Il fut un temps où je lisais beaucoup Philippe Sollers, je le lisais assez systématiquement. Entre mes vingt et trente ans, disons. Lorsque j'écrivais mon premier livre (Monsieur Lévy, Plon, 2003), j'ai éprouvé l'envie de le rencontrer. La rencontre n'eut rien de spécialement insolite, extravagant ou romanesque, mais l'on ne pouvait se tenir en face de lui sans être un tout petit peu décontenancé.J'en avais tiré ce texte, qui figure au chapitre 29 de Monsieur Lévy.
Philippe Sollers, quatre-vingt six ans, vient de mourir.
Ecce homo Sollers
Je n’aurais jamais dû consulter Éloge de l’Infini. Idiot confirmé, j’ai même replongé dans Une curieuse solitude, avec le secret espoir, assez pathétique j’en conviens, d’y rencontrer perles, scories et autres épluchures, l’ordinaire des écrits de jeunesse : après tout, Philippe Sollers aussi a été un jeune écrivain. Idiot sans doute, fou pas encore : je ne suis pas allé jusqu’à rouvrir Femmes – une leçon, passe encore, mais une humiliation… Alors ? Non seulement je n’ose plus lui faire le portrait, mais je m’aperçois d’une chose terrible : je m’écoute écrire. Je ne suis pas un jeune écrivain pour rien. Le jeune écrivain s’écoute écrire. Pas tous bien sûr. Pas les bons.
J’ai voulu trop bien faire, comme un jeune écrivain. L’écrivain confirmé allège, épure, soulage. déleste, taille, filtre, réduit, sabre, estompe ; le jeune écrivain joue au grantécrivain. Il y a un mot pour cela, pour désigner celui qui veut toujours trop bien faire. Pas méticuleux non, ni perfectionniste, ni même professionnel, non : laborieux. Celui qui veut toujours trop bien faire est un laborieux. Je suis un laborieux. J’aurais pu me contenter de raconter ce petit moment passé en face de lui, dans le zinc au pied de la rue Sébastien-Bottin. Il aurait suffi de dire mon attachement à cette gueule d’ange. De dire cette manière toute en préciosité, désinvolture, exhibitionnisme, de tenir sa blonde. De laisser sécréter ce sourire où ça susurre et ça suinte. D’épier ce regard de gros chat malade et malin. De croquer la chair de ce visage poupon, joues fardées par la rigole, doigts mielleux caresses exquises. Ce petit bec suceur, qui est une bouche à l’origine. Il aurait suffi de dire mon embarras. Moi souris entre les papattes du gros chat : « Alors, monsieur Villemain, qui êtes-vous ? » Qui suis-je ?! J’avais pensé à tout, mais pas à une telle entrée en matière. « Le quoi existentiel, pour un écrivain qui n’a plus honte de l’être (qu’on n’arrive plus à culpabiliser de l’être), est seulement de continuer à écrire sans tutelle. » D’accord, mais quand la tutelle s’appelle Sollers ? Et que les livres « agissent en sous-main » ? Quand, précisément, on n’a pas le droit, en face d’un tel bonhomme, de se contenter de son identité laborieuse ?
C’est drôle tout ce qui se dit sur Sollers. Moi, j’ai toujours trouvé qu’il disait ce qu’il fallait : le fond religieux du monde, l’hystérie des masses, le consumérisme consolateur, la censure des puritains, l’autocensure de leurs auxiliaires, les hommes et les femmes, l’unité des sens, plaisir et poésie, Big Brother is watching you, Pavlov court après son chien (ou l’inverse), des petites choses comme ça. Être coiffé comme un moine et libidiner à longueur de plateaux : le hiatus est une allégorie. Pour l’étrangeté, c’est parfait : en voilà un, de « médiatique ».
Suggestion – Bon stratège. Proposition – Excellent dans la guerre, moins bon dans la paix. Excellent dans l’aviation, moins bon dans les forces terrestres.
Suggestion – Bon pour la télé. Proposition – S’il se rendait plus aimable à la télévision, il serait mauvais.
Suggestion – Rôle politique. Proposition – Dans la décomposition de l’emprise communiste en France.
Suggestion – Des amis, des ennemis. Proposition – Rarement vu quelqu’un aussi attaqué. Permettez que j’ajoute quelque chose ? Je vous en prie. On se sent moins seul.
Suggestion – Métaphysique. Proposition – Angoisse métaphysique très profonde. Lévinassien. Avoir la belle vie, ça ne suffit pas.
Suggestion – Morale. Proposition – Conscience nette du bien et du mal. Mais dire le bien, ça peut être une opération du mal.
Suggestion – Permettez que j’ajoute quelque chose ? Je vous en prie. Un mot sur ma génération.
Proposition – Un peu de compassion.
C'est dans quelques jours, le 11 mai, que paraîtra aux Éditions Joëlle Losfeldmon nouveau roman, qui, après Il y avait des rivières infranchissablesetMado, vient refermer ce que j'appelle un peu présomptueusement ma « trilogie du tendre ».
Il faut croire au printempsracontant une histoire très simple mais plus complexe à résumer qu'il y paraît, je n'en prendrai pas ici le risque. Il suffira au lecteur de savoir qu'il y est question d'une histoire conjugale qui tourne (très) mal, de la possibilité de l'amour après le drame, de la relation entre un père et son fils, de certains mensonges (nécessaires ?) à la reconstruction d'une existence, enfin de tout un tas d'autres petites choses que le lecteur affûté saura lire entre les lignes. Tout cela sur un air de jazz et avec quelque trompeuse allure de polar, et en vous emmenant du côté d'Étretat, sur les côtes d'Irlande et dans les massifs bavarois - bref, on y fait aussi beaucoup de voiture.
Le roman sera lancé - avec douceur - le 11 mai à 19h à la librairiel'Écume des Pages (Paris 6è) en présence de ce merveilleux comédien et ami qu'estClaude Aufaure, qui vous en lira même quelques pages.
N.B. :Merci à Hubert Artus qui, dans le n° 518 deLire / Le Magazine littéraire, se fait déjà écho de cette publication et y loue « une écriture qui suggère, griffe et caresse ».
Auteur paisiblement buissonnier, flâneur des bas-côtés, étranger à toute coterie, Guy Darol nous emmène, nous emporte plutôt dans son Village Fantôme, bourg presque anonyme de Haute-Bretagne où il passa ses étés jusqu’au début des années 1970 et que l’exploitation d’une carrière de granit a fini par entièrement rayer de la carte. Il en rapporte un récit admirable de pureté, de justesse et d’élégance.
Si l’on devine sans peine l’émotion qu’a pu occasionner l’écriture de ce retour aux sources, sources non seulement de l’enfance et de la famille mais aussi, probablement, d’une certaine manière de voir le monde, Village Fantôme ne saurait toutefois être réduit à ses seules dispositions élégiaques. Et si l’on ne peut pas ne pas y entendre une certaine nostalgie – savourée comme des « gouttes de rosée qui ne sèchent jamais » –, si l’on ne peut réprimer un sourire attendri à l’évocation de Lucien Jeunesse ou des raideurs de la Peugeot 204, si l’on peut se surprendre à chantonner Chez Laurette ou éprouver un certain trouble lorsque, se remémorant son cœur jouvenceau, l’auteur écrit de la jeune fille installée sur ses genoux au bal du Comité des Fêtes que « ses cheveux sentaient le Dop », Guy Darol nous parle bien moins de lui qu’il ne réanime, au sens littéral de « rendre à la vie », ce que fut un certain monde paysan, uni, digne, dur à la tâche, sédentaire, pour ainsi dire immobile, plus soucieux d’honorer ses legs que de s’adapter à la course du temps. Ce faisant, il laisse au lecteur le soin de mesurer ce qui n’aura eu besoin que de quelques années pour s’éteindre. Mais derrière l’intention mémorielle et la réactivation de sensations moins perdues qu’éloignées, l’on entend aussi toute la gratitude pour ces aïeux laboureurs qui, sans spécialement chercher à l’instruire ou à l’édifier, lui ont, par leur façon d’être et de vivre, leurs joies simples et leurs solidarités immédiates, en somme par leur exemple, indiqué une certaine manière de cheminer dans l’existence. C’est qu’aux triomphants Darol préfère les anonymes, les discrets, les perplexes, les sceptiques, ceux qui ne trouvent pas anormal de vivre leur vie incognito, qui se savent hors de l’histoire et s’en contentent ma foi fort bien, qui se défient de la lumière, et qui non seulement se résignent mais s’acceptent.
Si cette histoire est circonscrite à un tout petit bout de territoire et que l’usage du gallo, ou langue gallèse, justifie le glossaire de fin de volume, Village Fantôme n’est en rien assimilable à une quelconque littérature recroquevillée, de clocher ou pire encore « de terroir ». C’est tout un monde en effet qui s’y profile malgré l’exiguïté du périmètre, un monde dont on sent bien que, s’il aura nourri l’auteur, jamais il ne l’aura empêché de s’engouffrer dans bien plus vaste. Dans la passion de la littérature d’abord, dont les prémices pointillent le récit, puis jusqu’aux musiques les plus innovantes, voire les plus avant-gardistes – songeons seulement à cette passion pour Frank Zappa, auquel Darol a déjà consacré plusieurs ouvrages. Et si l’écriture se révèle assez virtuose, pourtant, miracle s’il en est de la littérature, la pureté du geste et la sincérité de l’intention vont droit au cœur.
