Ostinato : Le Canard enchaîné - Jean-Luc Porquet
Du 26 septembre au 7 décembre 2024
https://www.theatre-huchette.com/ostinato/
Auteur : Marc Villemain
Mise en scène : Dimitri Rataud, assisté d'Emmanuelle Jauffret
Avec : Claude Aufaure, Ludovic Baude, Hélène Cohen
Scénographie : Esthel Eghnart
Régisseur : Yves Thuillier
Lumières : Didier Brun
Graphiste : Cristo Marignier
Attaché de presse : Jean-Philippe Rigaud
Communication : Thomas Baudeau
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LE FILS : Soixante-dix-huit ans, de nos jours, ce n’est pas si vieux.
LE PÈRE : Tu as raison, fils : on est jeune jusqu’à ce qu’on meure.
LE FILS : Toi, tu cherches à me dire quelque chose.
LE PÈRE : Pas le moins du monde. N’aie crainte, je t’épargnerai la complainte du vieillard valétudinaire. D’ailleurs je ne me plains de rien. Au contraire. J’ai eu de la chance, beaucoup de chance.
Voilà plus de vingt ans que je garde par-devers moi, dans le labyrinthe (obscur) de ma psyché (obscure), les hypothétiques projections de chair et de sang des personnages que je m’acharne à créer : je suis romancier. Est-ce du fait que je vieillis (fléau largement répandu et dont souffre d’ailleurs le personnage du père dans « Ostinato ») ou que je m’impatiente (vieillir ne signifie pas s’assagir), toujours est-il que j’ai fini par éprouver le désir féroce de les voir, ces personnages, et de les voir au sens le plus matériel du terme. Car c’est merveilleux, sans doute, de vivre des années durant avec des amis de papier (et qu’importe qu’ils soient beaux ou laids, vertueux ou scandaleusement déviants), mais voilà : l’envie était devenue irrépressible du miracle (et des surprises) de l’incarnation.
J’ai donc eu l’idée de parcourir un nouveau bout de chemin avec certains des personnages de mon dernier roman [Il faut croire au printemps – Éditions Joëlle Losfeld], mais trente ans plus tard, et au théâtre. Avec le désir (sans doute pas toujours conscient) d’explorer l’impossible relation entre un père et son fils, ici lestée d’un tragique mensonge originel que le fils, devenu adulte, est bien décidé à arracher au père. Entre eux, arbitre des élégances et médiatrice de cet espace d’incommunicabilité, une femme – parce qu’il y en a toujours une –, aimée de l’un et de l’autre, et qui probablement les connait mieux qu’ils ne se connaissent eux-mêmes.
Je m’aperçois, bien des années plus tard, que cette question de la relation filiale, relation mêlée de culpabilité, d’anxiété, de sentiments tus, qui plus est exacerbée par la cruelle débandade du temps, affleure dans la plupart de mes livres, même lorsqu’ils semblent « traiter » de tout autre chose. Pétri de non-dits, de pudeurs, de réticences, de frustrations, c’est un type de relation où l’amour, fût-il inconditionnel, ne s’exprime souvent qu’au gré d’événements douloureux ou exceptionnels. Dès lors, le théâtre, qui exige d’aller « à l’os », me tendait les bras, tout indiqué qu’il était pour plonger dans le chaudron de ces passions inexprimées. Dans la vibration d’une voix ou le tremblé d’un geste, dans la langueur d’un silence ou la malice d’une œillade, il permet de laisser entendre ce que le texte seul, sans forcément prendre parti, ne faisait que suggérer. Aussi est-ce pour moi un bonheur exquis de découvrir ce dont sont capables un metteur en scène et des comédiens également admirables, lorsqu’en eux monte le désir d’y injecter un peu de leur propre existence.
Le sujet m’intéressait et la presse était plutôt dithyrambique, aussi je dois dire que je suis resté un tout petit peu sur ma faim devant cette adaptation, par Thierry de Peretti, du roman de Jérôme Ferrari. Le film dame évidemment le pion à maintes réalisations plus ordinaires, tant il a le mérite notamment d’esquiver les motifs les plus attendus de la geste romantico-contestataire et de déplacer la focale vers un personnage féminin (joué par Clara-Maria Laredo) complexe, taraudé à la fois par sa passion pour la photographie, son désir d’émancipation, son amour pour un combattant peu enclin à se détourner de la cause et son souci d’une juste raison dans l’histoire. Ce faisant, le film fait un pas de côté bienvenu en témoignant de manière singulière et parfois vibrante d’une période tragique de l’histoire politique corse.
Reste que l’ensemble m’est apparu un peu décousu, étrangement rythmé, parfois ambigu, et je m’explique mal (au-delà de la quête de sens de l’héroïne et de l’intérêt que Jérôme Ferrari a toujours porté à la photographie de guerre), le vague parallèle tendu avec le siège de Vukovar : est-ce à dire que l’État français, « colon » et « assassin », aurait quelque correspondance avec les agissements des paramilitaires serbes en Croatie ?). Par ailleurs, ce qui aurait pu me séduire, une sorte de ferveur adolescente, finit par moments par m’ennuyer ou m’agacer, et il est peu douteux selon moi que Peretti (qui joue également le rôle d’un curé pacificateur démuni et accablé) se soit fait plaisir en filmant, manière très Nouvelle Vague et au son de Salut à toi, des Bérus, quatre minutes d’une vague scène intime sans grande signification. Bon, pourquoi pas… Il en va de même de cette voix off dont on ne comprendra que sur le tard à qui elle appartient, et qui conforte l’impression vaguement édifiante que le film peut me laisser. Enfin il y a cette chute, cette tentative didactique, morale, d’ériger un pont vers la génération suivante ; l’intention est louable, les soldats ont mûri sans que les problématiques se soient nécessairement apaisées, mais la scène me paraît un peu rapide et maladroite.
Reste que je ne voudrais pas non plus bouder mon plaisir. « À son image » renferme de très belles scènes où frémissent un engagement, une émotion, une authenticité. Pas le grand film que j’espérais, certes, mais suffisamment sensible et inspiré pour renouveler un certain regard sur le « peuple corse ».
Comme il peut m’arriver d’avoir mauvais esprit et de faire montre, par réflexe autant que par principe, d’une prudence parfois excessive face à tout ce qui reçoit trop de suffrages unanimes, j’y allais avec un tout petit peu de défiance. Et si j’ai bien tenté de résister les cinq ou dix premières minutes, il ne m’en fallut davantage pour adhérer entièrement et, au bout du compte, applaudir admirativement au nouveau film, virtuose et survolté, joyeux et sophistiqué de Jacques Audiard. Un Audiard ici transfiguré en une sorte de fils français d’Almodovar dopé aux plaisirs protéiformes de la luxuriance et de l’invraisemblable.
L’idée, déjà, était formidable : filmer l’une des questions qui turlupinent nos sociétés contemporaines, à savoir l’identité de genre – et l’envie de s’en extraire – en allant chercher le mâle alpha par excellence, narco-trafiquant de la pire espèce, gros poils, peau tannée et mâchoire de fer inclus. Ce qui donne lieu à des scènes non seulement troublantes, mais souvent émouvantes – et merveilleusement servies, on s’en doute, par Karla Sofia Gascón, qui partagera son prix d’interprétation féminine à Cannes avec ses comparses Zoe Saldaña, Selena Gomez et Adriana Paz.
Très vite, je me suis demandé ce que serait le film sans ses chansons. Assurément un excellent narco-thriller, suffisamment malin et nouveau pour emporter l’adhésion. Mais au sortir du cinéma, j’ai aussitôt compris pourquoi Audiard n’aimait pas que l’on parle d’Emilia Pérez comme d’une comédie musicale : parce que ce n’en est pas une. D’abord, les moments musicaux (que l’on doit à Camille et Clément Ducol), outre qu’ils obligent le spectateur à déplacer sa focale et à changer régulièrement de poste d’observation, servent authentiquement l’histoire, en tant qu’ils la font progresser mais aussi qu’ils permettent d’en dire l’arrière-plan et les coulisses. Surtout, ces sortes d’interludes l’empêchent de suivre le cours (trop) attendu de ses émotions et l’obligent à rester actif et à renouveler son attention en incorporant presque machinalement le vieux principe brechtien de la distanciation.
