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Marc Villemain

17 décembre 2018

Knud Romer - Cochon d'allemand

 

 

Une jeunesse danoise

 

Il existe bien des manières de prendre le pouls du puritanisme. L’une d’entre elles est assez subtile : elle consiste, pour la critique autorisée comme pour la doxa, à s'attendrir sur une littérature qui, par principe, ambition, pudeur sincère ou effet de mode, s’attache à dissimuler toute charge de sensibilité – de crainte qu’elle ne passe pour une surcharge de sensiblerie. Et, à l’appui de cette opinion, il faudra en effet considérer l’aigre et lourd pathos de la beaufitude communicationnelle dont nos existences se trouvent proprement envahies. A cette aune, Cochon d’Allemand est donc un premier roman très réussi (d’ailleurs déjà primé au Danemark), tant il eût été facile à son auteur de satisfaire aux effusions du lecteur-crocodile, toujours prompt à verser sa larme sur la guerre, le racisme, la souffrance et la mort. Aussi la principale qualité de ce roman largement autobiographique tient-elle peut-être à cette forme de narration qui met parfois le « je » de l’auteur à une telle distance qu’il en devient presque un personnage parmi d’autres, au même titre que les membres de la famille, ici campés avec une belle et enviable finesse. La conjonction d’un talent évident pour le détail, qui fait mouche dans la galerie des portraits de famille, et pour l’ellipse comme mode d’accès aux événements dans ce qu’ils ont d’essentiel et de direct, fournissent donc matière à un livre original, maîtrisé, touchant, mais dont il n’est pas interdit de regretter un parti pris stylistique qui lui fait parfois courir le risque d’atténuer ce qu’il aurait pu avoir de poignant.

 

Aussi ne partagé-je pas absolument l’enthousiasme général qui semble se profiler à son propos, et cela pour une raison paradoxale qui tient à ses qualités mêmes. En effet, s’il a pu se produire que je m’ennuie un peu durant le premier tiers, il se trouve que les sources du dit ennui constituent au fil des pages ce qui en fait l’une des qualités principales. Car si cette façon volontairement factuelle ou allusive de rapporter des événements, dont certains sont graves, permet de maintenir intelligemment le lecteur dans un entre-deux sensible, elle apparaît aussi par trop systématique. Moyennant quoi, le style peut parfois apparaître un peu lisse à force d’être fluide, et donner l’impression d’être scolaire à force de ne pas vouloir en rajouter. Autrement dit, l’ambition de la justesse, parfaitement atteinte, aurait pour corollaire de gommer des aspérités qui auraient peut-être permis d’impliquer davantage le lecteur. Or, et nous en venons au paradoxe, c’est précisément cette manière de raconter, désinvolte, presque naïve, où sourd ce bel humour amer dont peut se nourrir une œuvre, qui devient la marque et fait le charme du récit. Autrement dit, l’épaisseur est entre les lignes. Elle autorise d’ailleurs quelques jolis morceaux de bravoure, telle cette scène où le grand-père transforme sa salle de restaurant en salle de cinéma, à une époque où l’on ne sait pas encore vraiment de quoi il s’agit, si ce n’est d’ « images vivantes ». Aussi toute la ville ou presque se masse devant l’écran (une sombre histoire de naufrage et de noyade) et, la fin venue, les spectateurs quittent la salle interdits, confondus en condoléances, et, « le lendemain, le drapeau fut mis en berne dans la ville ». L’air de rien, c’est une évocation magnifique, et pour le coup, émouvante, de la naissance du cinéma, et des spectateurs.

 

Entrer dans Cochon d’Allemand requiert donc le lecteur bien davantage que ce que la facilité immédiate du récit pourrait lui laisser supposer. Car la banalité des mots n’est ici qu’apparente, et le propos vaut tout autant pour ce qui est dit que pour ce qui est suggéré. Le ton adopté permet à l’histoire de ce jeune Danois, témoin et victime du racisme ordinaire qui s’abat sur sa mère allemande, et par ricochet sur lui-même, de mêler le récit familial autobiographique à un panorama historique assez original. Sans doute la décontraction de ton a-t-elle facilité ce double éclairage, quitte, donc, à en dissoudre un peu l’intensité.

 

Knud Romer, Cochon d'Allemand - Éditions Les Allusifs
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 6 - Septembre/octobre 2007

12 décembre 2018

David Rochefort - La paresse et l'oubli

 

 

Il faut bien se survivre

 

Au motif que les protagonistes de ce roman ont un temps tâté du heavy metal, un ami, qui connaît ma petite inclination pour le genre et avait entre les mains les épreuves de La paresse et l’oubli, s’est empressé de m’en conseiller la lecture. De rock dur il ne sera toutefois que fort peu question ici (fort peu mais fort bien, soit dit en passant), celui-là n’étant qu’un véhicule parmi d’autres pour goûter comme il se doit au « charme un peu poisseux de l’échec » et aux « voluptés de la déchéance », qui sont les questions centrales de ce roman d’apprentissage. C’est en effet un texte dont on perçoit d’emblée la dimension très personnelle, constitué d’une matière et empreint d’une manière (prolixe, brillante, épidermique, édifiante parfois), qui, comme c’est parfois le cas avec les premiers romans, peuvent tout à la fois toucher et agacer.

 

* * *

 

Benjamin Ratel est lycéen. Il éprouve donc un type de désœuvrement et de colère somme toute assez classique à cet âge, où surnagent imparfaitement et concomitamment l’envie d’en finir avec la vie et celle d’en jouir à chaque instant, le désir de révolution et l’ombre du parenticide, les questionnements incessants sur ce que l’on est, les doutes sur ce à quoi on aspire, les raisons mêmes qui poussent à vivre et vous retiennent de quitter la scène avant l’heure dite. Formes de désespérance qui, sans doute, sont peu ou prou le lot de l’adolescence, mais qui ne conduisent pas toujours, comme c’est le cas ici, aux portes des plus sombres déroutes.

 

De son enfance normande à Agon-Coutainville, Ratel n’a guère plus qu’un « sentiment géographique », d’ailleurs à peu près celui que lui inspirera le monde. Grandir dans ces terres, dans ce temps que ponctuent les petits arrangements avec la vie auxquels les classes moyennes sont acculées, considérer mollement l’horizon qui nous attend, ne plus voir autour de soi que reproductions, éreintements et démissions, ce sont là des tropismes auxquels il ne peut se résoudre. Donc, tout faire pour fuir. Les élans révolutionnaires avec les copains, avec fond très sonore et bonne bouteille en main (abolir le travail, l’argent) ; se projeter dans le Romain Goupil de Mourir à trente ans ; préparer des coups d’éclat – échouer. Découvrir le sexe, balbutier dans l’amour ; la musique, les livres, la politique, « et toutes ces activités au coeur desquelles il espère oublier un instant qu’il n’aura osé embrasser Johanna que deux microscopiques fois. » S’oublier, autant qu’il est possible de le faire, fuir ce monde inhabitable à la première occasion – « la soirée du nouvel an est extrêmement classique – compte à rebours, musique, alcool et vomi. » Bref, étayer autant que possible son « désir de réalité », celle qui ne se rattrape jamais. Paris, enfin, parce que tout bon roman d’apprentissage porte son Rastignac. Paris, c’est-à-dire l’émancipation, l’aventure, une explosion de liberté ; et l’humiliation, pour celui qui y débarque sans crier gare et que l’on affuble ici du titre de « paysan.» Mais le lycée n’est jamais qu’une parenthèse pour celui qui aspire d’abord à déborder la culture et à vivre : « la vraie vie commence à dix-huit heures. »

 

Seulement voilà. Rien ne vient apaiser cette rage d’exister, ni cet insurmontable sentiment d’inaptitude au monde, qui nous laisse coi devant lui, non pas indifférent mais par avance las de devoir en constater les mouvements, l’agitation, l’ineptie profonde. « L’inconvénient des événements, c’est qu’on est censé y réagir », et cet inconvénient taraude l’existence jusque dans les pires moments ; y compris quand le père disparaît, étrangement il est vrai – quitte, plus tard, à aller s’enquérir de sa curieuse généalogie.

 

Mais la vie sépare ceux qui s’aiment, n’est-ce pas, et le groupe de copains autour de Ratel va se disloquer, comme se disloquent toujours les amitiés nourries trop tôt à un trop grand fantasme de liberté. L’existence de Benjamin Ratel n’est plus qu’une longue errance dans les bas-fonds – ceux du monde, et les siens propres. Errance qui le conduira finalement à Berlin, où s’échouent presque mécaniquement les jeunes occidentaux en manque de frissons, et où il « développera pleinement un aspect latent de sa personnalité : la compulsion. » Avant de se prendre pour Richard Durn, et que la vie ne reprenne son cours – peut-être.

 

David Rochefort est pleinement dans son récit. C’est là sa force : son déroulement y est impitoyable, et viscéral. On se prend de sympathie pour ce personnage errant, malmené, violent, inaccessible à lui-même, même s’il faut pour cela esquiver ses travers, ses emportements infantiles, la relative misanthropie vers laquelle le pousse sa mélancolie. À travailler sans cesse cette matière molle du désœuvrement occidental, La paresse et l’oubli (très beau titre) est donc un roman qui s’inscrit en plein dans la contemporanéité : c’est son intérêt, sa limite aussi. Car si le récit est porté par un souffle de colère incandescente, le même souffle conduit parfois l’auteur à sortir du roman proprement dit, et à se laisser aller à des digressions, très référencées, où il semble surtout s’agir de faire passer un message ; or, à cela, la trame et l’énergie interne du roman suffisaient amplement. D’autant que, même si je lui reprocherai d’être parfois un peu mécanique, de négliger un peu trop l’espace ou le silence, le style est toujours entraînant, maîtrisé, soucieux du rebond, assis sur un incontestable sens de la formule. J’aurais aimé, donc, que David Rochefort creuse davantage les sillons poétiques dont il esquisse ici ou là le tracé : c’est dans cette matière, j’en suis certain, qu’il pourra, demain, laisser éclater un talent qu’il a d’évidence.

 

David Rochefort, La paresse et l'oubli - Éditions Gallimard
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 23, mars/avril 2010 

6 décembre 2018

Bertrand Redonnet - Le Théâtre des choses

 

 

Le Poitevin de Pologne

 

Ce qui est intéressant, et touchant, lorsqu’on lit un écrivain qui n’a que peu confiance en lui, qui, même, éprouve un doute sincère et nullement coquet sur sa qualité d’écrivain, ce n’est pas tant qu’on le sente dans chacun de ses mots, mais que ce tourment puisse finir par constituer la matière première de son travail d’écriture. C’est, très souvent, le cas de Bertrand Redonnet, qui poursuit donc, à l’écart de la grande édition et de la France, son œuvre à mi-chemin entre la fiction et le récit d’exil. Témoin ce recueil, où se manifestent concurremment son rapport inquiet à l’écriture et le sentiment troublant d'un écart au monde.

 

De ce rapport à l’écriture, on en sait tout de suite davantage dès la première phrase du recueil, qu’il prend soin, non sans malice, de placer dans la bouche d’un interlocuteur censé le conseiller : « Écrire une forme brève qui ait de l’allure et du style n’est pas chose facile. » La boucle sera d’ailleurs bouclée dans l’ultime nouvelle, au demeurant très émouvante, qui décrit le gouffre mental où la difficulté d’écrire jette l’écrivain : « Et si je ne faisais, en fait, que jouer à l’écrivain comme on jouait jadis à l’épicier quand nous étions enfants, avec une planche pourrie en guise de comptoir, des cailloux, de vieilles boîtes de conserve rouillées en guise de marchandises et des papiers chiffonnés en manière de billets de banque ? » Redonnet ne joue pas à l’écrivain, quoi que puisse en penser son narrateur. Rien, dans ce qu’il écrit, n’est jamais affecté d’aucun souci de ce type, et l’on pourrait d’ailleurs aller jusqu’à dire, non sans un goût certain pour le paradoxe, que ce souci de vérité, ce rapport assez cru, presque rustique, à la matière littéraire, pourraient aussi constituer une limite à son art. Qui est en fait, à bien des égards, l’art d’un conteur – l’homme n’est pas sans raison un admirateur et un connaisseur émérites de François Villon et de Georges Brassens. Le conteur peut être un grand lettré qui s’ignore ; du moins veille-t-il toujours, par principe, par esthétique, par moralité peut-être, à n’user que d’une matière qu’il aura malaxée avec sa propre langue, sans souci de ses effets autres que de véracité et d’authenticité. D’où, sans doute, l’impression que Bertrand Redonnet nous laisse de ne jamais assumer complètement le statut de la fiction. C’est la seule chose, ici, qui m’aura un peu gêné : alors même qu’il y a dans l’esprit de ces textes brefs quelque chose qui par moments pourrait les rapprocher d’un certain réalisme magique, ou d’une tonalité éparse qu’un Marcel Aymé aurait pu faire sienne, Redonnet s'obstine parfois à reprendre la main, contraint en lui ce qui pourtant y est indéfectiblement tourné vers l’imaginaire, quitte, donc, à nous arracher à notre rêverie. Probablement y a-t-il aussi ici quelque trace du vieil anar qu’il est, et qui le conduit à détourner l’histoire de son cheminement propre pour la lester d’observations à caractère plus social, voire politique. 

 

Ce sera là mon unique réserve, car ces dix nouvelles, ou récits, jouissent de bien d’autres qualités, dont la plus grande à mes yeux réside dans cette simplicité à la fois joueuse et mélancolique où se résout toujours son écriture. Redonnet est de ceux qui savent s’arrêter devant un paysage, un arbre, un visage, une couleur, et en faire suinter en un tour de phrases ce que ces visions peuvent avoir d’essentiel, de profondément intimes et poétiques. Il est aussi de ceux, entre deux constats qu’assombrit le cours du monde, qui savent sourire d’eux-mêmes et de leur propre gravité : avec lui, on n’est jamais bien loin du brave soldat Chvéïk, prêchant l’innocence pour mieux sonder les reins et les cœurs, jouant les candides pour mieux faire ressortir nos petits et très humains travers. 

 

Reste que nulle lecture ne s’achève jamais sans impression sensible, et qu’au terme d’un livre, pour peu qu’on en ait perçu le fil rouge, on sait bien, au fond, de quoi il y a été question. Et son sujet, à Redonnet, son sujet conscient autant que son sujet souverain, c’est l’exil. Chez ce Poitevin d’extraction et de sang qui, il y a quelques années de cela, choisit finalement la campagne polonaise pour s’établir, l’exil est partout, et bien loin d’être seulement géographique. Son blog personnel n’est pas pour rien baptisé L’exil des mots : l’exil, c’est aussi ce sentiment persistant, incessant, stimulant sans doute mais accablant toujours, d’être peu à l’aise nulle part, pas plus dans son temps que dans son pays ou sa langue. Au-delà de ses petites imperfections, c’est ce qui fait tout le charme, délicat, généreux, de ces textes. C’est en tout cas la tonalité que je retiendrai de ce Théâtre des choses, dont Bertrand Redonnet extrait la substance à la fois naïve, fragile et profondément humaine.

 

Bertrand Redonnet, Le Théâtre des choses - 10 nouvelles de France et de Pologne
Sur le site des Éditions Antidata
L'exil des mots, blog de Bertrand Redonnet

18 novembre 2018

Xavier Person - Derrière le cirque d'hiver

 

 

Le monde en Person

 

C'était il y a des années de cela. Au détour de couloirs professionnels que lui et moi arpentions avec un peu de ciconspection, je me souviens avoir engagé Xavier Person à passer au récit, et pourquoi pas au roman, après qu'il me confia la perplexité dans laquelle le jetait un pan de son histoire familiale. De lui je connaissais un peu l'écriture poétique, qu'il étayera encore et que j'évoquerai ici, mais lui-même me disait combien certains expériences ou certains sentiments pourraient justifier qu'il changeât de registre. Et voilà donc que paraît ce premier très beau récit (non, ce n'est pas un roman), où en effet on le voit puiser à ses racines pour exhumer un grand-oncle paternel chef de milice dans le Poitou - un certain « Person de Champoly » - et un oncle maternel condamné après la guerre pour « intelligence avec l'ennemi ». Ces motifs biographiques n'apparaissent dans le livre que sur le tard, mais ils sont impérieux chez l'auteur de plus en plus acculé à une enquête où la précision documentaire le dispute au questionnement intime - où l'on comprend pourquoi et comment la figure de Modiano se fait alors repère littéraire.

 

Mais c'est tout ce que l'humanité peut charrier comme sensations et lui adresser comme messages qui bouscule voire bouleverse Xavier Person. Aussi retrouve-t-on dans ce volume tout ce qui le distinguait déjà dans sa veine poétique : une complexion marquée par une propension farouche à la discrétion, un attrait ou plutôt une attraction pour le minuscule révélateur et pour ce qui, dans la brutalité ordinaire de l'extérieur, nous demeure obstinément incommunicable. Au point de vous rendre parfois impuissant à agir, voire à vivre. Éthique et esthétique obligent, bien des portraits qu'il dresse de ses contemporains anonymes renvoyent l'auteur à lui-même - au hasard, optons pour celui-ci : « Sa discrétion m'intriguait, son hébétude un peu rêveuse. Secrètement je sentais qu'elles me concernaient. »

 

Xavier Person voit tout. Relève tout, plutôt : tout ce que nous voyons, tout ce que nos sens enregistrent et impriment et que nous décidons généralement d'abandonner, de déblayer de notre conscience. Il a toujours eu une prédilection pour les lieux anonymes et populeux, où les regards se croisent plus qu'ils ne s'accrochent, les gares, le métro, les wagons, tous lieux publics où nous nous retrouvons toujours anonymes et possiblement observés. On peut aimer ou pas cette sensation. Lui s'y meut avec un quelque chose d'animal, à tout le moins de plus fort que lui, qui le pousse à tout consigner. Tout ce qu'il voit le frappe, c'est ainsi, d'où une écriture tendue vers la nécessité d'essayer d'y trouver un sens et, peut-être, d'y retrouver un filament commun de l'existence individuelle et collective. D'où aussi cette succession de tableaux souvent brefs, où on le verra frappé, happé par un regard, un geste, un rictus, une attitude, un mot parmi d'autres, une situation à la fois singulière et commune. Xavier Person ne peut s'empêcher de tisser des correspondances secrètes, hasardeuses, solaires entre les choses, les êtres, les existences, de jeter un pont entre le microscopique et l'infini. Il reconstitue ce faisant une sorte de sens de la vie, fût-il lointain ou fuyant, exhaussant de ce capharnaüm une sorte de fil qui se tend entre nos solitudes et l'infini de l'aventure humaine. Autant de dispositions qui le conduisent à tourner autour des motifs obsédants du temps, du vieillissement, de la dégradation et de la mort. 


De la lumière aussi, tant elle constitue à la fois un indice possible du rayonnement et une manifestation de la fragilité  - aucune pénombre n'étant jamais loin. Les références, dont je ne suis pas certain qu'elle sont toujours conscientes, sont légions ; je n'en cite que quelques-unes : 

 

     - « ... avec dans l'expression de sa tristesse une clarté qu'elle donne à voir avant tout » ; 
    - « ... quand elle me parle avec un éclat trop vif dans le regard, avec dans son visage une éclairante tourmente » ; 
    - « Par la fenêtre de ma chambre je regardais le ciel dans les lumières de l'hôpital, d'un bleu lumineux et doux malgré la nuit, dont la luminosité s'accordait à la douceur qui s'écoulait dans mes veines. » ; 
     - « J'ai longtemps rêvé d'écrire un livre où il ne se serait rien passé que de nuit. »
Et se prolongent jusque dans ses rêves:  
     - « ... quand ce que nous voyons nous blesse de la lumière des jours que nous ne verrons pas. »

 

Quelque chose vient toujours empêcher la joie, c'est-à-dire la vie pleine et entière. Comme si l'image que Xavier Person avait de lui-même devait être toujours un peu esquintée, ou altérée. Reste qu'en sondant de manière à la fois chirurgicale et impressionniste les mouvements intérieurs de l'individu, il interroge et illustre aussi ce que nous nous refusons généralement à penser, nos émotions se glissant toujours en nous par derrière et n'en finissant pas de nous trahir. Et si plane dans ce recueil l'ombre de Modiano, l'on pourrait avoir envie aussi d'évoquer la figure de Georges Pérec, lui qui disait un jour à propos du travail de l'écrivain : « On reconstitue quelque chose. On essaye de rassembler, on est comme un archéologue qui essaie de restituer une histoire fabuleuse. »

 

Xavier Person, Derrière le cirque d'hiver - Éditions Verticales

31 octobre 2018

Entretien avec Bernard Quiriny - Les Assoiffées

 

 

Entretien paru dans Le Magazine des Livres 
N° 26, septembre/octobre 2010
Lire ici la critique du roman

 

 

Marc Villemain – Avant de parler de votre nouveau roman, j’aimerais savoir, et pas seulement parce ce que vous y êtes né, ce que la Belgique représente pour vous.

 

Bernard Quiriny – Ah ! On ne commence pas par le plus facile. D’abord, n’y habitant pas, je peux avoir de la Belgique une vision un peu fantasmée, idéale ; peut-être que j’en dirais autre chose si j’y vivais, même si je suis assez adepte du right or wrong, my country. Ensuite, j’ai pour la Belgique l’attachement instinctif et esthétique que chacun, j’imagine, a pour son pays : la terre et les ancêtres, le caractère national, les racines, ces choses un peu barrésiennes. Et puis bon, la Belgique, c’est quand même un tempérament, une tournure d’esprit, un humour, une mélancolie. Donc, une culture, une littérature ; le surréalisme, Magritte, le fantastique, etc. Et tout un flot de clichés (l’exubérance joviale, les brumes flamandes…) qui, comme tous les clichés, sont toujours un peu vrais.

 

Marc Villemain – Pourquoi avoir choisi de plaquer un type et un fonctionnement de dictature déjà bien répertoriés par les historiens sur une société matriarcale ?

 

Bernard Quiriny – Mon idée était d’écrire un roman sur les régimes totalitaires et sur la fascination qu’ils ont suscité chez certains intellectuels, jusqu’à l’aveuglement. Idéalement, cela aurait dû donner un roman, disons, sur l’URSS dans les années 1950 et les voyages d’intellectuels à Moscou, ou sur la Chine de Mao et les voyages à Pékin, etc. Mais un tel livre n’aurait évidemment pas laissé beaucoup de place à l’imagination ; surtout, c’était inutile au regard du nombre de chefs-d’oeuvre disponibles sur ces pays. Cela ne devenait donc intéressant qu’en prenant les choses de manière décalée. D’où ce transfert absurde : au lieu d’évoquer les immenses empires totalitaires qu’étaient l’URSS ou la Chine, voici un empire minuscule, le Benelux. Au lieu qu’il soit à des heures d’avion de Paris, là où on peut le fantasmer, c’est à deux heures de train. Et au lieu qu’y règne le marxisme-léninisme version Staline ou Mao, une version délirante du féminisme. Féminisme imaginaire qui n’est qu’un prétexte : à la limite, n’importe quel fanatisme aurait fait l’affaire – écologisme radical, secte millénariste, tout ce qu’on veut. Je renverse donc la question : le roman ne plaque pas le fonctionnement des régimes totalitaires sur une société matriarcale, il plaque une idéologie matriarcale en carton-pâte sur les totalitarismes, qui sont le vrai sujet.

 

Marc Villemain – Vivons-nous dans une société patriarcale ?

 

Bernard Quiriny – Je ne suis pas certain d’avoir une réponse. Je n’y ai d’ailleurs pas vraiment réfléchi, tout l’attirail « théorique » du roman sur le féminisme n’étant qu’un prétexte. Mais bon, je vous réponds quand même. D’un côté, vous avez un discours assez répandu sur la féminisation générale, les valeurs masculines qui déclinent, etc. C’est peut-être un peu vrai. D’un autre, il semble que les femmes gagnent toujours moins d’argent que les hommes, qu’elles accèdent moins facilement aux meilleurs postes, etc. Donc, je n’en sais rien, et j’ai sur tout ça les mêmes idées banales et raisonnables que la plupart des gens. Ce qui m’amuse, en revanche, ce sont les doléances du féminisme médiatique, l’obsession de féminiser tous les mots, le jargon anthropologique des années 1970 récité comme un évangile, tout ce politiquement correct un peu ridicule.

 

Marc Villemain – Pour quelles raisons avez-vous choisi de donner des intellectuels une image naïve, complaisante (et c’est une litote), plutôt que d’avoir insisté sur leur rôle critique qui, a priori, aurait pu sembler aller de soi ? C’est à peine s’ils s’étonnent de ne plus trouver nulle part le moindre livre écrit par un homme… 

 

Bernard Quiriny – Le sujet étant la complaisance de certains intellectuels devant les totalitarismes, il allait de soi que mes héros ne seraient pas des modèles de distance critique. Cela dit, plusieurs attitudes se rencontrent parmi eux. Le personnage de Langlois, neutre voire bienveillant au départ de Paris, se montre très vite réticent devant les salades que leur servent les autorités belges. Golanski, aussi, est sur ses gardes ; et Langlois fera tout pour lui ouvrir les yeux, jusqu’à ce qu’il bascule par intérêt dans le camp de Gould. Ce dernier, en revanche, sait ce qu’il veut voir en Belgique, et ses oeillères le poussent à avaler tout ce qu’on lui sert. Logique manichéenne qui présidait aux controverses sur la Russie soviétique : pays merveilleux par principe, le goulag n’existe pas, et il n’y a pas à chercher plus loin.

 

Marc Villemain – Votre roman ne participe-il pas, finalement, d’une critique des intellectuels occidentaux ?

 

Bernard Quiriny – Je suppose qu’à la lecture, ça ressemble à une critique, évidemment, d’autant que comme la partie sur le voyage en Belgique est une comédie, je ne me suis pas gêné pour forcer le trait. Je m’interroge : comment des êtres brillants, supérieurement intelligents, grands écrivains souvent, ont-ils pu avaler des énormités comme le jdanovisme et aller faire du tourisme en Russie en croyant qu’on leur montrait la vérité ? (On pourrait parler aussi, sur un autre registre, du voyage en Allemagne de l’équipée Brasillach, Chardonne et compagnie). Je n’en sais rien, et je ne fais pas la leçon à un demi-siècle de distance. Ca me passionne, simplement, et c’est ce que j’ai voulu évoquer, sur le mode de la farce. Au fond, j’adore les intellectuels, les joutes, les histoires de réseaux, les luttes d’influence, les hauts débats philosophiques, les petites affaires parisiennes, etc. Et aussi les grandes poses ridicules, les Zola aux petits pieds, les pétitions grandiloquentes, etc.