L’avancée dans la modernité, qui conduira donc à la destruction de « La Ville Jéhan », n’induit pas pour autant sa condamnation. La pudeur de Guy Darol, sa conscience aussi, peut-être, qu’aucun monde n’est jamais destiné à durer, ôte à ce texte toute la colère à laquelle, pourtant, l’on sent bien qu’il aurait pu s’abreuver. Et si vraiment l’on devait y relever un sentiment un peu négatif, alors pourrions-nous simplement parler d’une sorte de chagrin, d’une désolation secrète quoique assez douce, d’une amertume qui ne fait guère qu’authentifier le passage des ans, autant de sentiments que tout un chacun peut éprouver devant l’extinction achevée ou programmée de ses mondes intimes, ou lorsque, revenus sur les lieux de notre mémoire, nous n’en reconnaissons plus rien ou tout comme. Il y a décidément bien de la pudeur dans ce récit de Guy Darol, pudeur qui pourrait bien procéder d’une forme de sagesse. Celle de pressentir, d’accepter peut-être que certaines colères sont infertiles, celle enfin de savoir emporter les temps révolus par-devers soi afin que ce qui vit en soit rehaussé.
Guy Darol, Village Fantôme - Éditions Maurice Nadeau
C’est l’idée que tout écrivain pourrait, devrait jalouser : donner enfin la parole à ce pauvre Charles Bovary – et voilà-t’y pas qu’aussitôt nous vient l’envie de jeter quelques idées sur un bout de papier pour faire parler Mathilde de La Mole… Certes, d’autres déjà ont prêté leur plume à Charles et tenté de sonder cet homme honnête dont on nous enseigne très tôt qu’il est du genre secondaire, et en l’espèce plutôt falot. Mais ce qui est intéressant dans ce que nous en renvoie Isabelle Flaten, c’est peut-être ce que sa lecture et son propos doivent aussi à notre temps. Ce dont elle est bien sûr éminemment consciente, elle qui n’aime rien tant que pousser les feux de la lucidité, chatouiller les vertueux et sourire aux dadas d’une époque. La nôtre étant ce qu’elle est, immergée, pour ne pas dire noyée dans les affres infernales de la construction identitaire et de la frénésie du ou des genre(s), le lecteur s’amusera peut-être à éprouver la nécessité de réviser un peu son jugement : Charles a sans doute bien des défauts (qui n’en a pas ?), et ils me paraissent, à moi, plutôt bénins, mais il faut reconnaître qu’Emma requiert de sa part des vertus exorbitantes de la patience commune…
Il en va d’ailleurs de Charles comme de Bouvard et de Pécuchet – dont j’ai récemment eu le bonheur de relire les pittoresques aventures : la chronique des mœurs et l’histoire littéraire ont fait de ces trois-là de bons bougres plutôt mal dégrossis, immatures, naïfs, couards, pusillanimes et souvent assez sots, mais voilà qui fait partie des iniquités propres à tout récit transmis un peu grossièrement. Bref, l’histoire les a mal jugés : elle a eu tort. Ce que nous confirme plutôt Isabelle Flaten, ledit Charles m’apparaissant, dans son nouveau roman, bien moins pleutre que victime (Emma a de rudes exigences mais c’est d’abord de la redoutable emprise maternelle que Charles doit se défaire), bien moins candide qu’esquinté par la vie, bien moins craintif qu’embarrassé par lui-même, et bien plus digne et méritant que les innombrables Homais qu’il doit se résoudre à fréquenter. De son temps, Charles présente finalement une sorte de contrepoint, s’escrimant à vivre selon sa morale propre, indifférent à ce qu’on attend de lui, et plus sensible qu’on ne le croit aux mille et une situations dont profitent insidieusement le mensonge, l’arrivisme et l’hypocrisie. Attentionné, généreux, doux, dévoué, peu sûr de lui, facile à attendrir (donc à blouser), sentimental malgré lui, d’un romantisme qui n’est pas de lecture mais de sensation, aspirant bien davantage à l’apaisement existentiel et domestique – y compris dans ses apprêts bourgeois – qu’à l’aventurisme conquérant, il est, en somme, un garçon qui n’est jamais assez homme. Spontanément, instinctivement, inconsciemment, Charles se montre plutôt hostile au dix-neuvième siècle.
Les lecteurs d’Isabelle Flaten ne seront pas surpris de retrouver ici les qualités qu’ils aiment d’ordinaire chez elle. Un type d’humour d’abord, très identifiable, fait de petites saillies élégamment sarcastiques posées au beau milieu d’un groupe de phrases ou en guise de morale pour clore un paragraphe. Un goût pour le simple fait, le simple geste, la simple parole qui, à bien s’y pencher, en disent et montrent bien plus que ce que pourrait en attraper un regard pressé ou trop paresseux. Un rythme, une façon semble-t-il évidente de bondir d’une phrase à l’autre, de rebondir sur une image ou une idée, avec malice et bon sens. Car il n’est jamais rien de prétentieux chez Flaten, elle déroule toujours sa pelote dans un mouvement d’une grande clarté, franc et direct, et, n’était cette espèce d’ironie latente, on pourrait presque dire littéral. Reste que quelque chose m’a surpris : sa capacité, ici assez étonnante, non de changer d’écriture mais de l’adapter, de lui apposer une sorte de vernis tantôt amusé, tantôt lyrique, afin, sans doute, de lui conférer quelque air de roman bourgeois. C’est tellement vrai que, pour la première fois, il m’est arrivé de ne pas reconnaître l’auteur/teure/teuse/trice (servez-vous, c’est « open »…). Raison supplémentaire pour toi, lecteur, de t’enquérir d’Un honnête homme, où, comme moi peut-être, tu trouveras en ce pauvre Charles un nouvel ami.
Isabelle Flaten, Un honnête homme– Éditions Anne Carrière
« Ce qui m’intéresse, c’est de rendre compte de ce fond silencieux gisant derrière les choses », fait dire l’auteur à Nicolas, dont la figure lyrique et orageuse façonne ce singulier roman. Mais je me demande si là n’est pas, plus généralement, une des marques les plus prégnantes qui fondent le travail d'écriture d’Alain Giorgetti, dont on se souvient encore de La nuit nous serons semblables à nous-mêmes, paru il y a trois ans. Avec Massif en effet, on a le sentiment que Giorgetti poursuit un travail que l’on pourrait dire d’excavation du réel, lequel ne nous apparaîtrait jamais que voilé, serait toujours plus ou moins délibérément fallacieux, son apparence obstinément massive dissimulant l’introuvable vérité de l’être. Et c’est peut-être bien notre lot commun, en effet, que de ne jamais nous sentir en parfaite adéquation avec ce qui nous entoure, avec l’image que le monde nous renvoie de lui, pas plus d’ailleurs qu’avec l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes.
Comme beaucoup de bonnes histoires, celle-ci tient en peu de mots. Au fond d’une vallée vosgienne que régente et tyrannise un trio de brutes épaisses, un homme (Nicolas), étranger au pays, tombe éperdument amoureux d’une femme (Hélène). Révulsé par les magouilles des trois hommes, par leur brutalité et leur sentiment d’impunité, tout ce qui porte Nicolas à la douceur et à la contemplation, tout ce qui en lui reste, bon gré, mal gré, disposé à vivre en bonne intelligence avec ses semblables, va se muer en une férocité que le meurtre seul apaisera. Je ne dévoile rien : la chose est dite d’emblée. Et comme elle est dite d’emblée, on se doute bien que là n’est pas l’essentiel du roman.
L’essentiel, donc, quel est-il ? Il serait présomptueux d’espérer cerner en quelques lignes les mobiles d’écriture d’un auteur. Toutefois, ce texte-ci, s’ajoutant aux précédents, conforte le lecteur dans une impression déjà assez forte : celle d’une rage souterraine, plus ou moins domestiquée, contre quelque chose qui pourrait s’apparenter à une dépoétisation générale, ou disons une dégénérescence de ce qui fonde la valeur de l’humain. Ce qui peut prendre chez chacun d’entre nous des atours assez triviaux : cupidité, hypocrisie, vénalité, corruption, mépris social, intimidation, abus de pouvoir, j’en passe et de plus vils. Nicolas, par exemple, est un être plutôt porté à la solitude, observateur, volontiers curieux, délicat, exigeant avec lui-même, bref, soucieux de persévérer dans son être. Autant de dispositions – est-ce utile de le souligner – rarement suffisantes pour faire ou simplement trouver sa place dans une société soumise aux lois du plus fort, c’est-à-dire de l’argent. De tout cela, le personnage semble avoir une conscience très précise. L’acuité de cette conscience étant déjà, en soi, une sorte d’empêchement au bonheur… Quand un jour advient l’amour. Le vrai, le grand, l’indicible : une merveilleuse catastrophe. Ce n’est pas seulement notre vie, mais le monde entier qui s’en trouve reconfiguré. L’auteur déploie alors une frénésie amoureuse, un romantisme quasi mystique, un luxe de motifs lyriques que l’on n’attendait pas. Mais lorsque apparaîtront les trois brutes précitées, fera contraste le surgissement de la colère, puis son altération en une haine insatiable, éternelle et non négociable. Deux passions, tout compte fait, qui se feront pendant : l’une amoureuse, l’autre destructrice – mais toutes deux dévastatrices.
