, d’un certain plaisir à se souvenir des saisons mortes. Cette espèce d’âge « tendre », donc, ce temps où nous n’étions qu’énergie, désir, vitalisme… Mais il y avait aussi en moi, et depuis longtemps, l’envie de me colleter avec ce qui, pour tout écrivain je crois, peut bien passer pour un défi littéraire : écrire l’amour. Le sujet ne passe pas seulement pour galvaudé, il paraît à beaucoup littéralement épuisé. Bref, c’est le sujet de tous les écueils possibles. Alors je voulais m’y confronter, savoir si je pouvais renvoyer des premiers amours un écho qui soit à la fois universel et un peu singulier. Courir le risque d’une relative sentimentalité sans me vautrer dans le panneau du sentimentalisme.

 

Éric, tu as aussi une actualité récente puisque tu as fait paraître Lettre ouverte à ma bibliothèque. Alors, tu lui dis quoi à ta bibliothèque ?

 

E.B. : Je me suis imaginé très vieux et très seul pour lui écrire. C’est bien entendu une lettre d’amour. Quoi de plus beau et de plus fascinant qu’une bibliothèque ? Il y a différentes manières de ranger (ou non) les livres, il y a tous ces petits objets qu’on expose ou qu’on laisse traîner sur ses rayonnages et puis il y a les livres eux-mêmes, leurs formats, leur odeur, leurs textures. J’ai un rapport charnel aux livres qui me rend inconditionnellement réfractaire aux liseuses. Et puis au-delà de tout cela, cette lettre est bien évidemment un hommage à la littérature et plus particulièrement aux livres qui ont le plus compté pour moi.

 

La question à 10 points, vous deux, c’est une belle histoire d’amitié, vous n’auriez pas un petit projet amical en tête ?

 

E.B. : Boire une bière ?

 

M.V. : Deux, peut-être…

 

E.B. : Plus sérieusement, j’espère embêter Marc dans deux ou trois ans avec un manuscrit. Je ne cesse d’accumuler des notes pour un roman que je finirai par écrire quand j’aurai trouvé le temps et le courage. À moins qu’en bon Bartleby, je me contente de l’imaginer !

 

MV. : Il n’est pas une seule fois où Éric et moi ne nous voyions sans que je le relance sur ce projet. C’est aussi cela, au-delà du caractère amical, le boulot d’éditeur. Parce que je sais que la perspective d’être plongé dans l’écriture sur une longue période peut être aussi excitante intellectuellement que décourageante réellement. Être éditeur, c’est aussi avoir le goût d’une certaine maïeutique…


Quant à moi, outre mes travaux de « prête-plume », figure-toi que j’aimerais pouvoir trouver des éditeurs pour certains de mes textes… J’ai dans mes tiroirs une pièce de théâtre un peu caustique dont l’intrigue, justement, est construite autour d’un « nègre littéraire » ; des conversations bucoliques, mi-intimes, mi-littéraires, avec mon ami Lionel-Édouard Martin ; enfin une espèce de roman baroque, cannibale et tragico-farcesque qui me tient  très à cœur.

 

E.B. : Et pas un mot de ton prochain roman… ?

 

M.V. : Ah si, bien sûr ! Il devrait paraître en janvier prochain, chez Joëlle Losfeld. Je confesse d’ailleurs une légère impatience, car ç’aura été un temps d’écriture incroyablement excitant pour moi. Mais d’ici là, bien sûr, j’aurai pu lire ton manuscrit, non… ? 

 

 

15 mars 2018

Laurine Roux - Une immense sensation de calme

 

Après Des carpes et des muets, d'Édith Masson (Prix Erckmann-Chatrian 2017), j'ai donc la chance d'être l'éditeur d'un autre très beau premier roman. J'allais d'ailleurs commencer en disant que ces deux textes évoluaient dans des registres très dissemblables, pourtant l'on pourrait au moins leur trouver une certaine communauté d'esprit – un goût partagé pour l'étrange, un même désir de propager le trouble et de faire de la nature un quasi personnage, une même attention à la rugosité première du monde. Les ressemblances pourtant s'arrêtent là : pour le reste, nous sommes aux antipodes – et pas seulement géographiques, même si les deux sont nettement orientés à l'Est...

 

Nous savons peu de choses de Laurine Roux, qui est toutefois est loin d'être une inconnue pour les amateurs de nouvelles ; elle reçut d'ailleurs, en 2012, le Prix International George Sand. Professeur de lettres modernes, lectrice de Giono, de Cendrars (dont elle fit l'objet de ses études universitaires) ou de Sylvie Germain, cette voyageuse connaît bien les terres du Grand Est glacial dont il est ici question, et revendique aussi l'influence déterminante – et perceptible peut-être – du McCarthy de La Route... Voilà pour l'esquisse d'un univers très marqué, sauvage, organique, non exempt de lyrisme ni de poésie.

 

* * *

 

 

Sous nos yeux, un monde réchappé d'une ancienne guerre. Les hommes sont morts, ne restent que quelques femmes et des enfants. Les terres alentour sont ingrates, les montagnes menaçantes : on dit – les très vieilles femmes disent – que tout là-haut se seraient établis des "Invisibles", créatures dont on ne sait rien ou seulement ce qu'en souffle la rumeur, ce qui est pire. Une jeune fille pourtant y rencontrera l'amour. Et y jettera toute sa vie.

 

Une immense sensation de calme est un texte peu ordinaire. On pourrait invoquer le conte noir, mais ce ne serait pas tout à fait exact : il y entre trop de lumière, trop de cette clarté fuyante mais tenace qui conduit le livre aux limites du merveilleux. L'on sent chez Laurine Roux une certaine inclination pour la fin du monde (McCarthy rôde...), mais jamais aucune tentation de l'uchronie, et moins encore de la science fiction. Ce qui l'occupe dans ce roman, c'est, d'une certaine manière, de transposer le continuum humain dans l'univers du conte ; et si l'on s'approche du merveilleux, alors c'est un merveilleux plausible, du moins jamais complètement improbable.

 

D'ailleurs, étrangement, ce roman fait du bien. Évidemment pas dans l'acception du feel-good contemporain, et c'est peu de le dire, mais en ce sens qu'il pose un regard à la fois très cru et très sensible sur notre destinée, comme si dans la boue, la souffrance et la lutte reposait ce qui forgeait et exhaussait notre humanité même. L'âpreté des visions, des couleurs, matières, limons, odeurs, sang, pourriture, humeurs, le dispute à des élans poétiques parfois admirables, pleins de profondeurs et d'échos, et l'on se trouve bien vite captivé par cette énergie souterraine qui doit autant à des élans viscéraux qu'à des intuitions quasi mythologiques. Et si c'est moins un monde d'après la tragédie qui est ici dépeint que le tragique même du monde, on se laisse étonnamment entraîner par l'étrange beauté qui subsiste et s'acharne. Avant de refermer le livre et de retourner vaquer dans nos vies en éprouvant quelque chose qui, en effet, n'est pas loin de nous procurer une immense sensation de calme.

 

Laurine Roux, Une immense sensation de calme - Éditions du Sonneur
PRIX SGDL RÉVÉLATION 2018 de la SGDL
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6 mars 2018

Patrick Grainville - Falaise des fous

 

 

L'atelier de l'écrivain

 

Mon admiration pour l'œuvre de Patrick Grainville remonte à loin, à mes vingt ans ou à peu près, lorsque je tombai sur L’orgie, la neige – quatorze années déjà après que l’on posa sur ses Flamboyants la couronne du Goncourt. Nous sommes au début des années 1990, j’ai tout à découvrir de la littérature, de son histoire, de ses enjeux, bref je commence à lire un peu sérieusement. Et je me souviens du choc profond, stylistique et sensuel, que cela fut pour moi. Dans ce que la France alors me montrait d’elle, ou plutôt de ce que j'en percevais, je n'avais pas imaginé qu’une telle écriture pût avoir cours ; j’éprouvais une sorte d'enthousiasme perplexe à me savoir contemporain d’un tel style - et je rapprochais confusément cette sensation de ma lecture de Femmes, de Philippe Sollers, paru quelques années plus tôt, avec lequel j'imaginais une certaine communauté d'esprit, celle des jouisseurs et des esprits libres. Peut-être parce que sous ses dehors foisonnants, baroques, puisque tel est le qualificatif dont on use le plus souvent à propos du style Grainville, derrière son lexique à la fois savant et somptueusement carné, je devinais une énergie très grande et très moderne, comme greffée à un savoir-faire dont je pressentais tout ce qu’il devait à la fréquentation, puis à l'émancipation, des classiques. Car, comme dans l'Atelier du peintre (tableau de Gustave Courbet et roman de Grainville), il y a du monde dans la petite fabrique de l'écrivain : tout ce que le dix-neuvième siècle compte de fous, d'artistes, de penseurs, de monstres sacrés (ou pas), transite par chez lui. Et cette profusion exubérante lui va bien : Grainville est un dévoreur, un insatiable de la sensation qui n'a pas son pareil pour dénicher derrière les grands mouvements ce qui s'agite en chacun.