 

Marc Villemain – Venons-en au roman en lui-même. Qu’est-ce qui vous a conduit à adopter, fût-ce sous forme chorale, une narration articulée autour de l’unité classique de temps, de lieu et d’action ?

 

Bernard Quiriny – Ca n’était pas vraiment réfléchi. J’avais deux histoires, tirée du même puits : ma bande d’intellectuels en expédition de l’autre côté de la frontière, pour un voyage d’une petite semaine dont les étapes fournissaient le découpage en chapitres ; et l’ascension sociale d’une belge lambda, qui raconte sous forme de journal intime sa découverte du pouvoir et le délire des dirigeantes. La deuxième histoire était indispensable pour faire « marcher » la première : comme le pouvoir ment aux intellectuels, il fallait quelqu’un qui montre la vérité en contrepoint. Ma principale question était de faire tenir tout ça ensemble, dans une construction à double hélice. Idéalement, j’aurais aimé pouvoir dire que je me suis inspiré de Changement de décor, de David Lodge, modèle dans le genre ; mais j’ai renoncé à faire se rejoindre les deux parties, ce qui semblait naturel, pour finir plutôt par un grand bond en avant (dans le temps) en décrivant la chute du régime, façon Ceausescu.

 

Marc Villemain – Le sujet est imparable ; à certains égards, il est même assez génial. Vous est-il arrivé d’en avoir peur ?

 

Bernard Quiriny – Ma principale peur, c’était que mon imagination s’épuise, que je n’arrive pas à faire tenir tout ça debout sur la distance nécessaire, et que tout s’écroule dans l’invraisemblance ou l’ennui au bout de trois chapitres. Sur ce point, je crois heureusement que la sauce prend – le lecteur jugera, évidemment. Après, reste le sujet. Une dictature de féministes belges forcenées et des intellos fanatiques, en 2010, n’était-ce pas un peu énorme ? Je vous avoue qu’il m’est arrivé de me demander à quoi rimait ce gros vaisseau absurde que j’étais en train de construire. Mais il était trop tard pour faire marche arrière, et puis après tout : qu’y a-t-il de plus invraisemblable entre ma dictature de féministes belges qui castrent le Manneken Pis et, disons, des révolutionnaires cambodgiens qui décident de vider Phnom Penh en une nuit pour transformer les citadins en paysans ? Ce qu’il y a de fou avec ce sujet, c’est que la réalité dépasse toujours la fiction.

 

Marc Villemain – Vos nouvelles donnaient à voir et à entendre des matières et des sonorités oniriques, poétiques, quasi-borgésiennes. Avec Les assoiffées, vous changez assez radicalement d’esthétique. Faut-il y voir une modalité nécessaire du passage de la nouvelle au roman ?

 

Bernard Quiriny – Plutôt du passage du fantastique à la farce. Le fond commande toujours un peu la forme, j’imagine. Un récit fantastique impose un format (nouvelle), presque un style, des images, etc. Ici, grotesque et satire obligent, il n’y avait pas d’autre solution que d’échanger le pinceau contre le rouleau, et de s’en donner à cœur joie.

25 octobre 2018

Bernard Quiriny - Les Assoiffées

 

 

Nous autres, pauvres hommes

 

La littérature est « un jeu ; un jeu capital, mais un jeu », nous disait Bernard Quiriny au sortir des Contes carnivores, qui en son temps reçut sa légitime moisson de prix (voir ici). Il donnait alors à cette esthétique une dimension onirique, à maints égards fantastique, non dénuée de poésie – charge au lecteur de se laisser faire et emporter vers des univers très prolifiques, et assez rares. On ne lira pas Les Assoiffées tout à fait de la même manière. Car si le roman pourrait bien être la continuation du jeu par d’autres moyens, quitte parfois à rondement enfoncer le clou, il est aussi, en dépit de son apparente allégorie, une façon assez virile de nous ramener sur Terre. Entendez dans les miasmes congénitales du pouvoir.

 

Il n’est pas inutile de savoir que Bernard Quiriny enseigne le droit public à l’université de Bourgogne et que sa thèse porta sur « la pensée politique de Cornelius Castoriadis », à laquelle il avait déjà consacré un mémoire intitulé « Autonomie et démocratie. » De quoi donner à ses Assoiffées un conséquent substrat. Et une idée proprement géniale : la description de ce que pourrait être une société entièrement matriarcale, ou, dit autrement, une dictature féministe. Bernard Quiriny, que l’on sait amateur d’uchronie, imagine donc que la Belgique tourna casaque dans les années 70, et qu’une révolution digne de ce nom permit enfin aux femmes de porter la culotte. Une dictature, donc, une vraie. Car n’allez pas vous figurer que sa féminine constitution en adoucisse les moeurs. Ici, celle que l’on nomme « La Bergère » promène sa « meute » en laisse, brave « troupeau de douze garçons hirsutes qui crapahutent à quatre pattes en aboyant et en se comportant comme des chiots » ; et qui d’ailleurs « sont fous de joie quand nous partons en promenade. » C’est bien simple, il n’y a plus trace d’aucun homme autrement qu’émasculé dans ces contrées, si ce n’est sous la forme du « larbin ». Les plaisirs de la cour, nombreux, gargantuesques et sardanapalesques, sont assez rudimentaires, la chasse à courre étant peut-être le plus sophistiqué d’entre eux, selon un principe éprouvé : « on jetait dans la foule un homme à qui, entre les deux sonneries de cor qui marquaient le début et la fin du jeu, chacune pouvait donner la chasse. » Enfin, n’espérez plus vous extasier devant l’innocent mais coquin Manneken-Pis : il a été remplacé par une petite statue de la reine enfant. On se consolera en achetant des « reproductions du garçonnet » en fer-blanc, à l’exception notable du « zizi qui était en plâtre » : ainsi « l’acquéreur pouvait le casser avec le petit marteau qui pendait à une chaînette. »

 

Nous sommes donc bien contents que les femmes aient enfin réussi à devenir l’égal des hommes. Las, un groupe d’intellectuels assez pitoyables, qu’on identifiera d’emblée comme appartenant à la mouvance dure du germano-pratinisme, crétinisme qui en vaut bien un autre, s’est mis en tête de faire le déplacement vers ce pays coupé du monde aux seules fins de lui dire son admiration inconditionnelle, et sous couvert de se colleter avec la réalité. Leur périple, éminemment touristique et dûment encadré, constitue l’une des deux entrées du roman ; nous y reviendrons. La seconde entrée joue du registre intime. Il s’agit du journal de bord d’Astrid, infirmière et Belge ordinaire, où est décrite la vie quotidienne d’une femme dans « l’Empire des femmes. » Les doutes sont rares, et toujours fautifs – c’est d’ailleurs une qualité intrinsèque et maintes fois répertoriée des régimes dictatoriaux : « globalement, quoi qu’on fasse, on viole toujours une loi ou une autre : là se tient le génie du système, qui nous rend toujours coupables. » Un tirage au sort va transformer sa vie : avec quelques autres, elle sera désignée pour honorer la Bergère et lui offrir un cadeau qui fût à la mesure de sa glorieuse munificence. Plus jamais Astrid ne connaîtra la grisaille des queues interminables devant les étals vides, ni les harcèlements administratif et policier. Elle sera même du sérail des préférées, de celles que la Bergère appelle lorsque son désir n’y tient plus – et qu’elle repousse lorsqu’enfin elle a son compte. Tout ça n’est pas joli-joli.

 

*

 

Bernard Quiriny a sans doute écrit le roman le plus efficace et le plus immédiatement jouissif de la rentrée littéraire 2010. La linéarité de l’intrigue ne laisse aucun répit, le plaisir du lecteur à s’horrifier lui-même de ce qu’il découvre est redoutable, on n’ose imaginer à quelle source barbare la dictature ira puiser son nouveau bon plaisir, et le jeu de bascule entre intellos décrépis et citoyenne édifiante rythme un récit très vigoureux. S’il s’agit donc d’un des grands romans de cette rentrée littéraire, je veux pourtant tenter d’expliquer ce qui, dans Les assoiffées, m’a en partie laissé… sur ma faim. Disons pour deux catégories de raisons. 

 

- Je ferai entrer dans la première catégorie tout ce qui fait l’efficacité, paradoxalement trop grande, du roman. Car si la manière de mener le récit est assez époustouflante, la conséquence directe de cette qualité conduit à estomper ce qui, jusqu’à présent, alimentait chez Bernard Quiriny des pistes que l’on qualifiera, pour aller vite, de poétiques. Ce qui ne va pas sans conséquence sur un style, qui, s’il ne s’est jamais défini par sa sensualité, manque parfois de chair, de suint, et le jeu sur la machinerie de l’histoire, plutôt que de s’étoffer d’un jeu sur la langue, conduit à un phrasé qui apparaîtra de temps à autres un peu raide ou mécanique. J’aurais aimé davantage de lenteur, d’observations, quelques pages où le récit eût pu se reposer, la description par exemple d’une sensation, d’un paysage, d’un intérieur, d’un style vestimentaire, d’une coutume culinaire que sais-je encore, bref toutes choses qui auraient donné à l’écriture un tour plus organique et personnel.

 

Dans ce même groupe, je mets aussi un certain nombre d’idées ou de scènes qui demeurent selon moi en suspens, ou insuffisamment explorées. Je n’en donnerai qu’un exemple. Dès le début, lorsque notre groupe d’intellos rigolos arrive dans la Belgique nouvelle, on demande à chacun de bien vouloir se débarrasser de sa montre. Sur le coup, on se demande pourquoi, et l’idée est séduisante. D’autant que cette question du rapport au temps sera tout du long latente, dans les allusions au vieillissement des corps par exemple, dans l’indolence qui règne à la cour, ou simplement lorsque tel personnage craint d’être en retard à telle ou telle occasion. Or, nous ne saurons jamais pourquoi l’on demande aux étrangers de se défaire de leurs montres. L’idée, sans être forcément décisive, aurait pu donner l’occasion d’un développement fabuleux, au sens premier du terme, dont Bernard Quiriny a par ailleurs le secret. Cela aurait même pu constituer une singularité absolue du régime : la volonté de remodeler le temps. De la même manière que cette dictature (et pour le coup, c’est très réussi) a redéfini la place des morts en érigeant un « mémorial pour les femmes assassinées par les hommes depuis les origines de l’humanité », où « chaque rondin indique l’endroit d’une fosse commune imaginaire, où sont virtuellement enterrées cent victimes. » Aussi « le cimetière cessera de grandir quand le monde sera acquis à la cause des femmes. On pourra l’observer depuis le ciel comme un indicateur des progrès planétaires de nos droits. » Voilà où Quiriny excelle : lorsqu’il déborde la réalité, non pour en créer une autre et lui donner un air tout aussi authentique, mais pour tirer le fil de ses allégories et de son univers propre. Il y réussit à nouveau à propos de la « Transimpériale », immense autoroute dessinée suivant les contours du visage de la fondatrice de l’Empire et qui est, « avec la muraille de Chine, la seule construction visible depuis la Lune. »

 

- La seconde catégorie où je regroupe mes réserves touche au fond du propos. Le choix de plaquer un fonctionnement dictatorial somme toute assez classique sur un régime féministe fanatique ne saurait être absolument neutre. Autrement dit, j’aurais aimé savoir ce que cette dictature avait de spécifiquement féminin. Si les hommes ont de tous temps été une catastrophe pour les femmes, si l’on peut bien admettre que « la pénétration est un crime » et qu’Ingrid éprouve « le dégoût d’avoir eu un fils », l’Empire des femmes se contente d’appliquer, et non sans jubilation, les plus mâles rudiments dictatoriaux. Surtout, le portrait qui est fait des intellectuels, si l’on voit bien à quelles périodes et à quels travers de l’histoire intellectuelle occidentale il fait allusion, me semble, pour le coup, insuffisant. D’autant qu’en sus d’être indignes, arrivistes et mesquins, ces penseurs effroyablement médiatiques sont d’une bêtise crasse. Au point qu’il n’en est pas un pour s’offusquer, ou alors in petto, qu’aucun livre écrit par un homme ne figure plus dans aucune bibliothèque du pays – étant entendu qu’il n’existe déjà plus de librairies. Je n’oublie pas qu’il s’agit d’une fable, voire d’une affabulation, va, même, pour la farce, mais le sous-entendu explicite, revendiqué, au réel le plus historique et le plus sérieux, qui vise à railler une démarche intellectuelle en effet assez navrante, perd du coup de sa force. Car si l’on peut non sans quelque bonne raison railler ceux de nos penseurs qui chorégraphièrent leurs courbettes devant les petits et grands Néron qui jalonnent l’histoire des hommes, aucun d’entre eux n’aurait jamais pu cautionner l'édification d’un monde sans livres, ou, pire encore peut-être, d’un monde dont les humains eux-mêmes auraient décrété l’exclusion du livre. Disons que c’eût été la limite extrême, officielle, de leur adhésion au régime. Je comprends bien qu’il s’agit d’interroger les aveuglements successifs de nos consciences pensantes au fil de l’histoire, mais il m’a semblé, ici, que Bernard Quiriny échouait en partie à occuper l’espace, il est vrai exigu, qui distingue la farce de la caricature.

 

On pourra penser que ces réserves s’attachent à des aspects peut-être secondaires de l’intention et de l’ambition de Bernard Quiriny. Et ce ne sera pas faux, après tout : puisqu’il s’agit d’une farce, autant y mettre les moyens. Surtout, Les assoiffées est un roman d’une efficacité narrative absolue, roboratif, provocant, percutant, et, sous son allure légère, sans doute plus profond qu’il y paraît. S’il n’est pas la grande fresque sur l’aveuglement qu’il aurait aussi pu être, son inlassable énergie farcesque renouvelle avec intelligence et drôlerie l’ancestrale question des rapports de sexe. « Ai-je donc l’air si méchant ? », se demande un de nos grands intellectuels après que deux petites filles lui ont jeté un caillou à la figure. La réponse qui lui est faite, au fond, est plus factuelle que cinglante : « Vous êtes un homme. » Pauvres de nous.

 

Bernard Quiriny, Les Assoiffées - Éditions du Seuil
Article paru dans Le Magazine des Livres - N° 26, septembre/octobre 2010 

21 octobre 2018

Entretien avec Bernard Quiriny - Contes carnivores (2008)

 

 

Bernard Quiriny, Contes carnivores
Éditions du Seuil, 2008
Préface d'Enrique Vila-Matas
 

Entretien paru dans Le Magazine des Livres, n° 11 – Juillet/août 2008

 

Il est rare, en France, qu’un écrivain accède à la notoriété par ses nouvelles. Le genre serait-il en passe de sortir de la relative confidentialité où on l’a longtemps confiné ? Ou Bernard Quiriny, telle une hirondelle qui n’annoncerait aucun printemps, ne doit-il son succès qu’à son seul talent ? Pour ce qui est du genre, il est encore un peu tôt pour crier victoire. On ne peut en revanche que s’enthousiasmer devant cet écrivain belge qui, tout juste âgé de trente ans et auréolé du prix de la Vocation pour son premier recueil, L’angoisse de la première phrase (Phébus, 2005), passe déjà pour un maître du genre. Si vous ajoutez à cela qu’il ne jure que par Borgès, Vila-Matas ou Marcel Aymé, qu’il ne renifle pas grand-chose dans l’air du temps littéraire, qu’il est aussi humble et discret que les plus grands et qu’il trouve le temps d’enseigner le Droit à l’université de Bourgogne et de piloter la rubrique Livres de Chronic’Art, vous comprendrez que nous ayons eu envie d’approcher le phénomène d’un peu plus près. Ce dont la parution au Seuil de ses remarquables et facétieux Contes carnivores nous donnait l’occasion. 

 

* * *

 

Marc Villemain. J’aurais envie de vous poser une question à brûle-pourpoint, assez naïve sans doute, et peut-être sans réponse possible, mais qui fait écho à la première pensée qui m’est venue lorsque j’ai commencé à vous lire : mais d’où lui vient cette imagination ? 

 

Bernard Quiriny. Question difficile, en effet. Il n’y a pas vraiment de réponse, ou alors il y en a plusieurs ; certaines idées, certaines nouvelles ont un point de départ précis, dont je me souviens, en sorte que je peux vous répondre ; et d’autres viennent de manière un peu mystérieuse, ce qui fait que je n’ai rien à en dire. Pour les premières, donc, il y a toutes sortes de possibilités, auxquelles on peut essayer de donner des noms : 1° L’analogie, à partir d’une idée puisée ailleurs, notamment dans un autre livre. Exemple : Thomas de Quincey imaginait dans le formidable L’assassinat considéré comme un des beaux-arts qu’une société d’esthètes se passionne pour les meurtres, et fasse à leur propos de la critique d’art. Raisonnement analogique : ce que les esthètes font pour le meurtre, d’autres esthètes ne pourraient-ils pas le faire pour les marées noires, autre sorte de drame ? Résultat : la nouvelle intitulée « Marées noires ». 2° Le pied de la lettre. Exemple : d’un homme qui raisonne admirablement, on dit qu’il prend de la hauteur ; d’un philosophe qui déploie une argumentation très élaborée, au point qu’elle devient complètement abstraite, on dit qu’il s’élève vers les hauteurs glacées de la spéculation. Pied de la lettre, donc : pourquoi ne pas imaginer qu’en effet, réellement, ceux qui pensent un peu intensément s’élèvent vers les hauteurs, et se mettent à flotter dans les airs ? Résultat : la nouvelle intitulée « Les hauteurs », dans le recueil précédent, L’angoisse de la première phrase. 3° La réalisation fantastique d’un truc impossible, à partir d’une idée toute simple. Exemple : qui n’a pas rêvé un jour, pour savoir à quoi s’en tenir vis-à-vis des autres, d’entendre ce qu’on dit à son sujet ? Quel étudiant n’aimerait pas être invisible dans la salle de délibérations au moment où le jury tranche sur son cas, quel accusé n’aimerait pas être présent dans la salle avec les jurés qui vont décider de sa culpabilité ? Réalisation : imaginons un type pour qui se sera possible. Il s’appellera Renouvier, sera un employé modeste, à l’image du Dutilleul de Marcel Aymé, et entendra tout ce qui se dit de lui partout dans le monde. Après, ce n’est qu’un point de départ, il faut donner corps à tout ça et inventer une intrigue… Mais résultat, en tout état de cause : la nouvelle « Qui habet aures ». 4° Plus sophistiqué, l’analogie inversée. Je suis ainsi en train de travailler sur une nouvelle un peu compliquée, qui renverse l’idée du « Jardin aux sentiers qui bifurquent » de Borges. Au lieu que le réel se déploie en chemins divergents à chaque seconde, il se réunit peu à peu en accueillant dans le même lit des rivières de réel jusqu’ici séparées. Bon, j’imagine que c’est assez vague dit comme ça, mais j’espère en tirer quelque chose de compréhensible… 5° Etc. 

 

MV. Deux de vos nouvelles m’ont particulièrement impressionné, autant pour l’étrangeté de l’univers où elles nous font pénétrer que pour la qualité de la narration. Je pense à cette femme à la peau d’orange, qu’il s’agit non plus de déshabiller mais bien d’éplucher (« Sanguine »), et à cet évêque au corps dédoublé, mort-vivant à sa manière (« L’épiscopat d’Argentine »). Je peux certes imaginer quelques sources lointaines d’inspiration mais, à l’aune de ce que vous venez de dire, pouvez-vous préciser un peu la genèse de ces deux textes ?

 

BQ. L’idée de « Sanguine » m’est venue dans un train, en voyant une jeune femme occupée à peler soigneusement une clémentine. L’idée m’a traversé l’esprit qu’il serait sans doute agréable de peler autre chose, et la conjonction s’est faite entre la mandarine et son corps. L’intention initiale est donc assez prosaïque et vaguement salace, mais au moment d’écrire la nouvelle, j’ai opté malgré moi pour une tonalité plus grave, plus clairement fantastique, en exploitant la dimension horrifique que comportait cette idée – exploitation qu’imposait naturellement la chute qui m’est venue à l’esprit. Mais l’aspect salace ressurgit tout de même à la fin, dans la « deuxième » chute, celle de l’interlocuteur du narrateur principal… Je voulais aussi qu’il y ait dans cette nouvelle une sorte d’érotisme un peu sadien, un peu surréel, à la manière, autant que faire se pouvait, d’un Mandiargues (j’avais à l’esprit un texte magnifique de 1959, « La marée », dans Mascarets). D’où cette double chute. Je ne sais pas si c’est réussi, mais c’était l’idée. Concernant l’évêque et ses deux corps, je n’ai plus aucune idée de la manière dont le sujet m’est venu. Mais d’une certaine manière, on pourrait le ranger dans la catégorie « analogie inversée » dont je viens de parler : c’est Stevenson (un corps, deux âmes), mais à l’envers (une âme, deux corps) – référence dont j’ai d’ailleurs pris conscience au moment d’écrire l’histoire, et que j’ai incluse dans le dialogue final entre l’évêque et la narratrice. Je ne sais pas du tout pourquoi j’ai planté l’affaire dans un décor argentin : sans doute une volonté plus ou moins consciente de clin d’oeil révérencieux aux maîtres du cru (Borges, Casares et tous les autres). 

 

MV. Je pensais aussi à une espèce d’incarnation bizarre de la théorie de Kantorowicz sur les deux corps du roi... Bref, de cette imagination, dont émane quelque chose d’assez moderne, un certain plaisir à se jouer des formes, une manière aussi de sourire de certains traits contemporains, sourd une esthétique assez rigoureuse, presque désuète par moments. C’est d’ailleurs dans ce contraste que réside aussi ce qui fait le charme de ce recueil. Mais plutôt que de vous demander quels écrivains vous inspirent, j’aimerais savoir quel regard vous portez vous-même sur votre propre style. 

 

BQ. Je ne suis sans doute pas le mieux placé pour répondre à cette question, mais disons que j’ai porté le plus grand soin à ce problème du style, pour qu’il soit le plus « propre » possible : pas de répétitions, pas de facilités, le bon mot au bon endroit, mais sans afféterie non plus, etc. Je trouve qu’il y a un vrai plaisir esthétique à la lecture d’une belle langue, d’un beau style, simple, clair et classique, comme chez les grands nouvellistes d’hier (les nouvelles d’Aymé, pour revenir à lui, ou les histoires vénitiennes de Régnier, etc.) Le moins qu’on puisse faire, c’est de se décarcasser pour écrire le moins mal possible, quitte à prendre exemple sur de vieux modèles – on n’écrivait pas plus mal hier qu’aujourd’hui, et j’ai même tendance à penser qu’on écrivait souvent mieux. Et si, sans en faire trop, j’ai pu donner le sentiment que le livre n’a pas été écrit au 21e siècle mais à la fin du 19e, je serai très content. 

 

MV. Le style serait donc le véhicule de l’intrigue, son serviteur. Mais ce souci de le rendre « propre », compréhensible eu égard à l’impératif de tenir l’intrigue et de ménager le suspense, ne lui fait-il pas courir le risque de perdre en identité ? Le souci de la « lisibilité », au fond celui de l’efficacité, n’est-il pas un trait distinctif de la littérature contemporaine, dont vous venez en passant de laisser entendre qu’elle ne constituait pas votre modèle premier ?

 

BQ. Ah, je me suis mal fait comprendre, peut-être. Quand je dis du style qu’il doit être « propre », cela ne veut pas dire qu’il doit être « simple », ou oral, ou même « efficace ». Il ne doit pas gêner la lecture, bien sûr, et doit même la rendre aussi agréable que possible, mais il ne doit pas être neutre non plus : il lui faut une personnalité, du caractère, même si c’est avec modestie, discrétion. Pas l’espèce de platitude aseptisée et interchangeable qui a souvent cours de nos jours, et qui fait qu’on pourrait changer le nom sur la couverture sans que personne s’en rend compte. 

 

MV. Malgré tout, lisez-vous vos contemporains ? Et, subsidiairement, comment envisagez-vous le devenir de la littérature ? quel sera son statut, demain ?

 

BQ. Oui, bien sûr, je lis de la littérature contemporaine ; et pas seulement parce que je m’occupe un peu de journalisme littéraire, mais aussi par plaisir. Je ne saurais pas par qui commencer s’il fallait citer des noms, d’autant qu’ils relèvent de registres très différents ; mais, dans le désordre, et en restant dans le domaine français, j’éprouve une grande admiration pour Alain Fleischer, Antoine Volodine ou François Taillandier – pour n’en citer que trois. 

 

MV. Références qui, en effet, ne devraient guère surprendre vos lecteurs…

 

BQ. En effet ! Quant au « devenir de la littérature », pour finir sur votre question, je n’ai pas de talent spécial pour la divination, mais je suppose qu’on peut l’imaginer par extrapolation de ce qu’on voit aujourd’hui : de moins en moins de lecteurs parce que lire n’intéresse pas les gens, une sorte de dilution générale résultant de la multiplication délirante du nombre des livres (cf. la rentrée littéraire) et du tassement de leur qualité (cf. la rentrée littéraire), mais aussi le maintien d’une armée plus ou moins étendue d’amateurs éclairés qui continueront de se passionner pour les beaux livres et les curiosités.

 

MV. Que disent, finalement, vos nouvelles ? Et cherchez-vous seulement à « dire » quelque chose ? Ces histoires débordantes d’excentricité ne sont-elles que cela, ou sont-elles aussi un écho du regard que vous portez sur le monde ? 

 

BQ. A titre principal, elle ne « disent » rien : leur seule ambition est d’être amusantes, ou étranges, en tous cas d’offrir une histoire aussi captivante que possible, qui fera passer un bon moment au lecteur et dont il se souviendra. A titre secondaire, il arrive que j’y glisse des impressions ou des opinions personnelles, en les imputant à tel ou tel personnage, si l’occasion s’y prête – mais je ne me casse jamais la tête à modeler un personnage pour en faire le réceptacle de mes opinions : franchement, elles ne méritent pas tant d’efforts. Enfin, à titre tertiaire, si on peut dire, il est fréquent que les histoires finissent par « dire » quelque chose que je n’avais forcément voulu y mettre, en tous cas que les lecteurs y voient une signification spéciale – avec d’ailleurs, souvent, la conviction que mon intention était de l’y mettre. Il est très instructif d’entendre ce genre d’interprétations, mais cela m’échappe complètement. Libre à chacun, en tout état de cause, de trouver que telle nouvelle « dit » telle chose : le texte appartient à celui qui le lit, et qui « l’écrit » au moins autant que l’auteur princeps.