Massif a bien quelque chose d’un polar, du moins s’en donne-t-il une certaine allure et certaines manières. Il s’agirait alors d’une sorte de polar ontologique – comme on a pu parler de polar métaphysique. Mais Giorgetti raisonne bien moins qu’il ne montre : en quoi il s’affirme comme romancier. Le romancier de ceux qui, parce qu’ils ne peuvent concevoir d’être en marge d’eux-mêmes, se retrouvent en marge du monde.
Une tigresse arrachant des lambeaux de gazelle : avec rage mais sans haine. Voilà l’impression spontanée, irraisonnée que m’inspira ce texte lorsque j’en découvris le manuscrit. Pas tant du fait de son intention, qu’attise une critique sociale et un féminisme moins radical que viscéral, qu’en raison de la netteté, du tranchant singulier et redoutablement intelligent de la voix qui le porte. Car d’un roman, de tout roman doit d’abord sourdre une voix : c’est un de mes leitmotivs, que l’on me pardonne mais je ne me lasserai jamais de le seriner…
Longtemps, j’ai consenti à la thèse – mais mollement, peut-être même paresseusement, sans jamais en faire une question de principe, une certitude idéologique et moins encore un prétexte sottement polémique – que quelque chose distinguait obstinément l’écriture féminine et l’écriture masculine. Or, si un démenti conséquent venait à m’affranchir de cette impression un peu rapide, alors ce serait peut-être bien à Christel Périssé-Nasr que je le devrais – même si Marguerite Yourcenar y avait déjà amplement contribué. Non que je me sente proche de l’autre thèse, toute aussi bornée, d’une écriture qui pût être strictement et absolument asexuée (ce serait dommage, et dommageable à la littérature), mais il est certain que tout auteur (toute autrice) a suffisamment de bonnes raisons de s’extraire de sa condition pour picorer à loisir dans les présupposés du genre et y glaner de quoi hybrider son écriture – et avec elle, plus encore, la voix dont elle est le viatique. Fin de digression.
« Quand d’autres ont lu tous les livres, moi j’ai loupé toutes les guerres », se désole Marceau, père de deux fils qu’il compte bien arracher aux complaisances de la sentimentalité contemporaine et aux extravagances des lubies égalitaires. L’homme est un animal comme les autres, et c’est aux vertus de cette animalité fondatrice qu’il s’en remet pour éduquer ses héritiers, pour ainsi dire en sustentant et en exhaussant leur cerveau reptilien. « On instruit les esprits, on éduque les âmes », aime à dire Régis Debray, l’instruction formant des individus, l’éducation une collectivité (L’État séducteur, Gallimard, 1993). Assurément, ledit Marceau ferait remarquer qu’il manque à cette définition un tiers terme : le dressage. Car telle une bête de somme – un cheval, par exemple – que l’on fait travailler à la longe afin de la diriger, la liberté d’un jeune homme n’est pensable dans l’esprit de Marceau que si elle est commandée, guidée, entravée. Dès lors, le dressage devient un art. Hélas, comme dit la chanson, The Times They Are Changin’… Si bien que le pathétique de cet appel à une virilité empêchée, bridée par un Occident aux mœurs efféminées, charrie entre les lignes une étrange sensation de désolation, d’accablement, de déréliction. Marceau en devient un homme comme les autres, dont on se dit que c’est surtout à la vie qu’il en veut, son aigreur et son ressentiment trouvant seulement un dérivatif commode en agonisant la femme, être fourbe, manipulateur et tyrannique qui porte en lui l’interdit de la masculinité.
Que l’on ne se méprenne pas : je ne crois pas que Christel Périssé-Nasr ait pour ambition d’édifier les masses (masculines). Elle est une femme de lettres, pas une doctrinaire. Le soin qu’elle met à taillader le tissu social et son attention particulière à ce qui constitue une société sont assurément décisifs (son prochain roman, qui lui aussi paraîtra aux Éditions du Sonneur, en attestera), mais l’intention, me semble-t-il, est plus large, plus profonde, j’allais dire plus métaphysique que cela. Ce pourquoi elle n’oublie jamais d’aimer ses personnages, fussent-ils les moins aimables. Et pourquoi ce roman, si, comme on dit, il donne à penser, est surtout l’occasion d’un très beau moment de littérature. Inutile de dire que je suis fier de pouvoir en être l'éditeur et l’ambassadeur.
Retour en librairie de l’ami Jean-Claude Lalumière qui, en changeant d’éditeur, d’Arthaud au Rocher, semble également avoir entrepris d’imperceptiblement déplacer le fusil qu’il a sur l’épaule. Certes, les lecteurs de cet observateur coutumier d’une modernité déjà ancienne n’y perdront pas leurs repères. De même, ceux qui chez lui aiment l’humour gracieusement nostalgique, à mi-chemin entre le bon mot d’un Alphonse Allais, le burlesque d’un Jacques Tati et la fausse candeur d’un Christian Gailly, voire la mélancolie facétieuse d’un Delerm (fils), ne seront pas dépaysés. L’histoire qu’il déterre dans ce nouveau (et neuvième, si je compte bien) roman, ou plutôt l’histoire qui lui sert de prétexte, celle de cet escroc de Victor Lustig qui se mit en tête, au beau milieu des bien nommées Années Folles, de vendre la Tour Eiffel à des ferrailleurs, accrédite sa manière chaque fois renouvelée de délaisser les voies de l’époque, civiquement asphaltées, pour leur préférer les pistes cyclables. Car l’Histoire, chez Lalumière, est toujours regardée par le petit bout de la lorgnette – et c’est là, en matière de littérature, plutôt un compliment. Point d’épopée, donc, pas plus que de lyrisme ou d’emphase : juste l’observation au microscope de comportements et de réflexes d’apparence parfaitement communs. C’est dans les interstices du bon gros réel, pour parler à la manière de Baudrillard, que Jean-Claude Lalumière aime à glisser son encre. Plutôt que d’édifier le citoyen triomphant, il glorifie l’individu bredouillant.
Si quelque chose dans le ton a un peu changé, c’est que la légèreté ordinaire du propos s’est lestée ici, mais avec retenue, d’une gravité nouvelle. Si les thèmes interstitiels qu’il développe sont bien connus de ses lecteurs, ils prennent chez ce quinqua badin un tour sensiblement plus mélancolique : la place du père – qui végète dans un Ehpad –, la transmission intrafamiliale – l’enfant paraît plus alerte que son géniteur –, la difficulté à communiquer sans détour avec les siens – ici, l’épouse du narrateur –, tout cela prend dans ce roman des contours sensiblement plus vifs, voire épidermiques. À quoi l’on peut ajouter, incidemment, chose peut-être un peu plus surprenante, quelques menus dégagements – tempérés – sur l’esprit gilet jaune.
Moins immédiatement drolatique que la plupart de ses précédents romans, L’invention de l’histoire n’en oublie toutefois jamais de nous faire sourire ; c’est à ce petit jeu d’ailleurs que Lalumière est, selon moi, le plus à son aise. Généralement, cela ne tient à pas grand-chose : une situation anodine rapidement brossée, une repartie qui tombe à plat, un pas de côté dans la narration. Et si l’écriture m’a quelques fois semblé un peu désinvolte, je n’oublie pas que je suis coupablement sensible à l’épique, au lyrique et à l’emphatique gentiment dénigrés un peu plus haut. Car pour ce qui est de mener une histoire – et même de l’inventer – je dois dire que Jean-Claude Lalumière se révèle, une nouvelle fois, largement apte au service littéraire.
Très vite, j’ai décidé de prendre le parti d’en rire : je n’avais pas envie de m’entendre grincer des dents trois heures durant. Que Shakespeare, quatre siècles plus tard, n’eût pas reconnu son texte, soit : j’admets et comprends très bien qu’un metteur en scène désireux de laisser sa trace travaille à renouveler et à exhausser l’universalité, donc la possible modernité des grands textes du répertoire. Mais là, franchement, c’est abusé : Shakespeare ne reconnaîtrait pas même son intention. Entre Shakespeare et « d’après Shakespeare » il y a un monde, l’hérésie conduisant ici à lui faire dire n’importe quoi – en l’espèce, ramer sur la vague de fond d’un féminisme de bon aloi et du dégagisme d’ambiance. L’on peut d’ailleurs s’interroger sur la décision d’avoir fait entrer le roi Lear au Français avec ce qui n’en est qu’une relecture.
