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Marc Villemain

10 juillet 2008

Chimère


D'
où vient ce désir, soucieux, constant, de coller à son temps ? D'où vient que les humains éprouvent toujours le besoin de se distinguer de leur propre passé, non pour ressembler à ce que l'humanité pourrait être demain, mais pour se confondre avec ses manifestations du jour ? D'un côté, l'on se vante d'être moderne en oubliant machinalement ce qui fut et en lui lançant à l'occasion quelque œillade de commisération, de l'autre on se heurte à cette étroitesse d'esprit congénitale qui nous empêche de voir plus loin que le bout de nos jours. Aussi les vraies "avant-garde" ne le sont qu'à leur insu. Elles ne sont pas représentées par ceux qui scrutent l'avenir et tente de s'en approprier ce qui pourrait être les tics ou les oripeaux, mais par ceux qui embrassent les trois dimensions du temps au point même que le temps n'a plus prise sur eux. La modernité d'apparat semble avoir trouvé sa résolution dans la manifestation de ses formes - un langage, une vie sociale, un code, un accoutrement : c'est pourquoi toute mode est ringarde par essence, et pourquoi toute nouveauté tue ce qui pourrait être nouveau en elle dans l'instant même où elle s'annonce comme telle. C'est pourquoi aussi l'amour de la part sacrée de l'art ne fait plus guère recette que chez quelques fossiles et qu'il a cédé sa place à la revendication du plaisir de la reconnaissance et de l'identification : l'art, pour trouver son public, doit finalement lui ressembler, se confondre, ici et maintenant, avec ce que nous semblons ou croyons être. C'est pourquoi enfin nous pouvons faire preuve d'un optimisme suspicieux : ce que nous pensons être n'étant jamais ce que nous sommes, les œuvres et manifestations de l'art, autant que ses publics, demeurent imprévisibles.

9 juillet 2008

Libération ou divine surprise ?

La libération d'Ingrid Bétancourt n'est pas un sujet, c'est entendu. Tout au plus peut-on s'agacer du spectacle auquel elle donne lieu, qui voit communier dans un même élan caritatif tous ceux que, d'ordinaire, rien ne parvient jamais à mettre d'accord. Mais il est connu que les gaulois querelleurs raffolent des trêves patriotiques. Quant à celle ou celui qui tenterait d'exister à travers cet événement dans notre paysage politique un peu dérisoire, il ou elle ne fera que se ridiculiser davantage - mais il est vrai qu'on peut en prendre l'habitude.

Mon propos, très bref, sera digressif. Je m'étonne simplement que la foi religieuse d'Ingrid Bétancourt, foi à laquelle nul ne peut rien trouver à redire, qui ne me gêne d'aucune manière et que je respecte d'instinct, ait trouvé matière à s'exprimer dans les enceintes du Parlement. En effet, la croix qu'elle arbore sur sa poitrine constitue ce que, naguère, le législateur désigna comme "signe religieux ostentatoire", et qu'à ce titre il bannit des édifices publics. Ce n'est pas la croix en elle-même qui me gêne, mais son exposition, ce qu'elle signifie et charrie. S'il arrive que quelques urticaires laïcistes peuvent, à moi aussi, me donner l'envie de me gratter, tant ils sont épidermiques et machinaux, m'irritent tout autant les petites libertés que la République prend avec les lois qu'elle a votées - et, en l'espèce, avec quelle solennité. Autrement dit, le bonheur de la nation n'aurait pas été moins total et moins sincère si nous n'avions pas à le mettre sur le compte de l'intervention divine, et si ladite intervention n'avait pas fait l'objet d'une publicité un peu grossière dans les lieux mêmes qui sont censés l'interdire. Dieu soit loué, Ingrid Bétancourt n'est ni scientologue, ni musulmane, ni juive, ni témoin de Jéhovah.

7 juillet 2008

THEATRE : Délivrez Proust - Philippe Honoré

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Voilà donc qu'on nous invite à une DÉCLINAISON LOUFOQUE ET SENTIMENTALE AUTOUR DE PROUST. Après tout, pourquoi pas : soyons modernes. C'est un des grands dadas de notre époque que de vouloir trouver du rire et du loufoque en tout, quitte à en fabriquer ex nihilo si vraiment on rentre bredouille. En fait de loufoque, nous ne trouverons rien ici qu'un empilement de caricatures, un peu comme pouvaient l'être les pièces que les bouffons jouaient pour complaire au roi, naguère : juste ce qu'il faut d'humour gras (ah, les "matières de Marcel" !), de pochade sociale (la bouche en cul-de-poule de Madame Verdurin), et d'anachronisme car ça fait toujours rire - cf. Les Visiteurs. Bon, on rit sous cape, c'est sûr, mais pas toujours à bon escient, et rarement pour la bonne cause.

L'intention, cela dit, n'était pas déplaisante - mais il est vrai que l'enfer en est pavé : donner envie de Proust, dédramatiser l'épaisseur de La Recherche, rire, car cela est risible en effet, bien sûr, des us et coutume de la belle société d'époque, faire entendre ses résonances dans notre temps contemporain. Mais le didactisme ici devient vite très lourd, tant il est éculé, attendu, vaguement poujadiste. Les deux acteurs, Anne Priol et Pascal Thoreau ne sont pas mauvais, ils se donnent, essaient d'y croire, d'habiter autant que faire se peut un texte hilare, parfois même semblent y chercher autre chose, jusqu'à éprouver une émotion sincère ; aussi la chute est-elle un peu plus tenue, le texte prend enfin le dessus sur la grimace. Mais voilà : d'un texte un peu sot et mal mis en scène, il est difficile de tirer autre chose que des soupirs. Jusqu'à l'exaspération pour ceux qui ne supportent pas que Proust fasse l'objet d'un tel simulacre ludique ; avec un peu plus d'indulgence si l'on accepte que Proust a aussi le droit d'être mal interprété.

DÉLIVREZ PROUST, d'après Marcel Proust, de Philppe Honoré - Mise en scène de Philippe Person, avec Anne Priol et Pascal Thoreau.
Théâtre du Lucernaire, Paris.

18 juin 2008

Amour foot & culture

Je ne m'intéresse plus au football, et au sport en général, depuis des années, et cela en dépit de plusieurs années de pratique assidue et du plaisir que son spectacle peut me procurer à l'occasion. Moyennant quoi, la dernière compétition sportive que j'ai regardée à la télévision doit remonter à 1998, soit la coupe du monde de football ; qui plus est, je n'ai plus aujourd'hui de téléviseur. Bref, il paraît qu'il y avait un match hier soir, entre l'Italie et la France, et que la France a perdu. Aucun intérêt. Or les médias ce matin font état de deux petits événements internes suffisamment croustillants.