 

MV. Vous avez finalement un rapport assez ludique à la littérature.

 

BQ. Sans doute. C’est un jeu ; un jeu capital, mais un jeu. Inventer des faux, brouiller les pistes, mélanger le vraisemblable et le loufoque, faire des canulars, puis des canulars au carré, et ainsi de suite. Mais avec autant de sérieux que possible, évidemment, sinon ça perd tout son sens.

 

MV. Un mot sur Enrique Vila-Matas, qui préface votre recueil. À le lire, on se dit que son texte pourrait presque être une de vos nouvelles, comme s’il s’était coulé dans ce qui fonde votre imaginaire. Étrange, farceur, ambigu, comment comprenez-vous cette préface ? que dit-elle de votre travail d’écrivain ? 

 

BQ. Cette préface a été une belle surprise, et un grand honneur. Je suis un fervent admirateur des livres d’Enrique Vila-Matas depuis plusieurs années, et en particulier de Bartleby & cie et Le mal de Montano, que je tiens pour ses deux meilleurs. Dans l’Angoisse de la première phrase, j’avais écrit une nouvelle intitulée « Le guide des poignardés célèbres », où je mettais en scène l’un de ses personnages, Robert Derain, ainsi que Vila-Matas lui-même, en l’y faisant poignarder (précisément) par un personnage imaginaire. Bref. Ce parasitage l’a sans doute fait rire (je sais qu’il a lu le livre), car il a immédiatement accepté la proposition que lui a faite mon éditrice (personnellement, je n’aurais pas osé lui demandé), trois ans plus tard, de préfacer Contes carnivores. Et là, retour à l’envoyeur par rafales : il me prend à mon propre jeu en faisant d’emblée une allusion humoristique à ma nouvelle sur l’angoisse de la première phrase (cf. sa première phrase), puis s’approprie Gould de la même manière que je lui avais emprunté Derain, me dépasse sur ce terrain en lui découvrant un ascendant que je ne connaissais pas, et conclut artistement en émettant l’idée que finalement, le livre tout entier est peut-être de lui – hypothèse dont la simple formulation, vous l’imaginez, m’a rempli de fierté et de confusion. J’avais utilisé un morceau de son monde pour fabriquer le mien, et il réabsorbe le tout en y donnant une dimension inédite. C’est comme une partie de tennis, ou une succession de batailles virtuelles pour se reprendre mutuellement l’Alsace-Lorraine. C’est formidable (même s’il gagne évidemment la partie, mais le plaisir pour moi est de l’avoir eu pour partenaire), et ça reflète un peu l’idée du jeu qu’est à mon sens la littérature, en tous cas une certaine région de celle-ci : un monde souterrain où on se comprend à demi-mot via des techniques de reconnaissance subtiles et tacites fondées sur les références, avec renvois circulaires en pagaille. (Je ne sais pas si cette phrase veut dire quelque chose, mais j’espère que vous comprenez ce que je veux dire).

 

MV. Deux livres, deux recueils de nouvelles. Qu’est-ce qui vous conduit à privilégier ce genre un peu confidentiel ? Au-delà de votre inclination personnelle, doit-on aussi y voir un moyen, plus ou moins conscient, de tenir le roman à distance ? 

 

BQ. Non, pas spécialement ; je ne me suis pas posé la question, en fait. Disons que la nouvelle m’a spontanément semblé être le format le plus adapté : 1° aux histoires que je voulais raconter, individuellement (le fantastique se coule naturellement bien dans la nouvelle – même s’il y a de grands romans fantastiques, c’est vrai, encore que pas tant que ça, quand on fait le compte ; songeons à Borges, Aymé, ceux qui m’ont inspiré : des nouvelles, à chaque fois) ; 2° au(x) livre(s) que je voulais faire, en tant qu’ensemble d’histoires organisé en système (avec des ponts, des allusions, des personnages récurrents, un côté puzzle, des ruptures de ton ou de format, des portes cachées, des passages secrets, etc.) ; 3° au travail stylistique que je me proposais (avec l’idée de polir chaque texte jusqu’à ce qu’il semble acceptable, comme une petite pièce d’horlogerie, ou d’orfèvrerie ; travail qu’on peut accomplir sur une grosse masse de marbre, certes – un roman, donc –, mais dont je trouvais évidemment plus confortable et plus à la mesure de mes moyens de l’accomplir sur un petit volume).

 

MV. Pouvons-nous en conclure que vous travaillez déjà à un troisième recueil ? 

 

BQ. Motus et bouche cousue, comme dit Dupont. Ou Dupond ? « Je dirais même plus… »

6 septembre 2018

Isabelle Flaten - Ainsi sont-ils

 

 

Les fulminations d'une joyeuse asociale

 

« Elle est désolée, mais il lui est impossible de recevoir quiconque. Elle habite une maison individuelle.

 

Première phrase, le ton est donné : « Dès la naissance, à cause du bruit des autres, elle a déploré de ne pas être seule sur terre », confirmé soixante pages plus loin : « À peine expulsé du ventre de sa mère, il a senti que quelque chose clochait [...] : il n'était pas seul au monde, pas le premier non plus. » Il faut dire que nous (« les autres ») ne ménageons pas nos efforts pour attiser - justifier ? - les agacements d'Isabelle Flaten, sachant plus souvent qu'à notre tour nous montrer moutonniers, égoïstes, avides, résignés, velléitaires, rancuniers, sournois, puritains, vaniteux, en somme : imbéciles heureux. Mais si la succession de scénettes, tantôt pittoresques, tantôt graves, qui constituent ce sixième texte d'Isabelle Flaten aux Éditions du Réalgar se plait à enfoncer le clou dans nos petites vertus déchues, nous aurions tort de ne les lire que comme un défoulement gourmand, voire une entreprise cathartique. Ce serait faire fi, non seulement de l'humour, toujours décisif, mais aussi, et c'est plus décisif encore selon moi, d'une toile de fond teintée d'amertume légère, où affleure une sorte de douceur ou de nostalgie empêchée, peut-être même d'élan romantique blessé. Moi-même auteur d'un livre un peu grinçant (Le Pourceau le Diable et la Putain, pour ne pas le nommer) dont certains ont pu penser qu'il était le juste reflet de ma personnalité très vile (allez savoir), je sais trop bien qu'on aime couramment chercher derrière un texte ce que son auteur (fourbe qu'il est) pourrait vouloir y dissimuler. En réalité, sans m'attribuer de vertus par trop angéliques, il s'agissait aussi, comme le fait ici Isabelle Flaten, d'interroger ce qui demeure inéluctablement perfectible chez l'homme, et de l'interroger parce que, si nos imperfections peuvent attrister, elles n'en sont pas moins attendrissantes. À cette aune, Flaten poursuit ici le travail amorcé dans Se taire ou pas, dans lequel elle explorait déjà ces innombrables situations de la vie ordinaire qui rendent le langage problématique. Et bien entendu, c'est ce lien entre nous, qui ne déméritons pas nécessairement mais nous obstinons tout de même à être un peu décevants, qui continue d'être ce à quoi, dans ses petites proses comme dans ses romans, elle vient irriter son encre d'agacements sensibles et de tendres exaspérations.

 

Alors bien sûr, tout est bon pour chatouiller l'humain - mâle de préférence, mais pas toujours. Lequel se révèle tout autant victime qu'acteur de son temps. Car Flaten, pour nous titiller sous l'écorce, adopte un tour généralement plus social que métaphysique. Comment d'ailleurs ne pas lui donner raison de s'amuser avec l'hygiénisme et le puritanisme ambiants, avec nos certitudes politiques, vitrines de tourments parfois autrement intimes, ou encore avec cette manière que nous avons, jeunes, de nous illusionner, ou, moins jeunes, de nous enliser. Bref, elle a raison de rire de nos envies de parader, et je ne suis jamais loin, la lisant, d'y percevoir quelque lointain écho de La Rochefoucauld - quand ce n'est pas de Pascal, elle qui sait bien que « les gens se distraient les uns les autres en attendant leur dernière heure. » Oui, je crois que tout un pan de la littérature d'Isabelle Flaten ressortit à un horizon moral, son intelligence et son bon goût étant de donner un tour espiègle à cette manière aphoristique de piquer nos petits orgueils, et finalement de conférer à son pessimisme une drôlerie d'autant plus agissante qu'elle finit par nous jaunir les zygomatiques. Flaten échappe enfin, et avec grand naturel, au sombre écueil qui guette tout authentique misanthrope, n'oubliant jamais qu'elle-même est faite à l'image des autres, tel ce personnage qui finit par admettre qu'« en général il est déçu, la plupart des gens sont comme lui. »

 

Bien des livres d'Isabelle Flaten peuvent être lus comme une espèce d'autopsie de l'échec, celui d'une humanité jamais aussi libre qu'elle le pourrait. Mais alors c'est une autopsie presque joyeuse, à tout le moins roborative. Certes, nous en prenons tous un peu pour notre grade, mais il n'est pas interdit d'aimer cela.

 

Isabelle Flaten, Ainsi sont-ils - Éditions du Réalgar

27 août 2018

Lionel-Édouard Martin - Cor

 

 

Variations autour du même LEM

 

Il en va toujours ainsi, avec Lionel-Édouard Martin : livres après livres, on continue de se surprendre à le lire comme si c'était la première fois. Mais qu'est-ce donc qui change, d'un roman l'autre ? Fondamentalement, rien. Arrimé à une composition ingénieuse, le lexique reste toujours aussi enchanteur, argotique et savant, d'une justesse presque maniaque, ancré dans des âges plus ou moins (plutôt plus que moins) révolus mais déployant une jolie propension au volage et au facétieux - entendez une belle liberté. C'est le lexique d'une langue au tempérament poétique enserrée dans une syntaxe soucieuse des accents et des accidents de l'oralité, où la phrase longue fait résonance au balbutiement du parler humain ; à cette aune, on aurait presque envie d'y entendre des manières à la Christian Gailly, quoique chez LEM la phrase soit toujours plus luxuriante, plus riche - comme on le dirait d'un mets. Il n'est pas interdit non plus d'invoquer Maupassant : si le Haut-Poitou martinien remplace la Normandie maupassantienne, on retrouve surtout chez Martin le même refus du naturalisme, le même souci de sublimer un réalisme toujours plus ou moins illusoire et, pour lui préférer l'éclairage des seuls actes humains, la même défiance envers l'explication psychologique. Quant aux prétextes dont il nourrit ses histoires, là non plus, guère de surprises à attendre : quelques caractères esseulés au sein d'un peuple de braves gens habités par leurs habitudes, de complexion plutôt taciturne, la sentimentalité muselée à de vieilles pudeurs ; et d'extractions volontiers rurales, même si LEM ne déteste jamais quelques intrusions dans le petit peuple des villes ou chez les titis parisiens - on songera, parmi quelques autres, au très beau Mousseline et ses doubles.

 

Non, décidément, l'univers de Lionel-Édouard Martin n'évolue que par variations infimes, légers glissements de la focale, dans un jeu conscient de ressassements profonds. Pourtant ce qui nous trouble, alors que lui-même parfois se dit si réticent à poursuivre dans la veine romanesque, c'est ce talent qu'il a, que l'on pourrait croire inné tant on se coule d'évidence dans cette écriture joueuse, onduleuse et bosselée, de nous entraîner dans des vies. Oh, des vies de pas grand-chose, à l'image de celles de Cor et de Clarinette (ils tiennent leurs surnoms de leur appartenance à l'Harmonie municipale), lui entouré de ses cochons (on est, dans sa famille, « marchand de porcs de père en fils »), elle mariée à un type du genre teigneux, et jaloux par-dessus le marché, qui ne tardera pas à mériter son surnom de « Toréador ». 

 

La musique étant affaire de sens, c'est bien une sensualité d'un type nouveau, pour Cor en tout cas, qu'elle fera naître chez ces deux-là, et c'est à cette histoire d'amour - puisque c'en est une - que Lionel-Édouard Martin va donner un tour passionnel, jusqu'à lui conférer quelques élans érotiques plutôt rares dans son œuvre ; mais ne nous emballons pas : rien de fougueux en ce monde où l'amour - le mot et la chose - a tout de l'insolite : on approche moins l'autre qu'on ne l'apprivoise, par petites touches et infimes pudeurs, avec comme qui dirait des gestes de vieux paysan. C'est un monde où la propriété est inaliénable et chaque territoire marqué : ça ne se fait pas de convoiter le bien de l'autre. Mais voilà,

 

     Cor n'a rien fait pour.
     Clarinette non plus n'est pas responsable.

     Ça devait venir, c'est venu.

 

Car l'amour est un destin. Cor aurait bien pu s'accommoder de vivre sans, comme tant d'autres, mais une fois que le sentiment a pris racine et s'est rendu maître de ses terres, peut-on seulement vivre sans lui ? Cor s'en tient donc d'abord à ce que la décence ordonne - il zieute, mate, rêvasse, fantasme -, mais c'est toujours dans la pure innocence que viennent se loger les malices de l'amour.

 

     Il faut les deux mains, facile, de Clarinette pour faire une main de Cor, d'ailleurs un soir il le lui dit Vos deux mains font à peine une des miennes, Voyons qu'on mesure, elle dit, pose ses mains côte à côte dans la paume de Cor, Non, ça déborde un peu, même en rentrant les pouces, Arrêtez, ça chatouille et ça doit l'amuser de lui chatouiller la paume en remuant les pouces, elle rit, Cor pose son autre main sur les deux mains de Clarinette, Greli-grelo, combien j'ai de mains dans mon sabot ?

 

Et si cor entre bien sûr en écho avec porc, si les deux, l'instrument comme l'animal, pâtissent d'une réputation comparable de rusticité, l'un paraissant aussi rudimentaire et vieillot que l'autre est sommaire et antique, l'instrument devient ici ce qui allège l'existence, l'ennoblit, teintant l'âme de Cor d'une délicatesse à laquelle peu de choses le destinaient.


Ils ont même leur chanson, leur hymne à l'amour, qui pour tromper la surveillance du légitime peut se faire messager :

 

     Quand elle se campe, désormais, dans la cour, au beau milieu de la cour de la Chasseigne et qu'elle joue - quand donc elle joue cette mélodie Deux petits chaussons de satin blanc, ça veut dire qu'elle est seule ; que son homme est allé faire à vélomoteur des courses, qu'il n'est pas prêt de revenir ; qu'elle est seule assez longtemps pour.
    Le vent, d'où qu'il vienne - puisqu'à vol d'oiseau les deux fermes sont peu distantes -, porte l'air jusqu'au Martreuil. Quand il pleut, qu'il est libre - il tâche de l'être toujours -, il lui répond, jouant au cor la même mélodie, même tonalité, cherchant l'unisson quelque part dans le ciel. Ça ne dure guère, bien vite il enfourche sa mobylette.

 

Notons au passage qu'au fil de ses textes Lionel-Édouard Martin rechigne de moins en moins à nommer les lieux réels, et que leur périmètre n'en finit pas de se resserrer. On est ici à Lussac, à la Chasseigne, au Martreuil ou à la Trimouille, en ces lieux-dits mais presque anonymes en lisière de « Montmo », la sous-préfecture, dont l'apocope obstinée pourrait être comme le signe d'un ultime hommage au romanesque, une ultime résistance avant que roman et récit ne finissent par se recouvrir l'un, l'autre.

 

Mais l'amour ne vaut et ne se mesure que dans la durée - donc dans l'épreuve, que ni Clarinette, ni Cor ne cherchent à surmonter. Ils font mieux : ils acceptent leur sort. Ils ont joué, ils payent. Ils ont couru le risque, ils assument. Mais s'ils se résignent au silence, s'ils consentent à l'esseulement, peut-être finalement est-ce cela qui rend leur amour inoxydable. Et cette sombreur alors qui envahit le récit achève de donner à leur amour une aura et une souveraineté miraculeuses. L'amour est devenu ce pour quoi la vie vaut d'être vécue - et tant pis si elle s'y oppose. Rien n'est plus faux pour ces deux-là que l'adage selon lequel le cœur ne saurait résister à l'éloignement du regard, et cet absolu viscéral nous laisse de Cor une impression de conte, qu'étaye la sécheresse d'une chute dont le pouvoir n'est pas moins tranchant que son lyrisme est déchirant.

Lionel-Édouard Martin, Cor
Sur le site des éditions Publie.net
Visiter le site de Lionel-Édouard Martin

23 juillet 2018

Grégory Mion a lu "Il y avait des rivières infranchissables"

 

 

L'amour à la racine

 

Une expression de Jacques Rancière a été abondamment reprise et commentée : « le partage du sensible » (pour réfléchir à la proportion de monde qui nous appartient en propre et à celle qui nous appartient collectivement). Le nouveau recueil de nouvelles de Marc Villemain se situe en amont de ce partage car ce dernier ne concerne que des grandes personnes qui ont fait leurs gammes dans le métier de vivre. En effet, après les belles impudences de Et que morts s’ensuivent voilà presque une décennie, Marc Villemain, cette fois, s’aventure sur le continent bégayant des premiers désirs amoureux et nous propose ainsi un partage de la sensibilité très dépouillé, très espiègle, en somme un apprentissage spontané de l’autre, une sorte d’introduction à la vie qui s’étend puisque l’amour novice induit une addition au-delà de soi-même, un aperçu, si l’on veut, de ce que c’est qu’être le sujet d’une participation qui dépasse le périmètre de nos habitudes ou de nos prés carrés. On suppose alors que les commotions amoureuses de l’enfance préparent une participation plus évidente qui se précisera après le mûrissement de la jeunesse : quand on aura passé le cap d’un baiser langoureux et qu’on aura gravi un corps en premier de cordée qui n’a pas tout son matériel d’escalade, on sera prêt, mettons, à participer socialement à la vie parce que la sensibilité qui se partage secrètement, ab initio, est la meilleure école pour comprendre que le monde se partage aussi publiquement, ad finem. En un sens radical, Alain Badiou dit que la vie de couple est une « scène du Deux » qui va toujours au-delà de son binôme dans la multiplicité des situations politiques. Pourquoi pas. Avec Marc Villemain, point d’engagement de soi en dehors de l’immédiate présence de l’autre que j’aime, point non plus de réalités pesantes qui déferlent d’une radio ou d’une télévision pour nous initier à la vulgarité de l’information de masse. Ce ne sont pas des amours nationales ou internationales que Marc Villemain raconte – ce sont des amours inactuelles, des entractes au milieu de la cohue des affairés, des sensations archaïques qui nous libèrent des engourdissements contemporains. Toutes ces amours sont aussi des rappels nécessaires : avant la jobardise d’un certain hédonisme, il y avait, et il y a toujours pour ceux qui vivent amoureusement en pré-Histoire (donc dans la sensibilité décontractée plutôt que dans le sensible parfois trop rationalisé), une vérité de sensation que la maturité a souvent épuisée sous l’autorité de quelques normes. Au reste, les amours premières ne connaissent pas l’usure de la vie domestique. Et comment ! L’on a tant à faire du corps et du cerveau de l’autre qu’il est purement inconcevable de vouloir s’exténuer dans la terrible myopathie d’un ménage. Suivons le cœur des enfants que nous fûmes, et, si l’on est littéraire, souvenons-nous du Louis Lambert de Balzac – la figure du créateur tombé en ruine, surmené par les concessions du mariage.

 

On pourrait affirmer que Marc Villemain nous gratifie d’une espèce de pastorale avec ces nouvelles qui, en autant de miroirs d’une vérité qu’on a eu tendance à perdre de vue, réfléchissent à l’amour inconditionnel de ceux qui n’ont strictement que de l’amour à partager. L’enfant ou les jeunes gens ne sont ni propriétaires, ni carriéristes, ni affublés de titres honorifiques – ce sont des électrons libres qui vérifient allègrement la théorie ancienne des atomes crochus telle qu’elle a été pensée par Démocrite. Pourquoi s’aime-t-on ? Parce qu’un certain mouvement de la matière nous a rapprochés. Il n’existe pas de « pourquoi » dans cette démarche : on a une forme qui correspond mystérieusement à la forme d’une autre personne et c’est déjà beaucoup dire. L’œil humain ne peut de toute façon pénétrer la réalité insaisissable de l’atome. Il spécule à bon compte et il donne le change en se montant le bourrichon quand l’amour se met à durer. Mais sitôt qu’un « pourquoi » est donné, c’en est terminé de l’amour – il cesse de se vivre dans la mesure où nous l’avons assujetti à une problématisation. Ce n’est en outre pas un hasard si Angelus Silesius voyait dans l’épanouissement de la rose un « sans pourquoi » (« elle fleurit parce qu’elle fleurit », comme l’amour surgit parce qu’il surgit). 

 

Par conséquent Marc Villemain ne s’alourdit pas de remarques psychologiques superflues ou de démonstrations tue-l’amour. Il suit le rythme intrinsèque des initiations imprévisibles et des initiatives complémentaires. Il le fait assez régulièrement avec la présence d’un juke-box vintage : on repère dans ses textes, explicitement ou en sourdine, le refrain de plusieurs chansons populaires qui escortent les âmes de nos argonautes de l’amour. Ainsi l’aigle chantant Barbara déploie ses ailes pour accompagner le déploiement d’un flirt décisif : une fois que le garçon aura connu la valse-hésitation du cerveau excité et de la verge cotonneuse, « il [marchera] le regard fier », devenu homme même dans la débandade, virilisé d’avoir été à demi-consistant, et, surtout, grandi d’avoir été le complice d’une chair féminine qui n’en demandait peut-être pas tant. Il s’agit là du texte d’ouverture, le plus sexuel frontalement, auquel répondra le tout dernier, le plus chaste, placé sous l’égide de Jacques Brel et de sa Chanson des vieux amants. On ne le formulera par ailleurs que très subrepticement, mais le texte de clôture instruit une cohérence romanesque dans ce recueil de nouvelles. Il évoque également un terminus à la fois douloureux et magnifique, le pressentiment d’un acte qui fait écho au choix d’André Gorz et de sa femme.

 

Parmi les circonstances exaltantes de ces amours sincères, nous avons retenu le motif de l’exclusivité fragile car le temps de l’enfance ou de l’adolescence est un infini qui se finitise rapidement dans les frayeurs des responsabilités adultes. La haute saison n’est jamais sans arrière-saison, et aux amours vivaces succèdent les amours lasses. De temps en temps aussi, fatalement, l’amour se retire dans la tragédie, tel que c’est le cas pour ce jeune tandem qui se révèle dans le non-verbal faute de parler la même langue (une petite Hollandaise et un petit Français), enfants attendrissants qui vivent l’insouciance des palpations éthérées, l’insouciance encore d’un âge où la mort n’est pas toujours un concept ou une chose connue, jusqu’à ce qu’elle s’invite, hideuse et pourtant magistrale dans sa manière de mettre les scellés à cette union, dans la foudre d’une hydrocution. Bien sûr, cette mort aquatique amplifie la signification des « rivières infranchissables » du titre du recueil (en résonance d’une chanson de Michel Jonasz) : si la déclaration amoureuse est éminemment difficile quand on en découvre le chemin scabreux, si elle est un impitoyable Rubicon à franchir, elle est également infranchissable étant donné qu’elle suggère quelquefois la noyade littérale (l’amour qui emporte les amants dans des rapides plus vifs que ce que n’importe quel cœur humain est capable de supporter). On ne le sait que trop : l’amour est souvent une tachycardie, une jouissance qui trouve à se prolonger, et le cas échéant le cœur éclate, succombe d’affection, dans une épectase qui n’a pas tout le temps le monopole d’une pompe funèbre.

 

Enfin, pour traverser ces rivières plus ou moins tumultueuses, bien souvent, il n’y a pas de langage approprié, pas de mots qui valent plus que d’autres mots. Marc Villemain nous le décrit joliment lorsqu’il mentionne les « chuintements des organismes », ces gargouillements qui trahissent les présences gênées et fondent la réalité des émotifs universels. Aux vaines logomachies romantiques où les pistolets menacent de brûler des cervelles, nous préférons considérer les symphonies du corps, les ventres couineurs qui retiennent des pets ou des quantités fécales, les bouches qui cherchent de la salive ou qui déglutissent tapageusement, les pieds qui se dandinent dans des chaussures subitement devenues trop petites, etc. Parler, quoi qu’il en soit, ce serait rompre la grammaire sentimentale et nécessairement a-prédicative du moment amoureux en train de se constituer – ce serait briser la ligne de crête du kairos gestuel où l’un des deux visages, là, va bientôt se pencher crucialement pour attraper une bouche. Parler, au fond, ce serait perdre le temps qui n’a ni commencement ni fin, ce temps long des amours naissantes où une main qui en prend une autre pourrait tout à fait envisager un éternel retour main dans la main, sans autre forme de procès que ce soit. Une main, une bouche, un regard, l’infini y tient volontiers, et c’est à ce temps long que Marc Villemain a consacré ses histoires courtes, car tout ce qui est contracté en espace, dans la relativité, confirme une dilatation temporelle. Il fallait fondamentalement des nouvelles pour exprimer l'infinité temporelle des amours débutantes.