Cela se voudrait probablement d’avant-garde, au moins à la pointe de la modernité : c’est souvent niais, cacophonique, et finalement assez prétentieux. Et déjà plutôt ringard. Je me souviens de mes premiers concerts de hard rock, au milan des années quatre-vingt dans des petites salles de province, quand des groupes semi-professionnels usaient déjà des mêmes trucages et des mêmes effets criards – à la décharge de ces petits groupes, ils n’étaient pas subventionnés. On a même droit à quelques moments de stand-up, blagues pour émissions de variété dominicales incluses. Mais ce n’est pas en ajoutant des « Merde » et des « Putain » au texte de Shakespeare (huhuhu, on se gausse) qu’on fera la révolution : cela ne donne, au mieux, qu’un attentat raté.
Prendre le parti d’en rire, donc, mais jaune. Car c’est finalement assez triste d’entendre un texte qui vit si peu et vibre si mal, qui délaisse autant la profondeur tragique et métaphysique de ce vieux roi qui, renonçant au pouvoir au profit de ses filles, n’aura pas même à pleurer la mort d’une Cordelia pour ainsi dire inexistante. Comme toujours, Denis Podalydès tire son épingle du jeu car il sait tout faire et, surtout, il pense son texte ; pourtant, lui-même semble parfois se demander ce qu’il fait dans cette galère. Je n’ai pas souvenir, en vingt ans, d’avoir vu une troupe du Français aussi mal fagotée et aussi peu à l’aise avec son corps et sa voix. Ce n’est pas qu’il n’y ait pas de bons moments – en près de trois heures, ce serait un comble –, cette lande désolée qui sert de décor est très belle, certaines audaces sont bienvenues, cela « prend » parfois, c’est seulement qu’on ne peut s’empêcher de trouver tout cela long, vain, et finalement assez suffisant. Encore une fois, la chose se vérifie : dès qu’un artiste croit pouvoir édifier ses contemporains, il ne fait en général qu’alourdir l’air (du temps).
Le roi Lear, Thomas Ostermeier d'après William Shakespeare
À la Comédie française jusqu'au 26 février 2023 Traduction : Olivier Cadiot Adaptation : Thomas Ostermeier et Elisa Leroy Mise en scène : Thomas Ostermeier
Lorsque, courant 2017, je reçus le premier manuscrit de Laurine Roux,Une immense sensation de calme, puis que je suggérai à Valérie Millet, aux Éditions du Sonneur, de le publier, j'étais bien loin de penser ou même d'espérer que ce texte rencontrât facilement son lectorat : si je l'avais proposé, c'est simplement que j'en aimais le tropisme fabuleux, noir sans complaisance, soucieux, même, de ménager certains traits de lumière, et le ton, une manière de fragilité derrière la relative sécheresse du récit. Mais je ne voyais rien là qui pût conduire au succès, en un temps où le caractère social ou sociologique confine parfois au critère premier du jugement littéraire. Pourtant, le succès fut au rendez-vous, aussi immédiat qu'inattendu ; depuis, il ne fait que croître.
Nul n'aurait donc tenu rigueur à Laurine Roux qu'elle continuât d'approfondir le sillon apocalyptique, voire eschatologique qui lui réussissait si bien. À cette aune d'ailleurs, il est possible de considérerLe Sanctuairecomme une variation, peut-être davantage aboutie, de cette intention. AvecL'autre moitié du monde, paru en début d'année, le sentiment de la gravité de la condition humaine s'est retourné sur le passé : il ne s'agissait plus seulement d'explorer le devenir de l'Homme, ou disons une possibilité de son devenir, mais d'en retracer la généalogie intime dans l'histoire politique. Où l'on s'aperçut que la temporalité n'était pas tant pour Laurine une condition déterminante de son écriture qu'une façon de se promener dans ce qui constitue l'humanité commune — l'espérance et ses déconvenues, la révolte et ses désenchantements, la passion et ses furies, la chaleur ambiguë des liens communautaires, etc.
Et puis, un beau jour, est arrivé sur nos bureaux un texte dont le moins que l'on puisse dire est que nous ne l'attendions pas :Sur l'épaule des géants. On y reconnut aussitôt Laurine Roux, mais une Laurine Roux qui aurait comme qui dirait changé de bord. Exit le pessimisme historique, exit la mélancolie intime ou collective, exit les clairs-obscurs de la psyché humaine : place à la conquête, à la volonté, à l'énergie de l'Histoire et aux enthousiasmes du Progrès (où — que l'on se rassure — s'immisce toutefois un sens très affûté d'un tragique qui pourrait suffire à définir l'épopée humaine). Revisitant à pas de géant un siècle d'histoire, du ravage des vignobles dans le dernier quart du XIXème aux attentats du World Trade Center en passant par les découvertes de Pasteur, l’Affaire Dreyfus, la Grande Guerre, les Années folles ou la Nuit de Cristal, Laurine Roux réinvente de manière tantôt potache, tantôt audacieuse, tantôt sensible, une période de notre histoire que, somme toute, nous pensions familière. Et tout en racontant les espoirs, les frasques et les drames de la famille Aghulon, esquisse à grands traits, non une histoire de France, mais une certaine façon, attendrie, d'envisager ce que nous avons été et qu'assurément nous ne sommes plus.
Souvenirs, mythes, fantasmes : tout récit familial a toujours des allures de fable. Surtout quand des chats philosophes viennent bousculer la crédibilité du genre historique, au point parfois de le pousser sur les rives du fantastique. Tout à la fois épopée d’un siècle et chronique familiale, le roman, merveilleusement illustré par les gravures d'Hélène Bautista, et tout en déployant une atmosphère digne des feuilletons littéraires d'antan, s'avère être surtout une déclaration enjouée d’amour à la littérature, entendue comme une ingénieuse déclinaison du mot d’Isaac Newton : « Si j'ai pu voir aussi loin, c'est parce que j'étais juché sur les épaules de géants. »
Marie qui m’appelle en larmes, elle vient de raccrocher au téléphone avec Mathilde : Daniel est mort. Daniel Soulez-Larivière. Bêtement. Accidentellement.
Comment est-ce possible, nous venons de passer quelques jours chez lui, dans sa belle demeure du Maine-et-Loire. Avec Marie, ils approchaient de la conclusion du livre qu’ils écrivaient ensemble, je sais que ça comptait beaucoup pour lui, pour elle. Ils se retrouvaient chaque matin sous la véranda pour travailler, on les voyait réapparaître des heures plus tard pour déjeuner sous l’auvent où, l’air de rien, ils poursuivaient leur conversation. Il faisait beau, doux, Daniel était continument facétieux, visiblement heureux d’être là, entouré ; il prenait un malin plaisir à sortir les meilleures bouteilles de sa cave et me promettait monts et merveilles pour notre séjour suivant. Je le questionnais sur son parcours, son passage au cabinet d’Edgar Pisani qu’il admirait, et il me racontait tout ça avec gourmandise, sa mémoire était si nette, si vive.
Sa vue baissait mais il était à l’affût de tout, lisait tout, toujours muni d'une petite ampoule ad hoc ; il avait toujours, spontanée, la bonne formule conclusive. Son livre sur le drame d'AZF vient tout juste de paraître, il y a consacré tant de temps ; il ne pourra même pas en connaître l’écho. Il n’y a pas grand-chose à dire de plus que le chagrin et la sidération dans lesquels cette nouvelle nous plonge.
Daniel Soulez-Larivière est mort
le vendredi 30 septembre 2022
Jean-Pierre Como, My Days in Copenhagen Bonsaï Music
Ah, qu’elles étaient belles, nos années 80-90 ! Tout, certes, n’était pas rose (rien en ce monde, cela dit, n’a jamais été rose), mais enfin l’on faisait tomber le Mur, on abolissait l’Apartheid, la Chine s’ouvrait – quoique sans s’éveiller –, l’Europe rosissait à plaisir, Éric Zemmour n’était encore qu’un ténébreux pigiste au sein de rédactions désireuses de coller au « pays réel », Vladimir Poutine qu’un obscur officier du KGB, Yannick Noah avait remporté Roland-Garros et les stars du monde entier se dressait contre la famine en Éthiopie. Enfin et surtout, nous avions... Sixun. Formation mythique, joueuse et virtuose de la scène française, son jazz fusion transpirait par tous ses pores l’avènement d’un monde dont on rêvait alors de pouvoir ouvrir grand les portes – des années plus tard, dans Libé, Didier Pourquery parlera d’eux comme « la face positive de la mondialisation ». Je me souviens encore de moi, m’enfiévrant dans ma chambre en écoutant Joladore et Sakini (L’Eau de Là, 1990). Et puis, comme tout groupe mythique qui se respecte, Sixun finit par se séparer, semble-t-il aussi positivement que leur musique pouvait l’être, chacun de ses membres (comment ne pas citer au moins Louis Winsberg et Paco Séry), s’en allant vaquer sur ses propres chemins. Récemment reformé, leur prochain album, très attendu, est annoncé à l’automne.