Audiard donne ainsi l’impression d’avoir recouvré pour lui-même cet antique plaisir du cinéma comme spectacle jubilatoire et mélodramatique – jusqu’à friser, on ne peut plus délibérément, la télénovela. Mais comme il sait que le spectateur doit bientôt retrouver la rue (le réel), il n’oublie pas de lui offrir son émotion finale et de combler le désir secret qu’il a (toujours) d’un ultime pathos. Il lui confirme, en somme, son droit au lyrique et à l’épique. Ainsi nous retrouvons-nous à défiler aux côtés du petit peuple mexicain et à entonner avec lui une version fiévreuse des Passantes (Las Damas que Pasan) de Georges Brassens, accompagné par une fanfare pleine d’une ferveur presque mystique. Felicitaciones !
Righi fortissimi
Dira-t-on de Céline Righi qu’elle éprouve une sorte de sentimentalité à l’égard des mondes d’hier, de contentement intime à y retrouver un certain type d’humanité – une certaine simplicité d’âme et de cœur, parfois une rusticité ? C’est bien possible. Car après Berline, dont j’avais déjà eu le privilège d’être l’éditeur, la voilà qui nous ramène dans ces mêmes années 1960, quoique dans un univers bien différent de celui, tout de fer et de charbon, qui servit de décor à son premier roman. Cette fois, c’est le Saint-Germain-des-Prés illustre de Boris Vian et de Jean-Paul Sartre qu’elle nous fait arpenter, en suivant pas à pas la destinée d’un certain Henry Dawnson, trompettiste américain qui, par bien des traits, rappellera la figure, devenue quasi-objet de culte, de Chet Baker – ce n’est pas sans raisons que le roman faillit bien avoir pour titre Almost Blue. Enfant de l’Amérique profonde et de la Grande Dépression (qui donne lieu ici à des descriptions très évocatrices), Henry Dawnson voit sa carrière internationale brutalement interrompue à la suite d’un accident très singulier. Tellement singulier que nous n’en dirons rien ici, mais suffisamment tragique pour qu’il en vienne, à la veille de ses cinquante ans, à se demander si une vie dont son instrument serait banni vaut encore la peine d’être vécue.
Au-delà des années 1960, il est un autre point commun à ces deux romans : chaque fois, il est question d’un homme empêché. Mineur de fond prisonnier sous sa berline ou musicien dans l’incapacité de jouer de son instrument : si, dans les deux cas, Céline Righi fait appel à des pans de sa propre existence (cette petite-fille de mineur est également chanteuse), c’est ce motif de l’empêchement à être qui, lancinant, traverse jusqu’à présent son travail romanesque. En tant que cadenas verrouillé sur la liberté immédiate de l’individu, bien entendu, mais aussi dans les implications affectives et psychiques qu’entraîne tout ce qui borne son désir et sa volonté.
L’on retrouve dans Les Choses de la nuit bien des façons qui faisaient le charme de Berline et qui émurent les lecteurs : un timbre de voix rapide et poétique, sec, jamais exempt d’humour, et cette intuition profonde que l’espérance ne déserte jamais tout à fait la vie, même lorsque la tragédie semble devoir y étendre son ombre. Roman de la réminiscence, de l’introspection, du déracinement et de la perdition (mais aussi de l’amour), Les Choses de la nuit interroge, non sans rudesse, le sens et l’impermanence de l’existence. Mais la gravité n’interdit pas le désir, ni n’empêche la poésie. Si bien que le roman se double peu à peu d’un hommage presque espiègle à la musique, à la chanson, au cinéma – aux choses de la vie.
Céline Righi - Les Choses de la nuit
Sur le site des Éditions du Sonneur
Il est bien possible qu’à notre tour nous ayons, comme disait l’autre, la gauche la plus bête du monde (je ne pensais ni surtout n’espérais pas avoir un jour à paraphraser Guy Mollet.) Certes, ces derniers mois, certains indices concordants laissaient affleurer la possibilité de cette bêtise, mais nous faisions (je faisais) avec, au nom d’une vieille et désuète espérance social-démocrate, pour ne pas dire socialiste. Mais la chose dorénavant est officielle, quoique je m’obstine à l’espérer provisoire : la gauche française est devenue une machine à détourner du politique, de l’idée républicaine et de l’aspiration démocratique ce peuple dont elle se rêve comme le guide et le représentant légal. Ses palinodies, ses ambiguïtés, ses échecs (et si encore il s’agissait d’échecs de gouvernance !) la disqualifient, à cette heure où j’écris, dans les grandes largeurs.
J’ai pourtant voté pour ce Nouveau Front Populaire (qui dans ma circonscription, dieu merci, n’était pas représenté par des « Insoumis ») aux deux tours des dernières élections législatives. Sans illusions, mais je l’ai fait. En m’affligeant de la « bêtise » du moment, je ne parle même pas des saloperies proférées depuis trop longtemps par certains tribunitiens, démagogues, cadres et autres militants de ce nouveau Front (n’épiloguons pas, les exemples abondent notamment – mais pas seulement – dans un des lobes de ce Front), j’évoque seulement cette triple pathologie dont il semble qu’elle soit constitutive de la gauche depuis la malheureuse et tragique bascule du 21 avril 2002 : l’obsession (donc l’aveuglement) idéologique, le désir infantile de se sentir propriétaire du grand vent de l’Histoire, enfin la dévotion obséquieuse, disciplinée et bigote au Parti (la majuscule dispense de qualificatif).
Je laisse le mot de la fin à Philippe Sollers, extrait de son dernier roman (posthume).
J’évite le plus souvent les discussions politiques sur les réseaux sociaux, tant l’art de la conversation et de la persuasion n’en sort qu’exceptionnellement grandi. Par-dessus le marché, il se trouve (ô ! misère de l’âge) que je suis devenu excessivement sensible à des formes d’adversité qui ne visent qu’exceptionnellement à convaincre et le plus souvent à humilier ou à blesser, c’est-à-dire à détruire l’idée que l’on se fait de l’autre (donc de soi-même). Aussi, après le cataclysme électoral que nous venons de connaître (et je mets sur le même plan le triomphe des auxiliaires et autres nervis du vaniteux Jordan que le soubresaut aventureux du présomptueux Emmanuel), préféré-je sans tarder annoncer ma couleur (et ne plus y revenir), avant que nous tous, citoyens de plus ou moins bonne volonté, soyons devenus exsangues à force de frénésies et autres extases complaisamment médiatiques.
Le politique est matière noble et complexe : selon moi, il ne fut, ni n’est, ni ne sera jamais sur Terre un sage ou un savant qui saurait décemment se prévaloir de n’être jamais dans l’erreur. Mais, voilà : la raison démocratique (la plus sophistiquée qui soit), implique que, parfois, en telle circonstance cruciale, l’on se défasse de notre belle et juste aspiration à la complexité. Elle nécessite, en somme, que l’on tranche. Et que l’on tranche d’abord avec soi-même : c’est l’autre nom du compromis, autrement dit de la politique.
La qualité des sondages d’opinion étant peu ou prou admise (et insolemment confortée lors de ces élections européennes), je décide donc de me fier à eux pour les prochaines législatives. Ma position est d’une simplicité qui ne sera peut-être que sa seule qualité, mais il faut bien, in fine, fonder une décision sur quelque socle un peu stable. Si, dans les heures qui précèdent le prochain scrutin, il m’apparaît qu’un bloc venant de la gauche, du centre et même d’ailleurs peut mettre en échec le Rassemblement National et ses sbires fascistoïdes, je n’hésiterai pas une seconde. À quelques conditions toutefois : 1) que ledit bloc déplaise un petit peu au lider minimo ; 2) qu’un certain « antisionisme » (sic) soit systématiquement et méthodiquement condamné ; 3) que l’idée européenne ne soient jamais désertée ; 4) que l'Ukraine ne soit pas abandonnée à nos poutinolâtres hexagonaux. Dans l’hypothèse (qu’il n’est à ce jour pas complètement déraisonnable d’envisager) où aucun bloc venant de la gauche, du centre et même d’ailleurs ne soit en mesure de stopper la folle et irrationnelle attraction pour des puissances politiques qui travaillent à nous ramener violemment en arrière, alors, sans rougir ni barguigner, mais sans enthousiasme ni joie aucune, j’apporterai mon humble voix à l’aventureux et présomptueux président susmentionné. Comme beaucoup, j’en ai pris l’habitude dès 2002. Et puis, quoi, comme disait l’auguste et roublard cardinal Mazarin : « Mieux vaut subir un léger dommage que, dans l’espoir de grands avantages, faire avancer la cause d’un autre. »
Belle surprise que ce premier film espagnol d'Alejandro Rojas et Juan Sébastian Vasquez (tous deux vénézuéliens), huis clos d'autant plus glaçant que sa précision documentaire et son rythme hypnotique, tout en tension, lui confèrent un plus grand effet de réalité encore. L'air de rien, il est aussi une lecture du monde actuel, celui, bien sûr, d'un Trump fantasmant une barrière étanche entre les États-Unis et le Mexique (échec total), mais aussi des crispations mondiales autour du contrôle bureaucratique et du spectre sécuritaire. En cela, le film vibre d'un quelque chose qui n'est pas sans rappeler la geste contestataire des années 70, quelque part, disons, entre Costa-Gavras, Sidney Lumet et Ken Loach, sur quoi vient se greffer, insidieusement et sans lourdeur psychologisante aucune, la fragile incertitude d'un couple soudainement démuni. ✒︎ Avec Alberto Ammann, Bruna Cusi, Ben Temple et Laura Gomez.