 

Grégory Mion

À lire sur le site Critiques Libres

 

12 juillet 2018

Jacques Josse - Débarqué

 

 

L'amer sur terre

 

Je n'ai certes pas lu la totalité de l'oeuvre de Jacques Josse, riche de quarante volumes, mais je crois pouvoir dire que ce dernier récit, paru à La Contre-Allée, figure déjà parmi mes préférés - même en tenant compte d'une certaine subjectivité, liée peut-être à l'intention sensible que poursuit ce texte, hommage et tombeau au père disparu. Il est intéressant d'ailleurs de noter que ce récit arrive dix années après que ce père aura fini « par atteindre ces terres secrètes, ces îles sous le vent vers lesquelles il faisait route depuis de longues années » : Josse a besoin du temps long, sait qu'il faut se défier des coups de sang autant que des coups de coeur ; il connait le temps d'incubation nécessaire aux affects avant que ceux-ci ne trouvent leur plénitude et leur justesse. Et ce texte vient prouver, s'il était besoin, que la puissante vérité d'une émotion ne se laisse appréhender qu'en tenant l'émotivité à distance, qu'après avoir ménagé une longue plage de silence entre la dureté funeste du réel et l'expression de son épreuve. C'est sans doute pour cela que ce récit sur un père qui rêva toute sa vie durant de ce qui, en raison d'un mal contracté dans sa jeunesse, lui était interdit - la mer - nous touche par sa pudeur et sa pureté. Et cette manière de dérouler le « ruban secret » qui les unissait tous deux, lien qui « [devaitbeaucoup à nos lectures, à nos solitudes, à nos dialogues et à nos silences », nous renvoie à des saisons qui n'ont plus cours, sauf peut-être au plus profond de nos campagnes, là où le Progrès hésite encore - un peu - à sabrer le champagne, où la parole est toujours un danger, où la gnole demeure irremplaçable pour éponger les fatigues et où les mioches retiennent leur souffle au moment de tuer le cochon.

 

Pas un livre de Josse qui ne baigne dans ces mondes résiduels que, tel son père, leurs ultimes témoins finissent par quitter. On a toujours un peu l'impression, le lisant, qu'il s'acharne à régler ses dettes envers le seul passé qu'il ait eu à connaître, celui d'une humanité prise entre les derniers soubresauts de la paysannerie et les premiers feux du moderne labeur usinier. Ce pour quoi la seule nostalgie qu'il semble éprouver n'est jamais qu'intime, fraternelle, filiale. Une nostalgie qui célèbre moins une époque qu'elle ne la dit, Josse, finalement, cherchant peut-être moins à transmettre qu'à conserver - et c'est en effet l'un des rôles qui s'offre à tout écrivain d'aujourd'hui, quand le monde global tourne à une vitesse telle qu'elle rend inactuelle jusqu'à l'actualité même.

 

À travers la figure de son père, Jacques Josse nous dit la beauté tragique de ces individus empêchés, impuissants à faire le deuil de ce pour quoi ils se sentaient vivre ; ici, celle d'avoir rêvé le secret de la haute mer, d'avoir espéré la camaraderie des gars de la marine et le repos mérité des soirs de pêche, et de se voir maintenu à quai ad vitam, la main en bordure de visière et les sens affûtés, le soir au bistrot, dès qu'il revient aux compagnons d'errance quelques histoires du lointain - et tant pis si on les devine pas trop réalistes, pourvu qu'elle fournissent leurs quotas d'enivrements et de rêves. Débarqué est un petit livre sensible et serein, jossien pourrait-on oser, c'est-à-dire économe de ses effets, de ses sensations, témoignant une attente constante à la justesse des situations, où la mort est certes toujours là, qui rôde autour des familles, où les gueules cassées de l'ancienne France se tiennent toujours prêtes à virer de bord, mais où pointe toujours une petite lumière assez vive, celle d'une certaine joie et d'une certaine espérance - témoin, l'ultime scène de ce récit, quand le père peut enfin rejoindre le coeur des océans.

 

Jacques Josse, Débarqué - Sur le site des Éditions de la Contre-Allée
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6 juillet 2018

IMPROJAZZ N°245 - Entretien avec Franck Médioni

 

 

 

IMPROJAZZ n° 245
Rencontre avec un écrivain amateur de jazz, Marc Villemain

 

Je remercie vivement Franck Médioni d'avoir souhaité interroger mon lien avec le jazz.

 

◆ ◆ 

 

La rencontre avec la musique, le jazz ?

 

La musique ? Ou le jazz ? Je ne dis certes pas que les deux choses soient absolument distinctes, mais… Ce qui, à un moment donné, nous pousse vers le jazz, et nous y pousse presque physiquement, ne coïncide pas exactement, ou pas nécessairement, avec ce qui peut nous conduire vers « la musique ». La singularité du jazz induit la singularité d’une rencontre : non seulement il charrie autre chose que de la musique (pas plus, pas mieux : autre chose), mais il a toujours à voir avec une sorte de choc. C’est ce qui m’est arrivé vers dix-sept ou dix-huit ans. J’étais à l’époque un « metalleux » passionné, pur et mieux encore : zélé. Et puis un jour, chez un copain tout aussi metalleux que moi, j’ai entendu (la radio a l’étage était-elle allumée ? sa mère écoutait-elle un disque ?) le concert à Cologne de Keith Jarrett. Je précise que ce nom ne me disait absolument rien. Était-ce du jazz, je n’en savais et n’en sais toujours rien. Ce que je sais, c’est que je me suis retrouvé à écouter ce truc un peu dément (pour moi en tout cas, ça l’était), puis j’ai pris mon Ciao, emprunté la rocade et suis allé acheté deux cassettes chez mon disquaire – oui, c’était encore des cassettes… Le Köln Concert donc, et surtout, en trio avec Gary Peacock et Jack DeJohnetteStill Live, qui je crois venait de paraître. Tout est parti de là. Du concert à Cologne et de cette version inouïe de My Funny Valentine qui ouvre l’album Still Live – son introduction à mourir, sa conclusion arrache-larmes.

 

Pratique d’un instrument ?

 

Un peu de piano classique, enfant. Mon père m’emmenait le mercredi matin chez une dame dans un petit appartement HLM situé dans le quartier de Mireuil, en banlieue de La Rochelle. Je me souviens encore de son nom, madame Boutroux, une vieille fille encore jeune, disons. Du moins dans mon souvenir de môme. Une demi-heure de solfège, une demi-heure de pratique : la vieille école. Sinon je jouais beaucoup, seul, mais sans vraiment travailler. Avant même d’avoir la moindre notion d’harmonie, ni même la moindre connaissance en jazz, je passais mon temps à improviser ou plutôt, soyons honnête, à jouer ce qui me passait par la tête au mieux, au pire ce qui m’arrivait dans les doigts… Mais advenait toujours un moment où j’approchais une espèce de sensation de transe. Je transpirais, je ne m’arrêtais plus de jouer, ma clope se consumait sur le cadre en bois du piano, ma perception du temps était absolument dilatée, et surtout, vanitas vanitatum, j’avais l’impression que ce que je faisais n’était pas loin d’être absolument génial ! Je me souviens aussi que j’aimais beaucoup jouer les valses de Chopin, du moins les deux ou trois au bout desquelles je parvenais péniblement, ainsi qu’une petite pièce de Haydn que je n’arrive malheureusement pas à retrouver.

 

Parallèlement, j’essayais de faire du hard-rock… J’étais censé écrire, chanter et composer – au piano ! J’avais monté deux groupes, pompeusement baptisés Excalibur et Nemesis, dont ma mère est assurément la seule à avoir le souvenir (à cause du vacarme dans le garage).

 

Un peu plus tard, quand j’ai eu vingt ans, j’ai rejoint à La Rochelle une école de jazz fondée par le pianiste Régis Mayoux. Un grand big-bang un peu foutraque mais tenu par de sacrés bon musiciens, enthousiastes et soucieux de transmission. Je me souviens du prof de sax, passionné, fougueux, Alexis Dombrovsky, et du contrebassiste, Patrick Manet, dont je retrouve aujourd’hui le type de présence, d’énergie, d’entièreté, chez un Pierre Boussaguet par exemple. Il officiait à cette époque dans un groupe rochelais fameux, « Oiseau Rare » (avec le regretté Nobby Clarke aux saxophones et, autre disparu de ma jeunesse, le batteur André Lesgouarre chez qui le groupe répétait et qui, par bonheur, habitait le même village que moi.) Je me souviens, pure anecdote mais qui avait eu son petit effet sur moi, qu’un jour où Patrick Manet nous trouvait un peu trop appliqués, scolaires, il nous avait sorti, agacé : « Arrêtez de vouloir faire jazz, écoutez Eddie Van Halen, ça vous fera du bien ! ». Je crois que ça m’avait libéré, je me sentais enfin autorisé. Bref, dans cette école au moins on jouait, ça permettait de travailler la mise en place, de nous mettre à l’épreuve en formation, et aussi de tendre l’oreille à des instruments autres que le sien propre.

 

Plus tard, vers la trentaine, j’ai repris quelques cours d’harmonie. Puis quelques leçons qui n’en étaient pas vraiment avec un ami, Ahmet Gülbay, pianiste caméléon, autodidacte et swingueur devant l’éternel, celui qu’un temps on baptisa « le petit prince de Saint-Germain-des-Prés ».

 

Plus récemment, passé mes quarante ans, j’ai changé mon fusil d’épaule et me suis mis à la guitare classique. J’avais très envie de jouer comme Jimi Hendrix ou Paco de Lucia, de m’épancher avec Bob Dylan ou Simon and Garfunkel, mais j’ai pensé qu’à mon âge il devenait urgent de devenir sérieux. Et je l’ai fait, du moins j’ai commencé à le faire, en usant et abusant de la bienveillance et de la patience de Pierre Lelièvre, du renommé Quatuor Éclisses. J’ai un peu souffert au début et puis, au fil des mois, j’ai commencé à me régaler avec des petites pièces sans prétention, mais très gracieuses, de Robert de Visée, John Dowland, Ferdinando Carulli, Matteo Carcassi, Fernando Sor. Je n’en demandais pas beaucoup plus : de Gaulle avait refusé de se lancer dans une carrière de dictateur à soixante-sept ans, je n’allais pas, moi, endosser la panoplie du guitar-hero à quarante… Bref, j’ai pratiqué la chose avec un peu de sérieux, quotidiennement, pendant deux ans. Et puis le temps a fini par me manquer, l’écriture a imposé son tempo. Elle vient chez moi par vagues un peu obsessionnelles, et quand je suis dans une telle période il m’est impossible d’exercer mon oreille à une autre grammaire, une autre musicalité que celle des mots. Moyennant quoi, voilà plus de deux ans que je n’ai pas touché l’instrument. Ça reviendra. J’espère.

 

Souvenirs forts de concert de jazz ?

 

Keith Jarrett, sans surprise. Vu plusieurs fois donc, en solo comme en trio. Et chaque fois, une leçon de musique. De musique je dis bien, pas seulement de piano. Il se passe toujours quelque chose dans un concert de Keith Jarrett, pour peu qu’on tende l’oreille et aussi qu’on soit, comment dire, sentimentalement disposé. Ses phrases incroyablement ciselées, ce modèle de touché, de netteté, de sensibilité. Et cette énergie si particulière, à la fois mystique et romantique qui émane de lui. Ajoutez à cela cette complicité merveilleuse, espiègle, presque adolescente, cette considération profondément amicale entre Peacock, DeJohnette et lui, et vous obtenez une des formations les plus universelles de toute la musique. 

 

Pour rester dans le jazz, je pourrai évoquer un concert assez récent d’Avishai Cohen. Ce type est un phénomène, en plus d’être un prodigieux musicien et un insatiable inventeur de formes. Mais je pourrais citer tant d’autres grands moments, lesquels, pour l’essentiel, remontent d’ailleurs à la fin des années 80 ou au début des années 90 – pour cette seule raison que je suis moins informé aujourd’hui de ce qui se passe dans le jazz. Je pense à Michel Portal avec le trio Kühn/Jenny-Clark/Humair à La Rochelle ; à un concert d’Uzeb à Bordeaux ; de Sonny Rollins à Poitiers ; ou, dans la même salle, de John McLaughlin en trio avec Trilok Gurtu et Kai Eckhardt ; sans oublier Pat Metheny au Cirque d’Hiver, Brad Mehldau il y a une vingtaine d’années au Sunset, ou encore le trio de Michel Petrucciani, je ne sais plus où, dont le concert fut alors ouvert par un tout jeune garçon, un certain Jacky Terrasson. J’avais été aussi très enthousiaste lorsque Ahmad Jahmal fêta ses quatre-vingt ans à l’Olympia (avec cette cinglée d’Hiromi…). Tant d’autres encore et, à chaque fois, tant de motifs d’admiration. Et je n’évoque que le jazz – le reste nous mènerait trop loin… 

 

Quels sont vos musiciens de jazz et albums de jazz préférés ?

 

Bon, mettons de côté Keith Jarrett : j’en ai assez dit, n’est-ce pas…

 

C’est difficile, parce qu’il me faut distinguer entre l’absolu et le sentimental. Je veux dire par là le moment, disons autour de mes vingt ans, où je me suis passionné pour l’histoire du jazz, mais aussi pour son actualité. C’est l’époque par exemple où Chick Corea jouait avec Miroslav Vitous et Roy Haynes et où sortirait peu de temps après le premier album de son Akoustic Band, qui m’infligea une jolie claque ; l’époque aussi de l’inspiration « latine » de Pat Metheny (Still Life, par exemple) qui excitait tellement mon imaginaire ; le Tirami Su d’Al Di Meola, album un peu méconnu que j’adorais ; ou le premier album de Michel Camilo, même si je me suis un peu fatigué, à la longue, de sa virtuosité un peu roublarde ; Stan Getz, ses concerts notamment, comme Anniversary, puis Serenity, albums où j’admire beaucoup l’élégance de son pianiste, Kenny Barron. Du même, je recommande d’ailleurs volontiers l’album At Large, de 1964 et récemment réédité, avec le très beau piano de Jan Johansson. Des choses plus expérimentales aussi, tournées vers une esthétique plus immédiatement contemporaine ou urbaine, qui m’avaient frappées et qui tournaient sans cesse sur ma platine : le trio Kühn/Jenny-Clarke/Humair du Time To Time Free ou encore l’album An Indian Week, d’Henri Texier ; j’étais aussi très impressionné, très admiratif, devant la prise de risque, c’est-à-dire la liberté des albums Chine, de Louis Sclavis, et Turbulence de Michel Portal. Après, franchement, je ne sais pas… Les maîtres, les légendes, bien sûr. Basie, Peterson, Jamal, Parker et les autres. Bill Evans, nécessairement. Coltrane, qui continue de m’inspirer un certain sentiment de sidération. Mais avec tout de même quelques hérésies honteuses, sinon ce ne serait pas amusant : je continue, en partie au moins, à passer à côté de Monk et de Miles Davis. Je sais leur apport, je sais les inventeurs qu’ils sont, ce que la musique et même le vingtième siècle leur doivent, je sais la bascule dont ils ont été les maîtres d’œuvre mais, si je veux être parfaitement honnête avec moi-même, force est d’admettre que je ne les écoute pas tant que cela. Après, j’ai des périodes, je suis du genre à me polariser un peu. Ces derniers temps par exemple, j’ai pas mal écouté les premiers albums de Gary Burton, à la fin des années 1960 - Duster par exemple, ou Lofty Fake Anagram. Et même George Shearing, un peu oublié. Mon rapport au jazz évolue finalement beaucoup, et d’ailleurs pas toujours dans des directions complémentaires, ni même très cohérentes. Ça suit mes humeurs, c’est toujours un peu en mouvement.

 

La place de la musique, du jazz, dans votre vie ?

 

De la musique, fondamentale, cardinale. Du jazz, je dirai intermittente. Musicien, faisons simple, c’est ce que j’aurais rêvé d’être. Je ne dis évidemment pas que je suis devenu écrivain par défaut, je ne pourrais plus vivre sans cela, mais j’ai ce fantasme persistant de penser que la musique aurait pu être ma vie. Elle l’est en partie, mais je dois me résoudre à ne jamais connaître l’émotion de l’authentique musicien, ni sa joie, ni sa douleur, ni sa rage, ni son euphorie. Toutes choses que je peux certes éprouver comme écrivain, mais disons qu’il me manque peut-être parfois les modalités physiques, sensuelles, cathartiques de leur expression. On a beau transpirer à sa table de travail, connaître certains moments d’exultation ou d’abattement, d’euphorie ou de découragement, il n’en demeure pas moins qu’écrire est une activité qui, dans sa mise en œuvre très prosaïque, demeure assez largement cérébrale (et je ne parle pas de la rencontre avec le public, qui achève de distinguer parfaitement les deux arts.) Disons qu’entre la littérature et la musique, il y a concurrence.

 

Que représente la musique, le jazz pour vous ?

 

Ma réponse sera décevante tant elle frise le lieu commun : la liberté. Liberté consacrée pas bien d’autres genres, à commencer par cette musique que l’on dit un peu machinalement, voire stupidement « classique », mais qui dans le jazz prend selon moi une dimension plus viscérale, voire spirituelle. La notion d’improvisation, bien sûr, mais pas seulement. Le jazz, que l’on me pardonne ce poncif, est un état d’esprit qui se nourrit presque exclusivement d’une aspiration à la liberté (de forme, d’attitude, de vocabulaire, de ton, d’emprunts, d’expression dans le rapport au temps), et peu d’arts, finalement, font à ce point écho à cette aspiration. Pour moi, d’avoir senti  et découvert cela à une certaine époque, c’est quelque chose qui m’a aidé à grandir. Pour aller vite, je dirai que la liberté que charrient le jazz et les musiciens a beaucoup alimenté la vision que je me faisais de ma propre vie ; comme si j’y avais trouvé certains traits ou caractères d’une éthique personnelle.

 

Quels musiciens de jazz actuels suivez-vous tout particulièrement ?

 

Comme je le disais, je confesse avoir un peu délaissé l’actualité – et pas seulement celle du jazz… Je souffre en effet d’une maladie un peu honteuse, disons une sorte de propension à la nostalgie, à laquelle s’ajoute avec l’âge un plaisir certain à choyer mes prédilections. Cela dit, je n’aime rien tant qu’être surpris et bousculé, tant je me demande comment il est encore possible (en musique comme en littérature, d’ailleurs) d’inventer ou de renouveler. Ceux qui y parviennent, et il y en a, ont toute mon admiration.

 

Ma découverte la plus ancrée ces dernières années est peut-être celle d’une chanteuse devenue célébrissime depuis, Youn Sun Nah. Est-ce encore du jazz, je ne sais pas. L’esprit, l’historicité, la matrice, oui, appartiennent sans aucun doute à la sphère du jazz, mais c’est aussi tellement autre chose. J’hésite à citer Joey Alexander, tant il faut se méfier de notre fascination, bien compréhensible, pour la précocité d’un tel petit génie. Mais force est d’admettre que sa maturité force l’admiration. Je m’explique d’ailleurs assez mal comment un enfant de cet âge peut rendre compte avec autant de sensibilité et de plasticité d’une palette d’émotions qu’il ne peut avoir lui-même vécu. C’est assez déroutant. Enfin j’écoute aussi, dans un genre bien différent, celui du « nouveau » flamenco, quelqu’un comme Vicente Amigo – que je ne vais d’ailleurs plus tarder à retourner applaudir en concert. Même si je ne suis pas sûr qu’il soit, comme on le dit parfois, l’enfant de Paco de Lucia. Pas sur un plan technique, il n’a assurément rien à lui envier, mais il ne charrie pas les mêmes choses, la même douleur, la même joie, la même poésie. Disons que s’il en est l’enfant, cela ne signifie pas qu’il en soit le fils spirituel. Cela dit, il m’accompagne beaucoup, ces derniers mois.

 

La place du jazz dans vos livres ? La musique, le jazz a-t-il un impact, une influence sur votre écriture ? Si oui, laquelle ? Comment voyez-vous la relation entre jazz et littérature ? 

 

Comme objet littéraire, je n’ai jamais vraiment évoqué le jazz, ni d’ailleurs la musique. Du moins pas autrement que dans un souci d’ornementation ou de décor. C’est quelque chose d’éminemment complexe. L’envie est là, toujours, de dire avec des mots ce que la musique éveille en moi mais, quel que soit le talent de leurs auteurs, je n’ai jamais été convaincu par les livres qui cherchent à « sonner jazz ». En réalité, je crois que c’est impossible, du moins je ne suis pas loin de penser qu’il y a pour cela trop d’antagonismes, d’empêchements. Sauf à partir d’un postulat, voire d’une définition selon laquelle le jazz serait en lui-même doté d’une armature-type, d’une couleur-type, d’un lexique-type, bref qu’il serait possible de le modéliser. Ce qui serait trahir son intention, qui précisément est d’échapper à la tentation du carcan et de privilégier l’expérience, l’instant et le renouvellement. Il va sans dire qu’il y a de très beaux romans autour du jazz, et de très beaux livres qui se sont acharnés à en saisir la blue note (autrement dit, le secret), mais la revendication d’une quelconque « écriture jazz » relève tout de même d’une certaine coquetterie. Ce n’est pas parce qu’on aligne trois phrases verbales entre deux tirades plus ou moins longues incluant trois subordonnées relatives, ou parce qu’on sature sa prose d’interruptions ou de ponctuations, à la Céline disons, que l’écriture en devient « jazz ». Bien sûr on pourrait aller lorgner du côté de l’Oulipo, des onomatopées, des palindromes, des contrepèteries, mais hormis le plaisir du jeu, hormis le résultat possiblement brillant, quelle est la substance littéraire, quelle est l’intention, quel est le mobile intime d’une telle démarche ? Le jazz relève plus d’un certain esprit, voire d’une vision du monde, que d’une technique, ne craignons pas d’y insister. Autrement dit, n’importe quel sujet peut servir une écriture dont le souffle, disons l’élan vital, pourrait faire écho à ce qui, dans le jazz, est incessamment à fleur de peau, toujours en quête de la bascule, de la rupture, de l’hésitation. Il y a un écrivain, trop tôt disparu hélas, dont je dirai qu’il est peut-être celui dont l’écriture était presque tout entière habitée par ce type de rythme et de souffle (il pratiquait d’ailleurs le saxophone, ce qui ne peut pas être anodin), je veux parler de Christian Gailly. Je pourrais invoquer aussi Alessandro Baricco, pour rester chez les contemporains, mais je ne connais de lui que (l’excellentissime) Novecento. On pourrait aussi lorgner, pourquoi pas, du côté de Beckett ou de Ionesco. Mais, bref, les quelques romans et nouvelles de Gailly m’ont beaucoup marqué, même si mon écriture n’a finalement pas grand-chose à voir avec la sienne. Et même s’il m’est arrivé de penser que sa façon de progresser dans la phrase (son phrasé, autrement dit), courait toujours le risque, à la longue, de tourner au « truc », il n’en reste pas moins vrai qu’il épousait très authentiquement, et avec quelle puissance évocatrice, l’esprit du jazz. Ses personnages hoquetant, timides, décalés, syncopés, jamais en phase, éprouvant toujours un mal fou à terminer une phrase ou même à aller au bout d’une pensée, ceux-là, oui, me semblaient très proches de la flammèche d’humanité à laquelle le jazz va puiser. Reste que c’est selon moi surtout dans ce qui conduit un auteur à écrire que l’on pourrait trouver de quoi l’acoquiner à l’univers du jazz. Je veux dire par là que, groupe ou pas groupe, big band ou pas, le jazz est constitué de musiciens ontologiquement individualistes, qui ne font pas autre chose que chercher leur « petite musique intérieure » ; or c’est aussi cette petite musique-là que cherche l’écrivain. Là réside je crois, en partie au moins, la fascination que le jazz exerce sur la littérature – et donc, a-t-on parfois envie de supposer, de son énergie si caractéristique sur le travail d’écriture.

 

Écoutez-vous de la musique en écrivant ?

 

Plutôt non. Peu ou prou, le silence est impératif – on n’imagine d’ailleurs pas un musicien travailler tout en lisant un livre, et pas seulement pour des questions de commodité. Ce que je dis ne vaut que pour moi, mais il m’est impossible de tendre concurremment l’oreille à une musique et aux sonorités de mon propre texte. Mais je m’empresse de tempérer : je commence souvent à travailler en écoutant de la musique. Pour me créer un univers, me glisser dans une bulle, me chauffer. Toutes les musiques sont disponibles, mais je vais toujours chercher celle qu’il me faut en fonction de ce que je veux ou vais écrire. De la sensation que j’ai besoin de faire monter en moi. Du climat que je cherche à habiter, et qui bien sûr préexiste à toute illustration musicale. Dans ma préparation à la phase d’écriture, je peux parfois avoir envie ou besoin de quelque chose qui déplace mon regard, nourrisse voire excède ma sensation, qui en quelque sorte me transporte là où, de manière confuse mais tangible, sensorielle, j’ai décidé que cela devait me transporter. J’ai conscience d’être un peu obscur, mais c’est vraiment une question d’état d’esprit et d’énergie. En revanche, une fois que je suis installé dans mon texte, dans un monde qui n’est plus tout à fait le réel et qui finalement possède tous les traits d’une d’utopie, puisqu’il s’agit bien de faire émerger une forme inédite qui se créé en même temps que j’écris, alors j’éprouve aussitôt le besoin du plus grand silence. Et même du plus tyrannique des silences.

15 juin 2018

Juan Manuel de Prada - Le Septième voile

 

 

Un coin du voile 

 

Nous autres, qui lisons peut-être un peu plus de livres que la moyenne des Français, faisons d’authentiques efforts pour n’avoir affaire qu’à de non moins authentiques chefs-d’œuvre. Moyennant quoi, il nous arrive de faire d’enthousiasmantes découvertes, de tomber sur des perles, des petits bijoux, quelque objet définitif et très précieux qui console du reste. Un chef-d’œuvre, c’est autre chose. J’entends bien que cette qualification est sujette à caution, le triomphe du spectacle vivant (sic) incitant parfois à qualifier ainsi des livres qui seront seulement remarquables, voire magistraux, donc à propos desquels les controverses demeurent possible. Le chef-d’œuvre, lui, ne saurait souffrir aucune chicane : nous sommes face à une pièce dans le jugement ou l’appréciation de laquelle n’entre aucune subjectivité, une édification à ce point historique et monumentale que l’inconstance congénitale aux jugements humains ne laisse guère de place à la moindre discorde. Nous savons que nous sommes devant un chef-d’œuvre comme nous savons que le soleil chauffe et qu’une roue tourne : c’est l’exact jugement qu’inspire la lecture du dernier roman de Juan Manuel de Prada, Le septième voile

 

Il ne sera pas question ici de l’histoire, d’une richesse et d’une complexité qu’il serait coupable de vouloir résumer. Tenons-nous en, donc, aux quelques indices distillés en quatrième de couverture : alors que sa mère vient de mourir, l’homme qui l’a élevé apprend à Julio Ballesteros qu’il n’est pas son vrai père. S’ensuivra une quête exaltée à travers l’histoire et les continents, qui nous conduira sur les pas de Jules Tillon, héros de la Résistance connu sous le nom de Houdini en raison de ses talents d’évasion, et devenu amnésique à la fin de la guerre des suites d’une blessure. Roman d’une double quête, donc : celle du fils cherchant le père, celle du père se cherchant lui-même. 