À l'issue du match perdu, le sélectionneur, Raymond Domenech, aurait demandé au micro sa main à une certaine Estelle Denis. Pour les footeux, après la défaite, c'était bien plus qu'ils ne pouvaient en supporter, un peu comme la goutte qui fait déborder la canette. J'avoue qu'il ne me serait pas venu à l'idée de suggérer en public à Marie qu'elle acceptât de convoler avec moi. Or, si la manière est ce qu'elle est, je veux tout de même prendre ici la défense du sélectionneur malheureux et, par le dicton conséquent, heureux en amour. Car il ne fait, fût-ce en exhibant sa maladresse, que nous rappeler cette évidence telle qu'il peut sembler saugrenu d'avoir à la rappeler : le football n'est qu'un jeu. On perd, on gagne, c'est comme à la bataille ou aux petits chevaux. Ce n'est qu'une distraction, une occasion de détente et de bonne humeur dans un monde hostile et incompréhensible. Que l'homme dont on réclame la tête ce matin en couverture des canards et autres torchons scabreux qui ornent les kiosques (France-Soir), et alors qu'il savait pouvoir s'attendre à recevoir un torrent de boue sur le crâne, ait donné la priorité à son destin amoureux, aux grandes infrastructures des temps humains et à cette superstructure sublime qu'est le mariage, qu'il ait remis à sa place de jeu du cirque le grand spectacle du sport populaire et sponsorisé, voilà qui, peu ou prou, oui, me rassurerait plutôt. 

Le deuxième petit événement interne à cette Bérézina footballistique est moins croustillant, et m'amuse en vérité beaucoup moins. Il tient en une phrase, prononcé ce matin à l'issue du conseil des ministres : cette défaite est "un deuil collectif". Idiot, bien entendu ; mais plus idiot encore, et surtout déprimant, lorsque son auteur n'est pas un supporteur lambda et un tantinet échauffé par l'adrénaline ou le reste, mais bien Christine Albanel, notre ministre de la Culture. 

16 juin 2008

Mort d'Esbjorn Svensson

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J'
apprends que Esbjörn Svensson, le pianiste de e.s.t. (Esbjorn Svensson Trio), vient de périr, à quarante-quatre ans, dans un accident de plongée. Son groupe était un des rares de ce niveau à attirer vers le jazz des oreilles qui y étaient étrangères ou peu familières, sans jamais sacrifier aucune exigence ni sans jamais se lasser d'aucune exploration. On se souviendra d'un jeu très élégant, post-jarrettien dans sa mélancolie aqueuse et son mouvement vers la transe, et bien sûr des brèches qui se seront ouvertes dans le jazz, e.s.t. ayant incorporé l'électronique d'une manière qui ne fût pas d'agrément (tentation à laquelle succomba parfois Miles Davis), mais au contraire constitutive, au même titre que le choix de tel ou tel instrument, d'une esthétique finalement très pure. C'est une perte assez lourde pour le jazz.

13 juin 2008

Manchette

Je garde de Vialatte le souvenir de son aspect à la télévision, voici quelques dimanches, un petit vieillard crapaud, chauve aux paupières plissées, fait  pour la nudité ou le pardessus, habile, neutre et rigolo, avec de la réserve et un regard. Quelque peu satanique. Plaisant à observer et à écouter comme devraient l'être les auteurs de Fantômas.

Jean-Patrick Manchette, Journal du vendredi 14 mars 1969

12 juin 2008

Manchette

Les émeutes de 68 n'étaient pas étudiantes. Un moment, le mauvais côté qui fait avancer les choses a explosé, grâce à quelques voyous. L'émeute matée, le bon côté reprend le dessus, et surtout chez les étudiants, tous cons, accumulant en eux une extraordinaire quantité de tares, du simple fait qu'ils sont des étudiants. La honte devra être rendue plus honteuse encore.
Une majorité d'étudiants vote donc, et nécessairement vote la reprise du travail. Autrement dit,
des petites filles maigrelettes, avec d'amples jupons, et ressemblant par leurs gestes et leur tournure à de petites femmes, sautent à la corde, jouent au cerceau ou se rendent visite en plein air, répétant ainsi la comédie donnée à domicile par leurs parents.
De même, la journée d'action organisée le 12 février par la C.G.T. sera un échec. Toutes les actions lancées par les dirigeants sont destinées à maintenir l'ordre. Il est épineux d'être un dirigeant. Il faut créer sans cesse une demi-réussite assortie d'un échec total, pour conserver son pouvoir.

Jean-Patrick Manchette, Journal du jeudi 30 janvier 1969

11 juin 2008

Manchette

D'une façon vulgaire, on pourrait dire que mon adhésion à la théorie révolutionnaire est accompagnée de l'idée que rien ne m'oblige néanmoins à vivre d'une façon désagréable.

Jean-Patrick Manchette, Journal du vendredi 2 février 1968

29 mai 2008

A qui profite le procès ?

A quoi donc aura servi le procès de Michel Fourniret ? Sans doute à pas grand-chose, et d'autant moins que le verdict ne ménageait aucune espèce de suspense, la peine de mort étant abolie depuis plus de vingt-cinq ans.

Pour les familles des victimes, qui d'ailleurs l'admettent, seul le spectacle du procès, qui leur permit de crier leur chagrin au monde et ce faisant d'en partager le poids, aura apporté un peu d'onguent thérapeutique, ce qui n'est pas rien. Mais si l'on avait attendu quoi que ce soit du procès en lui-même, les parties civiles eurent pu accéder sans mal à la demande de Michel Fourniret d'un procès à huis clos ; cela aurait d'ailleurs probablement davantage servi les grands préceptes de la justice, mais alors il est vrai que les différents acteurs, sans parler des médias, auraient été très déçus (à cette aune, je trouve une nouvelle occasion de me réjouir de ne pas posséder de téléviseur, tant je n'ai aucune difficulté à imaginer l'ouverture gratinée des journaux du soir.) Le procès aura aussi été utile à l'avocat général, qui, aussi bien, voire mieux que s'il avait été allongé sur le divan d'un professionnel, aura pu se délivrer des quelques images persistantes de l'enfance qui hantent encore son inconscient, monstres, diable à deux faces, araignées et autres gluances. Quant à l'avocat de Michel Fourniret, dont il est vrai que la position était assez inconfortable, son client ne manifestant guère d'intérêt pour sa propre défense, eh bien sa plaidoirie, non contente de n'avoir servi à rien (mais il s'en doutait), n'aura fait qu'ancrer l'image au bas mot déjà désastreuse de son client : je n'aimerais pas, moi, être défendu par un avocat qui conclurait de ma personne qu'elle "appartient à notre humanité, hélas". Contresens historique et philosophique au demeurant assez grotesque : comme si l'humanité induisait la vertu.
Enfin, l'on ne saurait disconvenir que cet épisode de la justice en quenouilles aura fait les choux gras de l'inconscient présidentiel, lui aussi (tiens donc) peuplé de "monstres".

