Frédéric Beigbeder - Un homme seul
/image%2F1371200%2F20250130%2Fob_124864_image.jpeg)
Que le personnage agace ou charme, que sa malice ou ses provocations fassent ou pas sourire, que l’on soit ou pas sensible à sa littérature, Frédéric Beigbeder, après avoir été ce « jeune homme dérangé » de la bourgeoise béarnaise qui jadis anima le potache, nihiliste et très décadent « Caca’s Club » (Club des Analphabètes Cons mais Attachants, sic), n’en est pas moins un représentant chevronné d’une espèce singulière d’écrivains, ceux d’une « génération X » dont Bret Easton Ellis demeure la plus brillante et incontestable figure. De manière moins cryptée, j’ai toujours surtout vu en « Beig » un grand échalas timide et réfractaire à l’âge adulte, un adolescent à vie comme nos parents en ont tant engendrés après la Seconde Guerre mondiale, un incurable romantique égaré dans des temps toujours plus insensés mais auxquels, précisément parce qu’il en percevait spontanément l’ineptie, il voulait ardemment contribuer, mais à sa manière : échevelée, romanesque et solipsiste – ce dernier qualificatif revenant régulièrement sous sa plume lorsqu’il évoque son père.
Et puis Beigbeder a changé. Je ne dirai pas « mûri », le mot lui déplairait, mais le succès, les excès (et l’avancée dans l’âge…) l’ont éloigné de Paris, des orgies et des rails de coke sur les capots de voitures. Tant et si bien qu’il en vient désormais à citer Saint-Paul et son Épître aux Romains en exergue de son nouveau livre : « Car je ne fais pas le bien que je veux ; Mais je fais le mal que je ne veux pas. » Reclus dans son domaine à l’orée du Pays basque, l’homme tient désormais davantage du gentleman farmer, entre châtelain affable et père de famille idéal, que du trublion branché. Le fil rouge entre le néo-punk fashion, l’ambianceur des soirées chics, l’agent publicitaire et l’homme rangé des bagnoles, nostalgique et pondéré qu’il est devenu ? La sincérité. « J’ai mis quarante ans à comprendre que je n’en avais plus dix-sept », écrit-il joliment, et il y a peut-être bien dans cette seule phrase comme l’aveu lourd, massif de ce que furent nombre d’hommes nés au mitan des sixties, qui explique aujourd’hui leur inaptitude à saisir le réel ou, c’est selon, leur goinfrerie à s’en pourlécher. La sincérité, donc. Qui est, je crois, la principale disposition qui anime Frédéric Beigbeder dans chacun de ses livres. On le croyait malin, roublard, intrigant, et sans doute était-ce vrai mais, tout en l’étant, il n’en demeurait pas moins sincère. Sincère dans ses gamineries, ses élucubrations, son auto-dérision, son indifférence aussi aux commérages ou à la rumeur – autant d’indices d’une enviable liberté. À quoi j’ajouterai sa lucidité sur lui-même, dont il aura fait l’une de ses marques de fabrique autant qu’une façon rouée de fabriquer son aura, mais qui, dans Un homme seul, a des accents désarmants, parfois même assez déchirants. Car il est question du père, bien entendu. Jean-Michel Beigbeder, faiseur de rois, star incontesté des « chasseurs de têtes », pionnier du genre et possible agent de la CIA, décédé le 23 septembre 2023 à l’âge de quatre-vingt-cinq ans et avec lequel, conséquemment, le fils peut enfin « faire connaissance ». « Jamais je n’aurais osé écrire de son vivant », clame d’ailleurs d’emblée l’écrivain, qui ne voyait en lui « qu’un petit garçon qui [faisait] semblant d’être grand. » On croirait lire un autoportrait de Frédéric.
Il faut dire que ce père est un drôle de gonze. Dont l’enfance dorée fut interrompue lorsque, âgé de huit ans, on le fit entrer à l’ascétique pensionnat bénédictin de Sorèze, inoubliable maison de dressage, avant d’être renversé par un train deux ans plus tard. Jean-Michel Beigbeder est de ces pères dont l’absence tient étrangement lieu de présence. Digne représentant de ces années où le patriarcat n’était pas vraiment malmené, il vivait comme un homme d’alors entendait vivre : sans contrainte aucune. Ces quelques scènes où on le voit, à l’été 1976 lors de vacances avec ses deux fils en Indonésie, laisser le petit Charles et le petit Frédéric en plan au zinc de l’hôtel et s’esquiver, de jour comme de nuit, avec une (ou deux) jeunes femmes, sont à la fois déconcertantes et typiques d’une certaine « masculinité jamesbondienne », mais elles sont aussi formatrices. Car là naît l’écriture : cinquante ans plus tard, retrouvant le journal dans lequel il consignait alors ses impressions de voyage, Frédéric Beigbeder découvrira que là se fabriqua son « style arrogant, blasé et cynique. »
Si, comme chacun sait, l’humour est « la politesse du désespoir » (Chris Marker), l’autodérision beigbedérienne pourrait bien être la courtoisie du solipsiste hypersensible. Il faut dire qu’il a connu et accompagné la fin, le déclin et la sénescence du père, ce qui autorise et justifie une certaine mise à distance (« Les soins palliatifs sont le Chronopost du subclaquant. ») Dans ce texte qui ressemble moins à un hommage traditionnel qu’à l’adieu à un père énigmatique, clandestin, fuyant et insoupçonné, sourd tout du long une forme de tendresse que Beigbeder lui-même semble parfois avoir du mal à circonscrire. Demeure sans doute chez lui quelque chose de la pudeur de l’enfant qui éprouve quelque gêne à exprimer le sentiment juste. Ce qui, devant la concession familiale où lui-même prévoit d’être enterré, lui inspire ce mot : « Je passerai toute ma mort avec l’homme que j’ai fui toute ma vie. » Ou encore, dans les dernier jours : « Un des moments les plus émouvants de ma vie a été de voir l’aide-soignante sangloter à sa mort, alors que je n’y parvenais pas encore. J’ai eu l’impression que cette dame le connaissait et l’aimait mieux que moi. »
Ne vous attendez pas à un florilège de pensées profondes, puissantes, spirituelles et définitives sur la vie et la mort. Un homme seul est l’expression singulière, sensible et littéraire d’un chagrin, d’une mélancolie, d’une nostalgie aussi, mais mâtinée ou sublimée, c’est selon, par une autodérision aussi tendre que cruelle. L’expression aussi d’une projection de soi dans le temps, y compris dans le temps à venir, ce qui est naturellement source d’un certain désarroi : « Nous n’avons pas vu le siècle passer. Nous sommes désormais incompréhensibles et inaudibles. […] Je n’admets pas d’avoir pris cinq décennies dans la gueule. » Et vous pourrez le lire, ce florilège, en vous passant l’Andante de la sonate n° 16 de Mozart, qui à Beigbeder « rappellera toujours mon père amaigri regardant les oiseaux et les roses par la fenêtre. »
Frédéric Beigbeder, Un homme seul - Éditions Grasset