 

Juan Manuel de Prada réussit là ce dont rêvent sans doute, peu ou prou, tous les écrivains : la fresque parfaite des passions universelles. Le livre qui parvient à embrasser la totalité des raisons, des actes et des affects. Celui dont il était logique, inscrit, consubstantiel au propos, qu’il intègre et résume ce qu’il y a de plus retranché et de plus extrême en l’homme, toutes les questions que nous nous posons, quels que soient notre temps ou notre génération : notre attitude devant la vie et devant la mort, devant la paix aussi, l’impossible absolu à l’aune duquel nous sommes voués à nous juger – et peut-être à être jugés –, les irréversibles passions que nous fomentons à l’égard de nos parentèles et de nos familles, tout ce à quoi nous devons faire face et que nous savons, ou ne savons pas, affronter. Dit comme cela, on pourrait certes penser qu’il s’agit d’un tour de force, voire d’un coup de force. Or, non. Comme dans La vie invisible, son précédent et sublime roman qui, déjà, se colletait avec les méandres de la culpabilité, l’histoire, chez Juan Manuel de Prada, vient de l’Histoire. Chaque phrase en est taraudée. Chaque idée s’y nourrit. Chaque affect y puise. Cela tient à la minutie de Prada, à son souci de la justesse, mais aussi à son style, qui ne se contente pas d’être d’une très grande élégance mais qui à lui seul suffirait à charrier l’émotion et la gravité, portant tout à la fois le regard vers le fuyant horizon et l’attention vers l’intouchable psyché. D’où l’épaisseur des personnages, leur beauté à la fois puissante et fragile, cette humanité qui, à force d’incessants mouvements internes, ceux de la conscience, ceux des désirs, s’approche toujours plus près des gouffres. Charge aux lecteurs alors de prendre partie, car Prada ne le fera pas pour nous. 

 

Ils sont beaux, ces personnages avides de vie, ils sont beaux quand ils aiment et qu’ils désaiment, quand ils se sacrifient et qu’ils tuent, quand ils s’accrochent et qu’ils abdiquent, quand ils tiennent leur rang et qu’ils trahissent. Ils ne sont des personnages de roman que parce que les personnages de roman naissent de nous-mêmes. De quoi sommes-nous, de quoi serions-nous capables ? Quid de notre aptitude à la souffrance de vivre une vie finie ? Quid de notre aptitude à la conscience ? À l’histoire ? À l’autre ? Il y a chez Prada un va-et-vient constant entre un prométhéisme qui nous sauve de l’idée que nous nous faisons de nous mêmes, et une sorte de défaitisme qui pourrait apparaître comme l’autre nom d’une sagesse ou d’une raison ancestrale ; quelque chose d’un mysticisme originel, constamment mis à l’épreuve de la culpabilité, mû par la promesse intenable de la rédemption et du salut. Quelque chose d’un spleen euphorisant, donc, si le rapprochement n’était par trop saugrenu, une douleur qui remonterait des siècles et qui se résoudrait dans une certaine frénésie à la saisir, à en distinguer l’origine, à en maîtriser la destination.

 

Il faudrait être beaucoup plus précis et complet pour parler de Juan Manuel de Prada, de ce livre-ci comme de la totalité de son œuvre. On ne le peut. Mais on peut au moins regretter qu’il ne soit pas davantage lu en France, lui, si jeune encore, dont on sait déjà que l’histoire dira qu’il aura porté très haut le flambeau d’une littérature de dimension mondiale, une littérature poignante et raisonnée où chacun aura parfait sa connaissance du monde, et de soi.

 

Le Septième voile, Juan Manuel de Prada - Éditions du Seuil
Traduit de l'espagnol par Gabriel Iaculli
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 16 – mai 2009

15 mai 2018

Juan Manuel de Prada - La vie invisible

 

 

Par où passe le salut des pénitents, ou l'innocence impossible

 

Observons le visible autour de nous : nous n’y voyons que de la surface. Mais nous sommes bien obligés de croire en la surface : si nous nous mettons à ne plus y croire, tout s’effondre. Si nous nous mettons à ne plus croire que la surface et la vie sont deux mots qui désignent une seule et même chose, si nous nous mettons à ne plus croire que les paroles que nous proférons ne le sont que parce qu’elles sont fondées à l’être, que notre vie, notre carrière, nos ambitions, nos choix, nos décisions, nos renonciations, sont le produit direct de notre intelligence volontaire, si nous nous mettons à ne plus croire au grand récit qui a fait de nous ce que nous sommes et dont nous nous voulons les auteurs incontestables et uniques, alors nous sombrons. Nous sombrons parce que nous sommes des hommes et que nous nous voulons tels ; faute de quoi nous serions sommés de nous regarder comme des jouets entre les mains du tourment – un tourment majuscule, originel, fatal –, comme les souffre-douleur d’une eschatologie surpuissante, des êtres à l’âme choréique, amputés de leur part prométhéenne. Tel est d’ailleurs le rôle joué par le sybaritisme sirupeux et revendiqué de nos sociétés : en nous détournant de la tragédie, il nous permet simplement de continuer à vivre. Ainsi nos petits malheurs réclament-ils bien souvent le statut de grands chagrins, nos petites luttes celui de grandes batailles, nos petites victoires celui de grands triomphes. S’il faut vivre, alors il faut vivre quotidiennement, et cela n’est possible qu’au prix de l’addition de mille refoulements individuels, dont le résultat aboutit à ce grand ensemble que nous désignons par le substantif société. L’on comprend mieux dès lors le succès de la notion, et surtout des problématiques de « l’environnement » : l’environnement n’est qu’environnement du noyau du monde. Ce que dit très bien le mot allemand « Umwelt », où préfixe « Um » exprime la circularité. Comme l’a montré Peter Sloterdijk avec l’éclat qu’on lui connaît : « l’environnement, d’un point de vue ontologique, a donc la qualité d’une cage » (La domestication de l’être, éditions Mille et une nuits).

 

Or voilà : il peut arriver que l’environnement s’effondre. Que ce que nous pensions justifié, légitimé, mérité, installé, soit conduit à se fissurer. Que ce qui nous dissimulait jusqu’à présent le noyau du monde nous explose à la figure comme un geyser qui aurait trop longtemps contenu sa nécessité, et que de son jaillissement sourde une larme qui, à son tour, deviendra l’environnement de notre monde intime – un environnement vrai, débarrassé de ses scories, de ses virtualités artificielles, de ses démissions inavouées. La surface s’est fendillée, lézardée, crevassée, elle a pris sous nos yeux dessillés l’apparence d’une douloureuse gerçure, et voilà que la vie soudain nous tend ses lèvres noires, et que de sa bouche sort la seule vérité possible : celle qui fait mal. À cette vérité qui fait mal, Juan Manuel de Prada a donné le nom de « vie invisible ». Et comme il ne faut pas faire de mystère pour rien, il nous l’annonce dès la première phrase de ce magistral roman : « Au-dessous de cette vie que nous croyons unique et vulnérable court, semblable à une source souterraine, une vie invisible ; à moins qu’elle ne coure au-dessus, telle une bourrasque d’apparence inoffensive dont le baiser donne pourtant le frisson et glace jusqu’aux os » ; elle est « un saisissement proche du contact furtif et visqueux de la culpabilité ». Le mot est lâché : coupable. Car coupable, chaque protagoniste l’est ; ou plutôt, ou surtout : croit l’être ; de cette insoutenable culpabilité qui nettoie de fond en comble la poussière accumulée aux différents étages de l’être.

 

* * * 

 

Alejandro Losada est un écrivain madrilène. À quelques encablures de son mariage avec Laura, il entreprend un voyage contraint à Chicago, à l’invitation d’un centre culturel. Quelques jours plus tôt, la télévision passait encore en boucle et jusqu’à la nausée l’effondrement des tours jumelles, les flammes qui « montaient à l’assaut de leurs chairs comme autant de tiges de lierre ardentes », les humains qui sautaient dans le vide, semblables à « des hirondelles paralytiques ou à des Christs privés du support de la Croix ». Alejandro n’envisage pas le voyage de très bon cœur, mais Laura y voit pour lui le moyen d’insuffler un regain d’inspiration à son œuvre romanesque en état de sommeil. Dans l’avion, il est accosté par Elena, admiratrice fougueuse, jeune, troublante, incontrôlable, sûre jusqu’à la  vulgarité de sa beauté embrasée (mais Alejandro, comme le pénitent qui s’ignore encore, a « toujours trouvé excitante la vulgarité qui a honte d’elle-même »). Toujours est-il qu’Alejandro donne sa conférence. Au fond de la salle, seul à rire (et à comprendre) parmi un public très comme il faut, un homme, Tom Chambers, brute tatouée au cœur d’éponge. Il est venu parce que, dans sa jeunesse, Alejandro avait écrit un texte, superbe, sur Fanny Riffel, pin-up star des années cinquante – autant dire il y a des siècles, quand un sein sur une couverture de magazine valait un emprisonnement et un bannissement de la communauté des semblables. Fanny a disparu de la circulation depuis bien longtemps, mais Chambers est le seul a tout savoir, ce qu’elle est devenue, les épreuves (et quelles épreuves ) elle a dû traverser. Il confie alors son bien le plus précieux à un Alejandro de plus en plus retiré de la surface : les conversations enregistrées qu’il eut avec Fanny des années durant, et dans lesquelles est révélée toute la vie invisible de celle qui fut « le revers obscur de Marilyn ». À charge d’Alejandro d’en écrire le roman.

 

Mais Alejandro n’est déjà plus le même : il est la proie du désir. Innocent, innocent en tout, vierge de toute consommation charnelle, mais coupable d’avoir désiré, quand bien même cela ne se serait produit que dans les seuls entrelacs de ses entrailles, coupable de l’intention du désir, coupable d’une « faute irréalisée ». Il aime Laura, et comment, mais le visage d’Elena est là qui le poursuit, et pour Elena aussi la machine s’est emballée, tout est trop tard, l’histoire l’a mise sur les rails de la vie invisible et la rapproche inexorablement des plus incommensurables souffrances. Alors elle subira tout ce que l’imagination des hommes peut faire à une femme dont un seul éclat du regard suffit à les bouleverser – ou à les effrayer, ce qui revient au même. Mais notre compassion est sollicitée de toute part, et à l’inexorable flétrissure dont Elena escompte la rédemption, répond, comme en écho que nulle distance, pas même dans le temps, ne suffit à brouiller, la déchéance terminale de Fanny. De retour en Espagne, les « voix murmurantes » de la vie invisible de Fanny la pin-up s’apprêtent à plonger Alejandro dans la fresque inouïe de ses tortures et de sa démence. « Il n’y a pas de péché, même par omission, qui n’entraîne sa pénitence », scande le narrateur. C’est son credo, qui l’aliène autant qu’il le libère : salut et condamnation ne sont qu’une seule et même chose, les deux horizons d’une même frontière. Sur le chemin de sa folle culpabilité, déchaînée par des éléments dont il ne parviendra plus jamais à se dégager, Alejandro va croiser celle de Chambers, bourreau impitoyable puis protecteur amoureusement omniscient de Fanny. Les vies se mêlent, les culpabilités se nourrissent, les histoires se répondent, se stimulent et abondent le chaudron des fautes à expier et des malédictions à surmonter. Rejoint au cours du livre par son ami Bruno, Alejandro va parcourir ce que l’esprit humain a pu concevoir de plus lugubre : sa folie. Désormais il ira partout où la vie est invisible au commun des mortels, invisible à celui qui se rend à son bureau le matin après s’être rasé de près, invisible à celle qui fait ses emplettes dans le samedi après-midi des beaux quartiers, invisible aux humains qui continuent de s’accrocher à la surface en se persuadant dans un réflexe complaisant que la surface est la vie. Alejandro nous enchaîne sur son chemin de croix, et nous nous surprenons, tétanisés, à prier pour que s’inverse le cours des choses. Mais c’est un vœu pieux : la vie invisible a toujours le dessus.

 

* * *

 

On n’entre dans ce livre ni n’en sort sans effroi : approcher de la vie invisible ne peut se faire à moitié, elle est une fatalité à laquelle nul lecteur ne peut échapper dès lors que le hasard, ce « papier englué où se prennent les mouches », a ouvert sous ses pieds le gouffre où s’expérimente et se trame ce que la surface recouvre d’une pellicule melliflue de légèreté et d’oubli. « Nos actes clandestins, ainsi que les brumes du sommeil, finissent par coloniser le monde sensible » : dès lors, le monde sensible est voué à l’explosion. Tout ce que hier encore nous projetions, tout ce qui nous paraissait aller de soi, tout ce qui nous faisait nous mouvoir, tous les rêves sucrés que nous fomentions dans notre inconscience installée, rien de tout cela ne tient plus ; alors les murs de nos vies se lézardent jusqu’à s’écarter pour laisser remonter à la surface l’être que nous ne soupçonnions plus en nous, « comme les corps des noyés ». Alejandro va se débattre avec la foi du « converti qui veut être blâmé et vilipendé », car « l’homme a moins besoin d’espoir que de peur pour se sentir vivant ». Or c’est à la vie qu’Alejandro veut revenir, et c’est pourquoi il lui faudra passer par la vie invisible : l’on ne peut revenir que d’un lieu qui n’est pas soi. 

 

Loin de la bonne conscience somnambulique et du tropisme mémoriel dont l’hystérie contemporaine ne sert qu’à repousser les affres du présent, Alejandro Losana, qui tient plus du témoin que du héros, s’en va sur le chemin de la guerre pour affronter la part maudite de l’homme, celle dont on nous dit complaisamment qu’elle ne loge qu’en quelques-uns d’entre nous, pauvres hères psychotiques, déments et bons seulement à bannir. Comme Elena, comme Fanny, comme Bruno, comme Tom, il éprouvera dans sa chair l’imperturbable logique de la vie lorsqu’elle décide de se couper de ses fils. Et dans la fantasmagorie chrétienne du salut, empruntera la plus exigeante des voies : celle de notre irrémissible culpabilité.

 

Juan Manuel de Prada, La vie invisible - Éditions du Seuil
Traduit de l’espagnol par Gabriel Iaculli
Article paru dans Esprit Critique, Fondation Jean-Jaurès, mars 2005

11 mai 2018

Richard Powers - La Chambre aux échos

 

 

Le roman du cerveau

 

Il est l'un des écrivains les plus complets et les plus brillants de sa génération. Un de ces écrivains comme les États-Unis se plaisent à en fabriquer, brassant les savoirs et embrassant le monde, portant attention aux couleurs du ciel autant qu’aux coulisses de l’univers. L’auteur d’un roman magistral, Le Temps où nous chantions, une bible pour ceux qui voudraient comprendre un peu mieux dans quel métal se conçoit et s’invente l’identité américaine. Un immense styliste, enfin, dont nous ne nous lassons pas d’admirer l’ingéniosité des formes et des constructions, l’ampleur et la précision des phrases, et cette intelligence du rythme dont je ne suis pas loin de penser, parfois, qu’elle pourrait bien avoir quelque chose de spécifiquement américain. Roman de l’Amérique, Le Temps où nous chantions se déployait sur fond d’histoire familiale et raciale : son lyrisme rencontrait le siècle ; dans La Chambre aux échos, ce n’est plus à l’histoire mais au cerveau des hommes que s’attache Richard Powers. Pas un roman intimiste, donc, mais plutôt un roman de l’intimité – celle du siège de nos pensées et de nos sensations.

 

Le livre s’ouvre sur une scène qui ne déplairait pas aux frères Coen. Nous empruntons une petite route du Nebraska, à la nuit tombée, au moment où des centaines de grues vont se poser « en flot continu » ; elles « convergent ici, comme de toute éternité, et tapissent la plaine humide. » L’on vient du monde entier pour admirer cette chorégraphie mythique : « Alors que l’obscurité tombe enfin, le monde rejoint ses commencements, ce crépuscule vieux de soixante millions d’années qui vit débuter cette migration. » C’est sur cette petite route, cette même nuit, que Mark Schluter va avoir son accident. Il en réchappera grâce à une intervention mystérieuse, celle d’un témoin anonyme qui prévient les secours et semble être celui qui a laissé sur sa table de chevet, à l’hôpital, un billet mystérieux. Au sortir du coma, Mark sera atteint du syndrome de Capgras, trouble psychiatrique par lequel le patient, qui distingue normalement les visages et les physionomies, est intimement convaincu, quoique tout lui prouve le contraire, que ses proches ont été remplacés, qu’ils ne sont en fait que des sosies. Ainsi de Karin, qu’il accuse d’usurper l’identité de sa vraie sœur. Démunie, celle-ci contacte Gerald Weber, neurologue fameux. L’histoire peut commencer, qui conduira ces trois-là aux extrémités de l’existence.

 

Il y a toujours dans les livres de Powers quelque chose du puzzle ou du meccano. La chose est d’ailleurs sans doute moins programmée qu’il y paraît, comme si l’auteur lui-même s’orientait en suivant les méandres de ses pensées naissantes et multiples. Le récit peut bien modifier son cours au gré de l’écriture, quelques diversions peuvent bien enrichir ou compliquer encore la perception générale que nous avons du décor, de ses soubassements, de ses tiraillements, l’impression finale, elle, demeure : celle d’avoir plongé très profond, d’avoir incorporé les personnages, d’en avoir épousé les doutes, les foucades, les perplexités, d’avoir été en accord avec leur temps propre. Chacun d’entre eux dégage quelque chose d’éminemment reconnaissable, et en même temps de très commun, ce quelque chose de balbutiant, d’incertain et d’imprudent sur lequel l’existence tâtonne. L’histoire des hommes, leur vie sociale, leurs convictions, leurs certitudes peuvent bien être ce qu’elles sont : ils n’en sont pas moins friables, hésitants, emmenés par la vie. C’est là peut-être qu’excelle Richard Powers, dans cette façon qu’il a d’habiter la fragilité qui nous constitue, et de mettre au jour les petites ressources dont nous usons pour la surmonter ou la dissimuler. Pour autant, l’immense talent de Richard Powers est difficile à cerner : il embrasse trop de choses avec trop d’envergure. En renversant son sujet, en mettant la focale sur le cerveau et le désordre affectif des humains plutôt que sur les mouvements souterrains de l’Histoire, il n’en a pas moins écrit une fresque époustouflante sur l’humanité. Et s’il faut absolument dégager un sujet, s’il faut absolument essayer de dire de quoi il s’agit, au fond, dans ce livre-ci, je dirais que c’est un roman sur l’étrangeté fondamentale que nous inspirent nos propres existences, sur le sentiment névrotique que suscite notre impuissance, même relative, à tirer les ficelles de notre destin. Nous ne reconnaissons pas toujours les autres, ni la société où nous vivons, mais nous ne nous reconnaissons pas toujours nous-mêmes. Roman du libre-arbitre malmené, donc, de l’identité improbable, peut-être du chaos primordial dont nous sommes faits, La Chambre aux échos, tout en s’arc-boutant à un substrat scientifique très documenté (presque trop, parfois), combine avec empathie et virtuosité le bonheur du grand roman total, la rugosité du thriller neurologique et la liberté jouissive de la réflexion métaphysique. Étrangement, c’est un livre dont on sort à la fois plus tourmenté et plus serein, le constat d’une certaine permanence humaine venant apaiser le perpétuel spectacle de nos errances. Paradoxe que l’on ne peut guère éprouver qu’à la lecture d’un chef-d’œuvre.

 

Richard Powers, La Chambre aux échos - Éditions du Cherche-Midi
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Jean-Yves Pellegrin
Article paru dans Le Magazine des Livres n°12, oct/nov 2018

5 mai 2018

Richard Powers - Le Temps où nous chantions

 

 

Master class

 

Ce dimanche de Pâques, 9 avril 1939. La contralto Marian Anderson chante, à Washington, en plein air, devant le monument dédié à Abraham Lincoln. Bien avant la grande marche des droits civiques d’août 1963, à l’endroit même où Martin Luther King lancera son « rêve » à la face de l’Amérique, le pays tout entier ou presque se laisse empoigner par la voix de la chanteuse. Ce moment symbolique de l’histoire américaine faillit pourtant ne pas se produire : pour cause de négritude, Marian Anderson s’était vue refuser le Constitution Hall ; c’est Eleanor Roosevelt, démissionnant de la très aristocratique association des « Filles de la révolution », qui permettra que le concert se tienne, aux pieds, donc, de celui qui abolit l’esclavage.

 

Ici est le point de départ du roman de Richard Powers. Ce jour de Pâques en effet, au cœur de ce « fleuve humain » à la couleur mêlée, David Strom, émigré juif blanc tout juste arrivé d’Allemagne, rencontre sa future épouse, Delia Daley, une jeune Noire mélomane qui rêve de devenir cantatrice. Ce jour même où, « lorsque cette femme noire se mit à chanter les lieder de Schubert, toute l’Amérique, même la plus sauvage, se rendit compte que quelque chose ne tournait pas rond dans le pays. » Car « pendant un moment, ici, maintenant, s’étirant le long du bassin aux mille reflets, selon une courbe qui va de l’obélisque du Washington Monument à la base du Lincoln Memorial, puis s’enroule derrière la cantatrice jusqu’aux rives du Potomac, un État impromptu prend forme, improvisé, révolutionnaire, libre – une notion, une nation qui, pendant quelques mesures, par le chant tout du moins, est exactement ce qu’elle prétend être. » C’est dans la foi de cette « nation » sans État ni frontières que David Strom et Delia Daley vont bâtir, non seulement leur union, mais leur famille : Jonah, dont la « voix semble assez forte pour guérir le monde de tous ses péchés », et qui deviendra l’un des plus grands ténors au monde ; Ruth, la petite sœur, dont le don inouï pour le chant ne survivra pas au décès de la mère, morte dans un incendie dont tout laisse à penser qu’il fut en fait criminel, et qui reniera l’éducation familiale pour s’engager aux côtés des Blacks Panthers ; Joseph enfin, dit Joey, le narrateur, scribe mélancolique de l’épopée familiale, qui liera son destin à celui de Jonah et tentera jusqu’au bout de maintenir l’unité de la famille.

 

David et Delia, le paria du Vieux Monde anéanti par l’antisémitisme et la descendante des esclaves africains, vont se lancer de concert dans une folle entreprise : élever leurs enfants en dehors du monde ; mieux : dans une forme de retraite qui leur permettra, une fois devenus grands, de rebâtir le monde à de nouvelles aunes, au-delà du noir et du blanc, au-delà de la couleur – mais d’aucuns entendront : « comme des Blancs ». « On leur parlera de l’avenir » se disent-ils, car l’avenir est « le seul endroit supportable ». Ils vibrent aux promesses d’un fol idéal qui consiste à vouloir épargner aux siens les horreurs d’une humanité qui, en renonçant, ne fait que choir : chez eux, à l’abri des hommes, avec la musique au cœur comme seul espoir de traverser les frontières, ils abolissent le temps et les races. « Nous pouvons être notre propre peuple », confie David à Delia ; « défendez vos couleurs », enjoint-il aux enfants qui savent bien, eux, que le métissage se heurte toujours aux limites du regard des autres, les Noirs autant que les Blancs. Il s’agit de chanter comme on résiste ; de chanter, non pour le simple plaisir de chanter, non pour alléger la vie, mais parce que la musique est le seul véhicule qui conduise à l’universel. Folie pure que de croire possible d’interdire au monde qu’il nous atteigne ; comment grandir, comment survivre même, dans un monde dont on ignore tout, dont on a sciemment, fût-ce pour la plus noble des causes, été écarté ? Jonah, même au faîte de sa carrière, le Jonah parcourant non le monde mais ses estrades, le Jonah globe-trotter ovationné sur les plus grandes scènes humaines, le Jonah dont la vie s’enflamme à la seule perspective de redonner vie aux motets et aux madrigaux de la Renaissance (« Rien de postérieur à 1610 », exige-t-il), Jonah demeurera longtemps, pas toujours mais longtemps, un enfant, un de ces êtres immatures et touchants qu’aucune violence humaine ne suffit jamais à détourner de l’essentiel – de l’art. Joey lui-même, tellement moins enthousiaste, tellement plus mélancolique, tellement plus sujet à la dépression sans doute mais tellement plus perméable aussi au destin de la condition humaine, avouera avoir compris sur le tard « que ce que la plupart des gens attendaient de la musique, ce n’était pas la transcendance, mais une simple compagnie : une chanson tout aussi empreinte de pesanteur que les auditeurs l’étaient, guillerette sous sa lourdeur écrasante. (…). De toutes les chansons, seules les joyeusement amnésiques vivent pour l’éternité dans le cœur de leurs auditeurs. » C’est à ce paradoxe que vont se heurter Jonah et Joey – Ruth, elle, est déjà ailleurs, qui doit lutter pour retrouver ses origines ; pour chanter le beau des promesses humaines, il faut se retirer de la vie des hommes. 