Conclusion elliptique et générale :
- nul ne semble n'avoir rien compris de Michel Fourniret et de son épouse complice (les psychiatres se montrant sur ce terrain d'un conservatisme et d'un conformisme assez exemplaires) ;
- la communauté nationale se trouve provisoirement ressoudée, chacun trouvant à se réjouir d'une sentence que nul n'aura à coeur de discuter, par crainte de passer pour laxiste ou indécent ;
- la justice a perdu quelques-uns de ses atours de rationalité au passage, le président du tribunal ne trouvant rien à redire aux roses déposées devant elles par les familles des victimes, pas plus qu'à leur départ du tribunal dès que ce fut à la défense de prendre la parole ;
- le mouvement répressif général, ici comblé, se trouve conforté ;
- la question des soins et du suivi psychiatrique est totalement passée à la trappe ;
- le fonctionnement de la justice, à mille égards insatisfaisant mais dont on se plaît tant à débattre, non seulement ne s'est pas amélioré, mais aura plutôt régressé.

Autant de raisons qui justifient notre contentement de savoir ce procès enfin clos.

27 mai 2008

Mauvais esprit

A Cannes, cantet revenu le printemps, les journaux portent au pinacle l'école française. Il est vrai que les canards adorent agiter leurs palmes (académiques).

23 mai 2008

Ceci était ma chair (anglaise...)

New stories from children of the revolution


68's
: NEW STORIES BY CHILDREN OF THE REVOLUTION
: c'est le titre d'une anthologie que vient de publier Salt Publishing, éditeur basé à Cambridge. L'idée, fomentée par l'écrivain Nicholas Royle, était de réunir dix auteurs nés en 1968 et de les laisser manœuvrer autour de l'idée de révolution - parmi lesquels, pour ne citer que les plus connus, Toby Litt ou James Flint.

D'un niveau absolument lamentable en anglais, je serai hélas privé de la lecture de ce livre... Toujours est-il que j'eus le grand plaisir de pouvoir y contribuer, bénéficiant au passage du travail de traduction de Nicholas Royle, lequel s'est donc escrimé avec autant de patience que de bienveillance sur mon texte intitulé : Ceci était ma chair (This was my flesh).

Dieu soit loué, les lecteurs qui n'ont que le français à la bouche auront le bonheur (...) de pouvoir lire ce texte à partir d'octobre prochain, puisqu'il fait partie d'un corpus de douze nouvelles que je publie au Seuil sous le titre Et que morts s'ensuivent.

*

Extrait d'un article du journal Time Out, à Londres,
qui en fait aujourd'hui son livre de la semaine :

« Similar territory is explored by Marc Villemain in his elegant, horrifying This Was My Flesh, set in a cultured, civilised world which just happens to be cannibalistic. »

L'acheter : ici

22 mai 2008

Manchette

Il faut m'astreindre à n'écrire ici que lorsque je suis de bonne humeur, et surtout pas quand je me crois malheureux. Le chagrin rend stupide. Il ne faut pas écrire de stupidités.

Jean-Patrick Manchette, Journal du 29 décembre 1966

C'est là une injonction fréquente dans tout journal naissant ; il est rare qu'on s'y tienne. Mais il est très intéressant de noter cette récurrence, cette obligation que l'on se donne à se défier de ses humeurs ; non par optimisme, cela n'a rien à voir, mais par crainte que l'humeur éloigne de l'art, qu'elle soit, d'une certaine manière, antithétique à la démarche d'écriture. Quand je me crois malheureux, écrit Manchette, qui, dès la première page de son premier journal, et alors qu'il n'a que vingt-quatre ans, nous dit déjà que seuls les faits le mobiliseront, que tout examen ou raisonnement psychologique demeure tributaire de l'interprétation, donc de l'erreur.

21 mai 2008

Plaisirs de la coquille

Titre d'une dépêche AFP parue ce jour :
" Coup dur pour l'État avec l'arrestation à Bordeaux de son chef présumé "

Sur l'instant je pris peur - quoique... : j'ai cru que Nicolas Sarkozy avait été appréhendé ; or il ne s'agissait que du chef de l'ETA.

19 mai 2008

Demain, la politique

C'est ainsi, aujourd'hui, que la politique se fait :

  • Le journal LIBÉRATION fait sa Une du jour sur les 35 heures, dont le quotidien amorce une esquisse de début de commencement de bilan. À la suite de quoi, quelques heures plus tard, l'UMP, par la voix de son secrétaire général, demande le « démantèlement définitif » de cette disposition.
  • De son côté, LE PARISIEN se demande, également en Une, et à propos du RER A, « comment sortir de la galère ». Illico presto et par voie de communiqué, le chef de file des élus UMP au conseil régional d'Ile-de-France, par ailleurs secrétaire d'État, demande à Jean-Paul Huchon, président dudit conseil, de « débloquer des moyens pour le RER A ». Et qu'importe si, par ailleurs, le même chef de file se prononce presque systématiquement contre toute augmentation du budget francilien destiné à l'amélioration des transports collectifs.

Cela vaut-il seulement un commentaire ?
Peut-être, dans l'avenir, nous autres citoyens serons-nous invités à exprimer nos suffrages en votant, non plus pour des partis, mais pour des organes de presse ? Ce serait alors, pour de bon et en toute légalité, le triomphe mille fois annoncé de la démocratie d'opinion, devenu le substrat doctrinal presque exclusif de nos grands partis.

14 mai 2008

Syllogismes de l'hébétude


-
Quel animal aimeriez-vous être ?

- Sans doute quelque chose entre le chimpanzé et le bonobo. Malheureusement, ça s'appelle un homme.
 

*

- (Bis) Quel animal aimeriez-vous être ?
- Peut-être un bigorneau. Arrimé à mon rocher et pelotonné en spirale dans ma coquille, je jetterais un œil au dehors par moments très brefs en soulevant le petit opercule qui me protège des embruns, désireux seulement d'attendre que l'on me pique et me dévore gentiment.

*

Nous autres ? Corps et humeurs, société et psychologie. Ces choses les moins intéressantes au monde, et qui le font tenir.

*

Tout écrivain l'éprouve : le sentiment de sa profonde bêtise lorsqu'il parle, son impression d'incomparable intelligence dès qu'il se met à gribouiller. On pardonne d'autant mieux aux grands silencieux : ils ne mettent pas une stratégie à l'épreuve, ils se soumettent, pour survivre, à la rude vérité.