 

La quatrième de couverture y pourvoyant largement, je ne raconterai pas ici l'histoire de Falaise des fous, saga picturale et fresque cinématographique que Patrick Grainville tend comme un miroir à la France, à ses rêves de gloire, à l'idée qu'elle se fait d'elle-même, de son art et de sa politique, de son mode de vie et de ses élégances, bref à cet être français capable du meilleur et du pire - mais toujours avec une égale ferveur. Il suffit de savoir que l'on traverse soixante années d'une existence à hauteur d'homme, que cette période s'achève en 1927 avec la mort de Monet, que le narrateur est un Normand installé à Étretat (ce qui bien sûr ne fit qu'ajouter à ma curiosité...), et que Patrick Grainville, en s'arrimant au choc de la révolution impressionniste, témoigne dans un même geste du caractère exceptionnel,  tragique et exaltant, de cette période. Et que l'ensemble est époustouflant.

 

Dès le début d'ailleurs, avec cette merveilleuse première phrase, de celles qui pourraient s'enseigner ou, mieux encore, qui s'installent dans notre drôle de mémoire collective sans que l'on ne sache plus très bien quel en fut le véhicule : « Jadis, j'ai embarqué sur la mer un jeune homme qui devint éternel. » Un monde s'esquisse. Avec une telle phrase tout devient possible, tout s'ouvre.

Et si j'ai bien pu, au début de ma lecture, souffrir un peu de ne pas reconnaître parfaitement « mon » Grainville, celui des débordements lyriques, des fulgurances rimbaldiennes et des visions charnues, c'est que nous avons affaire ici à un formidable roman populaire et savant, sentimental et sensuel, pessimiste et roboratif, qui sait mêler à ce que la vie recèle de plus trivial l'espèce de grandeur singulière qui se dissimule en chacun. On regrettera parfois quelques longueurs, quelques ressassements ? Nous aurions tort : ce sont des gourmandises. Car Grainville écrit comme un ogre : manger lui donne faim. À la correction du temps et au minimalisme de saison, il répond avec du verbe glouton, de l'adjectif à foison et de l'humeur à en débonder. Peu de grands vivants auront eu les honneurs de portraits aussi romanesques, gourmands et sensibles. Car tous, tous ils sont là : Monet bien sûr, Courbet bien sûr, mais Degas aussi, et Boudin, Isabey, Picasso, Dali, et Hugo, Maupassant et Flaubert, et Barrès et Clémenceau, et Péguy et Breton, tant d'autres encore. Chaque figure est évoquée au plus près du corps, ce sont des portraits d'hommes vivants, truffés d'humeurs, de fulgurances et de démissions : tous sont peints en eux-mêmes et en gros plan, dans l'instant irraisonné de leur génie.

 

Même lorsqu'il s'agit d'évoquer les grands engouements collectifs et la folle passion des hommes pour l'histoire, même lorsqu'il faut aller fouiller l'ivraie de l'Affaire Dreyfus, dire l'optimisme de la guerre qui vient et dont si peu reviendront, discuter en famille de la Révolution russe et de sa lueur d'espoir bientôt ternie ou de ces drames modernes passés à postérité (la catastrophe de Courrières, le naufrage du Titanic), ce que dit Grainville des événements, c'est d'abord ce qu'ils font aux hommes. D'où des pages admirables, souvent poignantes, sur les espoirs déchus, sur l'épouvante des gamins dans les tranchées de la Meuse et de la Somme, sur le destin des mineurs de fond ou sur la fragile espérance de vivre. Mais ce qui touche, aussi, c'est cette impression latente, obstinée, que l'homme cherche sans cesse l'occasion ou le motif d'une joie à venir, d'un devenir meilleur, et le roman dit merveilleusement cette propension à épouser la moindre promesse d'espérance (les premiers véhicules à moteur, le triomphe de Charles Lindbergh, le communisme qui naît ou le vieux rêve hugolien d'un genre humain promis à une vie universelle). Rien n'est froid, tout est toujours incarné, passé au tamis de l'individu, de ses désirs et de ses folies. Jusqu'à l'évocation discrète, pudique et fugitive, du grand-père de l'auteur. Le lecteur fait bien mieux qu'assister à l'événement de la vie : à travers le regard de quelques femmes et de quelques hommes dans le quotidien de la guerre, de l'amour, de l'art et de l'espoir, au gré de quelques destinées tellement palpables, tellement proches des nôtres, il en vit le présent même.

 

Et puis bien sûr il y a l'amour - peut-on imaginer un livre de Patrick Grainville sans qu'il soit aussi question d'amour ? Car si Falaise des fous est une ode à la création et une traversée de la psyché nationale, c'est aussi le roman de la reconstruction d'un homme jeune encore qui, rentré meurtri d'Algérie et cherchant la paix sur la côte d'Albâtre, trouvera chez les femmes l'onguent qui le ramènera à la vie en même temps que la passion qui décidera de lui. Les femmes chez Grainville sont intelligentes, modernes, curieuses, élégantes et sensuelles par tempérament, c'est elles qui donnent le ton, le rythme, la direction ; elles décident, elles entraînent, elles vivent plus fort - et les hommes suivent. Le narrateur, empli d'une belle et grande solitude océanique, maladroit en société mais curieux du monde, amoureux de nature, avide d'extases et perméable au chagrin, achève de donner à ce roman balzacien en diable sa carne et son humanité. Et il y a quelque chose d'infiniment touchant à marcher aux côtés de cet homme-là, à le suivre sur son chemin de vie, entre Rouen et Paris en passant par Fécamp, le Havre et New-York, à contempler avec lui, assis sur les galets d'Étretat, la mer immense et changeante qui s'agite entre les trompes de l'amont et de l'aval, et, finalement, à vieillir en même temps que lui.

 

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EXTRAIT

 

« Le contrejour assombrissait la côte d'Amont, la tête d'éléphant à la trompe coupée. Pourtant, ce long saillant irrégulier, bosselé, évoquait davantage à mes yeux quelque rhinocéros bas et bizarre, dont le pied nain fermait la petite arche de sa note saugrenue. Au-delà, mon passager mesurait la fuite des éminences de craie vers le nord, et l’aiguille de Belval qu'on distinguait au loin. Je laissai dériver un peu le bateau pour favoriser la contemplation. Au bout d’un moment, je pris le cap inverse. L'étrave coupant un bon souffle d'ouest dont Monet respirait le parfum iodé tandis que je tirais des bords et louvoyais dans les éclats du clapotis. La falaise d'Aval s’allumait. Le Trou à l'Homme perforait la masse crayeuse de sa grosse caverne noire. Nous contournâmes la porte d'Aval colossale dont l'architecture glissa lentement avec sa trompe, élancée celle-là, plongée dans la mer calme, lumineuse. L'Aiguille se dressa de ses soixante-dix mètres, feuilletée de linéaments réguliers de craie et de silex. Monet suivait des yeux le pivotement du menhir majestueux. Les têtes des Trois Demoiselles pointaient, agglutinées de curiosité devant ce divin phallus. L'éventail abrupt de la valleuse verte de Jambourg s'ouvrait entre deux espèces de poternes. Nous devions, un beau jour, Monet et moi, descendre dans ce gouffre par un à-pic et un escalier de vertige. Quelle ivresse ! Mais Monet aurait pu se tuer. Il frôla l'anéantissement, une autre fois, quand la déferlante marée le surprit. Mourir sur le motif, comme Molière ! »

 

Patrick Grainville, Falaise des fous — Éditions du Seuil 

22 février 2018

Éric Pessan - Incident de personne

 

 

C'est, dit-on, le lot des artistes : la lassitude où les jette l’énergie qu’il faut à vivre, à s’y obstiner. Et c’est aussi leur terrain, l’humus où faire naître leur art : ils répondent à la lourde temporalité humaine par une certaine manière de s’en saisir. Ils vont chercher, et parfois trouvent, l’aiguille stellaire dans le foin des homme ; et de ce monde banal, font saillir la secrète poésie que les humains charrient à leur insu. Il faut pour y parvenir une certaine grâce, une sensibilité et une tendance également naturelles aux petites affaires où s’agitent nos existences et à la mise à l’écart du temps. Alors peut se fait entendre une musique que l’on dirait acoquinée avec le silence. D’ailleurs, « parler m’épuise » : le narrateur d’Incident de personne, animateur d’atelier d’écriture, n’en peut plus des histoires qu’on lui confie, de la logorrhée mondiale comme de l’universalité des souffrances plus ou moins bien répertoriées qui trouvent en lui le parfait réceptacle, neutre et payé pour ; il en « déborde », mais nul ne peut vivre dans « l’évitement du concret » dont parle Elias Canetti. Le voici donc, ce narrateur peu disert, « saturé », dans la circonstance de s’épancher lui-même. De confier la vie d’où il vient et les fatigues qui désormais sont les siennes à une inconnue assise à côté de lui dans un train qu’un incident de personne a contraint à l’arrêt. Il sait ce qu’il subit et fait subir, il sait la pathologie de son propre épanchement. Mais il arrive que l’usage des mots soit devenu le seul et ultime onguent possible ; c’est peut-être, même, leur « pouvoir. »