Mais c’est sur Jean-Pierre Como, pianiste, compositeur et co-fondateur du groupe, que l’attention se focalise depuis plusieurs années. Sans jamais déserter les territoires méditerranéens qui lui semblent naturels, il n’a fait depuis que conforter une incessante envie d’ailleurs. À l’exotisme sucré de Sixun il a seulement substitué une version moins antillaise, moins directement dépaysante ou ensoleillée, plus soucieuse aussi de tendresse que d’énergie, de profondeur que d’exutoire, comme en témoignent ces très beaux albums que sontBoléro, My Little Italy, ou encore le brillantExpress Paris-Roma(et ses réminiscences sixuniennes). Avec My Days in Copenhagen, Como pousse un peu plus loin encore cet ailleurs auquel on ne l’aurait pas spontanément présumé sensible : celui du Nord. De la Scandinavie pour être précis, où le voilà s’acoquinant avec un contrebassiste danois, Thomas Fonnesbæk, et un percussionniste suédois, Niclas Campagnol. Encore un peu et l’on se croirait chez ECM (méticulosité acoustique, beauté souveraine de l’espace, sensations de lumière) découvrant le nouveau Garbarek ou le nouveau Gustavsen (le jarrettien en moi se délecte) mais non : on est bien chez Bonsaï Music.
Jean-Pierre Como y aborde des rivages où l’on avait fini par désespérer de l’entendre : le standard. Plus vigoureux, moins immédiatement introspectif que ce que recouvre habituellement l’étiquette un peu rapide de « jazz scandinave », il trouve là une nouvelle occasion de renouveler son très beau lyrisme, ici légèrement feutré, son goût pour les climats, enfin d’y exprimer un très joli toucher, tout à la fois tendre et percussif. L’album s’ouvre en fanfare et dans la plus pure tradition avecYou and the Night and the Music, sans grande surprise mais pétri d’une envie de jouer qui fait plaisir à entendre, immédiatement suivi par l’atmosphérique et presque popYou Don’t Know What Love Is. Suivront de belles harmonisations surStella by Starlightet une version volontiers guillerette du Triste de Tom Jobim. Como redevient ensuite très chaste, presque habité surMy One and Only Love,avant de proposer une version spécialement enlevée de Bye Bye Blackbird. Et de clôturer l’album de fort belle manière, seul au piano sur le plus sombreStarry Sea, l’une de ses deux très belles compositions.
Les amateurs historiques de Sixun seront sans doute un peu déconcertés par cette facette d’un Jean-Pierre Como plus soucieux de la tradition du jazz, mais ils s’y rallieront assurément, conquis par tant de densité et de plaisir au jeu. Ici ou là, on parle de My Days in Copenhagen comme l’album de la rentrée : le statut ne me paraît pas usurpé.
Keith Jarrett, Bordeaux Concert ECM, le 30 septembre 2022
Ce à quoi l'on a d'ores et déjà accès (Part II, III, et XI) du prochain album de Keith Jarrett s'accorde, pour ne pas dire fraternise aussi merveilleusement qu'il est possible avec mon être convalescent. Quand la maladie et la fatigue entravent le corps – mais avant que cela soit insoutenable –, alors les sens trouvent parfois à s’aiguiser, comme si l’esprit cherchait à pallier le déficit de chair en s’ouvrant plus largement aux sensations.
L'album qui paraît ce 30 septembre, témoin de ce qui aura été le dernier concert d'une tournée européenne qui s’acheva donc à Bordeaux le 6 juillet 2016, contiendra XIII Parts. Mais les trois premières publiées suffisent déjà amplement à mon bonheur, et c’est peu dire que si tout est de cet ordre, alors une nouvelle pierre sera greffée à ce diamant déjà immensurable qu’est la discographie de Keith Jarrett.
À moi, Part IIraconte la part volontaire, rebelle du corps en lutte. Ce corps qui doute, se questionne et trébuche sur les apparences trompeuses qui se forment dans l'esprit du valétudinaire au gré des douleurs ou de la léthargie. Résolu à se battre, le corps ne peut rien contre le mal impérial : fébrile, pataud, nourri d’espoirs fiévreux, il échoue finalement à s'anesthésier ; d’où cette ultime tentative de marche brève, incommode et fuyante.
Part III, c'est ce moment où, rompu, le corps consent à la fatigue : il joue le jeu d’une sorte d’étrange résignation bienvenue, presque attendue. C'est un moment finalement d'une assez grande douceur, l'acceptation de la langueur portant avec elle la fin de la crispation et conduisant les chairs à un relâchement presque mécanique – même si le sentiment de cet abandon malmène l’esprit.
Part XI, tout s'élargit. L'abdomen, la cage thoracique, le ventre : tout se gonfle jusqu’à laisser entrer une lumière très blanche, proche peut-être du sentiment d'espérance, et constitutive d'une joie douloureuse par moments mais d’une joie quand même, et incommunicable. Sans que jamais la tension ne se résolve, à l'instar de ces grappes de notes isolées, notes d'argent incessamment tendues vers leur achèvement. C’est comme l'annonce – mais l'annonce seulement – de la possibilité d'une renaissance. D'où cette incapacité qui est mienne, en écoutant ce passage arrache-larmes et incroyablement lyrique (j’y ai éprouvé quelques réminiscences du sublime October 17, 1988, dans le Paris Concert) à pouvoir distinguer, sous les mêmes accords, dans la même mélodie, ce qui appert de la lumière et ce qui émane de l'obscurité. Tout ici est retenu, maintenu dans sa lenteur principielle : chaque trait est un souffle, chaque souffle un effort sur soi. La musique dit : il faut s’accrocher. Et j'en reste sur cette sensation perplexe mais lénitive, roborative, d’une conclusion qui pourrait venir – qui viendra.
Proposition de lecture :Je ne saurais trop recommander l'article que Francis Marmande rédigea pour Le Monde au lendemain de ce mythique concert bordelais. Francis Marmande est, pour moi, depuis des décennies, le critique dont je me suis toujours senti le plus proche dès qu'il s'agit de Keith Jarrett - et d'autres choses aussi, d'ailleurs.À lire ici.
Il n’est pas de bon sujet (hormis pour accéder aux médias) : cessez donc de le chercher.
Si vous écrivez le cancer colorectal de votre oncle, le sida de votre cousin, la dépression de votre neveu ou votre propre changement de sexe, songez au lecteur.
N’abusez pas des larmes, les crocodiles finiront par vous jalouser.
Imaginez les bons sentiments matérialisés sous la forme d’un gros morceau de coton chloroformé.
Ne soyez pas systématiquement celui qui sourit le plus (le moins) sur la photo.
N’abusez pas du mascara, le secteur de la mode en prendrait ombrage.
À moins bien sûr que vous ne le soyez naturellement, ne soyez pas séduisants.
N’oubliez pas que les mots du jour n’ont d’intérêt qu’à être convertis.
Aimez, adorez, vénérez, chérissez le cinéma ! Mais écrivez des romans.
Soyez circonspects avec ce qui se dit : votre voix intérieure seule est votre diapason.
La langue du temps a son lexique, racoleur et distrait : inventez la vôtre.
Soyez un peu moins empruntés, un peu plus désinvoltes.
N’oubliez pas que les « grands » prix ont un coût – mais vous le savez déjà, suis-je bête.
Ne vous rendez sur les plateaux que pour y être interrogé sur votre personnage, non votre personnalité.
Ne vous laissez pas abuser : tous les livres de vos meilleurs amis (tel critique influent, telle instagrameuse certifiée) ne sont pas mécaniquement des chefs-d’œuvre.
Choyez vos amitiés particulières, gardez-vous de la désillusion des copinages.
Soyez patients : empruntez l’escalier – et ne renvoyez pas forcément tous les ascenseurs.
Biaisez. Mentez. Obscurcissez-vous.
Défendez la littérature et n’oubliez jamais Flaubert.
Henri Garcin nous a quittés. Il avait 94 ans. Cette dernière année, j'eus parfois le sentiment qu'il me racontait sa vie comme s'il n'en revenait pas lui-même de l'avoir vécue. Et s'il ne lui déplaisait pas de broder sur ses frasques, il n'était évidemment jamais dupe de son cabotinage, trop heureux de pouvoir trouver chez moi, « Monsieur Marc », un certain regain de quelque chose - en plus d'une oreille complaisante. Ardent, espiègle, élégant et pudique, une âme délicate affleurait toujours derrière son œil gourmand de plaisir et de vie.
La veille de sa mort, je lui avais adressé un mot pour lui proposer d'aller boire un verre à Saint-Germain-des-Prés. Nous le boirons une autre fois, ailleurs.
◆ ◆ ◆
« Quel dommage que nous nous soyons connus si tard ! », me disait-il courant mars. Manière tellement délicate, et assurément bien peu innocente, de me faire savoir qu'il sentait ce qui venait — et, peut-être, de me faire ses adieux. Nous ne nous sommes en effet rencontrés, du moins de visu, qu'en juin 2021, présentés par un ami musicien, Ahmet Gülbay, dont l'appartement se situait dans le voisinage du sien. Nous avions tous trois déjeuné en terrasse des Deux-Magots. Parce que c'était à deux pas de son petit appartement de la rue du Dragon, mais aussi parce qu'il ne se lassait pas de flairer quelque effluve perdue de ses premiers pas dans les cabarets parisiens et des heures glorieuses de Saint-Germain-des-Prés - ses déjeuners pince-sans-rire chez Lipp avec Romain Gary, par exemple, qu'il admirait et ne se lassait pas de relire. À l'automne précédent, Ahmet lui avait passé le texte d'une pièce que j'avais écrite, Tombeau pour un nègre ; Henri m'avait appelé aussitôt après l'avoir lue. Il s'esclaffait au téléphone, riait aux patronymes un peu ridicules de mes personnages, pouffait en déclamant telle ou telle tirade qu'il semblait aimer. Il ne me laissait pas vraiment le temps d'en placer une et j'étais de toute façon bien trop surpris et intimidé pour converser librement avec lui.