 

Soixante années et plus de l’histoire américaine vont ainsi défiler. Et elles commencent bien, ces années. La famille chante, tous les soirs elle réinvente la musique. Sa langue même n’est plus que musique. On apprend à respirer, à souffler, à tenir la note, à vider le silence, on respire ainsi, en chantant, on se parle et on apprend à se connaître en citant tel opéra ou tel air ancré dans les mémoires populaires ou savantes. Chaque soirée en famille est un festival pour les sens et l’esprit : chanter est leur unique jeu de société. Un jeu qu’ils ont inventé d’ailleurs, et qu’ils appellent « le jeu des citations folles. » Le cadre est précis, toutes les règles sont permises : c’est la naissance de l’improvisation. On lance un chant, puis, derrière, un autre vient s’y greffer, et encore un autre, jusqu’au moment où l’enchevêtrement des contrepoints finit par donner naissance à une nouvelle ligne où Mendelssohn vient se heurter à Cole Porter, telle basse gospel à tel aria de Mozart, et ce n’est plus qu’une longue conversation où les questions posées brillent autant que les réponses, tout se terminant toujours « en tête-à-queues hilarants, celui qui se faisait éjecter du manège ne manquant jamais d’accuser l’autre de falsification harmonique déloyale. » C’est une explosion quotidienne et perpétuelle de talent, de lyrisme et de joie. Mais ce qui n’est alors – et c’est déjà beaucoup – qu’une hygiène de vie, qu’une matrice pour l’éducation et l’élévation, tourne vite à la révélation. Et c’est lors d’une de ces innombrables soirées, quand Jonah n’est encore qu’un enfant, que David et Delia vont réaliser ce à quoi ils ont donné naissance : « Maman commence avec Haydn ; Da y applique une folle couche de Verdi. (...) Et puis soudain, sans crier gare, Jonah ajoute avec une impeccable justesse sa version du Absalon, fili mi de Josquin. Ce qui lui vaut, à un âge si tendre, un regard effrayé de mes parents, plus effrayé que tous les regards d’inconnus auxquels nous ayons jamais eu droit. » 

 

Tout s’emballe. On voudra pour les enfants ce qu’il y a de meilleur, les plus grands professeurs, les plus grandes écoles – celles du moins que n’effraie pas la perspective de compter des Noirs en leur sein. Car tout se recoupe, la vie nous rattrape toujours et, pour l’heure, le monde ne vit pas au-delà des considérations de race. La petite Ruth bouleversera son jury, surtout une « frêle dame blanche de l’âge de sa mère, émue aux larmes par la musique et la honte » : bouleversée ou pas, l’école n’admettra pas la talentueuse petite négresse. Le talent, pas même le succès, n’y changent quoi que ce soit. Ainsi lors de cette audition que passe Jonah, qui doit chanter avec une soprane le premier duo d’amour de l’acte deux de Tristan. « Au bout de deux minutes environ, Melle Hills commença à comprendre qu’elle était en train de jouer une scène d’amour avec un Noir. Elle s’en rendit compte progressivement, par ondes successives, au fil des accords flottants. Je vis l’incertitude se transformer en répugnance, tandis qu’elle essayait de comprendre pourquoi on lui avait tendu ce piège. » Une fois l’audition terminée pourtant, la soprane « leva la tête, rayonnante et déconfite. Elle avait voulu ce rôle plus qu’elle n’avait voulu l’amour. Et puis, l’espace de dix minutes, elle l’avait habitée, cette légende antique du désastre provoqué par l’alchimie. Elle chancelait, encore sous le charme de cette drogue. » Mais le charme est fait pour être rompu, et la couleur de peau pour se rappeler au regard des autres.

 

Pendant que dehors le monde s’agite, pendant que la police quadrille les quartiers populaires, que la violence légale réprime les émeutes qui, chaque soir, sont la seule actualité possible du pays, pendant que Ruth ajoute son nom à la liste déjà longue de ceux que recherche l’Amérique blanche, Jonah et Joey, les « Jo-Jo » à leur maman, s’enferment dans leur génie propre et passent leur journées à chanter et à jouer ; Jonah, le leader incontestable, Joey plus que jamais et pour toujours le seul pianiste apte à l’accompagner. Ils jouent partout, n’importe où, dans des chambres miteuses ou dans des hôtels, dans le désert américain où sur les scènes les plus prestigieuses. Ce n’est pas qu’ils ne voient rien venir, c’est que la perfection l’exige. Mais le monde est là, malgré tout, courant d’air qui pénètre par les fenêtres et se moque de l’art comme d’une guigne. Il leur faut presque sortir de l’Amérique pour s’en apercevoir : « Je lus dans un magazine wallon qu’un Américain avait plus de chances d’aller en prison que d’assister à un concert de musique de chambre », semble s’étonner Joey. Les destins se séparent, Jonah s’envole, Joey ne s’y résout pas. « Ou bien l’art appartenait réellement à une époque perdue, ou bien il y avait certains êtres humains qui s’éveillaient un jour vieux, perclus, avec le désir désespéré d’apprendre un répertoire plus lourd que le reste de l’existence, avant que la mort nous enlève à toutes nos tribus. » De cette lucidité, Joey ne se remettra jamais : « Pendant vingt ans j’avais cru que le talent, la discipline et le fait de jouer selon les règles me garantiraient la sécurité. Je fus le dernier d’entre nous à le comprendre : la sécurité appartenait à ceux qui la possédaient. » L’acceptation du monde signera leur entrée dans la vie adulte ; toute la difficulté sera de vivre dans la dignité de la vie humaine sans que l’absolu ne s’en trouve jamais affecté.

 

* * *

 

Le temps où nous chantions est un des romans les plus vertigineux qui aient jamais été écrits sur l’identité américaine. Le New York Times et le Washington Post l’ont élu livre de l’année, et on a parlé à son propos de Philip Roth, de Garcia Márquez, de Thomas Mann ou de Proust – autrement dit l’Amérique, l’envergure, la musique et le temps. Mieux que cela pourtant, il révèle celui qui est peut-être un des plus grands écrivains de notre temps – et dont nous attendons désormais la traduction des autres oeuvres. La puissance, l’élégance, l’intelligence d’une parole dont le lyrisme est toujours confiné aux lisières du réel font d’emblée de Richard Powers un classique, au sens où il atteint à une universalité qu’aucun truc d’écrivain, aucune martingale de rhétoricien, aucun désir de table rase ne peut salir. C’est dans l’écriture d’un maître que nous entrons dès les premiers mots de cette histoire, cette écriture maintenue en permanence dans une gangue qui bannit l’excès, le jugement et la sentimentalité, une écriture qui se tient d’une seule force dans son apparence de fragilité, portée par un souffle d’une richesse et d’une simplicité lumineuses.

 

Et puis il y a la musique, dont je ne me souviens pas avoir lu de transposition littéraire aussi éclatante. Or la musique est un défi pour les écrivains, nombreux à rêver de pouvoir s’en emparer. Bien sûr nous avons Mort à Venise à l’oreille, chant magnifique sans doute mais qui fut d’abord un chant à la mort – ou le chant même de la mort. Bien sûr nous pouvons aussi avoir Au piano, de Jean Echenoz, mais la musique, ici, et quelle que fût la qualité de l’hommage qui lui était rendu, servait plus de décor intérieur ; les notes, s’égrenant comme dans une forme de pointillisme pictural, ne faisaient que moucheter, que compléter le tableau ; et Christian Gailly, bien sûr, qui a fait de la musique la matrice autour de laquelle les histoires s’enroulent, et qui parvient comme personne à nous donner l’impression de tenir nous-mêmes un saxophone ou, tout en lisant, de jouer rubato au clavier ; mais si chez Gailly la musique peut expliquer l’histoire, elle n’explique pas, seule, les destins : elle demeure dans l’ordre d’un impressionnisme sensible, fût-il musical par nécessité. C’est donc un défi pour les écrivains parce qu’il n’est rien de plus hardi que de faire sonner les mots, non seulement au gré d’un rythme, mais selon les lignes d’une musicalité intérieure tellement ancrée que la parole elle-même en devient symphonie ; c’est un défi technique enfin, parce que vous aurez beau user de tout l’abécédaire musicologique, vous aurez beau écrire les mots alto ou ténor, vous aurez beau avoir à l’esprit une certaine tonalité, ou décortiquer une gamme chromatique ou pentatonique, vous serez toujours exposé à l’écueil de la froideur, de l’explication mécanique, du brio. Dire d’une symphonie qu’elle est « grandiose », d’un standard qu’il est « inoubliable », d’une chanson qu’elle est « populaire », ne nous fera jamais entendre la moindre note, la moindre harmonie, le moindre écho de la symphonie, du standard ou de la chanson. Défi, donc, parce que musique et écriture s’adressent à des sens qui, s’ils se complètent, n’en sont pas moins distincts ; or la volonté de rendre hommage à la musique induit la possibilité – le talent – de la faire entendre : c’est rare ; rarissime ; et c’est l’une des qualités les plus saillantes de ce roman, tellement éblouissant qu’il n’est plus même besoin d’être mélomane pour aller s’enquérir des œuvres qui s’y jouent. Par tropisme personnel, j’ai parfois pensé à Keith Jarrett, à ce que Keith Jarrett lui-même dit de la musique, aux mots mêmes qu’il emploie. J’ai pensé à lui par exemple lors qu’il se remémore ses concerts au Japon, où le public, par instinct ou par culture, se refuse à applaudir entre les morceaux, et ce faisant respecte ce que le musicien considère comme une œuvre d’un seul tenant, une œuvre que l’on ne peut donc qu’applaudir qu’à la toute dernière, à l’ultime note. 

 

Une fois n’est pas coutume, et pour illustrer ce que j’ai en tête, je laisse conclure Richard Powers. 
Écoutons donc Joey parlant de Jonah. Tous deux achèvent un concert :



« Il s’appuyait sur les notes, incapable de gommer l’excitation que lui-même éprouvait, tant il était grisé par sa propre puissance créative. Et lorsqu’il termina, lorsque ses mains retombèrent à  hauteur de ses cuisses, et que la boule de muscle au-dessus de la clavicule – ce signal que je guettais toujours, comme on épie la pointe de la baguette du chef d’orchestre – enfin se relâcha, j’omis de relever mon pied de la pédale forte. Au lieu de conclure avec netteté, je laissais voyager les vibrations de ce dernier accord et, tout comme la trace de ses mots dans l’atmosphère, elles continuèrent de flotter jusqu’à leur mort naturelle. Dans la salle, on ne sut si la musique était terminée. Le trois cents auditeurs du Middle West refusèrent de rompre le charme, de mettre un terme à la performance, ou de la détruire avec quelque chose d’aussi banal que des applaudissements.

Le public ne voulut pas applaudir. Il ne nous était jamais rien arrivé de semblable. Jonah se tenait dan un vide grandissant. Je ne peux faire confiance à mon sens du temps qui passe ; mon cerveau était encore baigné par des notes glissant langoureusement à mon oreille comme autant de mini-dirigeables à une fête aérienne. Mais le silence fut total, allant jusqu’à gommer les inévitables quintes de toux et autres craquements de sièges qui gâchent tout concert. Le silence s’épanouit jusqu’au moment où il ne pourrait plus se métamorphoser en ovation. D’un accord tacite, le public se tint coi. 

Après un moment qui dura le temps d’une vie – peut-être dix pleines secondes –, Jonah se relâcha et quitta la scène. Il passa juste devant moi, encore assis au piano sans même jeter un regard dans ma direction. Après une autre éternité immobile, je quittai la scène à mon tour. Je le rejoignis derrière le rideau, il tripotait les cordes de l’arrière-scène. Mes yeux posèrent cette question brûlante : Que s’est-il passé ? Et les siens répondirent : Qu’est-ce que ça peut bien faire ? »

 

Richard Powers, La Chambre au échos - Éditions du Cherche-Midi
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Richard

Article paru dans la Newsletter des Livres de la Fondation Jean-Jaurès (n° 71), juin 2006

24 avril 2018

Rencontre avec Joseph Vebret - Le Salon littéraire


Ce n'est pas la première fois que Joseph Vebret, directeur du Salon littéraire, interroge ma pratique de l'écriture, et je l'en remercie vivement. Il revient ici sur la genèse de Il y avait des rivières infranchissables (Éditions Joëlle Losfeld).

 

On peut lire l'article directement sur le site du Salon littéraire.

 

* * * 

 

— Au-delà de l’amour, thème universel, quel fil conducteur relie les nouvelles que vous publiez ?

 

Le premier émoi amoureux. L’occurrence inédite, psychique, charnelle, d’une sensation incroyablement souveraine et protéiforme dont on connaissait possiblement l’existence et, en effet, l’universalité, mais sans l’avoir jamais éprouvée soi-même. Cette sensation peut faire perdre le sommeil et bouleverser une existence du tout au tout : c’est dire si elle vaut la peine d’être écrite. 

 

Pour la majorité d’entre nous, cette absolue nouveauté renvoie à ces âges que l’on ne qualifie pas sans raison de « tendres ». L’enfance, donc, mais pas seulement. Car la rencontre avec cet autre qu’on attend sans vraiment l’attendre, et qu’on finit par désirer dans un intarissable désordre intime, cette rencontre peut tout aussi bien se produire à cinq ans qu’à vingt, ou bien au-delà encore. En réalité, cet âge tendre, je crois qu’il faudrait pouvoir en déplier l’acception sur tous les âges de la vie. Ne serait-ce que pour contrecarrer, contester, démentir la vision glaçante et relativement déshumanisée que promeut le consumérisme généralisé. Mais surtout parce que c’est une des grandes caractéristiques de l’humain que d’être, fût-ce malgré lui, disposé au choc de la rencontre amoureuse. Le velouté d’une voix ou d’une peau, un regard, un geste banal peut-être mais singulier, une remarque anodine mais faite avec un certain entrain ou une certaine gravité : bien des manifestations peuvent amener à une forme de sublimation amoureuse. Tenez, je peux bien vous faire cette confidence, mon cher Joseph, nous nous connaissons depuis longtemps : avant même de connaître ma femme, avant même d’avoir croisé son visage ou entendu le son de sa voix, c’est d’abord de sa seule silhouette que je tombai amoureux. À elle seule, cette ombre entrevue, avec sa manière bien à elle de distiller sa propre énergie intérieure, disait déjà beaucoup d’une nature, d’une complexion, d’une projection dans le monde qui d’emblée me fascina. C’est précisément autour de ces sensations que tourne ce recueil : ce que fait à chacun de nous l’éclosion, douce et brutale, d’une telle radicalité.

 

— Seriez-vous nostalgique de vos amours passées ? En d’autres termes, y a-t-il une part de vous-même, d’autobiographie dans ces nouvelles ?

 

Mais il n’y a pas d’incompatibilité à ce qu’un tel recueil puisse être autobiographique et parfaitement exempt de nostalgie ! Si nostalgie je peux éprouver, c’est moins pour ces amours passées, quand bien même elles auraient participé au façonnage de mon être et de ma sensibilité, que pour cet âge de la vie qui, s’il ne va pas sans ombres ni peines, n’en reste pas moins un âge dont il peut m’arriver d’envier la part fougueuse, baroque, en tout cas obstinément remuante, énergique, disponible. L’adolescent, par exemple, pressent ce que charrie d’incroyablement fondateur ce qu’il vit, mais en conçoit tout autant le caractère instable et problématique. Sans doute puis-je donc éprouver parfois, oui, ce regret un peu mélancolique et futile, pour ainsi dire automnal, d’une certaine dimension du temps, de ce que j’appellerai une liberté d’inconscience

 

L’enfance et l’adolescence ont leur problèmes propres, c’est entendu, mais qui ne sont peut-être pas aussi empêtrés dans la gravité morale et l’esprit de sérieux du monde adulte. Cela tient probablement à la chance de pouvoir jouir encore d’un certain type d’énergie : celle d’un corps dont on éprouve le ressort, la présence, la mobilité, et d’un esprit dont on sent bien soi-même le bouillonnement, la sensibilité au nouveau, aux possibilités de l’existence. Alors, voilà : la vie condamne ces sensations merveilleusement et effroyablement toniques à un certain et inexorable émoussement – on appelle cela vieillir – et je ne vois pas, non, comment ne pas en ressentir une certaine mélancolie, un certain dépit.

 

Mais il est vrai que la nostalgie n’a pas la cote par chez nous, qui demeurons résolument progressistes, prométhéens et avides d’avenir. Je ne sais plus dans quelle magazine ai-je lu que la nostalgie était « le cynisme des vieux » : c’est d’une bêtise qui est elle-même fort cynique. C’est confondre la nostalgie, mouvement du cœur qui n’est pas spécialement désiré, élan sentimental parfois implacable, avec la « réaction », attitude qui relève d’une pensée misonéiste, et probablement d’une erreur de parallaxe temporelle. Il n’est pas interdit de se sentir nostalgique tout en éprouvant de la curiosité, et pourquoi pas de l’empathie, pour ce qui évolue en soi et autour de soi.

 

— Il y a de la nostalgie, mais aussi une part de fatalisme, une forme de romantisme… Toutes les histoires amours sont-elles vouées à mal se terminer ?

 

Une nostalgie, donc, si vous y tenez, mais alors une nostalgie heureuse. Ce qui d’ailleurs ne va pas sans étrangeté, je le concède : je peux avoir aussi la nostalgie des choses difficiles, éventuellement de certains moments pénibles ou douloureux. Peut-être parce que ce qui nous arrive plus jeunes nous fait malgré tout nous sentir obstinément vivants, je ne sais pas. Ou que nous sommes tellement présents à nous-mêmes que nous pouvons parfois, confusément, en éprouver une impression étrange d’immortalité. Mais si je peux à l’occasion cultiver cette drôle de nostalgie heureuse, c’est en effet parce que le temps a donné raison à mon être et que je sais m’être sorti de ce qui, alors, pouvait me sembler d’une invincible noirceur. Si bien que ne me reste de ce temps que la sensation d’une épreuve surmontée. 

 

Bon, mais qu’est-ce donc qu’une histoire d’amour qui se termine mal ? Il me semble que la question à se poser serait plutôt : de quoi cela signe-t-il la fin ? Si l’on a de l’amour une idée absolue, voire absolutiste – c’est-à-dire, en effet, romantique – alors oui, la fin de l’amour peut causer un grand sentiment d’échec. Mais on peut aussi prendre l’amour comme il vient et pour ce que, à un moment précis, il peut être : une révélation heureuse qui n’induit aucune promesse d’éternité. Disons qu’à côté de l’idée romantique de l’amour éternel, celle d’un amour borné dans le temps et dans ses sensations n’a rien de dégradant : il peut n’en être pas moins bouleversant et sincère. 


La fin d’un amour peut signifier aussi la fin d’une tension ou d’une souffrance incommunicable. D’ailleurs la rupture n’est pas nécessairement un échec, en ce sens qu’elle peut permettre à ses protagonistes de retrouver le sentiment de leur individualité. Non que l’amour l’ait mis entre parenthèses, mais il induit, et d’une certain façon oblige, à un partage. Or, à certains moments de sa vie, il n’est pas illégitime d’éprouver le besoin de ne plus se sentir partagé, et de recouvrer sa plénitude propre, fût-elle illusoire. Après, si c’est à moi que la question se pose, alors en effet je dirai que je verse plutôt du côté des romantiques. Je ne l’ai pas toujours été, mais je le suis devenu.

 

Quant aux histoires que je raconte dans ce recueil, je ne crois pas qu’elles se terminent mal : elles se terminent, c’est tout. Parce qu’elles-mêmes sont en âge de se terminer – c’est, comme on dit, la vie. Toutefois, non en dépit mais en raison même de sa chute qui attristera peut-être certains lecteurs, l’ultime nouvelle de ce recueil, qui en signe à la fois la clôture et la sublimation, ne pourrait mieux se terminer : elle est pour moi une fin heureuse et désirée.

 

— D’où vous est venue l’envie, ou le besoin, d’écrire ces nouvelles ?

 

C’est difficile à dire. Je me pose d’ailleurs la question à chacun de mes livres : mais d’où m’est venue l’envie ou le besoin d’écrire « ça » ? C’est la part obstinément mystérieuse sans doute de tout élan scripturaire, et je n’ai pas plus envie que cela de la percer : j’aurais trop peur d’en tétaniser l’énergie. Dans le cas de ce recueil, il est incontestable que mon propre vieillissement n’est pas étranger à l’envie, assez paisible finalement, d’un certain coup d’œil dans le rétroviseur. Mais il y a une raison disons plus contingente, liée aux défaillances de ma mémoire, ou du moins à la peur que j’en ai : je n’aime pas, je déteste me sentir dépossédé, je n’aime pas l’idée que des choses, des moments, des lieux, des personnes puissent s’effacer de moi. Je les écris donc pendant qu’il est encore temps. Enfin il est peut-être un mobile ultime, plus profond, à savoir qu’il y a selon moi une nécessité, pour qui voudrait avancer dans la vie, d’en identifier les jalons. Or voilà, pour un écrivain, marquer ces étapes consiste à les écrire : ce faisant, il les rend à leur éternité tout en se donnant les moyens de passer à autre chose – d’écrire autre chose.

 

— Quels sont les écrivains, les livres, les lectures qui ont influencé votre façon d’écrire ?

 

Je n’ai jamais vraiment su répondre à cette question. Mes goûts, mes prédilections, mes affections, en littérature comme en tout, sont d’un hétéroclisme qui m’affole parfois moi-même… Quant à dresser la liste de mes classiques fondateurs, l’exercice pourrait se révéler un peu fastidieux. Je peux seulement dire le type de livre (roman ou fiction, s’entend) qui ne m’intéresse pas : celui de pur divertissement, celui dont n’émanerait pas un univers singulier, qui manifesterait un trop grand désir de coller au présent, de vouloir l’expliciter ou de l’éclairer (ici aussi je reste du côté des romantiques : je crois que le monde a moins besoin de lumière que d’ombre, et qu’il attend de nous moins de réponses que de questionnements), celui enfin dont la langue, les manières, la posture, se contenteraient de valider le lexique du temps. J’aime le livre qui me soulève, qui suscite mon admiration, qui m’aide à me décaler, à décaler ma propre vision, et qui à sa manière vient s’inscrire dans l’histoire de ma propre fabrication ; celui dont je pourrais presque croire qu’il a été écrit pour moi.

 

— Retravaillez-vous beaucoup vos textes ?

 

Beaucoup, peut-être trop. Quoiqu’une certaine maniaquerie a fini par me passer : avec le temps je me fais peut-être davantage confiance, mais surtout j’accepte plus volontiers que ce qui émane de moi s’exprime au moyen d’un filtre plus mince, que le tamis en soit plus fin ; j’ai fini par me désenvoûter du souci de la joliesse, de l’harmonie, de la forme parfaite. Mais comme on ne se refait jamais complètement, n’est-ce pas, mon mouvement général, peu ou prou, consiste à ne pas écrire une phrase tant que la précédente ne me paraît pas totalement fondée. Je le dis souvent, une bonne part du métier d’écrivain relève d’un artisanat : tel un menuisier, je décape, je ponce, je rabote, j’ajuste, je polis, je laque. Le difficile, qui relève à la fois d’une esthétique et d’une éthique, est de mesurer les bonnes proportions de ce travail : polir une phrase à l’excès lui fait courir le risque de la jolie manière, de la simagrée, mais lui refuser un certain polissage peut aussi l’amputer de sa justesse, de son ampleur, de sa puissance d’évocation. Il faut donc travailler, et travailler avec la plus grande minutie, mais il faut aussi, et pas moins, savoir s’arrêter. Notre cœur et notre cerveau requièrent, je crois, les mêmes besoins, et seul un certain repos, voire un certaine relâchement, est en mesure de les réarmer.

 

— Êtes-vous d’accord pour dire que l’écrivain est quelqu’un qui voit ce que les autres ne voient pas ?

 

Ce serait bien vaniteux que de l’affirmer ! Mais si je ne peux pas contredire absolument votre assertion, a minima je la reformulerai. Et dirai plutôt que l’écrivain a au moins le désir de voir le monde autrement que ce que l’on en perçoit communément. Mais il n’est pas seul dans ce cas : songeons seulement aux peintres. On sait par exemple l’obsession de Monet pour la lumière, combien il pestait, tout en cherchant à en capter chaque irisation, contre son caractère obstinément changeant. Eh bien voilà, c’est un peu la même chose : il s’agit pour l’écrivain de capter un moment, une sensation, une émotion, un fait que, à tort ou à raison, il se sentira peut-être apte à saisir avec un peu de singularité. Ce faisant, il exhaussera un autre réel, et un réel qui ne sera pas moins vrai que l’autre. Bergson disait que l’artiste est celui qui s’acharne à considérer la réalité même tout en veillant, disait-il, à ne « rien interposer entre elle et lui ». Sans doute n’avait-il pas tort. Mais qui en est capable ? Qui – pas moi, en tout cas – peut dire : ce que je vous montre, c’est la vérité nue et crue du réel, celle à laquelle vous n’avez pas accès parce que vous ne cherchez à en voir que l’option pratique, fonctionnelle, visible ? Cela serait présupposer que l’artiste serait apte à vivre sans être affecté par des causes dont il est aussi le produit, bref qu’il pourrait jouir de cette liberté extravagante, et peu crédible, de rester indéterminé. Mais qu’il en ait la volonté, ou mieux encore que cela soit ce à quoi il nourrit son feu intérieur, alors oui, cela est sans doute assez juste.

 

— Considérez-vous que la lecture précède l’écriture ?

 

À l’évidence. De même que nous avons besoin de maîtres, et tant pis si l’idée déplait à l’horizontalité démocratique. Non pour en être esclaves, mais au contraire pour, à un moment donné, éprouver la nécessité de nous en libérer : c’est cette épreuve même qui permettra la naissance d’une singularité – donc d’un style. Ce mouvement résume d’ailleurs la grandeur et la dignité de la condition humaine : l’émancipation. L’émancipation est ce qui nous grandit et nous singularise. Or, pour s’émanciper, encore faut-il avoir eu à en éprouver la nécessité. Autrement dit, tout écrivain conséquent est parricide. 

 

Il y avait des rivières infranchissables

Éditions Joëlle Losfeld - Octobre 2017

Sur le site des Éditions Gallimard / Joëlle Losfeld

13 avril 2018

André Blanchard - Un début loin de la vie

 

 

Le cœur plutôt comblé

 

Je ne m'attendais pas, quatre ans bientôt après la disparition d'André Blanchard, à trouver à mon courrier un exemplaire d'Un début loin de la vie. D'autant qu'il est proposé ici quelque chose d'un peu différent de ce que l'on trouve dans ses autres carnets, ce livre-ci étant scindé en deux parties : la première, Ex-voto, écrite en 1999 et dont des extraits furent publiés en 2007 dans La Revue littéraire, et la seconde, Notes d'un dilettante, constituée de ses carnets en tant que tels, mais qui nous font remonter aux années 1978/86.

 

La première partie est d'ailleurs un peu plus ardue. Dense, volubile, à prendre en bloc, on pourrait la croire écrite dans un souffle - mais par grands vents. Toutefois, si l'on y retrouve le tumulte ordinaire de cet esprit toujours un peu irascible, il y a aussi dans ce long chapitre où la nécessité le dispute à l'humour jaune quelque chose d'assez touchant. André Blanchard en effet y revient sur ses années de gestation, la survie quotidienne d'abord (mais il en sera ainsi tout au long de sa vie), ensuite et plus encore le long chemin qui le conduisit à consacrer son existence aux livres et à sa seule passion de l'écriture. Blanchard écrit parce que vivre le déçoit, et sans doute fut-ce là, très tôt, le premier et peut-être unique de ses mobiles : écrire, non parce que cela permettrait d'embellir la vie, mais parce que là serait la vie même. Si l'existence pour lui n'a pas grand intérêt, puisqu'aussi bien il s'agit surtout de survivre, au moins lui trouve-t-il ce mérite, cette grâce peut-être, de se laisser écrire.