Je suis donc toujours aussi fervent du cinéma de Quentin Dupieux (même si 𝘋𝘢𝘢𝘢𝘢𝘢𝘢𝘭𝘪 ! m'avait un peu déçu). Ce Deuxième acte est un nouveau bijou d'intelligence espiègle et d'ironie — dont il est plaisant de savoir qu'il a ouvert le festival de Cannes, tant il contient de quoi faire rouscailler dans certaines loges. L'air du temps contraignant à trouver quelque astuce pour le contourner, quelque interstice nouveau où se glisser, je ne suis pas surpris que le goguenard Dupieux soit tellement à son aise dans cet exercice. Même Vincent Lindon excelle à user d'auto-dérision : c'est dire si le film est réussi. ✒︎ Avec Léa Seydoux, Vincent Lindon, Louis Garrel, Raphaël Quenard, Manuel Guillot.
Ah, mais quel authentique petit moment de bonheur que cette adaptation !, par Thierry Harcourt, de la pièce de Jean Anouilh, Pauvre Bitos ou le Dîner de têtes. Et quelle joie, une joie sans réserve aucune, de pouvoir applaudir à tout rompre le phénoménal Maxime d'Aboville — allègrement soutenu par ses comparses — dans les habits de Robespierre. Évidemment, on aurait aimé être là en 1956, quand Michel Bouquet, qui avait expressément demandé à Anouilh de lui créer le rôle, l'interprétait. Mais d'Aboville, vraiment, laisse sur le public une impression très vive et admirative. Cela dit, je serais coupable de ne pas évoquer aussi le nom du (toujours) excellent Francis Lombrail (Mirabeau), ou encore d'Étienne Ménard, gaillard interprète de Danton. Le texte est évidemment remarquable, la langue belle, maligne et nerveuse, et sa mise en scène, légère, ingénieuse, se passe de tout argument spécieux. On imagine sans peine ce qui, en son temps, dix ans après la guerre et dans les miasmes de l'Épuration, put susciter le scandale, sans que le succès de la pièce s'en trouvât jamais altéré.
Pauvre Bitos ou le Dîner de têtes, de Jean Anouilh
Mise en scène : Thierry Harcourt - Théâtre Hébertot
Dix-sept ans après Port Jackson (Gallimard, 2007), Agnès Clancier libère enfin la jeune Elizabeth Murray de la colonie pénitentiaire britannique de Bonaty Bay (avant que la ville de Sidney ne s’y dresse), où les colons européens l’avaient reléguée. Retour en Australie, donc, et par la même occasion au XVIIIe siècle finissant, avec ce dixième roman dont on peut donc dire qu’il débute là où l’autre s’achevait. Plus précisément la nuit du 12 janvier 1791, lorsque la jeune femme fausse compagnie à ses gardiens et part pour un voyage sans retour possible, tout fugitif ne revenant jamais « que pour monter sur le gibet ». Mais si l’évasion comporte bien des risques, le danger n’est pas moins grand à l’extérieur, dans le bush australien encore inexploré et peuplé d’Aborigènes. Dominant ses appréhensions et contrainte par les nécessités de la survie, Elizabeth finira par se fondre dans une tribu jusqu’à en adopter les us et coutumes. Sans toutefois que jamais ne meure son désir de regagner un jour l’Angleterre – dont lui parvient occasionnellement la silhouette de quelque trois-mâts croisant à l’horizon.
L’écriture d’Agnès Clancier pourrait n’être que méticuleuse, élégante et soignée, mais elle est surtout traversée par quelque chose d’habité, presque obsessionnel, comme un heureux écho aux sortilèges et autres envoûtements que porte le récit. On y entre d’autant plus aisément que l’on consent ou aspire à se laisser bercer par son flux marin, à se sustenter de perceptions végétales, à éprouver les doléances d’un corps en quête de moyens de subsistance, à frissonner devant les dangers de la nature et à s’émerveiller de ses prodigalités. Si bien que le lecteur sera peut-être moins saisi, en définitive, par une écriture sciemment aiguillée vers un certain classicisme que par une atmosphère imperceptiblement moite, vénéneuse, presque occulte, qui, parce qu’elle est très patiemment tissée, finira par s’emparer de lui.
Dans le rêve de l’arbre creux (dont j’ai donc eu le plaisir de diriger le travail éditorial) est assurément un hommage aux grands explorateurs d’antan, mais bien davantage encore un témoignage d’estime aux civilisations lointaines. Mais le roman a aussi quelque chose d’un tribut à la littérature, en ce qu’il semble parfois vouloir dire que la vie passe aussi par le récit, ou à tout le moins que, sans lui, elle s’en trouverait à coup sûr incomplète. À cette aune, les fidèles lecteurs de Laurine Roux (et par la même occasion des Éditions du Sonneur) pourraient bien y trouver leur compte, tant l’ailleurs est, ici, un peu partout : dans le temps, dans l’espace, et au cœur même de l’être.
EXTRAIT
Le lendemain, peu avant midi, l’horizon, tout à coup, devient noir. Une brume couleur de sang monte du sol, aspirée par ces ténèbres d’orage venues des confins du monde. Sans savoir pourquoi, je me mets à courir, de toutes mes forces. Je cours jusqu’à la falaise. Une nappe de nuages divise le ciel : bandeau d’ombre opaque au-dessous, murs de lumière au-dessus. Sur les écailles grises de l’océan, le bateau, déjà loin, sa proue tournée vers le nord, navigue à pleines voiles. Longtemps, il reste à portée de vue, en équilibre sur la ligne qui sépare les deux mondes, si longtemps qu’il semble immobile. Sa coque est la première à se dérober, sous la voilure blanche qui tremble et rétrécit avant de se fondre elle aussi dans l’écume. Quelque chose se déchire. Un peu d’Angleterre était là, qui vient de se volatiliser en emportant une part de moi.
C’était le premier bateau.
Maintenant, tout est possible.
D’autres viendront.
Agnès Clancier - Dans le rêve de l'arbre creux
Sur le site des Éditions du Sonneur
C’est sur l’émotion à fleur de peau de Jean-Philippe Bêche que le rideau de la Huchette se referme, après qu’il a, une heure quinze durant, exhumé de sa mémoire familiale les combats et les affres d’un jeune homme ayant rejoint la résistance intérieure dans l’Allier. Sur l’émotion, mais aussi sur un certain sentiment d’urgence, au regard d’une nécessité, hélas plus impérieuse que jamais : lutter contre l’étiolement d’une certaine mémoire et, si tant est que cela soit encore possible, en transmettre les enseignements pour le temps présent et à venir. Je dis bien les enseignements : s’il s’agit en effet de combattre le mal là où il s’incarne, c'est en n'omettant pas de lutter contre un certain mal intérieur, ce que l’acteur (et auteur) suggère avec force sensibilité en évoquant le fracas politique et moral de l’épuration.
Des mots simples, une parole vive, une présence vibrante et une mise en scène dépouillée : Jean-Philippe Bêche est au diapason de son texte.
