Éric Chevillard : L'Autofictif travaille son dribble en forêt
Ce n’est un secret pour personne : Éric Chevillard est un de nos auteurs les mieux dotés en esprit. Ses triades quotidiennes d’axiomes, aphorismes et autres pensées profondes (fidèlement et loyalement publiées par les éditions de l’Arbre vengeur depuis 2009) en sont la preuve tantôt mordante, tantôt brillante, tantôt dépitée mais toujours ironique (et parfois tordante), et ne déçoivent jamais. Pour ma part, mais ça vaut ce que ça vaut, j’ai toujours cru pouvoir distinguer chez lui une sorte de vague affliction que, pour ainsi dire classiquement, il sublimerait dans un mouvement d’ironie lasse ou de joyeux accablement. « Un cœur sensible est toujours misanthrope un peu », disait Alain dans Ses Propos sur le bonheur : voilà une proposition à laquelle il me semble que Chevillard pourrait souscrire avec grande élégance.
Tous, nous devrions disposer ses Autofictifs à portée de main de notre oreiller et nous endormir avec une de ces saillies dont il est le maître : au petit matin, nous nous réveillerions assurément (un peu) plus éveillés et (un peu) moins barbares.
Quelques morceaux choisis pour le plaisir et surtout pour donner envie :
- Je longe la piscine de l’hôtel pour gagner la plage et la mer juste derrière avec le sentiment de m’arracher triomphalement aux conforts factices et émollients de la civilisation pour embrasser la vie sauvage.
- Cette bourgeoise porte un long manteau de velours côtelé. Affligeant spectacle. Combien de vieux poètes et érudits folkloristes a-t-il fallu abattre dans leurs tanières pour confectionner un tel vêtement ? On ne veut plus voir ça.
- Le loup module sa plainte, la tête levée vers le ciel, la nuit, sur fond de lune ronde ; l’homme geint, avachi dans son canapé et publie de loin en loin le recueil de ses lamentations.
- Tandis que nous nous décomposons horriblement dans la terre ou brûlons dans les flammes du crématorium, le lapin mijote à feu doux avec des cuisses de clémentines et des citrons confits au creux d’une cocotte rouge en fonte émaillée. C’est tout ce que je peux dire en faveur de notre alimentation carnée.
- Les hommes vieillissent mieux que les femmes. Ils meurent.
- J’ai pour voisin un autre ermite dont je convoite les arpents de solitude afin d’agrandir mon domaine.
- Car parfois nous nous demandons quelle est cette douce émotion qui nous visite quand nous pensons à la mort, et pourquoi il nous semble l’avoir déjà éprouvée, mais oui, voilà, c’était dans l’enfance, quand approchaient les grandes vacances.
- Plusieurs scénarios possibles pour l’Apocalypse, le plus probable à ce jour restant tout de même celui de ma seule mort, suffisante pour tout abolir.
- Je me demande quelle tête peut bien avoir le singe sous son masque d’homme.