 

Aussi Incident de personne est-il un livre très mélancolique, taraudé par l’impossibilité de nouer avec l’autre une relation qui soit d’emblée et profondément limpide, immédiate, apaisée, et de trouver en soi-même et avec soi-même la possibilité du repos. Ce double échec constitue la matière fondamentale de ce livre de très belle tenue, où domine ce qui m’apparaît comme une sorte d’épure lyrique. La chose n’est sans doute possible qu’en vertu d’une grande délicatesse du sentiment, quelque chose de doux et de mutin, ici incorporé à une narration très intelligente, toujours très tendue. Le personnage principal n’est pas sans clichés : un lettré taciturne, solitaire, inadaptable, farouche, et qui ne se la raconte pas, qui sait la vérité de cette « vanité » qui lui fait considérer « la grandeur à être vaincu. » Il sait tout cela, il sait ou pressent l’incomplétude où il se tient, et ne s’en cache pas. C’est ce qui rend touchant ce qu’il rapporte : ce qu’il a vécu à Chypre ; cet homme qu’il y a rencontré sans savoir qu’il se donnerait la mort quelques heures plus tard et la trace qu’il conserve de ce suicide ; l’impossible entente avec ses propres parents ; enfin cette jeune fille, à côté de lui, si lointaine, si différente, cette gêne où elle le met sans même en avoir idée, ou peut-être que si d’ailleurs. Page après page, nous assistons à la naissance d’une indicible relation entre eux, on sait que les tout petits riens sur lesquels elle prend corps ne signifieront rien à l’échelle d’une vie mais qu’ils enracineront peut-être des impressions tenaces. Comme le narrateur, nous oscillons entre la distance culturelle qui les sépare et l’éclosion sensuelle que sa voisine fait naître en lui, et conservons de ce compagnonnage forcé une bien belle suggestivité, qui achève de donner à ce livre son tour éminemment poétique.

 

Éric Pessan, Incident de personne - Éditions Albin Michel
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°27, novembre/décembre 2010

14 février 2018

Franck Mannoni a lu "Il y avait des rivières infranchissables"

Matricule_des_Anges

 

Marc Villemain cultive l'art de la digression dans l'art souvent punchy de la nouvelle. Ses personnages s'épanouissent dans une temporalité lente. Ils se perdent avec délice dans la contemplation et vivent avec une acuité exacerbée les découvertes sensuelles de l'adolescence. Ils s'interrogent aussi sur ces sensations nouvelles et cet appel vers l'autre qui leur semble à la fois attirant et inquiétant : « Dans leur gorge une boule, dans leur ventre un noeud, dans leur coeur une graine. Aussi parce qu'ils ne l'ont jamais fait. » Entre collège et lycée, pendant une partie de foot, ils semblent perdus dans ce remue-monde. À leur manière, ils incarnent une forme de romantisme réussi : un idéal poursuivi jusqu'à l'absolu, l'âme envahie par l'irruption du Beau. L'auteur montre très bien comment la magie d'un instant abolit la banalité du quotidien. Il magnifie le moment de la reconnaissance, un éblouissement unique, qui peut naître d'un rien. Un parfum, une silhouette, une couleur, tout peut créer l'émotion. C'est tout juste si l'un des personnages a le temps de « deviner ses cheveux blonds qui tombent en torsades sauvages sur l'ambré de ses épaules ». Le coeur est pris, tous comme l'esprit et l'ensemble des sens, sans être coupés du monde. La nature qui entoure les protagonistes sert de miroir à leurs états d'âme. Dans ces entrelacements, Marc Villemain écrit ses plus belles pages synesthésiques. Au cours de son exploration des sentiments, l'écrivain ne s'arrête pas à la période de l'adolescence. Il rejoint avec finesse les premiers émois de l'enfance et projette sa vision jusqu'à la vieillesse. Tandis que l'émerveillement simple des passions infantiles glorifie une amitié spontanée et sans calculs, le temps passé donne sa valeur au grand âge. Mais ces nouvelles restent des nouvelles, avec leurs fins parfois abruptes et cruelles comme le demande ce genre exigeant. Le doute, l'incompréhension, la mort, ne sont jamais loin et rôdent à l'affût, comme un pendant incontournable au merveilleux.

Franck Mannoni
Site du Matricule des Anges

31 janvier 2018

Anthony Poiraudeau - Churchill, Manitoba

 

 

Les rêveries du voyageur solitaire

 

Il y a les écrivains d'un lieu, cause et conséquence de leur existence et de leur être, inépuisable matrice dont ils retournent l'inlassable terre, et ceux pour lesquels tout lieu est d'abord un territoire logé entre les frontières de leur psyché, expression possible d'un ailleurs qui vaudrait moins par sa réalité sensible que par l'espérance, sans doute un peu vague mais toujours très stimulante, d'une vie qui resterait à conquérir. Les uns voudraient pouvoir tout dire du territoire qui les a élus, en faire scripturairement le tour, en graver de mots chaque écorce, les autres ont le fantasme d'un espace auquel nulle histoire, nul sang, nulle sensation ne les relie. J'ignore si Anthony Poiraudeau se retrouverait dans cette typologie on ne peut plus sommaire, mais il ne fait guère de doute qu'alors il se rangerait de lui-même sous la bannière des seconds, fidèle à ses rêves de gosse aimanté par les mappemondes et les planisphères : « Je me projetais au fond des steppes, je sondais la jungle et régnais sur la savane en m'abîmant dans les cartes mais jamais, pourtant, je n'en ressentais la frustration de ne pouvoir m'y rendre autrement que par la pensée. » Car l'enfant le savait déjà : « Bien plus que n'importe quel voyage, ce que je désirais par-dessus tout était la rêverie. » 

 

De fait, bien des années plus tard, la contemplation rêveuse de ses vieilles cartes Vidal-Lablanche - de celles que la maîtresse crochetait au tableau noir ou punaisait à un mur de la classe -, le conduira jusqu'à Churchill, gros bourg qui tire son nom d'un gouverneur de la Compagnie de la Baie d'Hudson (et lointain ancêtre de Winston), dans la province du Manitoba. Mais si Anthony Poiraudeau a le romantisme géographique, il n'en est pas moins, comme Julien Gracq dont il est évidemment souvent question, un observateur méticuleux, affûté même, portant son attention sur ce qu'il éprouve aussi bien que sur ce qui l'environne. Mine de rien, on retrouve dans son récit - qui ne tient d'ailleurs qu'assez marginalement du roman annoncé en couverture - nombre de traits qui l'acoquinent autant au journal d'un explorateur des temps anciens qu'à une chronique d'anthropologue ; à quoi s'ajoute une perspective, disons plutôt un trait distinctif, autrement contemporain : une certaine gravité morale mâtinée d'humour. Du moins dans la première partie du périple, quand il est encore temps de sourire de sa propre audace et de la surprise relative que lui inspire ce nouveau monde, ou encore, dans des pages assez désopilantes, de rapporter les recommandations qu'on lui a faites en cas de confrontation inopinée avec un ours polaire. La tonalité est alors volontiers badine : c'est celle d'un « dilettante réjoui » qui ne se la raconte pas et ne craint pas l'humour sur soi. 