*

Tout individu a devant lui deux voies : faire le vide ou le trop-plein. Pour une très grande part, il n'est pas responsable de son choix ; pour ce qui lui revient, et c'est fort congru, ce ne sont que les variantes d'un même cheminement vers l'impossible, deux modes d'accès à l'erreur. Il faut avoir éprouvé les deux pour le savoir. Parole de bigorneau.

6 mai 2008

In & Out


La page blanche n'est jamais blanche que de nous-mêmes. Si nous prenions soin de n'écrire qu'à travers notre être seul, si nous ne nous autorisions plus un seul mot qui ne nous impliquât pas en totalité, si nous cessions d'écrire pour nous détourner de nous-mêmes, si nous cessions enfin d'attendre des échos transformés du monde qu'ils nous fournissent matière ou prétexte à écrire, alors il n'y aurait plus guère de blogs, et, aussi net,
la crise de surproduction des livres serait résolue. Ce pourquoi tout écrivain abrite en lui un vampire et un psychanalyste, et navigue à perpétuité entre les écueils du large et les récifs de l'intime.

28 avril 2008

L'exemple allemand

En France, nous ne voulons toujours pas entendre parler de la réédition des pamphlets de Céline - que les petits cochons antisémites se refilent donc sous le manteau d'Internet ; en Allemagne, le Conseil central des juifs vient de se prononcer pour celle de Mein Kampf : c'est toute la différence entre une nation soucieuse de transmettre l'histoire et une société désireuse de la taire.

18 avril 2008

Art Pepper, le souffle à bout de shoot

Straight life, Art Pepper, Éditions Parenthèses.
Traduit de l’américain par Christian Gauffre, préface de Philippe Carles.
Critique parue dans Esprit Critique - Newsletter de la Fondation Jean-Jaurès - juin 2003

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1957. La scène se passe au Blackhawk, un club de San Francisco. Art Pepper joue avec sa formation du moment. Je pense qu’il y a Brew Moore avec lui, un bon ténor. Arrive Sonny Stitt, l’autre grand altiste du moment. Ils échangent un mot, ça sent la compétition à plein nez, et Art en a horreur. On tombe d’accord pour jouer Cherokee, thème difficile, très rapide, avec des modulations un peu folles sur le pont. On expose le thème, Sonny Stitt prend le premier chorus. Il en prendra quarante. Il ne s’arrête pas, ça dure une heure. Quarante grilles qui tournent, pas une fausse note, pas une faute de goût, pas une mesure échouée, section rythmique à l’affût, Sonny Stitt est un musicien exigeant. Pepper est tétanisé. Défoncé, surtout. Il vient d’avoir une scène avec Diane. Elle a menacé de se tuer dans sa chambre d’hôtel, assise au bord de la fenêtre, une lame de rasoir dans la main, elle n’en peut plus, elle veut juste qu’il l’aime, qu’il l’aime vraiment. Folle de rage, elle a mis toutes ses affaires à tremper dans la baignoire, lui qui n’avait déjà rien, même sa clarinette à quatre cent dollars, finie, rouillée ; terminé. Il a les bras démolis, des traces de piqûres dans chaque veine, et les stups qui veillent dans la salle. Le chorus de Sonny touche à sa fin, le public est aux anges, ça hurle, siffle, applaudit à tout rompre. Pepper est ailleurs. Sonny le regarde. Les musiciens l’attendent, ils font tourner une grille, deux peut-être, allez savoir. Puis il comprend. Alors il joue au plus haut de son art. Altère le registre de Stitt, prend le contrepied, n’en fait qu’à sa tête, il part, éblouissement, ce n’est plus de la musique, c’est Art Pepper mis en musique. C’est lui qui dit ça. À la fin ils se regardent, avec Sonny, un signe de tête, quelque chose de viril et doux, les musiciens sont souvent comme ça, parfois c’est agaçant, enfin toujours est-il que les deux se comprennent, se sont compris. Le public est survolté. Ils ont devant eux, là, sur la scène, les plus beaux musiciens du moment, ceux qui donnent tout, qui ont toujours tout donné, qui n’ont jamais eu que la musique pour dire l’urgence de vivre. Et s’agissant d’Art Pepper, celle de crever.

Cette scène, Pepper la raconte en conclusion de son autobiographie. Mais il y en a des dizaines comme ça. Je l’ai choisie pour commencer parce que lui-même l’a choisie pour conclure. Mais j’aurais pu commencer par une autre. Celle du 19 janvier par exemple, la même année, quand Diane organise sans lui dire un enregistrement avec la section rythmique de Miles Davis. Ils sont tous là : Paul Chambers à la contrebasse, Phillie Joe Jones à la batterie, Red Garland au piano. Le grattin, des types qui jouent tous les soirs, toutes les nuits, des heures durant. Mais voilà, ça fait six mois que Pepper n’a pas joué une note, même pas touché son instrument. Il sort tout juste de Terminal Island, le pénitencier de Los Angeles. Art pose son alto sur le lit, l’anche sent le moisi, il faut tout démonter, tout nettoyer, ni le temps, ni le courage. Alors c’est comme ça qu’il va jouer, qu’il va jouer avec les monstres sacrés. Il connaît à peine les mélodies, comme souvent. Et ça donne Art Pepper meets the rhythm section, un de ses meilleurs albums. 

En lisant Pepper, j’ai souvent pensé au Seigneur des porcheries, le premier roman, magnifique, de Tristan Egolf. En plus urbain. Faudrait aussi voir du côté de Kérouac. Mais au fond c’est la même Amérique, celle, née au milieu des années vingt, qu’on va envoyer faire la guerre en Europe, comme Art lui-même, et qui sait bien que le rêve américain est un truc pour les étrangers. Son père fuira la maison familiale à l’âge de dix ans et rejoindra les docks de San Pedro : labeur, alcool et violence. Sa mère ne voulait pas de lui, elle s’enfoncera un cintre dans le ventre. En vain : Art débarque sur Terre à l’automne 1925, malade, rachitique, avec la jaunisse. Il est prévu qu’il meurt, il ne tiendra pas deux ans c’est sûr. Et puis ça ira, finalement. Car Pepper est né avec ce que d’aucuns nommeraient un don, qui n’est rien d’autre que la fatalité : la sienne à lui, c’est son génie. Alors il a peur de tout, il se trouve différent, et déjà il veut tant qu’on l’aime. Thelma, belle-mère qu’il aurait adoré avoir pour mère, dira de lui que c’était « un vrai petit cadavre ambulant ». A l’école il se bat pour plaire à son père, empêchant même ses plaies de cicatriser. Il est obsédé par le sexe. Pas les filles, le sexe. Il était beau, le Pepper. De la trempe d’un James Dean. Une nonchalance de chat dans un corps brut. Une indolence ténébreuse et muette, une réserve, une solitude d’animal exalté, quelque chose de la morbidezza. Toutes les femmes le regardent, le convoitent, elles déclarent leur flamme, déclament leur amour, elle veulent l’aimer, oui, sans doute, mais plus encore je crois qu’elles veulent l’aider, l’aider passionnément. Il courra derrière l’amour et ne saura qu’en faire quand il sera là. Sauf à la fin, à la toute fin, et encore, quand il rencontrera Laurie, dans un hospice bizarre, sorte de secte d’Etat pour toxicos désoeuvrés. C’est Laurie qui le sauvera, qui lui permettra de rejouer. Et c’est à elle que nous devons ce livre, la parole d’Art Pepper enregistrée sur un magnéto, retranscrite avec admiration, lucidité, amour.