Quand Claro ne faut pas
[L'explication du titre se trouve dans les premières pages]
Plonger dans un livre (plouf, écrirait-il) de Claro ne va jamais sans une plaisante appréhension : on entre toujours dans ses textes avec quelque idée ou supposition sur ce qu’on y trouvera sans être jamais vraiment assuré de ce qu’on y trouvera – sic. Et après tout, c’est là sans doute le propre des bons auteurs, club dont il est un membre non révocable. Bien sûr, on s’attend toujours à ce qu’il ait une petite idée derrière la tête (le gars a son côté retors), mais il nous la refourgue toujours d’une telle manière, clinique, joueuse, intempestive qu’on ne peut en général qu’applaudir. À la manière d’un Chevillard, si l’on veut, quoique en usant d’un trait plus revêche, moins immédiatement farceur. Quoi qu’il en soit, nous sommes toujours certains de trouver chez Claro notre content de sagacité, d’érudition (une érudition qui ne tape pas à l’œil mais qui étaye, élucide en même temps qu’elle obscurcit), de sarcasmes habilement enveloppés, sans parler d’une (très enviable) maîtrise de la rhétorique et d’un plaisir sans cesse renouvelé aux jeux du langage. Mais ce livre-ci ajoute un ingrédient que la figure cordialement bourrue de l’auteur ne laissait jusqu’à présent qu’incidemment pressentir.
S’il était possible de délester le mot de son chargement de guimauve, et en tordant un peu la bouche, je pourrais bien parler de sentimentalité – au demeurant, il n’est de bon bourru qui ne camoufle son cœur d’or, comme la pomme d’amour dissimule son acidité. Mais il est d’un usage périlleux, ce mot qui fait aussitôt entendre ses petites manières mignonnettes. Évoquons donc une sensibilité plus appuyée que de coutume, exprimée ici sous une forme tantôt amusée, tantôt sèche, de désappointement, de détachement, de lucidité blasée, d’espérance chronique, que sais-je encore. Mais bien sûr la chose avance masquée, en fines pointes intimes, à travers lesquelles se faufile un écrivain que l’on dirait tourné vers d’autres saisons de la vie.
Il faut dire qu’on n’écrit pas sans raison sur l’échec, quelque définition qu’on en donne. On peut le faire dans un dessein analytique, c’est entendu. Aussi par inimitié (Claro ne s’en prive jamais) pour un temps qui magnifie les glorieux et glorifie les triomphateurs, voire pour un milieu (j’allais dire une corporation) littéraire où surabondent les egos contrariés, les susceptibilités à ménager et les ambitions à assouvir – ce qui en effet suffit à vouloir « fuir un monde qui me paraissait encombré de podiums, ivre de médailles, un monde qui faisait comme une haie de déshonneur autour de moi en me lançant ses gras confettis intitulés carrière, promotion, avancement, récompenses, moi qui ne prenais plaisir qu’à reculer dans la langue ». Mais on peut encore le faire, et c’est essentiel ici, pour sonder (en clin d’œil au Beckett de Cap au pire et au détour notamment d’un chapitre très avisé sur Pessoa) « l’union intrigante de l’échec et de la volupté ».
Boutons incontinent les ombrageux : Claro n’est pas du genre à se donner des airs ou à faire mine de. Il aime authentiquement ce que l’échec – le sentiment de l’échec – attise en lui, un questionnement, une frustration féconde, un engageant dépit. Il aime, en somme, ce que le sentiment de l’échec dit de tout geste créateur : qu’il est voué à échapper, précisément, à son créateur, et que là naît la possibilité d’une certaine joie reconductible, dans la figuration de ce qui échappe au cerveau, l’indépendance d’une matière qui ne prend jamais ni les formes ni les contours de ce qu’on avait rêvé, voulu, conçu. Étant entendu que ce qui échoue n’est jamais que ce « petit je ambitieux qui se croyait aux commandes », ce « je faussement charpenté qui voit son identité, supposée souveraine, fondre au soleil de l’écriture. » Il y a là-dessous une intention esthétique (donc morale) aussi forte qu’exigeante. Car nous voilà condamnés à une déception dont nous sommes seuls responsables : nous attendons trop et trop mal de nous-mêmes. Nous nous rêvions demi-dieux à la tête d’un escadron de mots : nous n’en étions que les serviteurs asservis. Ce qui relativise pas mal la supposée puissance du Verbe : « Rien de plus sournois que ce qu’on appelle la parole libératrice : les choses ne sont pas prisonnières en moi, c’est tout le contraire, c’est moi qui suis prisonnier de ces choses, des choses du langage, du langage-chose », écrit encore très justement Claro. De fait, nous n’écrivons (ni n’écrirons) jamais le livre que nous portons, dont nous possédons par-devers nous et connaissons si bien les mobiles et les motifs, les intentions fabuleuses et les criantes vérités (« la boue d’où jaillit l’eau », disait Mauriac). Nous échouons, nous échouons fatalement à faire jaillir l’eau que nous savons pourtant être à la source de ce que nous sommes. Nous tournons autour, nous épions, nous harcelons cette inexpugnable matrice, mais le réveil (la relecture) est amer : nos banderilles n’en ont arraché que quelques morceaux plus ou moins savamment choisis, quelques lambeaux d’une vérité qui n’aime rien tant que changer de visage dans l’instant où l’on espère la découvrir.
* * *
Suivant une pente personnelle pas forcément bien maîtrisée, je n’ai mis en lumière ici que quelques aspects du texte de Claro, qui recèle pléthore de questionnements essentiels, non seulement sur la petite mécanique à l’œuvre dans l’écriture, mais sur ce qu’induit tout geste créateur authentique – c’est-à-dire quand l’écrivain consent à lutter contre « ces choses qui aimeraient être dites [et] qui attendent, fossilisées dans la langue qui est à ma disposition, dûment faisandées par la société qui cherche à les fourguer. » Sachons-lui gré d’aiguillonner notre ardeur, et de le faire avec l’esprit et le piquant que l’on pouvait attendre de lui. Non sans une certaine gravité toutefois, gravité bienvenue tant « les contrariétés qui font le sel et la pâte de l’écriture […] rapprochent celui qui écrit de son ombre fuyante. »
Claro – L’Échec / Comment échouer mieux – Éditions Autrement
Pour son auteur, la publication d’un premier roman est évidemment un moment spécialement mémorable – que ledit roman « rencontre ou pas son public », selon la formule presque consacrée. Abstraction faite des nuits fiévreuses et des angoisses existentielles (ce qui n’est pas rien), la chose vaut en partie aussi pour son éditeur, qui peut légitimement se demander dans quelle galère il s’est fourré le jour où, découvrant le texte d’un (encore) illustre inconnu, n’écoutant que ses humeurs et pas du tout ses appréhensions, il décida fissa de le lancer dans l’univers impitoyable (et sanguinaire) du marché – vous admettrez qu’il y a de la superbe dans ce geste insensé qui fait fi de notre environnement mercantile et de tout argument qui ne fût pas strictement littéraire. C’est que l’éditeur s’en remet (parfois) à une raison bien supérieure à toute autre : son plaisir. Soit précisément ce que j’éprouvai en découvrant ce qui ne s’appelait pas encore Le nain de Whitechapel et dont la lecture m’arracha gaillardement à mes chères ornières. Au point que, même en n’étant pas bien sûr de tout comprendre à cette histoire (un peu) abracadabrante, je décidai de m’en fiche, d’en tourner les pages, et, emporté que j’étais par son univers, d'illico m'en ouvrir à Valérie Millet, aux Éditions du Sonneur.
Son univers ? Un décor, d’abord, celui des coupe-gorges de Londres au moment où sévit un certain Jack l’Éventreur, de ces bas-fonds que chérissent mauvais garçons et filles de mauvaise vie, marginaux en tous genres et autres créatures biscornues. Une ambiance, ensuite, celle de ces tripots où le jazz s’inventa et d’où émergea la mythique blue note, ce « point précis où se pose la vie. » Le lecteur aura largement de quoi nourrir ses réminiscences : là, on songera à Dickens, ici à Edgar Allan Poe, là encore à Freaks (dont on lira avantageusement, aux Éditions du Sonneur, la nouvelle qui inspira le film de Ted Browning) ou à Elephant Man (dont on lira avantageusement, aux Éditions du Sonneur, le texte de son chirurgien, Frederick Treves). Baroque, loufoque, noir, tantôt halluciné, tantôt grand-guignol, Le nain de Whitechapel, hommage littéraire à un certain XIXe siècle et clin d'œil à la pop culture, thriller sordide mâtiné de Brigades du Tigre sous ecsta, réussit à déployer un humour pince-sans-rire sans empêcher que sourde une certaine poésie, ni qu’affleure une certaine acuité sociale. Moyennant quoi, il offre une illustration très originale de la destinée des hommes, de leur cruauté souvent, mais aussi de leurs rêves d’émancipation et de communion les plus fous.