 

Blanchard est un ultra-sensible, d'ailleurs plutôt romantique, qui vit assez mal le cours des choses et, disons-le, la fréquentation de ses semblables. C'est là un sentiment qu'il éprouve assez tôt, après qu'il aura (brillamment) passé son droit et fini par comprendre que la carrière le mènerait à une existence qui ne lui ressemblerait en rien. Mais il faut bien vivre et, pour lui, la plus haute marche de distinction sociale sera celle du prof, erreur de vocation qu'il ne tardera plus à vivre comme une nouvelle preuve de la décrépitude générale du sentiment littéraire ; il quittera donc le métier, et tant pis s'il faut se contenter de peu - pionnicat, magasinier, gardien de musée, vendangeur. 


Et puis il y a K. sa compagne, dont on sent combien elle est une raison majeure et particulière de se maintenir dans la vie. Dès ces années-là on se demande d'ailleurs ce qu'il aurait été sans elle, sans cette complice de tous les instants et de toutes les lectures. Pas du genre à s'épancher, Blanchard, vrai pudique, tourne toujours tout de manière à ce que l'humour y laisse sa trace, fût-elle voilée ; charge au lecteur de faire la part des choses. Et il a ce mot, auquel bien des écrivains ou des artistes pourraient souscrire : « Je comprends que, parfois, K. manifeste un brin de lassitude face à mon numéro d'artiste sans public ; comparé à son soutien, ce que je peux lui donner commence à faire maigre. Certes, elle n'a pas besoin que je sois reconnu pour croire en ma valeur, il n'empêche que cette éventualité lui serait douce (et à toi donc, hypocrite !) ».

 

Ce qui surprend toujours chez Blanchard, c'est le tranchant, la concision de sa ludicité, pendant de son aversion pour les discours qui emberlificotent et les petites manières du parler - où il voit surtout une ruse du paraître, comme un hommage de la vacuité à la profondeur d'esprit. Son admiration pour les écrivains, conjuguée à ce qui, en lui, brûle d'en être, n'empêchent en rien sa clairvoyance à propos d'un milieu qu'il ne connait finalement que par les livres, ni quant aux motifs entremêlés qui poussent tel ou tel à se proclamer écrivain. Témoins, ces deux fragments :


     « Il y avait là ce qu'il faut pour affrioler l'écrivain piaffant, à savoir le mot "oeuvre", chouchou de son vocabulaire, qu'il place tel le camelot son baratin afin que l'amateur soit en alerte. De le prononcer avec un rien d'enflure, comme bien on pense, l'oblige à avoir la bouche en cul de poule, ce qui est parfait : ça mime la ponte. »


Et, après une tirade autour de la séduction :


     « Plus tard, lorsque je tomberais les livres comme un don Juan, enfin, à mille et quelques près, me filerait de l'urticaire ce sous-entendu commun à tous les écrivains peu ou prou, cette rengaine entonnée dès que la question de la vocation était sur le tapis : d'aussi loin qu'il me souvienne, reprenaient en choeur tous les auteurs, j'ai toujours su que je voudrais être et serais écrivain. Traduisons : déjà dans mon berceau je versifiais comme un dingo ! Ou bien, variante : cette odeur, mêlée à celle du lait, et dont je ne savais pas encore reconnaître la saveur d'encre, c'était toute ma vie future qui sortait de mon biberon ! Il est des avortements qui se perdent. »


Dans un petit milieu qu'aimantent parfois le désir du spectacle et de l'esbroufe, il faut reconnaître que lire Blanchard permet de rendre la littérature à son silence et à sa nécessité.

 

* * *

 

Ces carnets, qui couvrent donc la période 1978/1986, ont ceci de frappant que tout Blanchard, jeune trentenaire, est déjà là : son amour de la solitude, de la campagne, des chats (« Grelin », dont on sait qu'il sera, des années plus tard, remplacé par « Nougat ») ; sa circonspection à l'endroit d'un certain moderne, clinquant, frimeur, consumériste ; et bien sûr ce déplaisir à trouver son époque trop froide, trop brutale, cette manière de la prendre à rebrousse-poils. Et il est, à le lire, étourdissant de mesurer combien ces quarante dernières années ont passé vite.


Les années 80 en France, c'est bien sûr l'arrivée au pouvoir de la gauche. Si le vieil anar voit sans déplaisir le « puant » Giscard expédié sans manières, il n'en cultive pas moins, très tôt, une certaine défiance envers les nouveaux-venus et le nouvel esprit qui prend corps dans le pays. Entre l'installation de Disneyland à Marne-la-Vallée et les radios libre (« quelle nullité ! » s'écrit-il), il ne manque pas de cibler la fascination technologique du temps (« On va mettre 2 milliards de francs pour doter les collèges en ordinateur. Pendant ce temps-là, les bibliothèques desdits collèges ne font presque plus peur à un illettré. ») Il peut arriver que les politiques en prennent parfois pour leur grade, mais gageons que là n'est pas le Blanchard le plus intéressant ; la politique de toute façon ne l'a jamais passionné, et c'est finalement moins à elle qu'il s'en prend qu'à un certain climat général, qu'aux réflexes et à l'inconscient d'une époque :


    « À chaque année son invention dans la connerie : en 1983, c'est la gym tonic, dite aussi aérobic. Cela passe à la télévision et c'est suivi par sept millions de personnes ! Nul doute que quelques-uns de ces benêts claqueront d'une crise cardiaque devant leur poste. Il y a mieux. Un article de presse m'apprend que les partisans du jogging polémiquent avec ceux de l'aérobic, les premiers se disant amateurs de bien être et ennemis de l'effort en groupe, disant de l'aérobic que "c'est l'armée". Je trouve cela renversant ; en somme, c'est à qui revendique le plus d'avoir pour faire l'âne. C'est un peu comme si les lecteurs de SAS et ceux de Guy des Cars se querellaient au nom de la littérature à défendre. »

 

On en revient toujours à la littérature, et c'est heureux. Car elle est, celle-là, en dehors de K., de son chat, des acouphènes dont il souffre et pour lesquels il n'a de cesse de consulter, l'objet de son exclusive attention. Où l'on vérifie d'ailleurs qu'entre son premier et son ultime carnet (soit entre 1978 et 2014), la constance de ses affections littéraires ne dévie jamais, pas plus que son goût pour les souvenirs, les correspondances et les journaux d'écrivains. Toute sa vie durant, il tournera d'ailleurs autour de quelques-uns, poignée d'irréductibles avec lesquels, s'agissant des idées générales, il ne partage pas toujours grand-chose, mais dont le style et la sensibilité le remuent : Mauriac,  Greene, Proust, Flaubert, Balzac, Léautaud, Jouhandeau, Renard - ou encore Albert Cohen, dans lequel il dit entrer avec une certaine méfiance, avant finalement, lisant Belle du Seigneur, d'y puiser « un émerveillement » et d'en sortir « impressionné par la férocité de la satire, et touché par ce qu'est ce livre : un réquisitoire contre la FORCE. »

 

Mais il en va bien sûr de ses irritations comme de ses bons plaisirs : celles-là aussi le suivront toute sa vie. Et c'est heureux pour le lecteur, Blanchard n'étant jamais aussi bon que lorsqu'il souffre d'accablement : il peut alors sortir son canif. Ce mot sur Gide, par exemple, dont il cerne d'un mot l'ambition : « En somme Gide aurait réussi sa grande affaire : que ce qui choque finisse par plaire. » Mais comme il ne cultive aucun dogme, il pourra aussi, après avoir lu son Journal, en faire l'éloge : « Il y a là une des proses les plus élégantes que la littérature ait produite. » Cela dit, c'est toujours dans le grincement qu'il excelle. Ici, à la mort d'Aragon : « Retrouvera-t-il ses deux amours : Elsa et Staline ? C'est là que le matérialisme est embêtant. »


Il faut dire que Blanchard n'a pas beaucoup de tendresse pour ceux des écrivains et intellectuels qui se menottèrent un peu trop serré au Parti communiste. Ainsi de Marguerite Duras - qu'il n'a jamais supportée -, alors qu'il peut tout à fait, fût-ce entre deux agacements, témoigner son considération pour Simone de Beauvoir.
Quant à Sartre, évidemment, c'est autrement plus mitigé... À sa mort, Blanchard note :


     « Que dire ? Ce fut un cerveau, et là je salue ; mais artiste, il ne le fut qu'à ses débuts. Les uns pleurent un maître, tout en n'ayant de cesse depuis quelques années de dénoncer les maîtres-penseurs. D'autres portent en terre un père politique et révolutionnaire... oui, mais voilà le piège du conditionnement : un jour on lit La NauséeLe Mur, l'admiration légitime est acquise, dès lors la séduction qui s'ensuit vous fait cautionner n'importe quoi tombant de la bouche du monsieur, et le mensonge de nourrir toutes les cervelles malléables de la jeunesse. Oh ! ce "tout anti-communiste est un chien", donc à écraser, comme cela vous vicie le jugement voire une vie ! Tout cela, ce régime de terreur intellectuelle, ces leçons données par bourgeois et grands bourgeois au peuple, pour son bien, ce n'est pas permis. Quand je pense à Sartre, je pense à Camus avec encore plus d'affection. »


Reste Marguerite Yourcenar, étrangère aux accointances politiques, elle-même se voulant au-dessus de la mêlée, et qui suscite son plus grand ravissement. Il écrit à son propos, lorsqu'elle fut reçue à l'Académie française le 22 janvier 1981 (c'est une chose que l'on peine à imaginer, mais la cérémonie fut retransmise en direct à la télévision) : « Sa voix chaude quoique marmoréenne, on eût dit la traduction du choeur antique chargé de dire ce qui est éternel. » 

 

* * *

 

 

Mais c'est une gageure que de vouloir rendre le ton de ces carnets en se contentant d'en extraire quelques traits plus ou moins sonores. Car il ne s'agit jamais que d'annotations qui, prises en elles-mêmes, et aussi intéressantes fussent-elles, n'en trouvent pas moins leur cohérence qu'entre les lignes et sur la durée. C'est pourquoi la lecture de ces tout premiers carnets est passionnante pour qui aime se chauffer un peu l'oreille au feu d'André Blanchard, tant on y sent, très tôt, sa drôle de hargne à vivre, à rester en vie, et ce mouvement complexe qui le conduit à se tenir autant que possible dans les marges du monde sans pouvoir, ni vouloir, tout à fait le quitter. S'il ne s'agit pas, pour le lecteur, d'adhérer à tout, d'acquiescer à tous ses emportements, ni de consentir à sa défiance toujours un peu eczémateuse envers le moderne, il n'en reste pas moins vrai que Blanchard donne à entendre un timbre sensible et singulier ; cette voix commence à filer dans les limbes - mais il est vrai qu'elle fût méconnue déjà de son vivant -, et elle manque à la littérature. Jamais là où ça se passe quoique y prêtant toujours une oreille attentive, revendiquant fièrement sa condition de prolétaire mais goûtant mieux que d'autres aux exigences de l'élégance, André Blanchard était une sensibilité en acte, un homme né à côté de son temps mais qui, si d'aventure le goût se perdait et qu'on ne savait plus bien à quelle oeuvre se vouer, pourrait utilement remplir son office de boussole, lui qui jugeait « regrettable » que « dans la littérature d'aujourd'hui, l'intelligence [ait] pris le pas sur l'esprit. » Homme et écrivain de l'humeur, aussi incapable de concessions qu'intraitable avec lui-même, il éprouvait avec une très grande intensité la fragilité de ce qui le reliait au monde. Et s'il vécut modestement, la chose lui était sans doute moins intolérable que la perspective du moindre effort pour parvenir. Nous sommes en 1986, André Blanchard a trente-sept ans, et ce mot : « Finalement, c'est le coeur plutôt comblé que je quitterai ce monde puisque, à côté de ma part de déboires et de souffrances, j'aurai connu avec K., avec les livres, avec les animaux, le plaisir et la joie. Amen. 

 

André Blanchard, Un début loin de la vie
Éditions Le Dilettante

25 mars 2018

Sebastian Barry - Des jours sans fin

 

 

De beaux lendemains

 

Si je confesse être entré dans ce roman avec un peu de circonspection (confusément heurté, traditionnel comme je le suis ou finirai par le devenir, par l'absence de particule de négation), je dois illico ajouter que j'en suis sorti avec enthousiasme et grand engouement. Je ne saurai affirmer, à l'instar de Kazuo Ishiguro, prix Nobel de littérature, qu'il s'agit de « mon roman préféré de l’année », quoique la chose ne soit pas impensable, mais, une fois cette particularité linguistique digérée et entérinée, vraiment ce fut avec exaltation que je me suis laissé gagner par la prose incroyablement vivante, rythmée, lyrique, brutale et délicate de Sebastian Barry, et par ses images d'une ingéniosité qui bien souvent força mon admiration. Notons au passage que Des jours sans fin lui aura permis de remporter en Angleterre et pour la deuxième fois le très fameux prix Costa - après Le Testament caché, en 2008, traduit comme le reste de son œuvre chez Joëlle Losfeld -, chose exceptionnelle et à ma connaissance unique.

 

L'histoire avait tout pour conquérir l'enfant qui s'obstine en moi : il y a les Indiens, il y a cette Amérique encore balbutiante, les grands enthousiasmes conquérants et dévastateurs du dix-neuvième siècle, le souffle de l'Histoire, les grands moments de bascule, les tragédies humaines et les drames intimes, bref tout l'attirail à même d'enflammer un imaginaire épique dont je ne me suis jamais tout à fait départi. Reste que c'est aussi dans son épopée généalogique personnelle que Sebastian Barry est allé puisé : outre le médaillon en couverture, saisissant, de son arrière-grand-oncle, le livre est dédié à son fils Toby, lequel, après semble-t-il une longue période de chagrin et de doute, s'est délesté auprès de ses parents de ce qui le taraudait : son homosexualité. Que le lecteur rétif aux atmosphères de western, de guerre mâle et de virilité mal comprise ne se laisse donc pas abuser : Des jours sans fin est un roman d'un incroyable délicatesse de coeur et d'esprit.

 

* * * 

 

Tout commence avec l'arrivée en Amérique du jeune Thomas McNulty, un gamin encore, orphelin, qui a fui l'Irlande et sa Grande Famine - celle qui, entre 1845 et 1852, jeta tout un peuple dans la faim et la maladie, et décima, selon les estimations, un million de personnes. Il fera là-bas la connaissance d'un autre gosse, John Cole, dont il sera aussitôt l'ami et qui, surtout, deviendra à jamais son seul et unique amour. Pour survivre, les deux mômes se font embaucher dans un bar où, grimés, enrobés, travestis, ils improviseront chaque soir quelques danses joyeuses pour des hommes de peu auxquels ils feront briller les yeux et qu'ils émerveilleront de leur fraîcheur. Ce qui donne lieu à des moments pittoresques bien sûr, mais aussi très sensibles et étonnamment enjoués. Là se joue assurément la scène fondatrice du jeune McNulty, là que s'esquisse son devenir intime. La jeunesse de ces deux garçons est on ne peut plus miséreuse, mais parsemée de grands et beaux moments de complicité, peut-être même des éclats de bonheur, même s'ils savent tous deux que rien de tout cela n'est jamais fait pour durer. Mais le temps passe, et ils grandissent dans une Amérique qui, loin d'être unie encore, se déchire entre les Confédérés du Sud et ceux qui en appellent à cette Union qui fera la gloire d'Abraham Lincoln. Les Indiens, au milieu, connaîtront le calvaire.

 

C'est ce monde d'une effroyable violence physique, matérielle et morale que décrit Barry, et c'est une prouesse que de savoir dire avec autant de justesse la froideur du crime, la démence froide et brutale, et de les montrer chez des hommes qui n'en ont pas forcément moins de cœur que les autres, qui eux aussi savent aimer. Car Barry montre avec une tendresse peu ordinaire ce qui s'acharne en nous à la sauvagerie et se tient toujours prêt au pire. Il faut lui savoir gré de l'écrire à un moment du monde, le nôtre, qui non seulement semble reculer toujours plus devant la complexité, mais s'en défier avec une passion assez folle, aspirant sans doute aux bons vieux équilibres de la binarité, du bien et du mal, de Diable et de Dieu.


Barry mêle l'épique et l'intime avec un brio et une sensibilité dont je dois dire que cela m'a parfois laissé bouché bée. Et si bien des scènes sont effroyables, proprement horrifiques, c'est bien sûr le contraste entre la férocité dont tout soldat doit être capable - ne serait-ce que pour survivre - et la délicatesse, la pudeur et à sa manière la grandeur d'âme de McNulty qui rend tout ce récit infiniment poignant. Si tout chez Barry est très palpable, incarné, concret, réaliste pour ainsi dire, il est impossible de ne pas éprouver le caractère décisif de ce à quoi il touche, les questions afférentes à la vie et à la mort bien sûr, à ce qu'il faut éventuellement savoir leur sacrifier, mais plus encore les profondes et insolubles interrogations relatives à la destinée des hommes. Et il y a dans ce que j'appellerai son naturalisme transcendé un authentique questionnement moral et métaphysique. Au plus haut de la sauvagerie, le jeune McNulty sait d'ailleurs que ce qui se joue vraiment est toujours supérieur à ce pour quoi les hommes s'agitent.

 

     On charge et on transperce tous ceux que les obus ou les balles ont trompeusement épargnés. Peut-être que les braves se défendent, mais on s'en rend à peine compte. Gonflés par la vengeance, c'est comme si aucune balle pouvait nous atteindre. Notre peur s'est consumée dans la chaleur de la bataille et métamorphosée en un courage assassin. On est des vauriens célestes qui viennent voler les pommes dans les vergers de Dieu [...].

 

Les impressions que laissent sur le lecteur les scènes de combat et de sauvagerie sont très fortes. Mais c'est aussi parce qu'elles sont entrecoupées, dans leur atrocité même, de notations très pures et parfois d'une grande et belle naïveté chez celui qui se bat. Nous ne sommes pas tant plongés dans le bain de sang que dans l'âme de McNulty à l'instant même où, avec les siens, il répand la terreur. D'où la proximité immédiate et animale que nous éprouvons avec des personnages dont on peut sentir la chair, la peur et la sueur. Il est complexe de mettre au jour le secret de Barry, mais sans doute la puissance d'évocation de ses images, nombreuses, variées, osées, y est-elle pour beaucoup : 

 

     Une fois tous les corps dans les fosses, on les a recouverts de terre, comme si on étalait de la pâte sur deux immenses tourtes.

 

Nous sommes toujours en train de contempler le réel, mais c'est un réel infimement tamisé par une distance métaphorique qui lui confère un relief paradoxal et, finalement, profondément humain - telle cette pluie qui « ... a ensuite aplati l'herbe comme de la graisse d'ours sur les cheveux d'une squaw. »
Enfin ce qui bien sûr est bouleversant dans ce texte, c'est l'implication croissante de McNulty dans son identité féminine - spécialement une époque et des circonstances dont le moins que l'on puisse dire est qu'elles ne s'y prêtent guère. Tout part donc d'un travestissement de fortune dans les ruelles d'une enfance de quasi indigence, avant que toute sa vie consiste, en plus d'une hargne à rester vivant, en une longue trajectoire pour devenir celle qu'il est. Sur son ami John il porte bien sûr un regard infiniment clément, d'une tendresse souvent maternelle, un regard de chrétien aussi, chrétien à sa manière, mais son attachement à la petite Winona, enfant rescapée du massacre des Indiens, parachèvera une destinée hors du commun. t

 

N.B. : Je ne formulerai qu'une seule réserve, certes de peu d'importance mais la chose excite en moi quelque démangeaison : amis correcteurs, boutons à jamais hors la langue française ce "au final" aussi laid qu'inutile, et tenons-nous à la recommandation de l'Académie française !

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EXTRAITS

« Arrivée à Memphis. Je sais que mes habits puent. Ma culotte bouffante est tachée d'urine et de merde. Ça peut pas être autrement. Alors on s'offre une nuit dans une pension où on peut se laver, et le lendemain, alors qu'on se prépare pour partir, on sent les poux regagner nos cheveux propres. Ils ont passé la nuit dans les coutures de nos robes, et maintenant, tels des colons sur la piste de l'Oregon, ils rampent à nouveau sur l'étrange Amérique de nos peaux. »

« Pourquoi un homme en aide-t-il un autre ? Ça sert à rien, la vie s'en moque. La vie, c'est qu'une succession de moments difficiles en alternance avec des longues périodes où il se passe rien, à part boire de la chicorée, du whisky et jouer aux cartes. Sans aucune exigence. On est bizarres, nous autres soldats engoncés dans la guerre. On est pas en train de discuter des lois à Washington. On foule par leurs grandes pelouses. On meurt dans des tempêtes ou des batailles, puis la terre se referme sur nous sans qu'il y ait besoin de dire un mot, et je crois pas que ça nous dérange. On est heureux de respirer encore quand on a vu la terreur et l'horreur qui, juste après, se font oublier. La Bible a pas été écrite pour nous, ni aucun livre. On est peut-être même pas des humains, puisqu'on rompt pas le pain céleste. »

 

Sebastian Barry, Des jours sans fin - Éditions Joëlle Losfeld
Traduit de l'anglais (Irlande) par Laetitia Devaux

21 mars 2018

Entretien avec Éric Bonnargent (Amandine Glévarec, Kroniques)

 

Merci à Amandine Glévarec, du site Kroniques, qui a eu la curiosité de m'interroger en compagnie d'Éric Bonnargent, mon ancien compère de L'Anagnoste, actuel collaborateur du Matricule des Anges et auteur de : Atopia, petit observatoire de littérature décalée (au Vampire Actif) et, avec Gilles Marchand, du Roman de Bolaño (aux Éditions du Sonneur).

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Messieurs, avant de parler de vous, j’aimerais parler de chacun d’entre vous, vous nous racontez d’où vous venez ?

 

E.B. : J’ai commencé à lire très tardivement, à l’âge de 17 ans. J’étais un adolescent à la dérive et la littérature a bouleversé ma vie en y apportant un sens. J’ai opté pour des études de philosophie à cause de l’excellence de ce cursus à l’Université de Nice où j’habitais alors. J’ai eu la chance de suivre les cours de Clément Rosset, Daniel Charles, Jean-François Mattéi et d’autres encore. J’ai vu dans cette discipline une autre manière d’appréhender les textes littéraires, une manière plus conceptuelle qui est, je crois, assez caractéristique de mes chroniques et de mes fictions. À l’inverse, la littérature me permet de donner corps à mes cours, d’illustrer certains problèmes ou certaines thèses avec des situations concrètes. Quoi de mieux que le dernier chapitre d’Ulysse pour faire comprendre à de jeunes gens la critique nietzschéenne du Cogito ? Et des textes comme La mort d’Ivan Ilitch de Tolstoï et Le roi se meurt de Ionesco contiennent une bonne partie de ce que Montaigne, Pascal, Nietzsche, Heidegger ou Nietzsche ont pu dire à propos de la mort.

 

M.V. : J’ai dû commencer à lire à peu près au même âge qu’Eric, même un peu plus tard. Avec toutefois quelques lectures exaltées dans l’enfance : Le Club des Cinq, Michel Strogoff ; et un souvenir très vivace encore de la Comtesse de Ségur.

 

E.B. : Je n’étais pas remonté aussi loin… Comme toi, j’ai beaucoup lu pendant mon enfance : pas Le Club des Cinq, mais Les Six compagnons. Plus jeune encore, j’ai dévoré toute la série des Oui-oui. Je sais, j’en ai gardé quelque chose…

 

M.V. : C’est vrai que tu as un peu la tête articulée d’un pantin de bois ! Bon, mais plus sérieusement… Je me souviens aussi de versions illustrées de Don Quichotte, de Gulliver, de Gargantua, et ces lectures sont encore étonnamment présentes en moi. Sans doute parce qu’à cet âge on ne se pose pas vraiment la question de la vraisemblance : tout, d’une certaine manière, est plausible. L’esprit est alors tellement mobile, tellement pur de préjugés, que même le rapport à la langue n’est pas spécialement problématique. Dieu sait pourtant combien celle de Cervantès, de Swift et de Rabelais est dépourvue d’échos dans la vie moderne. Bref, hormis ces lectures d’enfance ou de petite adolescence, je crois n’avoir plus rien lu ensuite pendant au moins dix ans – hormis, et avec quelle assiduité vorace, Enfer Magazine, le tout premier mensuel français (enfin) consacré au hard-rock…

 

E.B. : Ah oui, moi aussi ! Enfer Magazine, puis Metal Attack ! C’est d’ailleurs l’un de nos points communs inavouables : notre amour du hard-rock.

 

M.V. : Mais ce n’est pas du tout inavouable ! Même s’il est d’assez bon ton en effet de mépriser un genre dont le malin plaisir (donc peut-être l’intelligence instinctive) est en effet de tout faire pour ne pas se faire aimer... J’avais même commencé, il y a des années de cela, à écrire un roman, quelque chose entre la carte postale et l’épopée, qui se serait appelé « Les enfants du metal ». Mais bref… Enfin les choses pour moi se sont un peu décantées autour de la vingtaine, lorsque j’ai commencé à reprendre des études, quittées après un BEP de dactylographie au terme duquel je ne suis évidemment pas allé. C’est un peu schématique de le résumer ainsi, mais je crois que les choses me sont venues par le biais de l’histoire et de la politique. Lorsque je lisais La Condition humaine ou Le Silence de la Mer, par exemple, ce n’était pas tant les Malraux et Vercors écrivains que j’allais chercher, mais les hommes d’histoire et de pensée dont on m’avait dit qu’ils étaient aussi de merveilleux écrivains ; et, de fait, je m’apercevais que leur façon de raconter l’histoire, leurs mots, me touchaient au moins autant que l’histoire elle-même. De la même manière, je me souviens avoir lu et relu Cioran et Kafka – le Journal, notamment – pour des raisons qui tenaient moins à un attrait littéraire qu’au besoin de comprendre un certain mal-être et de poser des mots sur le mien. Peut-être mon amour de la littérature vient-il de là, au fond. Comme une révélation en creux.