Quelques jours après ce déjeuner, je suis passé chez lui récupérer Ted et Léo, une pièce qu'il avait écrite quelques années plus tôt et dont il fut un temps question qu'il la montât et la jouât avec Jacques Narcy, alias Rufus ; mais la Covid-19 était passée par là et le projet s'était évaporé. Pousser la porte de son appartement me donna illico le sentiment de retrouver quelque chose d'un monde perdu à jamais, le pastel d'une autre époque. N'était l'ordinateur, dont il peinait tant à se servir, le temps semblait s'y être arrêté vingt, trente, peut-être quarante années plus tôt. Ce n'était partout qu'affiches de théâtre, innombrables livres empilés sur une table basse, clichés de cinéma, d'acteurs, d'actrices, souvenirs de tournées ; les bibelots de toute une vie. Chez lui, l'air n'entrait pas davantage que les petites marottes de notre temps.
Il s'est volontiers laissé photographier tout en me demandant de ne pas le faire sourire : il ne voulait pas qu'on le regarde seulement comme un amuseur, un bateleur, un pitre, ne voulait pas être réduit au statut de celui qui se satisfait de mettre les rieurs de son côté : il avait endossé bien trop de personnages pour, du théâtre, n'en avoir pas assimilé l'essence tragique qui le constitue aussi.
Nous avons déjeuné au petit Italien en bas de chez lui, autour d'un guéridon installé sur le trottoir, et partagé un pichet de rouge ; il avait de l'appétit, et rien contre un dessert. Ensuite il m'a pris le bras pour traverser la route, s'est accoté un instant à la porte cochère tout en refusant que je l'aide à gravir les escaliers : il se sentait en forme, avait seulement hâte que je lise sa pièce. Au moment de nous quitter, il me confia avoir l'étrange impression de me connaître depuis des années, s'étonna de se trouver si intime avec moi. Je l'ai rappelé le soir même pour lui faire part de mes impressions de lecture : pas grand-chose à faire, élaguer deux bricoles, alléger trois dialogues, biffer quelques blagounettes : le texte était résolument désuet mais doué d'une vivacité, d'une verdeur et d'un esprit ingénument effronté qui ne laissaient de m'épater. « On la fera jouer à Londres, j'y ai encore des relations » me disait-il, « et entre toi et moi, ce sera fifty-fifty ! ». Puis il me dit avoir commencé à lire un de mes romans, Mado, et en être bouleversé. Ted et Léo, eux, resteront dans mes tiroirs.
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Nous nous retrouvons à la mi-juillet pour déjeuner au Bonaparte. Sa mémoire lui joue des tours mais dès qu'il se met à déclamer quelques tirades fameuses, ou mieux encore à évoquer les mille et une anecdotes qui jalonnèrent ses soixante-dix ans de carrière, le jeune cabotin a tôt fait de donner de la voix. Autour de nous, les serveurs qui le connaissent s'amusent et les clients se demandent qui peut bien être ce vieux monsieur, si plein de vie dans son costume à rayures. Ses souvenirs peu à peu affluent, et le moins que l'on puisse dire est que je ne fais rien pour les contenir. Il me parle de son ami René de Obaldia - qui partira quelques semaines avant lui, à l'âge de 103 ans. De François Truffaut, dont il conserve, sans chercher à coquettement dissimuler sa fierté, la lettre d'admiration que celui-ci lui adressa après avoir assisté à Quelque chose comme Glenariff. De Romain Bouteille évidemment, avec qui il imagina L'Échappé belle, grand succès de l'année 1964, et de ce soir particulier où il dut jouer en sachant qu'au premier rang étaient assis Eugène Ionesco, Arletty, Françoise Dorléac, Jean Piat, Claude Berry et quelques autres...
Mais il a envie surtout de me raconter son arrivée dans le Paris de l'après-guerre, ses premiers pas à l'Écluse, à l'Amiral, chez Milord l'Arsouille, chez Gilles et autres cabarets désormais de légende. C'est là que, encore minot, il fera ses débuts en même temps qu'il assistera à ceux de ses copains d'alors, d'autres futures vedettes, d'autres esprits libres dont on ne sait pas encore qu'ils traverseront les générations mais qui commencent à se faire un nom. Moustaki, qui deviendra le parrain de sa fille. Brel, avait lequel il conversait en flamand, et qui avait sur scène une telle présence, me dit Henri, que l'effet sur le public fut instantané. Moyennant quoi, lorsque Brassens devait passer après lui, c'était loin d'être une sinécure : le pauvre Georges en souriait d'ailleurs, comment rivaliser avec mes textes et ma pauvre guitare - Brel, c'était déjà du show. Mais c'est Barbara surtout qu'Henri se plaisait à évoquer, Barbara et sa manière de mettre au pas ses hommes au regard fier, l'effet qu'elle leur faisait, les têtes qu'elle faisait tourner. Enfin leur connivence de jeunesse, Henri se remémorant, quelque tendre polissonnerie dans le regard, ces soirs où elle s'installait dans sa « petite auto » et qu'il la ramenait chez elle - c'était ma chance, me confiait-il : j'avais de quoi la véhiculer.
Courant août, je l'emmène au Théâtre de la Huchette pour y assister à la Cantatrice chauve, où jouait - où joue encore - Hélène Cohen, qui quelques semaines plus tard y dirigera la « mise en espace » de mon texte. Henri n'est plus retourné à la Huchette depuis qu'en 1957 il assista aux toutes premières représentations de la pièce de Ionesco. Il reconnait les lieux, en est ému, « ça n'a pas tant changé ! ». Assis au premier rang pour mieux entendre, il s'esclaffe, s'enthousiasme, se bidonne. Ensuite avec Marie nous l'emmenons, ainsi que quelques autres, dîner à la maison. Sur son téléphone, un de mes neveux fait défiler des photos où on le voit acoquiné avec Catherine Deneuve, Sophia Loren, Mireille Darc, Odile Versois, Fanny Ardant, Lise Delamare, Marie-Christine Barrault. Il n'en revient pas que tout cela existe, ça l'amuse et l'émeut comme un gamin à Noël. Il est plus de minuit lorsque avec mon ami Éric Bonnargent nous lui proposons de le raccompagner chez lui, ce n'est qu'à un quart d'heure. Dans les rues, Henri insiste pour boire des coups aux terrasses. On en prend un dernier au Flore. Il voudrait bien continuer mais c'est nous, les jeunots, qui déclinons.
Fin septembre, nous organisons à la Huchette une première répétition de ma pièce. Henri est de la partie, tellement content de pouvoir remonter sur les planches, fût-ce pour seulement y lire. Autour de lui, deux monstres sacrés, Claude Aufaure et Bruno Raffaelli, et deux comédiens que le succès appelle, Harold Savary et Grégoire Bourbier ; enfin Hélène Cohen, naturellement, qui dirige tout ce talentueux petit monde. Mais ce sera compliqué : l'envie est là, le désir est vivace, mais ce n'est pas suffisant. Henri se sent, se sait déphasé ; il en est bien malheureux mais il ne lui sera pas possible de poursuivre avec nous.
◆ ◆ ◆
Je conserve dans la mémoire de mon téléphone quelques-uns des messages qu'il y a déposés. Pour le souvenir de sa voix, bien sûr, mais aussi parce qu'ils ont quelque chose de singulièrement libre et enjoué ; comme si rien à ses yeux ne pouvait jamais être tout à fait banal. Comme si chaque prétexte d'oralité lui fournissait une occasion supplémentaire, non seulement de jouer, non seulement d'ennoblir le trivial, mais d'extraire la plus grande intensité possible du moindre moment de vie.
Cette dernière année, j'ai parfois eu l’impression d’être pour Henri l'un de ses derniers liens, inespérés, inattendus avec « le monde », la vie, ses plaisirs. Je l'ai vu ou senti se fatiguer au fil des semaines. Et m'en suis parfois voulu de ne pas le solliciter davantage. Je savais, sans accepter de me le formuler ainsi, que certaines sensations commençaient à le fuir doucement, qu'une certaine force minimale et nécessaire à la volonté de se lever le matin, de sortir s'acheter de quoi manger ou d'allumer la radio le désertait. Lui-même me le laissait parfois entendre à mi-mot, non, je crois, sans quelque amertume : il y était prêt mais c'était quand même trop tôt, il n'en avait pas encore envie. ◆
Si mon bureau ne tient pas exactement du gueuloir, j’ai toujours jugé nécessaire, dans le travail d’écriture, de me relire à haute voix afin de percevoir au mieux la machinerie d’une phrase, la cadence d’un paragraphe, bref la petite musique que trame la langue. En revanche – sauf exception et cela ne vaut que pour moi –, je ne raffole pas des bastringues et autres sons et lumières auxquels la littérature sert parfois de prétexte : je n’entends jamais mieux le mouvement d’une œuvre que dans sa lecture muette. Je ne méconnais pas le caractère possiblement réactionnaire d'une telle opinion, mais je dirai volontiers que la littérature se passe fort bien de tout spectacle. Ou alors… Ou alors il faudrait qu’elle soit oralisée par la maman du petit Marcel, telle qu'il l’évoque ici (lequel petit Marcel, digressant tout en douceur, en profite pour s'immiscer dans nos bruyantes polémiques sur la distinction entre l’œuvre et l’auteur…).