EXTRAIT
Ils s’enfoncèrent dans ce décor où les chiens errants et les clochards grouillants formaient une même confusion sans visage. Le petit Oscar, avec ses jambes trop fatiguées et son ventre vide, ne parvenait plus à reprendre son souffle. Devant lui s’étendait le quartier des enfers souterrains et des paradis artificiels, le quartier des couteaux, des bouchers et de la viande – où l’on trouvait bien peu de vrais bouchers et encore moins de vraie viande –, le quartier du poisson pourri, le quartier de la paranoïa et du haut-mal, de la folie et du suicide, le quartier des hôpitaux dégénérescents et de l’eau souillée par le sang, le quartier où le soleil ne montait que dans les toiles des peintres pour y macérer sous un mauvais vernis.
Devant lui s’étalait Whitechapel.
Cyril Anton, Le nain de Whitechapel - Éditions du Sonneur
Présentation sur le site de l'éditeur
La balade des gens de lettres heureux
Agrégé de l’université, docteur ès lettres, Jean-Pierre Longre œuvre depuis longtemps en bordure de pays littéraire. À petit bruit et avec persévérance. Comme auteur d’ouvrages sur Éluard, Queneau, Cioran ou Prévost, comme rédacteur d’articles sur la musique – notamment dans ses résonnances littéraires, sociales ou politiques –, ou encore sur la littérature française d’origine roumaine ; et voilà bientôt quatorze ans qu’il tient un blog – dont il m’est arrivé d’avoir les honneurs – sobrement baptisé Notes et chroniques. Ne manquait qu’un peu de fiction au curriculum vitae. C’est chose faite avec ce florilège de nouvelles – pour certaines déjà parues en revues : Un an de solitude.
Peut-être moins des nouvelles d’ailleurs que de belles histoires. De celles que l’on peut lire le soir au coin du feu ou au pied du lit. Des histoires d’écrivains, de professeurs, de libraires, et même de « nègres » littéraires. Florilège au demeurant parfaitement ordonné, sa ligne directrice ne faisant aucun mystère : l’amour de la littérature, en tant qu’elle peut puissamment influer sur nos existences. Quand elle n’en prend pas ouvertement les commandes.
Usant d’autant d’inventions que d’érudition joyeuse et de malicieuse poésie, Jean-Pierre Longre, enjambant les siècles et les écoles, nous convie alors à vivre certains fragments d’existence de quelques géants, d’Ovide à Pérec, du tout jeune Racine à Modiano, en passant par Rolland, Istrati, Michaux ou Queneau. Sans nous oublier, nous autres, lecteurs, clients de librairies, amoureux des mots, bref, illustres anonymes pétris de fantasmes littéraires et parfois d’envies de meurtres… Ce faisant, d’une langue sans le moindre apprêt, souple et coulante, il nous donne à contempler quelques vignettes d’un monde fini (hormis dans les souvenirs et l’esprit des – grands – lecteurs). La chose sans doute passera pour un peu désuète, mais Jean-Pierre Longre n’en a cure : sa désuétude est heureuse, qui le livre tout entier au plaisir de la pérégrination et de l’hommage. Un an de solitude n’est pas un tombeau, mais une cure de jouvence : un geste résurrectionnel.
Jean-Pierre Longre, Un an de solitude - Éditions Black Herald Press
Blog de Jean-Pierre Longre
Après Lyon, avant Besançon, c’était, ce 17 novembre à Paris, jour d’hommage à André Blanchard. Une heure durant, dans ce lieu splendide aux souvenirs graffités à même les murs de « Chez Papa », le club de jazz de la rue-Saint-Benoît, Pauline, fille de l’écrivain, superbement accompagnée par le pianiste François Mardirossian, a donc extrait quelques facettes tantôt bucoliques, tantôt nostalgiques, tantôt résignées des quatorze Carnets de l’écrivain disparu le 29 septembre 2014.
Son propos introductif donna une petite idée de ce que put être la vie d’une jeune fille (et de sa mère) auprès d’un homme que l’existence intéressait sans doute moins que la liberté de l’écrire – « Tu gardes tout pour tes phrases », lui faisait remarquer celle qu’il désignait toujours par la seule lettre « K ». Puis ce fut au tour de François Mardirossian de dire en quoi la découverte de cet écrivain avait changé sa vie, jusqu’à le conduire à entrer en relation avec sa fille.
Devant une assistance modeste mais privilégiée, tous deux prirent le parti d’un hommage très digne, intimiste, presque solennel, quitte à laisser de côté les notations plus sardoniques, volontiers cinglantes, d’une œuvre dont bien des aspects, à la fois dans sa forme – celle du Journal – et dans sa tonalité sauvage et sensible, revêche et dépitée, l’ont bien souvent fait comparer à un Léautaud. L’émotion et la gravité de Pauline Kawa Blanchard, soutenue, attisée par les pièces d’Arvo Pärt, de Preisner, de Chopin ou de Satie, achevèrent de conférer son tour élégiaque à cet hommage que je ne suis pas loin d’avoir entendu comme une étape du deuil.
Le lecteur intransigeant, le contempteur de nos humaines toquades, l’atrabilaire contrarié, le vieil anar qui donna à l’un de ses Carnets le titre de Pèlerinages, eut donc bien droit, d’une certaine manière, à sa messe de requiem, lui qui, dans Un début loin de la vie, écrivait : « Finalement, c'est le cœur plutôt comblé que je quitterai ce monde puisque, à côté de ma part de déboires et de souffrances, j'aurai connu avec K., avec les livres, avec les animaux, le plaisir et la joie. Amen. »
L’œuvre d’André Blanchard est disponible aux Éditions Le Dilettante.
Cliquer ici pour lire mes quelques recensions des Carnets.
Il y a de cela deux ans, le Théâtre de la Huchette accueillait une lecture de ma pièce, Tombeau pour un nègre (non publiée), avec les formidables Hélène Cohen, Claude Aufaure, Bruno Raffaelli, Harold Savary, Alain Payen et Grégoire Bourbier.
Remaniée depuis (il n'y a plus six, mais cinq personnages), la pièce se met dorénavant en quête d'un producteur ou d'un metteur en scène (à bon entendeur !).
Grâce à l'enregistement, puis au montage de Simon Bastard-Philippe, il reste une trace de ce moment, que l'on peut découvrir sur YouTube en suivant ce lien.
Article de Dominique Baillon-Lalande paru sur ENCRES VAGABONDES - Lire l'article directement sur le site
Il faut croire au printemps commence comme un roman noir. En plein milieu de la nuit un homme roule vers Étretat avec à l‘arrière un nourrisson blotti dans son couffin, en prenant soin d’éviter tout coup de frein intempestif qui pourrait le réveiller et toute accélération répréhensible qui lui vaudrait d’être flashé par un radar. On le sent tendu et perturbé. La réflexion énigmatique qui le traverse – « Il voudrait l'avoir déjà fait, être déjà en mesure de penser ce qui vient. Tout ce qu'il faudra mentir. Et construire, et reconstruire » – n’a rien pour nous rassurer. Quand le chauffeur s’engage sur le chemin de douanier qui longe la côte d’Albâtre en feux de position malgré le brouillard naissant en plaçant l’arrière de son véhicule à deux mètres du bord de la falaise, on flaire le mauvais coup fait en douce. Le paquet informe entouré d’un tissu épais retenu par de l’adhésif d’emballage et de grosses agrafes qu’il extrait ensuite avec difficulté de son coffre avant de le pousser vers le vide et d’en suivre des yeux le plongeon dans les vagues, présente en effet tous les ingrédients d’un crime dont l’auteur en se débarrassant du cadavre veut effacer les traces, même si le court adieu ému que l’homme rend à « celle qui hier encore était la femme de sa vie » dont « le corps bringuebale parmi les flots », détonne un peu dans le tableau et laisse de nombreuses questions en suspens. Revenu tout aussi discrètement à Paris avant le lever du jour accompagné du bébé qui, on l’a vite compris était le leur, l’assassin présumé, un musicien de jazz se produisant en trio dans un club, sans histoires et inconnu de la police, aura effectivement toute latitude pour déclarer la disparition de sa compagne au commissariat. Si celui-ci classe rapidement le dossier comme pour toute disparition de personnes majeures libres de changer de vie comme ça leur chante, l’homme devra désormais vivre avec ce secret englouti qui ne cessera de le hanter.