Mais tout ça c’est plus tard. Avant il faudra passer par les prisons, les injustices, les hôpitaux, le succès. Pour l’instant il n’est qu’un enfant. Son cousin joue de la trompette, il adore, mais les dents ébréchés par les parties de football lui interdisent l’instrument. Alors ce sera clarinette. Quand il se bat dans la cour, son premier réflexe, c’est de protéger sa bouche. Car il le sait, déjà, et il le dit : « Je serai un si grand musicien que mes manières n’auront plus aucune importance ». Il a neuf ans. À la radio, ils passent le Concerto for Clarinet d’Artie Shaw ; alors il se met à le travailler, tout seul, lui qui sait à peine lire la musique et ne connaît rien à l’harmonie – il ne s’y mettra d’ailleurs que bien plus tard, quand la gloire sera déjà là. À quatorze ans, il joue dans l’orchestre de Lee Young, le frère de Lester, son alter ego en lyrisme. Et il traîne avec Dexter Gordon, il prend de l’herbe, des comprimés, ne va pas, ou si peu, à l’école. Il joue trop pour ça. Quand Benny Carter l’embauche, il n’a que seize ans. Puis Stan Kenton, un an plus tard. Le grand Stan Kenton, avec son orchestre, son savoir-faire, sa réputation, sa mécanique bien huilée, ses tournées mondiales. Stan Kenton, avec qui il donnera jusqu’à sept concerts par jour. Car sur le fond, tout Pepper est déjà là : le gosse ultrasensible, celui que la vie effraie, qui donnerait tout pour être aimé et laisse tout tomber dès qu’on l’aime, qui se sent tellement coupable de tout, qui ne donne personne, jamais, pas même en prison, jamais, le camé aux fêlures trop profondes pour saisir le bonheur quand il passe, le trop-vivant pour réussir un suicide, il est déjà là, il est déjà le musicien qui, d’oreille, joue les trucs les plus invraisemblables, et mieux que tout le monde. Il ne changera plus. Il accumulera juste plus de shoots, plus de balafres, plus de cachots. Dix-sept nuits sans dormir dans une cellule de Los Angeles, tétanisé par le manque. Ou à Saint-Quentin, la prison symbole réservée aux plus violents, six mille prisonniers pour mille cinq cent places, les chiottes bouchées, le liquide infect qui rampe sous le matelas, les cafards qui jaillissent par dizaines du moindre croûton de pain. Ces prisons américaines d’antan qui ressemblent à certaines des nôtres aujourd’hui, et à côté desquelles l’armée, pour Art, fut « un paradis de chaleur humaine ». La vie est un drame, et le drame lui échappe. Je pense qu’il pense juste que c’est ça la vie, que c’est comme ça. Et même qu’il n’a pas vraiment envie d’autre chose.

Straight Life, par ailleurs le titre d’une de ses premières et plus fameuses compositions, n’est pas une plongée dans le jazz. On y croise des musiciens bien sûr, des ambiances, des clubs, des histoires d’instruments, de rivalités, de drogues et de femmes. Mais c’est d’une fresque dont il s’agit. La fresque d’un homme qui passe des clubs aux pénitentiers sans jamais avoir revendu un gramme de quoi que ce soit, mais qui en a juste trop, beaucoup trop consommé. Des dizaines de capsules d’héroïne par jour. Et pas suffisamment d’argent pour en acheter d’autres, malheureusement. Sans compter l’herbe, les acides, la cocaïne. Et l’alcool. La fresque d’un musicien qui restera parmi les plus grands souffleurs de l’histoire, qui planera sur ses journées en volant pour pouvoir s’acheter ses doses quotidiennes, et qui pourtant n’aura eu de cesse de mener une straight life, une vie droite. Bien sûr, ce n’est pas la droiture de la société qui réprime et légifère ensuite pour justifier la répression : c’est la droiture d’un homme que l’on dirait comme programmé pour des embardées dont on se dit parfois qu’elles sont raisonnables tant vivre est une chose folle, et qui se tue à anéantir ses peurs, sa culpabilité, son enfance. Il est lucide, Pepper. C’est pourquoi sa parole est touchante. Même, surtout, quand il dit que les choses auraient été plus facile s’il n’avait pas eu autant de talent. Il ne fanfaronne pas quand il dit ça, il soupire. Et puis c’est la fresque, aussi, bien sûr, de cette Amérique pauvre et misérable d’avant la guerre, avec son orgueil, ses codes d’un honneur fabriqué par une violence qui vibrionne, toujours, partout, en chacun. Avec sa bêtise aussi, son racisme, son machisme, et Pepper n’y échappe pas. Mais tout ça est tellement plein de vies brisées, dès la naissance, dès le lieu de naissance, dès la première confrontation avec la société des hommes. Au final, pourtant, je regarde flotter sous mes yeux l’image d’un homme à la fragilité de verre, à la douceur presque animale, aimant comme un gamin, haïssant comme un ado, et qui s’écroule à quarante ans dans les bras du père ruiné à force de payer les cautions ou les soins.

Il y a deux écoles : prendre une oeuvre sans considération de son auteur, sans son tissu charnel, sans ontologie, sans déterminismes, une oeuvre comme un miracle, humaine, certes, mais tellement plus grande que l’homme : une oeuvre comme une transcendance ; ou le contraire : pas d’homme, pas d’oeuvre ; pas de chair, pas de sang, pas d’oeuvre ; la jauger à l’aune de ça, à l’aune du temps, de la culture, de la tripe. Je n’ai jamais su que faire de tout ça. Je passe de l’une à l’autre école. Il faut bien qu’une oeuvre ait un écho universel pour mériter son statut. Mais que serait-elle si elle n’était que divine ? Ce qui est sûr, c’est que je ne pourrai plus écouter Art Pepper de la même manière, maintenant que je l’ai lu.