 

Éric, ta vie littéraire commence – si je ne m’abuse – sur le net, grâce au blog Bartleby les yeux ouverts sur lequel tu écris masqué. Pourquoi l’anonymat et quelle était la teneur de cette plateforme ?

 

E.B. : Oui, en effet. C’était en 2007, en avril. Je venais de lire Auto-da-fé de Canetti et, ne voyant pas comment je pourrais utiliser en cours les réflexions que ce roman avait fait naître en moi, je me suis dit qu’il me fallait écrire dessus. J’habitais encore à Nice, ne connaissais personne dans la presse et ai donc décidé d’explorer le net où commençaient à se développer les blogs, notamment les blogs littéraires qui étaient alors peu nombreux et de bonne qualité. Je me suis lancé, mais je ne voyais pas l’intérêt de signer de mon nom : je n’avais pas l’ambition de « percer ». Je me souviens qu’en quinze jours mon article sur Canetti a été lu par une dizaine de personnes, ce qui était certes ridicule, mais a suffi à me ravir et j’ai continué. Le blog a eu de plus en plus de lecteurs, des articles dans la presse, une ou deux mentions à la télévision et j’ai dû livrer mon identité, ne serait-ce que pour répondre aux sollicitations des auteurs et des éditeurs. Cela m’a tout ensuite conduit à intégrer le Magazine des Livres, puis, comme tu le sais, le Matricule des Anges.

 

Pour ta part, Marc, c’est la politique qui t’attire tout d’abord, tu as été plume mais tu y es aussi revenu il y a quelques années grâce au livre La Flamme et la Cendre. C’est un domaine qui t’intéresse toujours ?

 

M.V. : Je me suis dès l’enfance intéressé à la politique, dont il était beaucoup question à la maison. Mais quand j’y entrerai vraiment, comme militant puis comme « professionnel », ce sera, en plus d’une forte appétence pour l’histoire, pour des raisons finalement assez littéraires. Je dévorais ceux que l’on appelle, depuis la fin du XIXème siècle, les « intellectuels ». Autrement dit, dans mon esprit et pour aller vite, des penseurs doublés d’écrivains dignes de ce nom. Mes deux premiers livres, Monsieur Lévy sous une forme assez hybride, et plus encore Et je dirai au monde toute la haine qu’il m’inspire, expressément romanesque, ont été pour moi un moyen de tirer ma révérence et d’affirmer mon désir définitif de littérature. D’ailleurs le livre que tu évoques, La Flamme et la Cendre (que je n’ai pas écrit mais seulement réécrit, ce qui n’est pas du tout la même chose) n’est pas si récent : il parut en 2002 et date donc à peu près de l’époque où je savais que, même si le politique allait encore me permettre de vivre, j’en avais peu ou prou terminé avec lui. J’ai connu en politique des moments assez forts, même marquants, mais j’ai tendance à penser qu’elle a un peu esquinté mon rapport au monde, que je m’y suis en quelque sorte détourné de moi-même, de ce qui m’animait. J’ai persisté, longtemps, quoique pressentant depuis toujours n’être pas vraiment fait pour elle. Enfin tout cela serait bien long et ennuyeux à développer… Bref, je suis dorénavant la politique d’un peu loin, avec, comme tout un chacun, une sensation de perplexité, d’anxiété, de malaise diffus. La connaissant un peu de l’intérieur, je sais pourtant qu’elle vaut parfois mieux que ce que l’on en perçoit, ou plutôt que ce qu’on nous donne à en voir – et puis, comme on dit, on a les politiques qu’on mérite… Enfin n’épiloguons pas, disons que je m’y intéresse désormais comme n’importe quel citoyen.

 

Vous vous retrouvez en 2011 sur le site L'Anagnoste, toujours en ligne mais désormais fermé. Quelle était l’idée ?

 

E.B. : Eh bien, je ne sais pas s’il y avait une idée précise… Marc et moi nous étions rencontrés quelques années auparavant, en 2009 : nous nous sommes immédiatement liés d’amitié. Nous n’avions pas (et n’avons toujours pas) forcément les mêmes goûts. Je crois qu’avec l’Anagnoste, nous avons voulu proposer deux visions de la littérature susceptibles de se rencontrer, voire de se compléter. Nous écrivions d’ailleurs parfois sur le même livre, chacun d’entre nous avec sa sensibilité.

 

M.V. : Je vais faire plaisir à Éric, que je sais très sentimental : pour l’essentiel en effet, je crois que c’est une histoire d’amitié. Nous n’avons pas toujours les mêmes affinités littéraires mais je crois que nous partageons, en amont de ces affinités, une complicité assez instinctive, quelque chose qui se décèle, se détecte entre les lignes et sans grandes phrases. Au fond, oui, je crois que tout cela est assez extra-littéraire. C’est juste l’histoire de deux copains qui aiment la littérature, qui admirent des écrivains, et qui savent que, jusqu'au bout, leur vie sera littérature. Alors voilà, nous avons eu envie de faire vivre un peu tout ça, de confronter des formes, des goûts, des esthétiques. Et surtout de contribuer à faire connaître des auteurs et des livres.

 

Marc, tu as depuis ouvert ton propre blog. Écrire sur les livres de ses contemporains quand on est soi-même auteur et qu’on travaille dans l’édition, ce n’est pas un peu compliqué ?

 

M.V. : Pardon, je me permets de corriger : mon blog est actif depuis 2006, soit cinq ans avant le lancement de l’Anagnoste. De même qu’Éric avait le sien propre. Mais lui faisait exclusivement de la critique, tandis que je mêlais un peu les registres : de la critique, bien sûr, mais aussi du commentaire d’actualité, des pensées un peu intimes, sans parler des éventuels échos donnés à mes livres. Le blog m’apparaissait aussi comme un moyen de prolonger ou de sortir de mon strict travail littéraire, de consigner des choses ou des pensées dont je savais qu’elles ne figureraient pas dans mes livres.


Mais j’en reviens à ta question. Non, il n’y a rien de compliqué à être auteur et éditeur tout en écrivant des articles sur ses contemporains : il suffit de se donner quelques règles simples. J’ai assurément bien des défauts – Éric en témoignera ! – mais je ne suis ni flatteur, ni menteur. Autrement dit, je ne sais ni faire, ni écrire des choses que je ne pense pas. Donc si, derrière ta question, se profile celle – je crois l’entendre… – du « copinage », alors ma réponse est non. Si un ami écrit un livre que j’aime, je le ferai savoir ; si son livre me tombe des mains, alors j’en discuterai avec lui autour d’une bière. Et cela vaut pour mon travail d’éditeur. Les choses, parfois, sont simples.

 

Éric, tu restes aussi chroniqueur, d’abord pour le Magazine des livres, désormais pour la très belle revue le Matricule des Anges. Passer d’internet au papier, ça sous-entend un changement de ton ? Est-ce que le manque de place ne t’oblige pas à t’orienter uniquement vers des livres que tu défends ? Comment se porte le Matricule ?

 

E.B. : À une ou deux exceptions près, je n’ai jamais écrit de critiques négatives. D’une part, parce que je respecte le travail et l’investissement émotionnel que tout livre, aussi raté soit-il, a exigé et, d’autre part, parce que si j’ai perdu du temps à lire un livre, je ne vois pas l’intérêt d’en perdre plus encore à écrire à son sujet. À ce niveau-là, donc, le passage du blog à la presse n’a rien changé. Par contre, le format, lui, change énormément, tu as bien raison de le signaler. J’avais pour habitude d’écrire de très longs articles sur mon blog. Au début, j’ai eu beaucoup de mal à calibrer les chroniques, à respecter le nombre de signes que l’on m’accordait pour tel ou tel livre. J’ai trouvé peu à peu l’exercice plus intéressant que contraignant : il oblige à aller à l’essentiel, à éviter de trop en dire. Sinon, le Matricule se porte bien, je crois. Pour ceux qui ne le sauraient pas, je rappelle qu’il ne contient aucune publicité, que sa santé dépend donc exclusivement des ventes en kiosques, et surtout des abonnements.

 

M.V. : Voilà bien une chose que je partage avec Éric. Il m’arrive par exemple, quand j’écoute « Le Masque et la Plume », de souffrir pour l’auteur qui, derrière son poste, entouré peut-être d’amis ou de sa famille, se fait refaire le portrait en dix minutes et quelques phrases assassines, parfois humiliantes, en tout cas toujours soigneusement préparées. Quand bien même je n’aurais pas la moindre affinité ou même sympathie pour l’auteur en question. Ça doit me remonter d’un vieux fond d’éducation catholique, mais j’ai parfois envie d’en appeler à un peu de charité… À moi aussi bien sûr il arrive de lire des choses illisibles, fades, molles, bien-pensantes et, pire que tout, atrocement mal écrites. Pourtant, à chaque fois, je vais songer à tout ce qu’il aura fallu à son auteur d’angoisses, de remises en question, de nuits mauvaises, de cigarettes et de calva pour trouver à s’obstiner pendant des mois voire des années. Entendons-nous bien : disant cela, je ne sombre pas dans la victimologie : il y a plus pénible dans la vie et sur Terre que d’écrire des romans. Cela procure même souvent, quand « ça vient », une sensation de plénitude ou d’exaltation, c’est selon, assez inouïe. Je dis seulement qu’il faut quand même un petit grain pour y brûler autant de soi, et que celui qui parvient au bout de quelque chose, bon gré, mal gré, a bien droit à un peu de notre miséricorde. Bref : c’est mauvais ? N’en parlons pas. Et puis, il faut quand même toujours se poser la question qui fait mal : suis-je à ce point sûr de mon propre talent pour m’autoriser à faire la leçon aux autres… ?

 

Marc, tu deviens Directeur de collection aux Éditions du Sonneur, en quoi consistent tes fonctions ? Juste la sélection des textes ou beaucoup d’autres choses en plus (le mythe de l’iceberg) ?

 

M.V. : Je vais me risquer à parler à la place de Valérie Millet, sa directrice, mais je ne pense pas qu’elle me contredirait. Mon arrivée au Sonneur a coïncidé avec une relative montée en puissance de la maison et la nécessité subséquente d’élargir un peu les lignes de la fiction contemporaine : il est naturel, au bout d’un certain temps, de chercher à diversifier sa production éditoriale. Je m’efforce donc de publier des textes que j’aime profondément tout en intégrant l’esprit particulier de la maison. C’est un équilibre à trouver, ce n’est pas toujours simple, quelques fois frustrant : je n’ai pas, hélas, les moyens de publier tous les textes qui pourraient me sembler dignes d’être défendus, et il m’arrive d’éprouver un peu de dépit lorsque je vois tel ou tel roman mener sa vie, parfois fort belle d’ailleurs, chez un autre éditeur.


Quant à mes fonctions, elles sont certainement assez enviables : si je me sens bien sûr co-responsable de l’activité et du devenir de la maison, je ne pratique du métier, pour l’essentiel, que sa part plaisante et lumineuse : la découverte de textes et le travail, enrichissant, excitant, avec les auteurs. Je tiens farouchement à la qualité de ce lien, qui d’ailleurs est une des principales raisons qui m’ont donné l’envie d’exercer ce métier. Car le lien entre l’auteur et son éditeur est consubstantiel à l’édition, à son histoire, à son aura ; en tout cas, je m’en fais une idée assez exigeante. Trop d’éditeurs (et pas nécessairement les plus « grands »), font montre de désinvolture, quand ce n’est pas de mépris envers les auteurs. Quelle que soit la brutalité du marché, il est pourtant primordial, dans ce secteur confronté comme tout autre à un processus capitalistique très rude, d’en sauvegarder la part d’aventure humaine. Je sais trop bien ce qui se joue pour celui qui s’est engagé en écriture.

 

Éric, tu as publié chez ces mêmes éditeurs Le Roman de Bolaño, co-écrit avec Gilles Marchand. Ça va, ils ont été sympa au Sonneur ?

 

E.B. : C’est presque par accident que Gilles et moi avons été publiés au Sonneur. J’avais donné le manuscrit à Marc, en tant qu’ami et non en tant qu’éditeur, afin qu’il le relise et nous fasse part de ses remarques. Nous ne pensions pas que ce livre correspondait au catalogue du Sonneur. Mais Marc l’a lu, l’a aimé, l’a transmis à Valérie Millet, la « patronne » qui, à son tour, l’a lu et aimé. Nous avons été choyés par tout le monde et ça a été une belle aventure, éditoriale et humaine. Le Sonneur est une petite famille. Marc était déjà un ami, Valérie en est devenue une.

 

M.V. : Ce qui est amusant, et agréable dans ce métier, c’est aussi l’effet de surprise. J’étais évidemment inquiet, lorsque Éric m’a adressé ce texte écrit avec Gilles Marchand : inquiétude classique de l’éditeur qui doit se plonger dans le texte d’un ami et qui redoute de ne pas réussir à passer la dixième page… Ce n’est donc pas du tout ce qui s’est produit, et je me suis moi-même surpris à me passionner pour un texte qui, comme disait l’autre, n’était pas forcément mon genre. Pour autant, en le transmettant à Valérie Millet, j’avoue que je n’y croyais guère. Je pensais que son registre, sa tonalité, sa langue, bref trop de choses l’écartaient du Sonneur. J’ai été détrompé, tant mieux : preuve, s’il en fallait, que toute « ligne éditoriale » est faite pour être bousculée.

 

Vous êtes tous les deux, par vos diverses casquettes, en contact avec des publics très différents. Les journalistes, les auteurs, les étudiants, les éditeurs, j’en passe. Alors comment va le monde du livre et comment se porte la littérature en 2018 (question ambitieuse).

 

E.B. : La question est bien trop ambitieuse pour moi… En ce qui concerne le monde du livre, je n’ai jamais fréquenté beaucoup de journalistes, d’auteurs ou d’éditeurs. Le monde du livre est un monde comme un autre, avec ses accointances, ses réseaux d’influence, ses mesquineries et ses petites tartufferies, etc. Les auteurs, les traducteurs, les éditeurs, les libraires, les critiques ont besoin des uns des autres, alors forcément... C’est parfois un peu pathétique, alors je m’en tiens de plus en plus éloigné. Quant à la façon dont se porte la littérature, je n’en sais rien... À voir le nombre de livres qui paraissent chaque année, ça a l’air d’aller. J’ai simplement l’impression que, de manière très générale, la littérature étrangère est bien plus créative que la littérature française. Marc, lui, doit savoir : il est beaucoup plus mondain que moi.

 

M.V. : Ha ha, ça me fait plaisir qu’enfin l’on pointe du doigt mon tropisme mondain, moi qui d’ordinaire passe pour un ours ! Bon, mais Éric joue le faux modeste… D’autant que, comme contributeur au « Matricule des Anges » et destinataire de « services de presse », il est bien mieux informé que moi de la qualité et de la variété de ce qui se publie. Cela dit, comme lui, j’aurai du mal à répondre précisément… Disons qu’il faudrait déjà distinguer les deux questions : interroger le fonctionnement du monde du livre (lequel en effet n’est pas plus exemplaire que n’importe quel autre : la littérature n’induit pas la vertu) n’a pas nécessairement de lien avec la question de savoir où en est la littérature… Ce serait comme de mesurer le bonheur d’une nation à la hauteur de son P.I.B.


Bon, mais j’ai conscience que tu ne te contenteras pas d’une réponse de Normand, quand bien même je serais partagé. Disons, donc, que si la donne économique a quelque sens, si l’on pense qu’elle est un indice de quelque chose, alors, oui, on peut considérer que le livre va bien : s’il en paraît autant, c’est que, peu ou prou, on peut supposer que ça intéresse des gens. S’agissant de la lecture, j’invoquerai, une fois n’est pas coutume, un sociologue, Philippe Coulangeon, qui disait récemment : « Les pratiques culturelles qui se maintiennent le mieux sont celles qui sont le plus démonstratives, visibles socialement. En revanche, la pratique intime ou domestique de la culture – celle dont l’effet démonstratif est faible ou inexistant – est en déclin. » Voilà qui pourrait résumer à peu près la situation du livre…


Après, la question à cent balles, ce serait : de quels livres et de quels écrivains parle-t-on ? Pour tel auteur qu’on s’arrachera et pour lequel on sera prêt à sacrifier trois heures dans une file du Salon du Livre, la grande majorité des écrivains devra se contenter de deux ou trois cents lecteurs. Bref, dans le cadre d’un tel entretien, je ne peux répondre que très allusivement à la question. Je crois, je sais la littérature vivante ; mais je ne la sais pas moins victime du spectacle, de la « starisation », de l’empire du profit immédiat, du scénar et du pitch.

 

Un autre de vos points commun, et non le moindre, est évidemment que vous êtes par ailleurs tous les deux des écrivains. Quelle place l’écriture occupe-t-elle dans vos vies, d’où vient l’envie d’être publié ?

 

E.B. : Je crois qu’un écrivain n’est pas forcément quelqu’un qui écrit. Et quelqu’un qui écrit n’est pas forcément un écrivain... J’ai le désir d’écrire depuis mes dix-sept ans, mais j’ai attendu d’en avoir quarante-et-un pour le faire. Ce n’est pas pour rien que j’ai débuté avec le pseudonyme de Bartleby et que j’ai toujours autant d’admiration pour la nouvelle de Melville et le Bartleby et cie d’Enrique Vila-Matas ! Être écrivain, donc, est plutôt une manière d’être, me semble-t-il. Dans Le métier de vivre, Pavese dit à juste titre que l’écriture est le seul métier à temps plein : c’est voir le monde à travers elle. Ce que l’on vit l’est à travers le prisme des mots et nous obsède jusque dans notre lit. Bref, bien que n’écrivant pas vraiment en ce moment, l’écriture est toute ma vie. Quant à l’envie d’être publié, elle vient naturellement, me semble-t-il. Je sais bien que certains diront le contraire, mais on écrit pour être lu. Sinon, pourquoi s’en donner la peine ?

 

M.V. : Le texte de Pavese qu’invoque Éric est en effet un texte majeur, qui dit l’essentiel, et avec quelle nécessité, quel feu intérieur, de ce qu’est le travail de l’écrivain. Je partage tout à fait cette idée selon laquelle on est écrivain aussi quand on ne parvient plus à regarder le monde qu’en le tamisant de mots : on vit, on aime, on pense, on mange, on marche mots, phrases, syntaxes, métaphores, récits, inventions. Le monde ne vient à nous que parce qu’il est écrit ou qu’on pourrait l’écrire – ce qui peut être troublant, je vous l’accorde… Où je ne suis pas Éric, c’est à propos de cette idée, romantique et selon moi un peu fallacieuse, selon laquelle il ne serait pas nécessaire d’écrire pour être écrivain. Je crois entrevoir ce à quoi il pense. Nous connaissons tous des personnalités extraordinaires dont l’intelligence, la poésie, l’existence même donnent à penser qu’elles pourraient être des écrivains sans le savoir. Mais non : être écrivain, c’est écrire des livres. Parce que le passage à l’acte, à l’écriture, induit quelque chose de radicalement autre que le seul fait de vivre, fût-ce de la plus belle et romanesque des manières. Par ailleurs Éric parle d’une « manière d’être » propre aux écrivains : je serai bien curieux de savoir ce qu’il faut entendre par là…

 

E.B. : Cela n’a rien à voir avec l’intelligence ou l’originalité de la personnalité. L’intelligence ne fait pas l’art, du moins je l’espère !, et l’originalité de la personnalité non plus. On peut être un grand écrivain, de manière plus générale un grand artiste, en ayant une intelligence et une existence tout à faire médiocres. Je disais que c’est plutôt une manière d’être, une attitude. Dans mon premier livre, j’avais appelé cela l’atopia : une sorte de sentiment d’étrangeté par rapport aux gens et aux choses, une impression d’être là sans y être, d’être plus spectateur du monde qu’acteur. Je dirais aujourd’hui que c’est peut-être l’ironie qui caractérise l’écrivain ou l’artiste : le fait d’avoir un regard distancié et peut-être amusé sur les choses.

 

M.V. : « Écrivain », c’est une catégorie très précise : c’est celui qui écrit des livres. Je n’en démords pas. « Artiste », c’est pour le moins fourre-tout… Non, non, j’entends qu’on puisse « vivre artiste », ou à la manière de, cela n’induit pas qu’on le soit : encore faut-il mettre son art à l’épreuve. Quant au fait d’éprouver un sentiment d’étrangeté par rapport au monde, je ne vois pas que ce soit le propre de l’écrivain. Mais, bon.

 

E.B. : « Artiste » est par nature un terme général. Encore une fois, il ne s’agit pas de mener une « vie d’artiste » : cela ne veut d’ailleurs rien dire. Mais de même qu’il y a des écrivains qui n’écrivent pas ou n’écrivent plus, il y a aussi des artistes qui ne créent pas ou y ont renoncé. Jean-Yves-Jouannais a même consacré un livre à cela : Artistes sans œuvres, sous-titré, tiens donc, I would prefer not to et évidemment préfacé par Enrique Vila-Matas ! Et comme le disait Tchouang-Tseu : « L’homme parfait est sans moi, l’homme inspiré est sans œuvre, l’homme saint ne laisse pas de nom. »

 

M.V. : Enfin il faut quand même bien l’écrire, ce livre, pour évoquer les artistes sans œuvres… Bon, mais devant tant de sagesse je n’ai d’autre solution que de m’incliner ! Enfin il y a, en effet, Amandine, cette question de la publication. Si l’on écrit pour soi, que l’on tient, en somme, son journal intime, alors cette perspective en effet ne se pose pas – sauf cas très particuliers. Mais dès qu’il s’agit d’œuvre, du moins d’une volonté de faire œuvre, romanesque ou pas, alors on ne peut pas ne pas faire abstraction du lecteur. Ne croyez pas ceux qui vous disent qu’ils ont des histoires plein leurs tiroirs mais qu’ils n’ont aucune envie de leur trouver des lecteurs, qu’ils écrivent pour eux-mêmes à leurs heures perdues comme on pratiquerait le jardinage… Bien sûr que non. Hors pensées intimes, on écrit pour être lu, c’est-à-dire pour confronter une esthétique, une pensée, une sensation, des sentiments avec le monde. C’est un désir dont on peut interroger les mobiles, pourquoi pas, mais l’écriture de création induit l’interlocuteur.

 

Marc, tu viens de faire paraître chez Joëlle Losfeld un recueil de nouvelles – Il y avait des rivières infranchissables -  qui parle d’amour et d’amours. Après des titres tels que Et je dirai au monde toute la haine qu’il m’inspire ou Le Pourceau, le Diable et la Putain, voire Et que morts s’ensuivent, on pourrait (peut-être faussement) avoir tendance à croire que tu deviens sentimental en prenant (un peu) d’âge ?

 

M.V. : Oh la méchante question ! Bon, d’accord, je prends un peu d’âge. Méfiance, toutefois : les vieux acariâtres sont promis à un bel avenir… Pour le reste, disons que, sentimental, peu ou prou, je l’ai toujours été. Mais il est vrai que la chose n’avait encore jamais été à ce point marquée dans aucun de mes livres. Alors peut-être, en effet, peut-on associer une certaine sensation de vieillissement à celle du recouvrement d’une certaine tendreté, d’un certain plaisir à se souvenir des saisons mortes. Cette espèce d’âge « tendre », donc, ce temps où nous n’étions qu’énergie, désir, vitalisme… Mais il y avait aussi en moi, et depuis longtemps, l’envie de me colleter avec ce qui, pour tout écrivain je crois, peut bien passer pour un défi littéraire : écrire l’amour. Le sujet ne passe pas seulement pour galvaudé, il paraît à beaucoup littéralement épuisé. Bref, c’est le sujet de tous les écueils possibles. Alors je voulais m’y confronter, savoir si je pouvais renvoyer des premiers amours un écho qui soit à la fois universel et un peu singulier. Courir le risque d’une relative sentimentalité sans me vautrer dans le panneau du sentimentalisme.

 

Éric, tu as aussi une actualité récente puisque tu as fait paraître Lettre ouverte à ma bibliothèque. Alors, tu lui dis quoi à ta bibliothèque ?

 

E.B. : Je me suis imaginé très vieux et très seul pour lui écrire. C’est bien entendu une lettre d’amour. Quoi de plus beau et de plus fascinant qu’une bibliothèque ? Il y a différentes manières de ranger (ou non) les livres, il y a tous ces petits objets qu’on expose ou qu’on laisse traîner sur ses rayonnages et puis il y a les livres eux-mêmes, leurs formats, leur odeur, leurs textures. J’ai un rapport charnel aux livres qui me rend inconditionnellement réfractaire aux liseuses. Et puis au-delà de tout cela, cette lettre est bien évidemment un hommage à la littérature et plus particulièrement aux livres qui ont le plus compté pour moi.

 

La question à 10 points, vous deux, c’est une belle histoire d’amitié, vous n’auriez pas un petit projet amical en tête ?

 

E.B. : Boire une bière ?

 

M.V. : Deux, peut-être…

 

E.B. : Plus sérieusement, j’espère embêter Marc dans deux ou trois ans avec un manuscrit. Je ne cesse d’accumuler des notes pour un roman que je finirai par écrire quand j’aurai trouvé le temps et le courage. À moins qu’en bon Bartleby, je me contente de l’imaginer !

 

MV. : Il n’est pas une seule fois où Éric et moi ne nous voyions sans que je le relance sur ce projet. C’est aussi cela, au-delà du caractère amical, le boulot d’éditeur. Parce que je sais que la perspective d’être plongé dans l’écriture sur une longue période peut être aussi excitante intellectuellement que décourageante réellement. Être éditeur, c’est aussi avoir le goût d’une certaine maïeutique…


Quant à moi, outre mes travaux de « prête-plume », figure-toi que j’aimerais pouvoir trouver des éditeurs pour certains de mes textes… J’ai dans mes tiroirs une pièce de théâtre un peu caustique dont l’intrigue, justement, est construite autour d’un « nègre littéraire » ; des conversations bucoliques, mi-intimes, mi-littéraires, avec mon ami Lionel-Édouard Martin ; enfin une espèce de roman baroque, cannibale et tragico-farcesque qui me tient  très à cœur.

 

E.B. : Et pas un mot de ton prochain roman… ?

 

M.V. : Ah si, bien sûr ! Il devrait paraître en janvier prochain, chez Joëlle Losfeld. Je confesse d’ailleurs une légère impatience, car ç’aura été un temps d’écriture incroyablement excitant pour moi. Mais d’ici là, bien sûr, j’aurai pu lire ton manuscrit, non… ? 

 

 

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