Le chapitre suivant nous fera faire un saut dans le temps. Le père élève seul le petit garçon qui ne connaît bien sûr que la version de l‘abandon maternel et grandit dans un contexte harmonieux, complice et affectueux. Dix ans plus tard une amie pense avoir reconnu la femme en question dans une communauté hippie à Mindelheim, en Bavière.
Le père qui doit donner le change et montrer à son fils qu’il garde l’espoir de retrouver un jour sa mère, décide donc de partir en vacances avec lui pour, armé d’une vieille photo, se renseigner sur place. Ce long trajet en voiture sur fond de standards de jazz et de complicité offre à l’enfant un espace favorable pour questionner avec naturel son père sur l’absente et les circonstances de leur rencontre amoureuse. L’homme se réjouit « du sentiment d’évidence qu’il éprouve (…) de ce que cela dit d’eux et de ce que, l’air de rien, ils construisent l’un l’autre ». Sur place, ils trouveront une alliée pour leur recherche en la personne de Mado, employée de l’hôtel où ils séjournent qui connaît bien cette région où elle a grandi. Cette jeune célibataire sans enfant, joyeuse, affectueuse et irrésistiblement attirée par cet homme qu’elle devine en souffrance et cet enfant en « manque de maman » sera une rencontre importante pour chacun d’entre eux. Par son intermédiaire, ils trouveront la communauté festive, sexuellement débridée et économiquement aisée dont un des membres confirme que la femme de la photo aurait effectivement passé là quelques jours avant de partir en direction du comté de Cork en Irlande sur les traces du meurtre de l’épouse d’un célèbre producteur de cinéma qui excitait sa curiosité. Revenus à Paris ils prennent aussitôt un vol pour l’Irlande, une grande première pour le gamin qui en sera aussi impressionné que ravi. Une fois encore la chance leur sourit en leur permettant de croiser dans une librairie l’avocate de la célèbre victime. C’est par la belle Marie qu’il apprendra la triste fin de la Française passée par la communauté des Enfants du Soleil de Mindelheim et venue en Irlande, une femme suicidaire ayant effectué plusieurs séjours psychiatriques récemment dont la voiture avait été repêchée en bord de côte.
Après une semaine d’enregistrement du trio en studio à Paris, le musicien et son fils qui suite à cette séquence a décidé d’« être plus tard jazzman comme son père », décident de partir quelques jours dans la maison d’Étretat où le père a passé toute son enfance, « par envie de mer et de falaises », comme une « promesse d’une quiétude nouvelle ». Son fils durant ces vacances sur les traces de sa mère a fini par lui avouer qu’il ne croyait plus à son retour et que cela ne l’attriste pas mais qu’il aimerait bien comme son copain avoir une belle-mère. Pensait-il à Mado ou à Marie en disant cela ? Le père y voit un signe. « Il veut croire à quelque-chose. À un cessez-le-feu, un armistice avec la vie (…) ne demande pas à renaître mais pour la première fois se dit qu’il a payé (…) il veut croire en la possibilité d’une seconde vie qui, sans être jamais délestée de l’autre, le gratifierait d’un peu de miséricorde. » A-t-il le droit, comme le chante Bill Evans, de croire aussi à la possibilité du printemps ?
C’est par petites doses, le long du voyage et des rencontres, que le contexte de cette séquence tragique qui débute le roman nous est livrée. Le scénario en est malheureusement banal mettant en scène un couple lié par un amour fou et passionné que le déni de grossesse et une grave dépression post-partum font basculer dans la violence puis par accident dans la mort. Dans son sillage l’homme que le poids de la culpabilité et le dégoût de soi terrassent, prend la décision de continuer à vivre et d’inventer une tout autre version des faits pour, en évitant une condamnation qui punirait deux fois l‘innocent orphelin, pouvoir offrir à son fils la vie normale et heureuse à laquelle il a droit malgré le mensonge sur lequel il va devoir bâtir leur existence à tous deux. Courage ou lâcheté, difficile à dire. Jamais l’homme ne se le pardonnera mais pour le petit, malgré les insomnies, les angoisses et les médicaments, il se bat chaque jour contre ce désespoir et cette honte qui lui collent au cœur pour assumer au mieux avec tendresse et dévouement ses devoirs de père. « Ils ne savent pas, eux, ce que c'est d'avoir tué sans avoir voulu tuer. Ils ne savent pas ce que c'est que de mentir au monde sans jamais pouvoir se mentir à soi-même. » Cet homme responsable d’un homicide involontaire sur sa compagne n’a d’ailleurs ici pas de nom, ce drame l’a exclu du monde ordinaire, c’est un être brisé et entravé, un coupable qui se punit lui-même. Bien que tiraillé entre son désir de soulager sa conscience et celui d’écrire une nouvelle page, l’homme ne parvient pas à se pardonner. Pareillement l’auteur n’a pas doté l’enfant sensible, intelligent et lumineux, d’un prénom mais d’un surnom (Œil de lynx) donné par son père comme pour souligner la singularité, la force du lien père-fils et l’incomplétude supposée due à la privation de mère. Si les démarches entreprises en compagnie du fils pour retrouver la mère n’ont aucun sens pour le père et ne font que raviver sa culpabilité quant à cette dispute fatale en y ajoutant celle d’avoir travesti la vérité à son fils pour le protéger, c’est la seule façon qu’il a trouvée pour essayer d’éteindre progressivement et en douceur chez son Œil de lynx grandissant toute attente d’un retour maternel afin de lui permettre de tourner le dos à ce passé douloureux pour regarder plus librement vers l’avenir. Ce n’est qu’à travers Mado ou Marie, éventuelles belles-mères de substitution qui sauraient adopter dans leur cœur le garçon comme le leur tout en offrant au père, non l’occasion de se racheter, mais une réconciliation possible avec lui-même et la vie, que l‘auteur ouvre la porte à l’espoir en toute fin de ce superbe roman sur la culpabilité et l’amour paternel.
Ce faux polar qui commence et se termine à Étretat, se travestit rapidement en road-movie du duo à travers la Bavière et l’Irlande (revisitant pour nous à cette occasion un autre féminicide) pour nous offrir un roman de l’intime qui nous permet de découvrir émerveillés ce lien indéfectible tissé « de regards en coin, d’ingénuité, de souci de l’autre » unissant un père et son fils et d’évoquer plus généralement la parentalité qu’elle soit effective, empêchée, toxique ou harmonieuse. Loin de s’ériger en juge ou positionner son lecteur comme tel, Marc Villemain, hors du champ de la morale et avec subtilité, questionne dans Il faut croire au printemps les notions complexes d’innocence et de culpabilité, de punition et de pardon, de bien et de mal, à travers ses personnages, leurs paradoxes et leurs sentiments et ce qui les relie les uns aux autres. Pour adoucir l’ensemble et laisser sa part aux corps et aux plaisirs des sens l’auteur qui sait à merveille user de sensualité dans les scènes d’amour et affiche dans son récit de savoureuses pages de gastronomie, y intercale également de nombreuses et sublimes descriptions détaillées des paysages découverts par les voyageurs et de la nature en général.
La musique en est aussi un élément essentiel, du You must believe in spring (Il faut croire au printemps) du pianiste Bill Evans qui donne son titre au roman et que le musicien traduit plus personnellement à son fils en « derrière les nuages, il y a toujours du soleil, toujours du bleu au fond du noir » en faisant écho à ses espoirs, à Coltrane et son Ostinato (composition musicale consistant à répéter une formule rythmique, mélodique ou harmonique accompagnant de manière immuable les différents éléments thématiques durant tout un morceau, comme l’amour et la culpabilité le sont dans ce récit) dont il fait un compagnon de voyage, « Eux seuls sur la route. Le père, le fils, John Coltrane ». Marc Villemain s’appuie sur une solide playlist de jazz venue faire écho aux ressentis de ceux qui les aiment, les interprètent ou les écoutent.