 

Au fil des jours pourtant, il fallait bien que le formidable élan qui présida au désir de voir Churchill se corrode à la limaille du réel : il n'y avait pas de raison pour que celui-ci soit plus folichon là-bas qu'ailleurs. Tout cela, non seulement Anthony Poiraudeau le savait, mais il le pressentait : « Le fantasme [...] de ne vivre que cela, une marche heureuse et infinie dans des espaces à jamais disponibles et ouverts, plutôt qu'une vie de contrariétés perpétuellement renouvelées, avait sans doute été un des plus puissants ressorts à la persistance de mes rêveries. » Et, ailleurs : « Je savais bien que cet intime désir relevait du pur fantasme et de la fiction, et qu'il ne peut véritablement arriver qu'un lieu réel vous offre à ce point la paix - l'arrêt perpétuel, sans qu'il faille pour autant mourir, de toute l'oppression que constitue la responsabilité de vivre - qu'il suffise d'y aller et de n'en jamais revenir pour être tranquille à jamais et heureux de l'être pour toujours. » Dès lors que l'on part ou fuit pour se trouver, et la paix étant aussi une disposition intérieure, la destination réelle importera finalement assez peu : voyage initiatique, quasi ontologique, la partance pour l'ailleurs sera surtout l'expédient plus ou moins radical qui témoignera d'une certaine difficulté à se représenter le réel ou à vivre en lui. Ce qu'Anthony Poiraudeau écrit avec une humble et belle justesse : « Ce que je ne sais pas de ma vie, Churchill l'a su, mais l'ensemble qu'est ce Churchill n'est au juste formé que par moi. »

 

On s'ennuie donc à Churchill comme on peut s'ennuyer partout ailleurs sur la Terre. Mais cet ennui est aussi ce qui peut conduire le voyageur à affûter encore ses sens : il n'est raisonnablement pas possible qu'un lieu soit aussi morne, aussi prévisible, aussi routinier, il ne peut exister aucun territoire sans faille, sans histoire, sans matière noire. Alors Poiraudeau se documente, cherche, fouille, fouine, erre. Et apprend au passage - quelle surprise ce dut être ! - que Glenn Gould lui aussi avait séjourné ici, que lui aussi, enfant, avait été fasciné par les cartes du Grand Nord, et qu'à ses yeux aussi l'Arctique avait paru figurer « le milieu optimal et la terre promise de la solitude. » De quoi remettre un peu de baume au coeur de l'explorateur qui n'en finit pas de ne pas trouver ce qu'il cherche, et occasion d'un joli développement sur « la petite silhouette verticale, emmitouflée et solitaire de Glenn Gould face à la banquise immense. » 

Ce « Nord idéal » et blanc comme neige va pourtant finir par révéler à Anthony Poiraudeau sa face sombre : le déclassement racial et social. D'où des pages terribles et édifiantes sur la déportation des Dénés, premier peuple à s'être établi dans les zones arctiques du Canada (les "Territoires du Nord-Ouest"), au fil desquelles l'auteur montre d'ailleurs combien le malheur de ces Premières Nations canadiennes « a toujours cours » et que le sang peut encore couler. Au-delà du fait historique lui-même et de son actualité, et pour ne s'en tenir qu'à l'intention de l'auteur, il est intéressant de constater la manière qu'a Anthony Poiraudeau de mêler à son récit factuel les résonnances et impressions intimes que lui inspire ce qu'il découvre. S'ensuivent alors des réflexions où il ne cache rien de son malaise et de sa gêne morale, conférant à son texte une densité personnelle souvent touchante. Déambulant parmi les reste du village déné, il écrit : « Mes superstitions se réveillèrent à mesure que le vieil imaginaire des forces occultes déchaînées par la profanation des lieux sacrés des Indiens emplissait mon esprit, et je crus sans tarder que la dispensable curiosité qui m'avait conduit ici m'exposait à une malédiction, dont le vole en rase-mottes, précisément dans ma direction, d'un grand rapace qui ne m'évita qu'au dernier moment, me sembla sur le coup être l'annonce évidente. La peur des forces occultes est souvent une affaire de morale, et cet effroi, aussi momentané que saisissant, fut certainement la meilleure incitation à convertir en interrogations morales mon passage dans ce recoin ruiné. » C'est à cela aussi que tient la tonalité assez moderne de ce texte : à une sorte d'engagement qui relève moins du politique que d'une sorte d'instinct écorché vif. « Contrairement à l'enfer, le paradis est imaginaire » écrit-il, et nous avons là, derrière ce regret, beaucoup de ce qui vient troubler son rapport au monde et au réel.

 

Churchill, Manitoba est un petit livre étrange. Dense, singulier, très écrit, il peut donner l'impression d'une infime et belle désuétude (nostalgie de l'enfance et du monde, certaine gravité morale, champ lexical rigoureux, phrase ample et amplement ponctuée, sans la moindre relâche syntaxique) ; il déroule pourtant une vision dont il est loisible de se sentir très contemporain, nourrie à une sincérité, un souci de vérité sur soi, une sorte d'individualisme sceptique qui fait entendre autant de détermination que de fléchissement devant le cours du monde. C'est donc un texte plus intime peut-être que ce qu'il laisse paraître, où Anthony Poiraudeau livre beaucoup de lui sans que cela soit jamais gênant ou déplacé : il a pour cela trop d'humour sur lui-même et une trop grande conscience du caractère infiniment humble de l'individu jeté dans l'épopée humaine. Et celui qui continue d'aimer ces cartes anciennes où il peut « entendre encore les échos de la route de la soie, de la flibuste et des explorations polaires » de conclure sur une note qui lui ressemble : facétieuse, malicieuse, mais dont l'entre-ligne témoigne d'une lointaine et profonde gravité existentielle.

 

Anthony Poiraudeau, Churchill, Manitoba
Sur le site des Éditions Inculte

18 janvier 2018

Christian Guay-Poliquin - Le poids de la neige

 

 

Dans la neige électrique

 

Il y a de l'audace, et même une certaine crânerie, de la part de Christian Guay-Poliquin, à nous refaire le coup de la panne (d'électricité), et ce faisant reprendre quasi à l'identique le motif romanesque de son très brillant premier roman, Le fil des kilomètres - dont je parle ici. À première vue j'ai pensé que c'était un peu fort de sirop d'érable, puis je me suis dit que c'était assez culotté, enfin j'ai fini par comprendre que ce n'était pas tant le prétexte qui importait à son auteur que l'exploration obstinée de sa fascination pour le huis clos et le dénuement de l'homme dans la survie, du moins ce à quoi nous accule la perte de commodités que l'on croit toujours acquises, et pour cette ambiguïté qui taraude tout commerce humain dès lors qu'il est contraint par une force extérieure et souveraine. D'autant que si le personnage principal du premier roman de Guay-Poliquin traversait le pays dans un sentiment d'urgence, nous sommes ici figés dans la neige et obligés, comme chacun des protagonistes, à l'immobilité et à la patience.

 

Ce qui donne naissance à l'histoire se résume simplement : un homme, jeune encore, d'une trentaine d'année, est victime d'un accident de la route en regagnant son village après dix ans d'absence. Ledit village, qui s'organise après une panne d'électricité géante et alors que chaque jour le niveau de la neige fragilise un peu plus la vie, attend vaille que vaille l'arrivée du printemps pour fuir. On confie le jeune accidenté à un vieil homme retiré sur les hauteurs, un certain Mathias : charge à lui de veiller à son rétablissement, en échange de quoi on lui promet de faire partie du premier convoi qui, au printemps, le ramènera à la ville - là où, semble-t-il, sa femme l'attend. Commence alors la lente et inexorable enfilade des jours qui se ressemblent, dans la promiscuité obligée d'une véranda qu'un vieux poêle à bois peine à chauffer. Peu ou mal informés de ce qui se trame au village, les deux hommes apprennent à se connaître sans jamais rien livrer d'eux-mêmes, ou si peu. Au fil des jours, le doute se fait plus fort que l'optimisme : en plus d'avoir à se demander s'il n'est pas trop déraisonnable d'espérer s'en sortir, c'est aussi la confiance en l'autre qui s'effrite. Sustenter le corps donc, le protéger, mais s'apprivoiser aussi, se contenir, se jauger, s'accepter ; et ainsi naît la légende - j'allais dire la littérature : « Pour survivre, ils devaient affronter ensemble le froid, la faim et l'ennui. Ainsi, ils avaient très vite compris que la tâche la plus importante était sans contredit celle de raconter des histoires. »


De Mathias et de son compagnon d'infortune, comme des autres villageois, nous ne savons pas grand-chose mais nous en pressentons l'essentiel. Tous se tiennent debout, très incarnés, lourds d'intériorité, de non-dits et de convoitises qu'allègent à peine quelques premiers et rudimentaires réflexes de solidarité communautaire. Pour l'essentiel d'ailleurs ce sont des hommes, et les quelques fois où une femme, Maria, apparaît dans ce roman très masculin, elle attire d'autant plus l'attention (et le désir) qu'elle semble volatile, inapprivoisable, sans doute plus agile à la vie que les hommes eux-mêmes.