16 avril 2008

THEATRE : La Mégère Apprivoisée - Shakespeare

Sans titre

La mégère apprivoisée, de William Shakespeare.
Mise en scène d'Oskaras Korsunovas. Comédie française, salle Richelieu.

Nous nous apprêtions donc ce dimanche à une distraction de qualité, un moment un peu léger, peut-être un tantinet exubérant : c'était compter sans le génie particulier d'Oskaras Koršunovas, qui aura donc transformé cette comédie un peu badine de Shakespeare, qui plus est dotée d'un texte qui n'a en soi rien d'exceptionnel, en une fantastique leçon de mise en scène. Prise au pied de la lettre, La Mégère Apprivoisée s'apparente à une sorte de marivaudage avant l'heure (preuve, s'il en fallait, de la malléabilité et de la modernité de Shakespeare), un de ces sujets parfaits dont Guitry aurait pu faire son miel avec moult friponneries : une jeune fille acariâtre et farouche (Françoise Gillard, la mégère) que son père (Alain Lenglet) cherche à marier, une cadette séduisante (Julie Sicard) qui ne peut décemment convoler avant que son aînée n'ait daigné s'intéresser aux hommes, et une panoplie de mâles, donc, tous jeunes et fortunés, tous secondés par des serviteurs qui sont autant de complices, tous plus désireux de séduire la cadette, et tous acculés à élaborer un stratagème qui permît préalablement de marier l'aînée... Subterfuges savants, tromperies, roueries, mauvaise foi, petits coqs misogynes et appât de la dot bien sûr, tout est bon pour parvenir aux fins escomptées ; une pincée de morale, et tout finit pour le mieux : l'amour a des ressorts aussi inestimables qu'imprévoyables.

L'énergie déployée par les comédiens, tous remarquables (n'était le jeu parfois un peu raide de Françoise Gillard), conjuguée à une mise en scène débordante d'inventivité, transforme la pièce en un spectacle déluré, une quasi-chorégraphie, virevoltante et physique au point d'en être parfois épuisante. Au passage, Oskaras se paie le luxe de résoudre la quadrature du cercle en ne laissant de côté aucun détail sans que jamais les comédiens ne donnent l'impression d'être contraints dans leurs mouvements ou leur expression ; c'est une des meilleures preuves que cette mise en scène est une réussite : elle peut donner l'impression d'un joyeux bordel improvisé quand tout y est millimétré. Aucun rôle principal ne s'imposant d'évidence, chaque comédien peut déployer son énergie et donner libre cours à son inventivité propre ; à cette aune, Pierre-Louis Calixte semble aussi à l'aise, et en vérité aussi génial qu'un renard lâché dans un poulailler. Son tropisme grimaçant, peut-être un tout petit peu excessif dans la représentation (toutefois remarquable) qu'il donne parallèlement de la pièce de Jean-Luc Lagarce (Juste la fin du monde, recensée dans ce blog le 16 mars dernier), trouve ici son terrain naturel d'élection, et il est parfois difficile de détacher les yeux de ce comédien décidément charismatique.

Reste que si l'on sort un peu knock-out de ces trois heures explosives, et si l'on ne peut qu'admirer l'incroyable travail scénique, ce n'est faire injure à quiconque que d'exprimer une petite frustration,  pour l'essentiel afférente au texte et à ce qu'il visait. Non, on l'a dit, qu'il fût d'une particulière et exceptionnelle tenue, mais le plaisir assez vitaliste au spectacle laisse un peu de côté certains élans qui, sans être dramatiques, n'auraient peut-être rien perdu à ce que l'on ménageât quelque pause dans cette joute roublarde, verbale, et pécuniaire autant que sentimentale. Ainsi le procédé du théâtre dans le théâtre, puisque ce vaudeville est censée être joué devant un homme ivre qui croit qu'il rêve alors qu'on le manipule, court-il le risque d'être un peu artificieux, n'étant que superficiellement étayé pendant la représentation. Moyennant quoi, le spectateur oublie peu à peu la dimension onirique, toujours importante chez Shakespeare, et tend à se défaire du trouble qui s'installa à l'ouverture du rideau entre le songe et le réel. En revanche, la mise en scène est très habile pour suggérer la dualité des personnages, la part éminente du jeu dans la fabrication de leur identité, cette vaste et perpétuelle comédie, au fond, à laquelle la vie nous oblige.

Le parti pris de l'effervescence et de l'ivresse est indiscutable en soi et, pour peu qu'on s'y prête, alors il n'y aura plus grand-chose à dire sur cette mise en scène plutôt époustouflante. Et chacun sortira enchanté de ce moment plein de brio et de fantaisie. Pour le reste, la (re)lecture du texte pourrait s'imposer.

15 avril 2008

Le petit catalogue de la redoute littéraire (rentrée 2004)

Esprit Critique - Newsletter de la Fondation Jean-Jaurès - N° 45, octobre 2004
Article paru à l'occasion de la rentrée littéraire 2004
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Si l’on pare bien souvent la France du beau nom de « pays de la littérature » (Pierre Lepape), notre hexagone très lettré semble également trouver motif à se réjouir d’être le champion toutes catégories des rentrées et prix littéraires. Ainsi, tels de bons écoliers qui y auraient consacré leurs devoirs de vacances, les écrivains de ce pays y sont priés de rendre leurs rédactions à l’heure afin que les conseils de classe, composés eux-mêmes de plumitifs (parfois) émérites, disposent de suffisamment de temps devant eux pour parcourir les copies, décider de l’ordre définitif du classement et de l’attribution subséquente des prix. Vu de l’étranger, c’est-à-dire du monde entier, ce petit barnum de la concurrence intra et infra-littéraire a de quoi faire sourire. D’autant qu’au vu de la multiplication des récompenses, sucettes et autres sédatifs, chaque écrivain de l’hexagone ne tardera plus à pouvoir se vanter d’être lui-même détenteur d’un tel ornement (qu’il se nomme Goncourt ou bourse d’encouragement de la société des gens de lettres de Gif-sur-Yvette). Bref : ladite compétition des génies n’est pas nécessairement ni systématiquement très digne de la profession, nul besoin d’être un militant acharné de l’altermondialisation ou de l’anéantissement total de la primauté du marché pour en convenir. Mais le succès est là, indéniable : la bousculade de septembre ayant atteint, voire dépassé le niveau maximal du tintamarre acceptable (dit aussi « seuil de tolérance »), une seconde rentrée fut bientôt inventée, en janvier, laquelle, selon toute probabilité, devra elle-même se scinder en une troisième joyeuse et rentable occurrence (pourquoi pas en avril, après le retour des cloches ?).