À rebours de tout un courant littéraire qui tire parfois un peu lourdement sur le filon sociologique, Céline Righi, petite-fille de mineurs de Lorraine, livre dans ce premier roman une évocation originale, libre, saisissante, exempte de toute complaisance misérabiliste, de l'existence d'hommes qui, encore adolescents parfois, passèrent la moitié de leur vie au fond des mines. Évocation d'un monde pour ainsi dire mort à la modernité, taraudé par la maladie, le déclassement, les privations, et dans lequel les parenthèses de douceur ou de plaisir, parce qu'elles étaient rares, étaient toutes bonnes à ouvrir, Berline, à sa manière mordante et poétique, témoigne à la fois du souci de conserver, voire entretenir la mémoire d'une époque révolue mais qui résonne fortement encore dans l'est et le nord de la France, et d'un désir de sonder les conséquences intimes, affectives, psychologiques qu'une telle existence pouvait avoir à l'échelle d'un homme.
Au drame inaugural de ce roman, l'effondrement d'une mine, fait écho le refus de Fernand, protégé in extremis par une « berline » retournée sur lui (à l’instar de Franz Riva, rescapé de la catastrophe de Rochonvillers, en 1919, dont la figure a inspiré Céline Righi), de céder à l'effondrement intérieur. Or ce qui le fait tenir n'est pas tant le vague espoir, dont on ne saurait dire s'il est éperdu ou raisonné, de s'en sortir, que la ressouvenance émue, tantôt attristée, tantôt badine, quelques fois amère, de ce que furent son enfance, sa famille, ses copains, ses béguins, sa vie. Là-bas, chez lui, on est mineur de père en fils et, dès la naissance, un homme qu'on enterre — et pas question de déroger à la règle, même si lui s'était rêvé jardinier : plutôt retourner la terre qu'avoir à y descendre. De souvenirs en réminiscences, d'empreintes obscures en reconstructions, Fernand, tout en luttant contre ce qui paraît inéluctable, se laisse irriguer par un réseau de motifs sensoriels, manière pour lui de lutter contre tout ce qui enterre et enserre — jusqu'à ce chant d'oiseau, double entêtant de sa conscience, écho à ce canari que les mineurs avaient coutume de descendre avec eux dans la mine : si l'oiseau mourait, ou même s'il ne chantait plus, alors c'est qu'un coup de grisou se préparait.
Écrit avec une simplicité qui pourrait être l’autre nom de la pudeur, ce premier roman d’une grande justesse parvient à extraire de sa noirceur de nombreuses pépites de lumière, de tendresse et d’humour. Autant dire que je suis très heureux de pouvoir en être l'éditeur.
Anthologiste insatiable et infatigable fondateur de magazines, Joseph Vebret récidive auxÉditions Bonnetonet lance une bien belle revue, à l'ancienne serait-on tenté de dire :Littératures & Cie, diffusée en librairie deux fois l'an.
Délibérément subjective, la revue accueille maintes sensibilités, donnant à relire autant qu'à découvrir, sans oublier de partir à la rencontre des auteurs contemporains.
La chose s'était déjà produite, mais il faut croire que nous y avons pris goût : Jospeh Vebret me fait, dans ce premier numéro, l'honneur de quelques pages d'entretien.
Littératures & Cie En librairie, ou à commander directement chez l'éditeur en suivant ce lien.
Y aurait-il sur l’île canarienne de Lanzarote, où le Nobel portugais José Saramago [disparu en 2010] a posé ses valises, une sorte de microclimat houellebecquien ? On pourrait le penser, tant un certain esprit de subversion mâtiné de pessimisme historique semble y sévir. Rappelons que c’est sur cette petite île volcanique en effet que Michel Houellebecq trouve souvent l’inspiration – il y consacra d’ailleurs un recueil –, et que c’est sur cette même petite île volcanique, donc, que vit désormais José Saramago, malmené par ses compatriotes après la publication il y a quinze ans de L’évangile selon Jésus-Christ. Très opportunément, son nouveau roman paraît à l’heure où la société politique française commence à sortir la très grosse et très spectaculaire artillerie qui, dit-on, devra aider les électeurs à choisir celle ou celui qui présidera à leurs destinées : raison de plus pour encourager les acteurs de la campagne qui s’ébroue à lire ce roman peu ordinaire – lequel, sous ses airs gentiment pince-sans-rire, se révèle être une fable redoutablement subversive.
Comme dans toute fable, le prétexte est assez simple. Imaginez la capitale d’un pays dont les électeurs vont se rendre coupables, dans la langue-type du ministre de l’intérieur, d’une « calamité encore jamais vue dans la longue et laborieuse histoire des peuples connus » : comprenez, en fait, que 83 % d’entre eux ont voté blanc lors de la dernière consultation municipale. Sans doute une partie de l’électorat est-elle restée l’irréductible obligée du civisme partidaire mais, au poids, le triomphe des blanchards est on ne peut plus indiscutable. Triomphe qui n’est d’ailleurs absolument pas vécu comme tel par lesdits blanchards, l’injonction civique qui les a conduits à ce vote n’étant pas moins impérative ni moins noble que celle qui en conduisit d’autres à soutenir, qui le pdd (parti de droite), qui le pdc (parti du centre), qui le pdg (parti de gauche). Ils n’auront donc fait ici, dans un mouvement qui ne manque ni de panache, ni d’élégance, qu’appliquer le droit électoral stricto sensu. De quoi, vous en conviendrez, ébranler le bel édifice démocratique, sa dramaturgie éprouvée, son petit théâtre des procédures. Dans un incontestable souci légaliste, le peuple s’apprête donc à gouverner le gouvernement, à retourner, non contre lui mais contre une tradition tellement ancestrale qu’elle a fini par en devenir impensée - insensée - l’usage du droit. Du moins est-ce ce qui se profile dans les premières pages, d’anthologie, où nous assistons, goguenards, au désarroi du président d’un bureau de vote, de ses assesseurs, de ses suppléants et des entourages, tous membres d’un personnel politique campé avec une drôlerie d’autant plus cruelle que le narrateur ne ménage pas sa commisération. C’est que les premiers indices de la tragédie ne tardent pas à sourdre : le ciel lui-même est de la partie et les ouailles électrices tardent à venir accomplir leur devoir.
C’est à une belle réflexion que nous convie José Saramago, tellement belle que nous en avions omis de penser qu’elle pouvait avoir quelque incarnation crédible : que devient une démocratie lorsque ses membres usent, jusqu’en ses plus ultimes conséquences, de ce qu’elle autorise, justifie et légitime ? La réponse ne se fait pas attendre : d’autant plus malmenée quand elle l’est dans le scrupuleux respect de ses propres procédures, elle laisse place à une société qui n’est pas sans rappeler la société imaginée par George Orwell. Les dirigeants demeurent en place – étant entendu qu’il n’est nullement question de révolution – mais, au nom de la sauvegarde de la démocratie, usent désormais des armes traditionnelles du totalitarisme le plus éprouvé. Tout ici est cul par-dessus tête : le gouvernement se voit peu ou prou contraint à décréter l’anarchie, et le ministre de l’Intérieur lui-même exige des éboueurs qu’ils se mettent en grève, afin de montrer aux blanchards ce qu’il en coûte de défier les partis. En montrant de l’intérieur le fonctionnement d’un pouvoir qui croit tout entier à la technique de la carotte et du bâton, technique « appliquée principalement aux ânes et aux mules dans les temps anciens, mais que la modernité a adaptée à l’usage humain avec des résultats plus qu’appréciables », c’est au tropisme infantilisant qui guette toute démocratie que Saramago s’attaque entre autres maux. Le président, qui parle « comme un père abandonné par ses enfants bien-aimés, perdus, perplexes » ne manque d’ailleurs pas d’avertir : « De même que nous interdisons aux enfants de jouer avec le feu, de même nous avertissons les peuples que jouer avec la dynamite est contraire à leur sécurité ». L’avertissement sera suivi d’effets.
La grande pertinence de ce roman réside autant dans le sujet – en un mot, la délitescence de la culture démocratique – que dans le style allègre, vif, corrosif, de haute tenue mais comme libre de toute attache, qui résonne parfois d’un rire qui fait entendre quelque chose de secrètement diabolique, et qui n'est en fait que la marque d’une tristesse. L’auteur [âgé de quatre-vingt deux ans lorsque paraît ce roman], ne s’attache pas sans raison à ce tableau déconfit des mondes qui s’effondrent. Qu’il le fasse avec le sourire n’aide pas à faire passer la pilule, au contraire : nous rions, certes, mais parce que ce paysage n’est pas sans ressemblance avec celui que nous avons sous nos yeux.