 

Christian Guay-Poliquin écrit au plus serré de ses personnages, pour ainsi dire dans leur compagnie et dans leur souffle. D'où cette grande économie de moyens, cette écriture brève et sèche comme l'expiration de ces hommes qui étouffent sous le poids cumulé de la neige et de l'instinct de survie. D'où aussi ce que d'aucuns, peut-être, regarderont comme des longueurs et qui ne sont que des lenteurs : lenteur morose d'un environnement auquel il faut bien se résigner, lenteur humide de cette neige qui conforte chaque jour son empire, implacable lenteur enfin de ce qui s'installe entre ces deux hommes, ces prudences auxquelles obligent la coexistence en un lieu si clos et la fragilité d'un espoir dont chaque jour recule un peu plus l'horizon - de là peut-être vient que j'ai pu éprouver parfois quelques réminiscences du légendaire - et remarquable - Misery de Stephen King. Guay-Poliquin excelle à décortiquer le petit fait, le petit geste, le léger doute, ces infimes intuitions qui nous servent de guide dans la vie et ce banal que l'on voudrait pouvoir cacher tant il nous révèle ; sa prose en devient aussi confinée que le sont l'espace et ces corps amincis, les mots sont rares mais forts en sensations - « Je m'appuie sur les coudes et je rampe vers le divan. Mes jambes suivent derrière moi comme un long manteau alourdi par de la vase. »

 

D'un accès peut-être plus immédiat que Le fil du kilomètre, Le poids de la neige n'en laisse pas moins traîner dans son sillage glacial une atmosphère qui nous poursuivra longtemps. Peut-être pas aussi puissant ni mystérieux que celui-là, dont je me souviens comme de quelque chose de sauvage et d'incandescent, ce deuxième roman me permet toutefois de saluer à nouveau un jeune auteur dont je me réjouis qu'il rafle déjà bien des prix.

 

Pour le plaisir et la beauté du geste,
j'ai préféré lire ce roman dans son édition québecquoise...

En France, le texte est publié aux Éditions de l'Observatoire

17 janvier 2018

Questionnaire du candide (Brice Torrecillas)

 

 

Merci à Brice Torrecillas, qui a eu envie de me passer au grill de son « Questionnaire du candide ».

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Ses premières expériences d’écriture furent à caractère politique. Par bonheur, après avoir prêté sa plume à Dominique Strauss-Kahn, à Jean-Paul Huchon, à François Hollande ou encore à Jack Lang, Marc Villemain décida de passer aux choses sérieuses : la littérature. Directeur de collection aux éditions du Sonneur, il vient de publier son sixième livre, Il y avait des rivières infranchissables (éditions Joëlle Losfeld), un recueil de nouvelles qui suscite un réel enthousiasme. Et il honore superbement notre questionnaire du candide.

 

  • Un écrivain, ça naît comment ?

 

Il n’existe heureusement aucun schéma de fabrication : ce qui vaudra pour un tel n’aura aucun sens pour tel autre. Car c’est une facilité de langage et de l’esprit, selon moi, voire une manie taxinomiste, que de penser qu’il pourrait exister une caste, une communauté, une corporation des écrivains. Rien n’est plus irréconciliable et composite que cette nébuleuse d’humains qui, pour des raisons propres à chacun, ont placé l’écriture au centre de leur vie. Autrement dit, je ne connais guère que des individus sans autre lien entre eux que celui d’être continûment aimantés par le désir d’écriture.

 

Cela dit, au-delà cette passion commune, il existe peut-être une espèce de point nodal, comme on dirait en topographie. Disons une sorte de mouvement qui, de fait, conduit toujours celui qui écrit à se tenir en plus ou moins grand décalage avec le monde. Car écrire, c’est aussi travailler avec ce qui, en soi, n’est pas mûr, pas prêt pour le monde. Dans le temps de l’écriture évidemment, puisque celle-ci requiert une longue et impérieuse solitude, mais aussi dans ce qui peut acculer un individu à sa table de travail, et qui ressortit probablement à un désir, sourd mais assez pressant, de mettre l’existence et le monde à une certaine distance. Je pense que tout écrivain un peu sérieux ressent cela. Pour ce qui est de ma petite personne, je dois dire j’ai toujours éprouvé, dès l’enfance, un vague sentiment d’étrangeté devant le monde, et parfois une certaine gaucherie, voire réticence, à y évoluer. Sans doute est-ce là, donc, que naît l’écrivain en moi, dans ce hiatus, cet écart.

 

  • Un livre, ça vient de quoi ?

 

De cela, précisément : de ce sentiment de relative inadéquation au monde et du désir de l’interroger. Pas forcément d’ailleurs pour l’entériner ou s’en réjouir : ce peut être aussi pour essayer de trouver sa place dans le mouvement global, de reprendre pied parmi la foule.

 

Reste qu’il faut bien trouver quelque motif d’écriture. Cela peut être dans le cours incroyablement chaotique, extraordinairement faramineux et donc définitivement romanesque du monde – vers quoi, un temps, je penchai –, mais on peut aussi chercher en soi, dans une certaine urgence sensorielle, dans sa mémoire affective, lorsqu’on finit par comprendre qu’on est porteur de bien plus que soi-même – et c’est plutôt la manière de faire de mes derniers livres. L’origine du monde et l’origine de soi, donc : ces deux sources peuvent s’annuler, se repousser ou coexister, c’est selon. Chez moi elles entrent fréquemment en rivalité – en émulation, espéré-je : il ne s’agit pas tant d’écrire ce que je suis, qui n’intéresse personne, mais, partant de ce que je suis, de trouver à mon être un écho au dehors, d’épuiser mon humble et négligeable biographie pour regarder, simplement regarder si tout cela trouve un peu de sens à l’extérieur.

 

  • Un style, ça se trouve où ?

 

Si je savais… Dans la lecture et à force d’écriture, affirmeront de conserve le professeur et l’écrivain aguerris : c’est le b.a.-ba, et ils auront raison. Je me souviens qu’autour de mes vingt ans je recopiais à la main des passages entiers de romans, Balzac, Stendhal, Malraux, Kafka… C’est une assez bonne manière, je crois, non de se forger un style, cela va sans dire, mais de se donner l’impression – enivrante ! – d’entrer dans la fabrique et l’intimité d’un style. Ce qui serait déjà un bon début…

 

Toutefois, si ce travail – lecture, écriture – suffisait, cela se saurait : pourquoi sinon tant de lecteurs sensibles et passionnés éprouveraient-ils les plus grandes difficultés à écrire ? Nous sommes très inégaux devant l’écriture. D’aucuns éprouvent précocement cette part infinie de jeu que la langue recèle, ou, mieux encore, savent donner naissance à un univers, quand d’autres ont besoin d’attendre que la vie ait suffisamment manœuvré en eux. Le style c’est l’homme, dit-on, et assurément il y a du vrai dans ce poncif. Je ne suis d’ailleurs pas loin de penser que tout écrivain a ou pourrait avoir un style, si l’on entend par là la capacité d’affecter une forme à la fois singulière et maîtrisée à ce qui parle en soi, et dont chaque attribut est irréductible et unique. Mais c’est là que commence le difficile : entrer en pleine et totale correspondance avec cette voix intérieure.

 

  • Quand on écrit, c’est pour qui ?

 

Ou pour quoi, serai-je tenté de répondre… Alors je dirai : pour le geste, la beauté du geste, l’incomparable plaisir de voir naître un monde que, certes, je portais en moi, mais qui, avant d’être passé au tamis de l’écriture, végétait à l’état de chrysalide. Probablement ai-je un ou plusieurs destinataires, intimes, secrets, identifiés ou pas, mais c’est vraiment d’abord ce que je ressens, cette joie, cet enivrement à découvrir ce qui me vient sous les doigts, tout ce dont je me sentais porteur mais qui flottait dans mes pensées indistinctes ou dans les limbes.

 

La seule chose que je puisse affirmer, c’est que je n’écris pas pour le lecteur. J’écris pour sublimer, donner langue et corps à ce qui frémit ou s’agite en moi. Mais une fois que la texte a trouvé sa forme quasi définitive, une fois que l’édifice est là, qu’il me semble fondé, alors je le reprends entièrement, et cette fois en songeant au lecteur, en me mettant à sa place. Je tâche alors de faire comme si je découvrais le texte d’un autre que moi. En toute rigueur la chose est impossible, bien sûr, mais c’est un objectif, un idéal de travail. Il s’agit notamment de repérer, afin de les gommer, tous ces moments bavards, apprêtés, coquets, gras, vains, autrement dit tout ce qui ne sert pas le propos ou l’univers propre du texte, qui l’encombre et l’empêche de respirer. Je suis persuadé que tout ajout à un texte qui vient de loin, nourri à une certaine passion, écrit dans une certaine forme de frénésie, même douce, corrompra le texte original. A contrario, il y aura toujours matière à désosser, élaguer, retrancher. L’homme est assez bavard, le livre ne doit pas l’être.

 

  • Votre dernier ouvrage, qu’est-ce qu’il raconte ?