Mon propos est un peu convenu, je n’en disconviens pas. Il n’en demeure pas moins que la montée en puissance du spectacle littéraire n’induit nullement une amélioration systémique de notre littérature : ce n’est pas parce que Danone multiplie ses sous-marques que les yaourts français s’exportent mieux, ni que leur qualité en soit plus incontestable encore (de toute façon, ils ont toujours été délicieux). Enfin, mais je vous épargnerai ma tirade sur le sujet, il semblerait (je dis bien : il semblerait) que la liste des nominés aux différents prix mentionnés ne soit pas toujours de la meilleure tenue. Et en effet, je suis toujours un peu surpris d’y lire, entre deux huitres aux perles précieuses, le nom de quelques bigorneaux à coquilles écornées. Mais ce sont là les limites naturelles du marché : j’enjoins chacun à accepter ce dommage collatéral inhérent à toute saine émulation.

De quoi se plaint-il ?, demandera le lecteur impartial mais optimiste : la surproduction littéraire, la multiplication des prix, des lecteurs, des couvertures de magazines, le coup de fouet à l’économie nationale, l’image et le rôle et la grandeur et la sublimité de la France dans le monde, tout cela n’est-il pas finalement la preuve de notre dynamisme culturel, de notre incontestable réputation d’incontestés ? Peut-être. Peut-être, après tout, devrions-nous chasser ces quelques ombres du sarcasme dépressif et nous réjouir de ces feuilles d’automne qui tombent par milliers et se ramassent comme elles peuvent. Peut-être, oui, devrais-je me réjouir de l’existence de ces centaines de romans ignorés, dont je rappelle que chacun requit de son auteur quelques nuits et mois d’humeurs contingentes. Alors disons simplement que j’ai une pensée émue pour celui qui verra paraître son livre le même jour que celui de tel gros étalon de telle grosse écurie, et que le million de dollars d’à-valoir d’Hillary Clinton vaut bien quelques larmes dédiées au scribe morose et forcené qui survit comme il peut dans l’horizon mythique de Saint-Florent-le-Vieil. J’en connais d’ailleurs qui en viennent à déposer une annonce chez le boulanger de leur quartier afin qu’au moins l’information parvienne aux oreilles de leurs concitoyens. À ceux-là, la patrie littéraire reconnaissante. Tuez-les tous, Angot reconnaîtra les siens (parole d’évangile).

Mais je prends du retard : octobre est déjà bien entamé, la pluie de médailles de novembre déjà programmée, et la rentrée de janvier se prépare déjà dans les officines (Entendez-vous dans les salons / Mugir ces féroces publicistes / Ils viennent jusque dans vos bras / Manœuvrer vos livres et vos achats). Cela dit, mieux vaut pour moi ne pas claironner trop haut : je n’ai pas essuyé toute la grêle de septembre. Je ne suis pas le seul, soit, mais c’est là malingre consolation. Comme je suis d’humeur fringante et positive, je décide pourtant ce jour d’épargner mes semblables, mes frères : j’ai trié le bon grain de l’ivraie et ne vous donnerai à déguster ici que d’incontestables nourritures.

*

Chapeau bas pour commencer aux éditions Joëlle Losfeld. Entre la publication (enfin !) des œuvres de Paula Fox (Le dieu des cauchemars, Personnages désespérés), et celle du nouveau roman de Dominique Mainard, l’éditrice confirme son rôle d’aiguillon défricheur. Paula Fox a beau être une vieille dame, ses livres résonnent d’une modernité éclatante au regard de ceux que quelques-uns de nos trentenaires nationaux et souvent savamment coiffés offrent à la pâture littéraire. On retrouve chez elle ce qui fait bien souvent le charme de la littérature américaine, ce quelque chose de lointainement féroce, désemparé, brut, et au bout du compte peu ou prou faulknérien. Nous devons à Jonathan Franzen, l’inoubliable auteur des Corrections (L’Olivier) de l’avoir redécouverte, elle dont il dit qu’elle fut pour lui « le guide indispensable ». C’est le génie paradoxal de ce peuple que d’engendrer à la fois un Bush et un Faulkner, une Britney Spears et une Ella Fitzgerald : gageons que les seconds éclipseront toujours les premiers, sur terre comme au ciel. L’aigreur de mon propos sur les trentenaires dont je suis ne doit pourtant pas occulter certains d’entre eux, à commencer, donc, par Dominique Mainard (Le ciel des chevaux), qui confirme en cette rentrée la beauté sereine et mélancolique de son écriture, d’où n’en finissent pas de sourdre les parfums de l’enfance : plonger dans Mainard, c’est s’immerger dans le conte de ces enfances qui ne passent pas, loin des sucreries coutumières. Dans le registre de l’enfance blessée, il est important, urgent, salvateur, de lire Henry Bauchau : son Enfant bleu, (Actes Sud) est sans doute un des livres les plus profonds de l’automne, et l’écrivain belge déploie son antienne de la souffrance et de l’espérance comme jamais peut-être il ne le fit. Du côté des écritures sensibles et contenues, il faudra aussi entrer dans Virginia  de Jens Christian Grondahl (Gallimard). Fidèle à sa manière très en sourdine d’épurer le sentiment, l’écrivain danois, traduit depuis un an seulement en France, confirme le succès de Bruits du coeur, paru l’an dernier, et offre avec ce court récit dramatique une lecture au classicisme parfait et à l’émotion tenaillée.