Si l’amour, la nature et la musique sont effectivement consubstantiels à ce roman, l’écriture, le langage, les mots comme objet, sujet ou par leur utilisation subtile – avec un brin de sophistication, de poésie et de préciosité, ( Ils ne savent pas qu'il funambule au bord de la vie. ) – donnent toute leur force aux nombreux dialogues tantôt profonds tantôt relevant simplement du quotidien mais toujours justes et essentiels qui se retrouvent au centre des relations interpersonnelles des uns et des autres mais nous dévoilent aussi les chemins intimes de chacun. « Il aimait prendre un solo en pensant à une fille, il n’était pas loin d’ailleurs de penser que c’était nécessaire pour bien jouer, n’était-ce pas aussi pour cela qu’on jouait du jazz, pour les tomber, les filles, usant auprès d’elles d’un lexique plus coloré que nos pauvres mots toujours attendus, bancals, décevants ? » Le père comme le fils économe en paroles tant il est pour lui difficile de « donner à sa parole une forme claire (…) ne sait que naviguer à vue, dans l’interligne. (…) Pourtant, entre les mots – dans les silences où s’apprêtent, s’agencent, s’ordonnent les mots –, aussi dans une certaine manière de s’écouter, de s’observer, il a toujours pensé que l’essentiel pouvait être transmis. » Ces mots que le père utilise pour travestir la vérité en mentant le moins possible comment pourraient-ils encore exprimer l’amour, paternel, charnel où celui d’un époux toujours hanté par celle qu’il a aimée à la folie avant d’en provoquer involontairement la mort il y a dix ans. Comment « dire le drame et taire la tragédie » pour dire l’absence ?
Ce roman porté par une langue magnifique qui parvient sur fond de jazz à sonder en profondeur les zones d’ombres et de lumière de l’âme humaine face à des paysages sublimes en passant du tragique à l’émerveillement avec une déroutante habileté, est un acte de foi dans la vie et ses possibles aussi revigorant que surprenant, généreux et éminemment sensible.
Lire l'article directement sur 130 livres, le site d'Antoine Faure
Un musicien de jazz et son fils de dix ans, jamais nommés, errent à travers l’Europe à la poursuite d’une chimère. L’écriture de Marc Villemain est elle-même une errance, entre présent et passé, contemplation et réminiscences, toujours musicale et soyeuse même lorsqu’il faut dire le pire. Et le pire, c’est ce qui met en branle l’étrange histoire d’Il faut croire au printemps. L’enfant était encore un nourrisson lorsqu’un dramatique accident vint clore une dispute entre ses parents, auquel la mère ne survivrait pas. Un féminicide, quelles qu’en fussent les circonstances. La nuit où il fit disparaître le corps à Étretat, l’enfant sanglé dans son couffin sur le siège passager, le contrebassiste décida qu’il n’avait pas le choix et serait le père qu’il faudrait. L’errance du duo a commencé à Étretat, elle se poursuit donc une décennie plus tard en Allemagne, où l’on croit avoir aperçu la mère, puis en Irlande par un hasard très joueur. Pour le fils, de quoi espérer et s’intéresser enfin à l’absente de toujours. Pour le père, de quoi osciller entre expiation et damnation. Le suspense final ne sera pas celui auquel on s’attendait.
Viser ce que la langue ne sait qu’approcher
Le père consacre « le reste de sa vie à oublier » ce qu’il a commis, inspiré en cela par la philosophie du morceau You must believe in spring du pianiste Bill Evans ; comme il l’explique à son fils, en qui le morceau résonne d’une façon singulière, « derrière les nuages, il y a toujours du soleil« . Mature et taiseux, le môme lui ressemble infiniment. Lui le comprend sans le connaître tout à fait. Dans leur relation juste et subtile, le langage importe infiniment. Tous deux sont soucieux de ne pas l’utiliser en vain, d’où la force imparfaite de leurs dialogues, tantôt profonds, tantôt dérisoirement simples, toujours essentiels bien qu’imprécis. Car leur lien est tissé « de regards en coin, d’ingénuité, de souci de l’autre » plutôt que de mots. Le dialogue est proche de celui qu’entretiennent les animaux, dans un « idiome réfractaire aux hommes, assujetti à la seule grammaire de leurs sensations, réglé sur un alphabet de signes, de motifs et d’instincts pour lesquels nous avons perdu tout entendement. » Le garçon combine la froide lucidité et l’inépuisable faculté à se réjouir du monde de ceux de son âge. Cependant il grandit, et se pose toujours plus de questions sur cette quête aux contours flous. L’adulte « sait que son pouvoir de père s’amenuise et que ce pouvoir, ce privilège de naissance qui agrège le miracle de l’admiration, de l’amour inconditionnel et de la promesse de sécurité, est en passe d’être consumé comme des ossements par les eaux noires. »
Comme le roman lui-même, la question de la langue dépasse la relation père-fils. « Il aimait prendre un solo en pensant à une fille, il n’était pas loin d’ailleurs de penser que c’était nécessaire pour bien jouer, n’était-ce pas aussi pour cela qu’on jouait du jazz, pour les tomber, les filles, usant auprès d’elles d’un lexique plus coloré que nos pauvres mots toujours attendus, bancals, décevants ? » Il faut croire au printemps peut s’envisager dans son entièreté comme une exploration des limites du langage dans les rapports humains, dans un style lui-même très travaillé, soucieux à chaque ligne d’éviter l’attendu, le banal, le décevant, une langue chantournée qui enchante l’ordinaire. On trouvera la même puissance évocatrice dans « la masse avachie des gâteaux à étages gluants d’une crème lourde et flavescente » vus dans une vitrine bavaroise que dans cette surprenante définition du travail de l’artiste, qui agit « sans autre intention que d’éprouver la matérialité sèche du vivant ». Les mots de l’auteur visent le ténu, l’impalpable, ce que la langue ne sait qu’approcher même si elle est capable de le circonvenir avec grâce. C’est aussi ce que croit son protagoniste. « (…) il ne sait pas (…) donner à sa parole une forme claire (…). Il ne sait que naviguer à vue, dans l’interligne. (…) Pourtant, entre les mots – dans les silences où s’apprêtent, s’agencent, s’ordonnent les mots -, aussi dans une certaine manière de s’écouter, de s’observer, il a toujours pensé que l’essentiel pouvait être transmis ». Pour résumer : « Il blague parce que le langage lui paraît souvent obscurcir ce qu’il voudrait éclairer ».
Un choix s’imposera entre morale et griserie des mots
En somme, les mots peuvent magnifier le réel autant qu’appauvrir les émotions, et vice-versa ; explorer ce paradoxe-là relève de la littérature. Comme tenter d’expliquer l’amour, celui d’un père pour son fils ou d’un époux meurtrier pour sa femme morte depuis dix ans déjà. Comme travestir la vérité en mentant le moins possible, « Dire le drame et taire la tragédie », quand il faut expliquer son absence. Comme décrire un amour impossible qui naît de manière incongrue. Voire deux, comme il pourrait en être finalement question. « Elle ne relève pas sa plaisanterie, fait mieux que cela : sourit d’un sourire qui lui échappe« . Joli indice que celui-là, malgré tout. Grand et petit, les deux mecs émeuvent le lecteur au possible, mais ce sont les femmes rencontrées lors du périple qui le fascinent, dépeintes avec délicatesse, une suavité pudique et la faculté de capter leur intériorité sur la base de leur description.
Ainsi Mado, la serveuse de Mindelheim. « Tout entière elle revient à lui : ses pommettes d’enfant des montagnes, cette façon de détourner la tête lorsqu’elle sourit, cette espèce de regard par en dessous quand elle croit qu’il ne la voit pas ; la joliesse de sa nuque aussi, la tension légère des seins sous son tee-shirt. Et la simplicité qu’elle verse en toutes choses, cette candeur qu’embrunit ce qui ressemble parfois à une prescience de la vie ». Et Marie, l’avocate française croisée vers Cork : « Courbée sur un livre, c’est la silhouette d’une femme jeune encore, fluette, au cheveu couleur de châtaigne qu’ambre subtilement la lumière électrique, enveloppée dans un long gilet de fine laine noire, si long qu’il lui mord le haut des chevilles. Son attitude, sans être murée, n’en semble pas moins rechercher une certaine dissimulation – il songe à un écureuil mondant sa noisette sur une branche dérobée. D’elle, il ne perçoit que cela : seulement cette ombre déliée sur le crépi laiteux, silhouette esseulée dont la chevelure s’épointe sur de maigres épaules, seulement les contours bouleversants d’un corps qu’érotise, saisi dans le contre-jour, une pudeur assombrie. » Que le contrebassiste puisse entrevoir un avenir amoureux après son crime impuni, fût-ce en ayant vécu dix ans d’enfer intime très bien décrit, pourra dérouter quiconque y cherchera une morale dans l’acception classique du terme. Les autres, sans qu’il s’agisse de nier le meurtre, trouveront plus intéressante la posture d’avocat et, surtout, se laisseront griser par des mots choisis avec un tel soin.