 

Il s’agit d’un recueil de nouvelles intitulé « Il y avait des rivières infranchissables », paru chez Joëlle Losfeld. C’est un « livre d’amour », pourrai-je dire si cette qualification ne risquait, précisément, de le… disqualifier. En tout cas un livre de sentiments et de sensations. Mais pour prolonger la question précédente, je dirai que c’est d’abord un univers auquel je cherchais depuis très longtemps une issue littéraire. Celui de mon enfance et de mon adolescence. Toutes deux parfaitement banales, mais d’une banalité intéressante en ce sens que l’intimisme relatif de ces nouvelles me semblait pouvoir entrer en correspondance avec un certain universel : nous avons tous connu – du moins faut-il l’espérer – l’émotion des premières fois, nous avons tous le souvenir de nos premiers émois amoureux, de ce qui a fondé en nous cet attrait d’un type nouveau pour l’autre, petite fille dans la cour de récréation ou « jupe plissée queue de cheval à la sortie du lycée »… Premiers sentiments irrépressibles, premiers déchirements intimes : c’est parce que cette matière sentimentale est éculée qu’il y avait défi littéraire. Car c’est à la fois très prétentieux et très humble que de vouloir se mêler aux innombrables auteurs qui, siècles après siècles, ressassent l’amour, et que d’espérer pouvoir faire entendre une voix qui, sans rechercher l’originalité à tout prix, n’en soit pas moins farouchement singulière.

 

Enfin j’ai écrit ces histoires parce que, certes, je ne voulais pas que le temps finisse par les enterrer, que j’avais envie de sonder ce qui, en elles, pouvait me constituer, mais aussi parce que je vois l’amour comme une trajectoire, disons une sorte de noviciat perpétuel : à l’aune du passé, il s’agissait donc aussi d’éclairer mon présent amoureux.

15 janvier 2018

Anciens des diplômés de Sciences Po Toulouse - Portrait / Floriane-Marielle Job

 

Merci à l'association des diplômés de Sciences-Po Toulouse, et spécialement à Floriane-Marielle Job, laquelle a souhaité me rencontrer quelques années (vingt ans bien sonnés...) après mon passage par la vénérable école de la Ville rose.


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Écrivain et directeur de collection aux éditions du Sonneur, Marc Villemain vient de publier Il y avait des rivières infranchissables aux éditions Joëlle Losfeld / Gallimard. Dans ce recueil, il évoque les premiers émois de l’amour, de l’enfance à la fin de l’adolescence. À cette occasion, Floriane-Marielle Job a pu revenir avec lui sur sa jeunesse, son passage à Sciences Po Toulouse et son parcours, autour d’un café.

 

Avec ses cheveux en bataille et sa cigarette roulée à la main, Marc Villemain, diplômé de Sciences Po Toulouse en 1996, pourrait de prime abord correspondre à l’idée que l’on se fait communément d’un auteur contemporain français. Pourtant lorsqu’il parle avec lui, on découvre vite qu’il est loin de coller aux stéréotypes de la scène littéraire parisienne. Cette singularité trouve sans doute ses origines dans ses plus jeunes années. Originaire d’un petit village de Charente-Maritime jouxtant la côte Atlantique, il reste très imprégné par les paysages de bord de mer et les plaisirs sans manières de la vie rurale. Son enfance est marquée notamment par la disparition précoce de son père. Loin d’être un élève modèle, Marc Villemain ne se retrouve pas dans le système scolaire et, après un passage infructueux en formation de dactylographie, quitte l’école à l’âge de seize ans. Évoquant cette époque, il se décrit comme un jeune allergique au conformisme social, un enfant qui, né en 1968, préfère délaisser les bancs de l’Éducation nationale et rejoindre l’école de la vie, où improvisation, débrouille et petits boulots sont au programme. 

 

Un déclic se produit lorsque Antenne 2 diffuse la série documentaire Les aventures de la liberté, de Bernard-Henri Lévy, qui retrace l’évolution des intellectuels en France. Pour Marc Villemain, c’est la porte ouverte sur d’autres possibles. Le documentaire et le livre de BHL lui donnent envie de découvrir les meilleurs auteurs et attisent son goût pour la pensée, la politique, l’histoire et la littérature. Une de ses amies lui propose alors d’assister à un cours sur l’histoire des idées contemporaines à Sciences Po Toulouse. Les mots du professeur Jean Rives confortent le désir encore abstrait de rejoindre l’auditoire de l’amphithéâtre Jean Bodin. Grâce au soutien de sa mère, il reprend alors par correspondance ses études au niveau de la classe de seconde. Ses efforts seront couronnés par l’obtention du baccalauréat, puis son admission dans les premiers au concours de l’IEP. Il a alors vingt-cinq ans.

 

Son installation à Toulouse, au première étage du bar du Papagayo, et sa rentrée au 2 ter rue des Puits creusés, marquent un nouveau chapitre pour Marc Villemain. Fort de ses quelques années de maturité par rapport à ses camarades, il est bien décidé à saisir toutes les opportunités qui se présentent à lui. Il s’engage syndicalement au sein de UNEF-ID, dont il préside pendant un an la section au sein de l’IEP, lance avec des amis un club de débat, le Club Res Publica Pluriels, ainsi qu’une revue qu’il dirige, Itinérance. Malgré une nature plutôt timide, et l’âge aidant, il se lie d’amitié avec de nombreux camarades des trois promotions mais aussi avec des enseignants, notamment l’historien Jean Rives, avec qui il partage un même amour de la littérature et avec qui il aime converser et débattre, malgré leurs divergences politiques. Politisé, et alors qu’il est sur le point d’achever sa troisième année à l’IEP, Marc Villemain rejoint en tant que collaborateur le groupe socialiste à la mairie de Toulouse, alors tenue par Dominique Baudis. Il profite enfin de la vague rose des élections législative de 1997 pour suivre Yvette Benayoun-Nakache à l’Assemblée nationale. 

 

Son arrivée à Paris lui permet de faire réalité de toutes ses envies : écrire à une table du Café de Flore, écouter du jazz rue des Lombards et profiter des mille promesses de la capitale. Ayant quelques années plus tôt eu un début de correspondance avec BHL, tous deux se rencontrent fréquemment, notamment au moment de l’écriture de son premier livre (Monsieur Lévy, éditions Plon, 2003), période pendant laquelle ils feront aussi ensemble le voyage pour Sarajevo, en ex-Yougoslavie.

 

Mais si l’écriture anime ses journées dans la capitale, c’est d’abord en tant que plume. Après un passage rapide au Parlement, il rejoint le cabinet de Jean-Paul Huchon, qui vient d’emporter la région Île-de-France. Sa proximité avec la Fondation Jean-Jaurès et Gilles Finchelstein le conduit ensuite à rencontrer François Hollande, alors à la tête du Parti socialiste. Le Premier secrétaire, en quête d’une nouvelle plume, le recrute alors. En plus de la rédaction de discours et autres innombrables missions qui remplissent son quotidien, Marc Villemain s’attache à vouloir nourrir la réflexion de François Hollande. De manière anecdotique mais révélatrice, il dépose chaque matin une citation sur son bureau, afin que, dès le début de la journée, une pensée ou un mot d’esprit oriente peu ou prou la journée du Premier secrétaire et le détourne un peu des travers du jeu politique. Dans le même temps, sa proximité avec Dominique Strauss-Kahn le conduit à travailler à l’écriture de son essai La Flamme et la cendre (éditions Grasset, 2002). Mais les tractations politiques et la vie de cabinet à Solferino se révèlent trop pesantes. La campagne des européennes, puis la férocité des luttes internes lors de l’investiture pour la candidature à la mairie de Paris, finissent par l’épuiser, puis par éteindre toute envie de politique. Pour quelques temps, il redevient alors chargé de mission au Conseil régional, où il assiste notamment les élus du groupe socialiste sur les questions culturelles. 

 

Après ses années d’engagement politique, Marc Villemain se tient aujourd’hui à l’écart de l’actualité et, depuis une petite dizaine d’années, a trouvé refuge dans la littérature. Que ce soit pour lui ou au service des autres, l’écriture occupe désormais toute sa vie. Convaincu du rôle et de la puissance des livres dans notre société, il travaille aussi comme directeur de collection aux Éditions du Sonneur, en quête de textes de qualité et soucieux du devenir de « ses » auteurs, qu’il accompagne aussi longtemps que possible. 

 

Sa plume a quant à elle évolué au fil du temps. S’il décrit ses tout premiers textes comme trop imprégnés encore des principes de la littérature d’idées, il embrasse désormais des chemins plus strictement littéraires et dit travailler avant tout à partir de sensations. Sa femme, qui est aussi sa première lectrice, lui offre un soutien décisif dans son entreprise de création.

