J'ai passé bien du temps (trop, sans doute) à faire état de mes agacements politiques récents. La France a ce qu'elle mérite autant que ce qu'elle a voulu ; nous verrons bien, avec le temps, ce qu'il faudra penser de tout cela. Pour l'heure, notre nouveau président, non encore nommé, est en vacances luxueuses pour une soixantaine d'heures. Sans doute y avait-il plus adroit, et de meilleur goût, mais je ne vois pas là motif à une quelconque "montée au créneau". Les Français, d'ailleurs, s'en foutent - et même, à mon avis, lui donnent peu ou prou raison. Que le premier réflexe de la gauche (qui, en matière de faste et de somptuosité, n'est pas spécialement innocente) soit de retrouver ses traditionnels accents d'indignation morale nous donne une idée du chemin à parcourir. L'heure est donc à l'objurgation : l'analyse et le questionnement, préalables à toute refondation digne de ce nom, peuvent bien attendre encore un peu.
Tous, nous retrouvons un peu notre chez-nous. Le tumulte et la frénésie militante, avec ou sans carte politique, s'apaisent peu à peu. Les conversations en famille, les polémiques enflammées, les diatribes au zinc et les ferveurs spontanées s'espacent. L'exagération de soi, l'ampleur des certitudes, la boursouflure des opinions, les dispositions belliqueuses, parfois excommunicatrices, laissent place à une forme de distanciation quotidienne qui est aussi, disons-le, une manière de se situer dans le champ démocratique, voire de l'accepter. La France, son hymne, ses drapeaux, son imaginaire et ses slogans, rentrent au bercail des intimités - pour y sommeiller, et sans doute mûrir jusqu'aux prochaines échéances.
En écho, même très lointain, à cette séquence politique, je me suis fait l'autre jour cette réflexion que les grandes cités urbaines, que l'idée de la ville même, depuis toujours vecteurs, et vecteurs presque uniques, de la civilisation, sont devenues, au temps mondial du capitalisme, de dangereuses machines à destructurer les ontologies, à assécher les coeurs et à désorienter les projections de soi. Peut-être m'objectera-t-on que je me fais cette réflexion au moment où moi-même je me prépare à la perspective de quitter la ville : à cette aune, ma réflexion n'aurait donc rien de conceptuel ou d'universel, et ne serait que le fruit de ma propre trajectoire. Possible. N'empêche : la ville a changé. Celle qui permettait hier que se nouent des solidarités de voisinage fomente aujourd'hui d'innombrables querelles dans nos tribunaux surchargés ; celle qui obligeait, par gestion bien comprise de l'espace, aux politesses et à la courtoisie que créent les cultures, échauffent désormais les esprits et les mots jusqu'à susciter des haines instinctives ; celle dont on pouvait vanter les promesses du brassage compartimente aujourd'hui comme jamais ; celle qui excitait les arts et les artistes charrie désormais la plus grande vulgarité consumériste ; celle qui offrait à l'individu l'incroyable luxe de se sentir seul dans la foule tout en demeurant solidaire de sa marche l'accule maintenant à regarder ses pieds dans la rue et à se terrer pour échapper aux regards - qui, tous, jaugent, jugent, et souvent condamnent.
Face à ce mouvement, que je crois régressif et par ailleurs bien loin d'être accompli, la France des villages et des petites villes, si elle accepte de considérer que la frontière du monde ne s'arrête pas à la clôture de son champ ou de son usine locale, pourrait bien incarner le lieu où non seulement l'individu peut se retrouver, mais où la collectivité peut apprendre à réapprendre les règles du savoir-vivre - et donc du savoir-vivre ensemble. Car je ne perçois rien du mouvement qui saura endiguer l'incroyable, l'indescriptible mouvement autodestructeur de la grande ville. Vient un temps où le retrait sur soi, qui n'est pas à confondre avec le repli, constitue une excellente manière de retrouver ce qu'il est d'usage d'appeler nos "fondamentaux". La mode, qu'attisent des bobos encore tout étonnés que la rude vaillance de la blogosphère n'ait pas suffi à couronner leur championne, est encore à la croyance en une ville riche de sa diversité, de ses chics friches industrielles, de son allure vive, jeune, puérilement provocatrice, de son frémissement permanent - comme on le dirait d'un coup d'état. Cet idéal, car c'en fut un, et des plus nobles, je crains qu'il ne soit devenu illusion, et, pour certains, simple idéologie. La réalité est peut-être que la ville a échoué, ou est en train d'échouer, non parce qu'elle porterait l'échec en elle-même comme le ciel les ténèbres, mais qu'elle est aujourd'hui l'accélérateur de tous les processus de destruction de ce qui, jusqu'à présent, faisait tenir les hommes ensemble. Ce qui était moderne hier, et qui, légitimement, jouissait de l'aura de ce statut, tend à se dégrader en processus crépusculaire. Autant dire en extincteur de Lumières.