Dans son superbe Millenium people, J.G. Ballard avait décrit, non sans lyrisme ni mauvais esprit, la révolution à venir des classes moyennes : ici, José Saramago nous donne à voir la rébellion de citoyens devenus indifférents aux mimiques du pouvoir. Et, ce faisant, pose la question qui agita en son temps le Portugal de la Révolution des Œillets : la vie peut-elle s’organiser sans la politique ? Non, nous répond ce texte autrement civique que ce qu’il y paraît de prime abord – et en dépit, peut-être, de la secrète espérance du narrateur. « Comme les citoyens de ce pays n’avaient pas la saine habitude d’exiger le respect systématique des droits que leur conférait la constitution, il était logique et même naturel qu’ils ne se soient même pas rendu compte que ceux-ci avaient été suspendus » : autrement dit, la démocratie ne s’use que si l’on ne s’en sert pas. L’avertissement vaut en tout lieu, et en toute époque.
José Saramago, La Lucidité - Éditions du Seuil Article paru dans Esprit Critique, Fondation Jean-Jaurès, décembre 2006
Pourquoi chacun tient tant à faire savoir à la terre entière – je veux dire : au petit peuple des réseaux sociaux – qui est son champion électif ? Pourquoi nous donne-t-on à lire autant d’injonctions, tantôt affûtées, brillantes, épidermiques ou spécieuses, volontiers rageuses et souvent péremptoires, à voter pour ce candidat – et surtout pas pour celui-ci, moins encore pour celui-là ?
J’ai la nostalgie, probablement un peu conservatrice mais peu importe, d’une certaine pudeur démocratique. D’un temps d’avant le douteux fantasme d’une pure transparence où le vote à bulletin secret consacrait, in fine, l’ultime parcelle de quant-à-soi du citoyen, ainsi protégé des arguments d’autorité, des subordinations et autres influences de dernière minute – dire que l’on a fini par en faire un métier, que l’on peut dorénavant arguer sur sa carte de visite de l’enviable statut d’« influenceur »…
Je ne parle pas des militants estampillés : ceux-là portent leur appartenance au fronton de leur casquette : ils font le job. J’en ai été, naguère.
Mais les autres ?
Ceux dont la vie n’est que très sporadiquement traversée par un engagement partisan, et moins encore partidaire, en somme lorsqu’ils vont glisser leur bulletin dans l’urne ? Ceux qui d’ordinaire savent lire, voire font profession de lire entre les lignes ? Ceux qui chérissent le friable, l’indéterminé, le mouvant ? Qui, par amour non de la vérité mais de la justesse, n’aiment rien tant que sonder ce qui est irrémédiablement égaré en chacun, chancelant, peu assuré ? Ceux que l’on aime voir entonner lesgens qui doutent ? Pourquoi eux – même eux – en viennent-ils à atrophier leur sensibilité, à glacer leur intelligence de l’autre, parfois à lancer des anathèmes ?
La parole de chacun est-elle à ce point singulière, pénétrante, exemplaire que nous n’ayons de cesse de vouloir en édifier l’autre ? Mes livres, mes romans, mes articles témoignent assez de qui je suis et de qui je ne suis pas. Ce qui émane de moi, de mes amitiés, de mes prédilections, de mes attitudes – fût-ce à mon insu –, suffit amplement à faire savoir pour qui ou contre qui je voterai. Car je voterai, bien sûr.
Dit autrement : je réserve à l’isoloir, qui fera ici office d’allégorie de ma conscience civique, la formulation de mon choix ultime. Non que je tinsse farouchement au secret de mon bulletin, non que celui-ci risquât de m’attirer les foudres ou que j’en eusse honte, mais que je tiens à cultiver encore l’illusion d’un vote qui échappe autant que faire se peut aux objurgations morales et autres intimidations de circonstance, d’un vote auquel ne saurait se résumer l’entièreté du citoyen en moi – de ma personne.
De la guerre que se livrèrent républicains espagnols, anarchistes et franquistes, l'on peut raisonnablement penser que tout ou presque a été écrit. Pour Laurine Roux, il ne s'agissait donc pas tant de refaire l'histoire que d'étayer son écriture romanesque à une résonance personnelle : le souvenir d'un arrière-grand-père qui, sous Franco, contribua à exfiltrer des centaines d'anarchistes. C'est peu dire, donc, que L'autre moitié du monde la travaillait depuis longtemps.Après le succès d'Une immense sensation de calme et du Sanctuaire— tous deux un peu hâtivement classés parmi les récits post-apocalyptiques —, Laurine Roux manifeste ici une manière très originale, concrète et lyrique, intime et universelle, de se lancer dans une littérature de l'épopée historique. Pour, in fine, nous livrer son roman le plus tragique.
Ce n'est pas pour autant une autre Laurine Roux que le lecteur découvrira : il retrouvera aisément la romancière portée par un sentiment viscéral de la nature, pastorale lorsqu'elle évoque le monde des couleurs, des odeurs et de toute autre matière (ainsi des effluves de cuisine, piment, olive, herbes, pain aillé, tomate, oignon, poisson), sensible aux présences animales (chiens, grenouilles, carpes, civelles, alevins...), pénétrante dès qu'il s'agit de décortiquer les mécanismes du clan familial, et d'une tendresse instinctive pour l'enfance et l'adolescence ; comme dans ses précédents textes d'ailleurs, affleurent la chair des jeunes filles et les pulsions honteuses, irrépressibles, féroces, qu'elles attiseraient chez certains hommes.
Pourtant, c'est bien une autre facette de Laurine Roux que nous découvrons. Sans doute cela tient-il au cadre même de cette histoire qui, en la contraignant à une certaine justesse factuelle, à une certaine sobriété historiographique, la conduit à sculpter différemment son écriture, devenue plus sèche, plus poreuse aux spécificités d'un contexte, aux impératifs de la geste politique, aux nécessités brutales des sentiments dans l'histoire, enfin à tenir en bride son inclination pour les images naïves ou ingénues. C'est comme si elle avait décidé, sans jamais défaire ce qui constitue son mouvement premier, sa patte primitive, de s'autoriser une plus grande distance avec la narratrice. Bien sûr rien de tout cela n'est écrit, tout passe entre les lignes, dans le brumeux marécage du texte, mais il m'a semblé que le « je » laissait finalement davantage affleurer le « elle ».
Laurine Roux seule saura l'expliciter, mais on peut entendre bien des choses dans « l'autre moitié du monde », titre où s'exprime une binarité assez radicale. Celle de la lutte, front contre front : franquistes contre anarchistes. Celle de deux mondes : ouvriers et paysans — on s'attachera spécialement à Toya, que l'on suivra sa vie durant —, contre propriétaires terriens et grands bourgeois, dont « la Marquise » brandit fièrement le flambeau. Celle aussi de deux modalités de l'esprit humain : l'intellectuel et le manuel, dont la réconciliation des deux est, peu ou prou, le rêve de toute révolution sociale. Binarité enfin, jusques et y compris dans ladite révolution, des hommes et des femmes. Mais cette dualité ne va pas sans sa part de légende, et la mythologie est coriace. Revient alors au roman d'insuffler un soupçon de scepticisme, d'incertitude et de tendresse dans la mécanique des volontés idéologiques et politiques ; et de redonner une âme et une chair aux êtres qui portent l'histoire autant qu'elle les emporte.
Et puis il y a l'amour... Qui achève de donner à cette épopée son tour définitivement romanesque. Dans cette Catalogne éternelle, avec ses paysans, ses nobliaux, ses curés et ses seigneurs de guerre, la découverte de la chair et de l'amour va conférer au récit — et à l'aspiration révolutionnaire — une dimension puissamment lyrique. Mais l'amour, ici, c'est d'abord celui des mots. Toya, toute jeune fille encore, se découvre inopinément séduite par les séductions de la langue, ou plus précisément par ce que la langue, pour peu qu'elle soit juste et précise, a de séduisant. La langue, oui — une élocution, un phrasé, un timbre — peut mener à l'amour. Même si c'est d'abord de la défiance qu'inspire à Toya celle d'Horacio, l'instituteur, qui n'a « ni bras robustes, ni corps vaillant », seulement des « mains de femme ». Mais le corps est un bien piètre rempart lorsqu'on se sent « fendue en deux par la force des mots ».
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Ayant la chance d'être son éditeur depuis cinq ans, j'attendais avec une certaine appréhension ce troisième roman de Laurine Roux, dont je savais qu'il différerait un peu des précédents. Les choses semblent lui être venues presque naturellement, en tout cas instinctivement, et surtout elle avait le souci de ne pas refaire du Laurine Roux, l'envie de se mettre à l'épreuve. Je veux donc lui redire ici ma fierté de pouvoir la suivre depuis ses débuts, et bien sûr souhaiter à L'autre moitié du monde le plus vif et le plus mérité des succès.