 

Lorsque Marc Villemain parle de son processus d’écriture, je ne peux m’empêcher de penser qu’il est à l’image de son parcours singulier : connaissant le point de départ mais jamais l’issue de son récit, il se laisse guider par ses personnages avec confiance. Il y avait des rivières infranchissables, son nouveau livre, est un recueil de nouvelles nourries aux souvenirs de sa jeunesse, de ses atmosphères maritimes et de son imaginaire. Il résonne dans le cœur du lecteur, qui y retrouvera la pureté et la confusion des premiers émois amoureux, ceux qui, peut-être, permirent de trouver le grand amour…

 

Lire ici l'article sur le site de l'association

4 janvier 2018

Dominique Baillon-Lalande a lu "Il y avait des rivières infranchissables"

 

 

Douze nouvelles pour dire le premier émoi amoureux, les mains qui se frôlent, les balbutiements et les hésitations, les premiers baisers, le sein dont on devine la courbe et qui trouble, les sens qui s’aiguisent et l’apprentissage du désir face à la pudeur qui bloque les élans, les corps à nus qui se découvrent, les maladresses et les fuites, la difficulté à dire des mots d’amour et à franchir la rivière. Des jeunes gens, certains à peine sortis de l’enfance, d’autre, déjà presque adultes, à travers cette découverte angoissante du grand mystère de l’autre, se révèlent à eux-mêmes et racontent.
Ces saynètes successives en oscillation permanente entre rêve et réalité, fantasmes et passages à l’acte, regards et paroles, cristallisent la découverte érotique. Et derrière la sensualité s’esquissent les sentiments.

 

Les vacances avec la fraîcheur de la neige ou l’odeur du foin coupé, les ballades en vélo ou le bruit assourdissant des mobylettes, les boums et les slows qu’on se repasse en boucle en K7 sur son walkman avant d’oser le soir enlacer la camarade de classe que l’on épie depuis plusieurs semaines, le lit trop étroit de la chambre d’enfant et la crainte d’être dérangé dans la clandestinité de cette heure volée aux cours pour trop-plein de désir, tressent une guirlande de fragments goûteux et sensibles saisis sur le vif.


Apparemment si ressemblants ils tissent pourtant une histoire unique et éternellement recommencée, miroir de l’adolescence mais aussi de toute une époque. On est fin soixante-dix, début quatre-vingt, en un temps d’avant Facebook que les jeunes sur-connectés d’aujourd’hui ne peuvent imaginer, quand le téléphone encore à fil était monopolisé  avant dîner par d’interminables conversations adolescentes que les parents ne considéraient qu’à l’aune de la facture indécente émise par les PTT ou du repas qui refroidissait dans l’assiette. Des références musicales, au parfum de Radio Nostalgie parfaitement raccord avec la photo du walkman de la couverture, servent avec pertinence d’environnement sonore.

 

Puis une treizième nouvelle, fermant le cycle des amours adolescentes éphémères,  vient transcender les récits qui l’ont précédée. Avec un saut d’une trentaine d’années, l’auteur nous y convie à l’anniversaire de mariage d’un écrivain adolescent fin soixante-dix. Un bienheureux dont le couple a su préserver malgré l’usure du quotidien la flamme amoureuse.  

 

Disons-le tout de suite, ce recueil de nouvelles est une parfaite réussite par la délicatesse de son ton, la douceur, la bienveillance et la sensualité qui s’en dégagent, les émotions universelles qui le fondent. Grâce à l’efficacité de son style simple et élégant aussi.

 

Ce sont ici les sensations et non les faits qui nourrissent les récits successifs de ces "premières fois" souvent sans lendemain qui ont joué en leur temps le rôle d’expériences fondatrices. D’elles il ne demeure souvent qu’un parfum, une image, un geste, une musique, une émotion dont le souvenir reste plus profondément gravé dans la mémoire que l’exploration même de ce nouveau continent.  Les dialogues sont rares. Ici, un peu comme à l’écran, on aime avec les yeux et le corps avec une alternance de plans fixes et de mouvement (danse, vélo, marche) qui rythme les séquences. L’odorat, le toucher, la beauté des femmes et du décor qui s’imprime sur la rétine, tous les sens sont ici à la fête.  


Le choix de ne jamais nommer son personnage mais d’user de l’anonymat de la troisième personne du singulier au masculin dont on ne sait dans cette initiation multiple si elle renvoie au même garçon à des âges différents ou à des protagonistes diversifiés par épisode, favorise le "doublage" que chacun peut opérer à partir de ses propres souvenirs émotionnels. Et derrière l’écho de ces heures fugaces que nous avons tous connues, pointe une nostalgie partagée, aussi douce que troublante, qui aime à flirter délicieusement avec la poésie.

 

Un livre à déguster sans attendre !

 

Dominique Baillon-Lalande
Lire l'article sur le site Encres Vagabondes

30 décembre 2017

Michel Gros Dumaine a lu "Il y avait des rivières infranchissables"

 

 

Il y avait, il y a, il y aura

 

Il y a des textes qui, comme la théorie lévinassienne du visage se soucie de l'être dans sa nudité fragile, offrent à ceux qui s'y aventurent l'expérience sensible d'une telle nudité. Il y avait des rivières infranchissables le dernier livre de Marc Villemain fait partie de ces écritures précieuses, devenues désespérément inhabituelles, qui se saisissent avec une délicate nostalgie des questions sans fin que pose le mystère du désir amoureux. Douze variations du thème des amours naissantes, plus une (surprenante) en guise de point de capiton, constituent la palette sensuelle d'une écriture légère et ciselée, émotive et précise, parfumée. Une écriture qui tisse la toile d'un réel qui s'entrouvre et s'échappe aussitôt au gré des pulsations d'un imaginaire sans pathos ni pesante nostalgie. Il y avait des rivières infranchissables comme un tableau qui nous regarde et nous dit qu'il y avait, qu'il y a, qu'il y aura la magie vivante du désir, creuset de l'être-là que nous sommes, toujours infranchissable.

 

Michel Gros-Dumaine
Lire l'article directement sur le blog de Michel Gros Dumaine

28 décembre 2017

Zazy a lu "Il y avait des rivières infranchissables"

 

 

« Entre mon cœur et
Ma langue, il y avait
Des rivières infranchissables,
Des passages à niveau fermés, 
J’ai dû balayer des montagnes et des montagnes de sable
Pour une parcelle de vérité »

 

En épigraphe de son livre, Marc Villemain a noté cette chanson de Michel Jonasz, fil rouge de son livre de nouvelles.

Quel que soit l’âge des personnages, le premier petit garçon n’a que six ans, le dernier une vingtaine d’années. Marc Villemain a su transcrire ce premier émoi qui fonde l’existence de l’être humain, l’impossibilité à dire les mots d’amour, la difficulté de faire le premier pas, l’impossible alchimie.

 


Un recueil de treize nouvelles, aussi délicieuses que les treize desserts de la Nativité, toute en sensualité tenue où aucun des personnages n’a de prénom. Ils sont il et elle qui permet à la lectrice que je suis de replonger dans ses première fois, ses premières sensations, les mains qui se rencontrent, s’effleurent presque comme par inadvertance. Les premiers baisers, les premières étreintes, les jusqu’où puis-je aller. Toutes ces approches maladroites, d’élans chastes, de tentatives, d’évitements et de frustration de n’être pas allé au bout par la venue du copain, l’arrivée de la sœur. Le grain de sable qui fait que … Des histoires, chaque fois recommencées, chaque fois presque pareilles, mais chaque fois différentes avec un crescendo qui suit l’âge des amoureux.


Chacun de nous peut se retrouver dans ses évocations.
 

Ce livre est tout de douceur, de tendresse, d’amour mais également de cruauté, celle des gamins. Où est la réalité, où sont les fantasmes, où est le rêve ?  Oh ce sein dévoilé, oh cette nudité entr’aperçue, Oh cette bouche qui s’offre, se donne puis se reprend !
Chacune des douze nouvelles permet aux garçons, j’ai presque envie d’écrire au garçon de grandir, de  se constituer homme. Toutes ces historiettes, tous ces brouillons le prépare au grand Amour, à trouver le pont qui enjambe la rivière infranchissable.
L’écriture, plus qu’agréable, offre une promenade sensorielle qui ravive nos propres souvenirs, l’odeur de l’herbe coupée, de la chocolatine (plus joli que pain au chocolat), odeur de l’onde, bruit du courant, pétarades des mobs, flonflons des bals de campagne…
La dernière nouvelle est hors du lot. C’est la quintessence de l’homme, de l’amour, des souvenirs.
La nostalgie n’est pas triste, elle est poétique, romantique, brut de décoffrage, comme les ados. J’ai suivi le courant de la rivière, j’ai remonté le courant de mes souvenirs, j’ai écouté la douce musique des mots de Marc Villemain. Un recueil à ouvrir de temps à autre, à goûter comme une madeleine, pardon, comme une chocolatine.