J’ignore par ailleurs ce que feront les conseils de classe susnommés, mais il semble difficile de ne pas réserver quelque égard définitif à Alain Fleischer, qui publie au Seuil un roman dont je m’étonne que les maîtres du Goncourt ne l’aient pas même retenu dans leur première sélection, et dont on sait pourtant déjà que l’histoire le retiendra comme un des regards les plus profondément mystérieux et subtils sur l’essentialisme totalitaire (La hache et le violon). En regardant la fin du monde commencer sous sa fenêtre, le récit nous aspire dans des courants d’air d’angoisses et d’absurde, tandis que passent, entre deux effluves d’Europe centrale, silencieuses et brisées, les ombres de l’humain. L’écriture de Fleischer est absolument somptueuse, d’une richesse orchestrale, métaphorique et poétique devenue trop rare dans la littérature française contemporaine. Et puisque nous évoquons presque malgré nous les vagues résonances politiques de la rentrée romanesque, difficile de ne pas songer à Jean-Paul Dubois, qui offre avec Une vie française (L’Olivier) une fresque doucement pessimiste et lointainement sociologique de la deuxième partie du vingtième siècle français. Un individu ordinaire déambulant un demi-siècle d’histoire hexagonale : l’idée n’a certes rien d’original. Mais on en sent ici la nécessité biographique, d’où quelques très jolis moments. Dubois excelle notamment dans la peinture des relations familiales, parentales, conjugales, amoureuses : partout où l’être doit communiquer avec ses semblables, l’homme devient timide, pudique, incertain, et c’est souvent très touchant. Certes l’impression de glisser sur les événements, renforcée par un usage un peu artificiel des différents présidents de la Vème république (dont les noms égrenés servent à chapitrer le livre), émousse un peu notre émotion, mais enfin, mené avec maestria, c’est redoutablement efficace. Dans la même veine générationnelle et nostalgique, Marc Lambron (Les menteurs, Grasset), toujours aussi brillant, livre un récit plus enlevé que de coutume. Il pose sur les années qui passent un regard empreint d’une humeur émue et auto-corrosive, et si l’on peut parfois s’agacer de quelques concessions à l’air du temps, il demeure un écrivain de la plus belle élégance. Comme pour Dubois pourtant, on aurait aimé que l’émotion vienne parfois nous saisir avec plus de rudesse, l’usage du grincement de dents étant parfois excessif : comme si la distance nécessaire à ces écrivains cinquantenaires n’était pas encore suffisante pour que l’émotion s’y fasse ronde et pleine. Daniel Rondeau (Dans la marche du temps, également chez Grasset) est autrement plus ambitieux – y compris pour le lecteur, si ne le rebute pas la perspective de corner mille pages. Ce n’est même plus un roman-fleuve, mais le fleuve d’un monde déjà retiré qui vient se jeter dans les estuaires de l’histoire. Il y a du réalisme à l’ancienne là dedans, et ce Rondeau alla Zola, comme l’écrit joliment François Reynaert, peut tout aussi bien vous emporter dans ses éboulis que vous figer dans ses complaisances. Au gré des événements, l’écriture se teinte de perfection classique (Rondeau est un spécialiste de Morand) et ou complaisance formelle (il est aussi maître ès Hallyday). Comme Dubois, comme Lambron, Rondeau mène la danse du bilan, et c’est parfois une danse du ventre, avec ses petites démagogies et ses grandeurs lascives. L’ancien militant de la Gauche prolétarienne a de toute évidence tourné la page, mais sans qu’aucun espoir, tout juste la vague espérance d’un homme conscient des explosifs qu’il recèle, ne vienne rallumer la mèche éteinte. Au bout du compte, cette peinture du siècle, qui semblait à certains une gageure, nous laisse sur une intense impression de vide : mais c’est le vide de l’étourdissement, l’impitoyable effet de miroir entre l’immensité de l’aventure humaine et la petitesse de ses acteurs. J’ai parlé plus haut d’Alain Fleischer en omettant de parler musique, alors que c’est dans sa corolle que se déploie le roman. Cela m’aurait d’ailleurs permis d’enchaîner tout en fluidité sur Christian Gailly (Dernier amour, éditions de Minuit), peut-être le seul écrivain français à écrire véritablement comme on soufflerait dans un sax. La musique continue donc de structurer cette prose accidentée qui fit merveille déjà dans Un soir au club ou dans Be-bop. Alors qu’elle débouche chez Fleischer sur quelque chose d’absolument étrange, bouffon, terrible, parfois combattant et militaire, elle se fait chez Gailly hésitation, inconstance, quasi-bégaiement. À cet écrivain-là, je n’en finis pas de tirer ma révérence, appréhendant chaque fois des leçons de  concision que je m’empresse de ne jamais respecter. À l’école des émotions tirées au couteau, blanches et chaudes comme l’indicible, Gailly est un maître. Dernier amour est donc un Gailly-type, et l’on peut bien s’attendre à ce qu’il en soit ainsi chaque année. Mon problème étant que, chaque année, je referme mon Gailly en proclamant que c’est le meilleur Gailly. Mais là je vous le jure, vraiment, c’est le meilleur – jusqu’à l’année prochaine, s’entend. Bientôt, nous nous précipiterons chez notre libraire le jour où paraîtra le nouvel opus, comme nous le faisons rituellement tous les ans avec le même et incommensurable plaisir pour ce bon vieux Philip Roth (La bête qui meurt, Gallimard). Égal à lui-même, Roth l’est. Mais justement : on aimerait parfois qu’il le soit un peu moins. Être meilleur que nous tous l’amuse manifestement, mais nous sommes en droit désormais de lui demander d’être meilleur que lui-même. Via le maître, retour, donc, en l’Amérique, pays qui, décidément, n’en finit pas de bousculer et souvent de dominer les lettres terriennes. Difficile de ne pas évoquer Rick Moody (L’étrange horloge du désastre, recueil de nouvelles paru chez Rivages, et A la recherche du voile noir, à l’Olivier). Moody est sans doute, avec Franzen et quelques autres, ce qui se fait de plus brillant et de plus explosif aujourd'hui aux États-Unis (quoiqu’il ne faudra jamais oublier l’inouï Tout est illuminé, de Jonathan Safran Foer, paru il y a un an ; ce garçon n’a pas même mon âge et porte déjà l’habit des classiques : scrogneugneu.)

Mais c’est quand même très injuste de me demander d’écrire un papier sur la rentrée littéraire. Notamment pour ceux qui ne sont pas cités ici, et que j’ai tant aimés, et qui le mériteraient tant. Je suis actuellement plongé dans La mort de l’oeil, du mutin Zagdanski (Maren Sell éditeurs). Les amateurs de cinéma sont invités à se précipiter sur le « Zag », lequel, comme à son habitude, ne laisse pas son lecteur de marbre. Ce qui me donne l’occasion de saluer la renaissance réussie et prometteuse de Maren Sell, directrice des mythiques éditions Pauvert et récemment remerciée par Fayard, auguste maison qui s’acharne malheureusement trop souvent à poursuivre son entreprise familière de racolage. Maintenant, je conçois plus qu’aisément qu’on ne s’intéresse guère aux dernières et ultimes nouveautés. En ce cas, convoquons les mânes des grands anciens et ne craignons pas d’être farouchement anti-jeunes : les inédits d’Antoine Blondin (Premières et dernières nouvelles, à La Table Ronde), ceux de François Mauriac (D’un bloc-notes à l’autre, chez Bartillat), cinglant à souhait et plus vivant que jamais : la mauvaise foi d’un chrétien aussi impitoyable ne peut qu’entraîner notre délectation. Et enfin l’intégrale des œuvres d’Antonin Artaud, dans la collection « Quarto » de Gallimard. Manière d’entrer par la grande porte dans l’exiguïté de la petite redoute littéraire française.

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