« Jouir des prodigalités de l’existence », c’est aussi lire du bon
Les cymbales « brasillent », le bleu des gyrophares « toupille », la pluie « mollarde » sur les pare-brise. On se réjouit de lire « herbu » et pas « herbeux », la bière « moussue » mais pas « mousseuse ». Le festival d’épithètes et d’énumérations est porté par une syntaxe fluide et un rythme qui ne retombe pas. Au détour d’une étape dans le voyage des deux héros, le même style enjolive des considérations sur l’âme humaine ou enrobe des cailloux jetés dans les marigots contemporains que sont les aires d’autoroute, l’hygiénisme punitif ou l’attitude des « adeptes du toc et dieux de l’épate » que sont devenus bien des vacanciers. Les connaisseurs de Marc Villemain – dont je ne suis pas encore – repèreront des jeux qu’on dirait – hideusement – meta aujourd’hui, tel le prénom Mado emprunté à l’héroïne de son antépénultième roman ou son propre patronyme désignant un ex-mari écrivain. « Il est mille manières de jouir des prodigalités de l’existence. L’on peut exprimer à tout bout de champ ce qui se présente à notre regard, manifester à bouche que veux-tu le simple bonheur d’être là, ici et maintenant ; l’on peut aussi, muettement, se contenter d’éprouver ce qui brûle notre épiderme, lover notre regard dans le clapotis de l’eau qui frissonne sous le ciel d’agrume, priser à petit bruit le murmure des corps qui s’ébrouent et béatement se fondre au chuchotis des sens. » Lire un tel roman n’est pas le moindre de ces plaisirs-là.
Après avoir triomphé dans Adieu Monsieur Haffmann, la pièce de Jean-Philippe Daguerre pour laquelle il obtiendra le Molière du second rôle, puis dans son interprétation du Voyage au bout de la nuit de Céline, puis encore dans la Promesse de l’aube de Romain Gary (qui lui vaudra une autre nomination), Franck Desmedt, l’ardent et entreprenant patron du théâtre de la Huchette, peaufine ses « Seul en scène » avec un hommage aussi vibrant que vibrionnant à ce grand français, fils d’immigrés russes juifs, que fut Joseph Kessel. Le texte, signé Mathieu Rannou (qui en assure également la mise en scène épurée, simple et inventive), a fait ses débuts devant une salle comble, hier au Lucernaire, après avoir été lancé avec grand succès au « Off » d’Avignon.
Céline, Gary, Kessel : peu à peu, un fil rouge finit par préciser l’esthétique et les appétences de Franck Desmedt. Lui que l’on sait urbain, souriant et affable, semble en pincer pour une certaine race d’homme réfractaire, aventureuse, batailleuse, excessive en tout, passionnée toujours. Pour une certaine époque aussi, celle d’avant les communications instantanées, quand le voyage était encore une aventure et l’exact contraire du tourisme sponsorisé. On imagine qu’un Sylvain Tesson aurait aujourd’hui ses faveurs.
Il ne faut pas plus d’une heure et quart à Franck Desmedt pour brosser de Kessel un portrait complet et renvoyer de lui une impression assez épidermique de vérité, presque de réalité. La tonitruance du personnage (songeons seulement à sa tentation de l’ivresse), sa passion de l’aventure, son dédain des honneurs (malgré l’Académie française), sa sensibilité secrète (la relation avec sa mère, le suicide de son frère), son goût du risque qui confine à la fascination pour la mort, tout y est, jusqu’à ses rencontres avec De Gaulle, Pierre Lazareff, Humphrey Bogart ou même Francis Huster – assez plaisamment croqué… Desmedt captive par cette passion qu’il éprouve lui-même à évoquer ce grand passionné, par sa virtuosité, sa diction impeccable, caméléone, son aisance à passer en un mot, un geste, un simple regard parfois, de la gravité à l’humour, et, in fine, par son art de célébrer le théâtre.
Joseph Kessel, La liberté à tout prix
Avec Franck Desmedt
Texte et mise en scène de Mathieu Ranou
Au Lucernaire jusqu'au 7 janvier 2024 / Réserver ici
Lecture sur le site de Jean-Pierre Longre
De la mort à l'amour
Il y a l’intrigue, et il y a tout le reste. En ce qui concerne l’intrigue, pas de véritable suspense : les premières pages racontent comment le protagoniste, musicien de jazz, jette le cadavre de sa compagne du haut d’une falaise d’Étretat, leur bébé blotti dans son couffin sur la banquette arrière de la voiture. Et l’on connaîtra peu à peu les circonstances du drame : l’amour pour cette femme qui venait l’écouter jouer tous les soirs, la dégradation progressive, celle de la femme et celle du couple, les disputes, jusqu’à la plus violente de part et d’autre et ses conséquences. Voilà le point de départ, la cause de « tout le reste » qui fait l’objet du roman.
Dix ans ont passé, accompagnés du sentiment de culpabilité et du mensonge constant, puisque tout le monde croit à la disparition, non à la mort. Quelqu’un ayant cru voir sa compagne en Bavière, il joue le jeu de la vérité fictive et va voir sur place, accompagné de son fils ; là-bas, il va rencontrer Mado, serveuse dans l’hôtel où ils sont descendus, Mado qui, avec sa simplicité et son sourire de belle jeune femme, fait la conquête du père et du fils. Mais ceux-ci doivent repartir, car on leur a signalé que leur compagne et mère serait allée en Irlande, dans le comté de Cork. Nouveau départ, donc, nouveaux paysages, nouvelles rencontres, dont celle de Marie, avocate séduisante, qui s’occupe dans la région d’une affaire médiatique de meurtre (transposition romanesque d’une affaire réelle qui, en 1996, a défrayé la chronique). Marie, compréhensive et déterminée, fait à son tour la conquête du père et du fils…
Ainsi l’intrigue meurtrière est-elle devenue périple européen, quête itinérante d’un fantôme plus qu’improbable. Et finalement, c’est encore tout le reste qui compte le plus : la musique, amie de tous les instants, sombres ou lumineux, plus indispensable encore que les mots : « Les mots, ça engage trop, et après tout la musique peut bien servir à cela – à s’en jouer, des mots : la musique comme trompe-l’œil, comme camouflage, comme un présent à ceux auxquels précisément les mots font peur, pour les autoriser à se déclarer, à déclarer leurs flammes, leurs peines, leurs remords ou leurs espoirs, sans qu’ils aient à rougir, ni à souffrir l’affreuse sensation de mise à nu. » Et aussi la relation complexe, riche de tendresse et de compréhension, entre le père et son fils de 10 ans : « Entre eux il s’étonnait toujours de correspondances naturelles, pour ainsi dire magiques. Étrangement, il aimait chez lui ce contre quoi il luttait en lui-même : une disposition à la réclusion, au mutisme et à la rêverie. Il aimait que son fils ne souffrît pas des fascinations ordinaires de ceux de son âge et ne fût pas dupe de l’écume des choses. À quoi d’ailleurs il n’était pour rien : l’enfant était né ainsi. Il n’emmagasinait pas seulement le monde alentour, il s’y ouvrait et le laissait jeter en lui ses racines. » Et enfin l’amour, qui se dit ou ne se dit pas, pétri de pudeur ou hérissé de sensualité.
Au-delà de quelques détails malicieux, qui nous font par exemple retrouver quelques noms rencontrés dans des romans antérieurs (Géraldine Bouvier, Mado, Marc Villemain lui-même), Il faut croire au printemps est un roman au style délicat et précis (qui au passage ne rechigne pas devant l’emploi du subjonctif imparfait, et c’est justice), un roman plein de sensibilité, de confiance dans le genre humain (une confiance qui ferait presque oublier le mensonge initial), un roman qui traque et saisit les émotions irrépressibles d’un homme à qui le destin a apporté, inséparables de la vie, le cauchemar et l’espoir, le malheur et le bonheur.