 

Lire l'article directement sur le blog Zazy

18 décembre 2017

Jean-Pierre Longre a lu "Il y avait des rivières infranchissables"

 

 

Les rivières en question sont suggérées en exergue du volume par Michel Jonasz : « Entre mon cœur et / Ma langue, il y avait / Des rivières infranchissables, / Des passages à niveau fermés. ». Voilà qui annonce la thématique commune des treize nouvelles composant le volume : l’amour naissant, à peine suggéré, presque déclaré avec ou sans paroles, accepté ou non, maladroitement assouvi, contenant déjà dans ses balbutiements les soubresauts des sentiments, de la sensualité, de la jalousie, de la passion, voire de la mort, mais aussi la douceur, la délicatesse, la tendresse, les attentes et les découvertes de ce que Baudelaire appelait le « vert paradis des amours enfantines, / L’innocent paradis, plein de plaisirs furtifs. ».

 

Amours d’enfance ou d’adolescence, chaque texte, dans son atmosphère et son décor particuliers (vacances à la campagne ou à la neige, dernier jour de collège, bal rural, longues conversations téléphoniques, soir de fête, on en passe…), est à la fois narration émouvante et fine analyse de l’expression ou de la suggestion des sentiments, du geste hésitant de l’amour. Il faudrait citer de nombreux passages pour rendre compte de la subtilité des descriptions. Un seul exemple : « C’est le retour du silence qui vient guider son geste, et avec une minutie, une justesse, une exactitude folles et craintives, sans rien brusquer de l’autre ni remuer le moindre bout d’étoffe, voilà son bras qui se lève, se met à hauteur, entreprend de l’entourer et de se poser sur son épaule, l’épaule opposée, et elle elle ne dit rien, ne montre rien, du moins ne montre-t-elle rien qu’elle ne veuille montrer, mais lui voit bien sur sa peau le frémissement de la rougeur, et le tremblotement de la lèvre inférieure, et l’éclat de rubis dans ses yeux […] ». 

 

Il y avait des rivières infranchissables (tout compte fait pas si infranchissables, pour peu qu’un écrivain y mette le pont solide et délicat de ses mots et de son style) est un recueil à deux dimensions (au moins) : l’autonomie des nouvelles d’une part, l’unité de l’ensemble d’autre part. On ne percevra complètement cette unité qu’en allant jusqu’à la fin du livre, jusqu’à la dernière ligne de la dernière page du dernier titre, « De l’aube claire jusqu’à la fin du jour ». Mais soit dit entre nous, on n’aura aucun mal à parvenir à cette ultime étape, tant les précédentes sont, à la mesure du cœur des protagonistes, palpitantes.

 

Jean-Pierre Longre
Lire l'article de Jean-Pierre Longre directement sur son site

15 décembre 2017

Le Off des Rivières infranchissables

 

 

Quelle est la genèse de votre livre, d'où est-il né ? Telle est en substance la question posée par Cédric Porte sur le site 300 mille signes / Le Off des auteurs - ce qu'il appelle joliment « la cinquième couverture ».

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Ce que je fus ?

 

Si je veux retrouver la source de mes rivières infranchissables, alors il me faut aller puiser assez profondément dans le temps. Et tant pis si la nostalgie n’a pas vraiment la cote en notre époque furieusement en marche, laquelle se plait à y voir le levain romantique d’un possible passéisme politique et un empêchement à la nécessaire adaptation des hommes au cours du monde ; au mieux un sentiment ombrageux et malsain. Du haut de ma seule échelle individuelle pourtant, j’ai fini par accepter l’idée que ce que j’étais, comme homme, comme écrivain, tenait en large part à ce que je fus. Ce que je fus ? Un enfant et un adolescent à la fois espiègle et sombre, contemplatif et rageur, volontiers tenté par les marges mais sensible par-dessus tout à la douceur, à la tendresse, à certains élans purs. Moi qui ai longtemps professé une sorte d’éthique de l’engagement, me voilà donc renonçant aux raisonnements, aux théories, aux objurgations morales et autres édifications, me voilà délaissant le général pour ne me laisser envahir que par des sensations particulières et attendre que montent en moi, jusqu’en mon écriture, ces choses infimes qui ne disent rien du monde mais fondent une singularité. Me voilà m’examinant, moi-même et ma génération, au reflet sensible que nous présente le petit miroir du temps. Sans doute suis-je en cela, comme tant d’autres, enfant du grand désenchantement spirituel, idéologique et prométhéen – et sans doute, demain, dira-t-on le plus grand mal de nous.

 

Peut-être aussi arrivé-je à un âge où il m’est difficile de ne pas éprouver la pression qu’exerce cette espèce de cheville ou de levier qui accélère la bascule du temps. Il est probable que cet « effet cliquet » explique en bonne part l’envie de revisiter mes premiers émois amoureux, certes pour le plaisir un peu régressif – donc délicieux – d’exhausser quelques sensations de jeunesse, mais aussi pour donner à mon être amoureux son caractère définitif et contemporain. Car c’est là malice de toute nostalgie bien comprise : elle confère au présent une densité renouvelée. À cette aune, et pour peu que l’on accepte de le lire entre les lignes, Il y avait des rivières infranchissables constitue donc autant un retour sur moi, un retour égocentrique si l’on veut, qu’une déclaration de confiance et d’amour à mon devenir – autrement dit à la femme que j’aime au présent.

 

Je sais bien par ailleurs comment et pourquoi le travail sur ce recueil a pu modifier, réformer mon écriture. Je passe sur le défi littéraire – esthétique, disons – que représentait la perspective d’un livre s’attachant à explorer le domaine tellement visité déjà des amours enfantines et adolescentes ; ce défi m’enchantait, m’amusait même : j’ai toujours pensé qu’il était possiblement autant de manières de dire l’amour que de le vivre. Reste que pour la première fois (et j’ai envie d’y voir un autre point de bascule, mon entrée dans un autre temps de la vie induisant l’entrée dans un autre temps de l’écriture), je n’ai écrit qu’à partir de ce qui montait en moi, cette mémoire extrapolée ou raccommodée, pure quoique travaillée, taraudée par le temps, ces mots simples et premiers qui viennent à tout être éprouvant un sentiment trop nouveau ou trop fort : j’ai délaissé mon être littéraire conscient et n’ai rien souhaité d’autre qu’écrire sous le seul empire des sensations recouvrées. Mon seul travail alors fut de les apprivoiser, de les alléger de leur tendance naturelle à l’affectation ou à l’outrance, de les nettoyer d’une chair toujours un peu trop grasse, de les désosser afin de dire au mieux ce qu’il peut y avoir d’absolument universel dans la singularité infinie d’une émotion particulière. Au fond, je n’ai pas tant voulu sublimer mes petits émois amoureux, eussent-ils été fondateurs, que dire la grande beauté des petites choses et le continuum amoureux qui n’en finit pas de bousculer nos vies. Il m’a seulement fallu pour cela reconnaître – comme on reconnaît un frère – la part de romantisme dont je suis aussi fait.

9 décembre 2017

Jean-Claude Lalumière a lu "Il y avait des rivières infranchissables"

 

 

J'ai pris mon temps pour les lire ces treize nouvelles. Je n'aime pas enchainer les nouvelles les unes derrière les autres. Si l'auteur a distingué treize histoires, c'est qu'elles avaient leurs raisons d'exister séparément quand bien même un recueil, et même ici un thème, l'amour, les lie en un seul objet. Ce n'est pas leur rendre grâce que de les dévorer comme on peut le faire d'un roman. J'ai pris mon temps donc, pour retrouver Marc Villemain, son écriture si précise, son humour pince-sans-rire, capable de mélanger dans une même scène le trouble d'une attirance homosexuelle et l'évocation de Jean-Michel Larqué, son idole de l'ASSE. Du temps aussi pour comprendre ce qui chez lui avait changé, puisqu’il le dit lui-même ce livre est un tournant. Sans se faire impudique, Marc Villemain se dévoile, enfin, délaissant les sujets qui le plaçaient en observateur distant (mais jamais insensible) pour celui de l'amour où son rôle plus intimement impliqué le libère (alors que beaucoup se seraient trouvés coincés ici) dans la simplicité. Certains compare ses nouvelles à celles de Carver. Parce qu'il y a, parfois, pas toujours, ce petit élément perturbateur qui fait basculer le personnage. Mais je n'adhère pas à cette comparaison. Là où la bascule chez Carver entraîne une prise de conscience de la vacuité, laissant le personnage seul face à lui-même et au désastre à venir, elle s'opère chez Marc Villemain sur un autre versant, plus optimiste, plus ensoleillé, ouvrant des horizons plus vastes à ses personnages, à lui-même. Même l'épreuve terrible de la mort d'un jeune fille, si elle est bien tragique, n'est pas perçue comme un drame et participe de la construction du narrateur. Jusqu'à l'ultime nouvelle, où, s'il y avait des rivières infranchissables pour les mots du jeune garçon des nouvelles précédentes, ceux du vieil écrivain trouvent la force de traverser les eaux et de jeter un pont entre deux rives. Beau et optimiste. Touchant.

 

Mon ami Jean-Claude Lalumière est romancier et novelliste.

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