Patrick Grainville - Falaise des fous
L'atelier de l'écrivain
Mon admiration pour l'œuvre de Patrick Grainville remonte à loin, à mes vingt ans ou à peu près, lorsque je tombai sur L’orgie, la neige – quatorze années déjà après que l’on posa sur ses Flamboyants la couronne du Goncourt. Nous sommes au début des années 1990, j’ai tout à découvrir de la littérature, de son histoire, de ses enjeux, bref je commence à lire un peu sérieusement. Et je me souviens du choc profond, stylistique et sensuel, que cela fut pour moi. Dans ce que la France alors me montrait d’elle, ou plutôt de ce que j'en percevais, je n'avais pas imaginé qu’une telle écriture pût avoir cours ; j’éprouvais une sorte d'enthousiasme perplexe à me savoir contemporain d’un tel style - et je rapprochais confusément cette sensation de ma lecture de Femmes, de Philippe Sollers, paru quelques années plus tôt, avec lequel j'imaginais une certaine communauté d'esprit, celle des jouisseurs et des esprits libres. Peut-être parce que sous ses dehors foisonnants, baroques, puisque tel est le qualificatif dont on use le plus souvent à propos du style Grainville, derrière son lexique à la fois savant et somptueusement carné, je devinais une énergie très grande et très moderne, comme greffée à un savoir-faire dont je pressentais tout ce qu’il devait à la fréquentation, puis à l'émancipation, des classiques. Car, comme dans l'Atelier du peintre (tableau de Gustave Courbet et roman de Grainville), il y a du monde dans la petite fabrique de l'écrivain : tout ce que le dix-neuvième siècle compte de fous, d'artistes, de penseurs, de monstres sacrés (ou pas), transite par chez lui. Et cette profusion exubérante lui va bien : Grainville est un dévoreur, un insatiable de la sensation qui n'a pas son pareil pour dénicher derrière les grands mouvements ce qui s'agite en chacun.
La quatrième de couverture y pourvoyant largement, je ne raconterai pas ici l'histoire de Falaise des fous, saga picturale et fresque cinématographique que Patrick Grainville tend comme un miroir à la France, à ses rêves de gloire, à l'idée qu'elle se fait d'elle-même, de son art et de sa politique, de son mode de vie et de ses élégances, bref à cet être français capable du meilleur et du pire - mais toujours avec une égale ferveur. Il suffit de savoir que l'on traverse soixante années d'une existence à hauteur d'homme, que cette période s'achève en 1927 avec la mort de Monet, que le narrateur est un Normand installé à Étretat (ce qui bien sûr ne fit qu'ajouter à ma curiosité...), et que Patrick Grainville, en s'arrimant au choc de la révolution impressionniste, témoigne dans un même geste du caractère exceptionnel, tragique et exaltant, de cette période. Et que l'ensemble est époustouflant.
Dès le début d'ailleurs, avec cette merveilleuse première phrase, de celles qui pourraient s'enseigner ou, mieux encore, qui s'installent dans notre drôle de mémoire collective sans que l'on ne sache plus très bien quel en fut le véhicule : « Jadis, j'ai embarqué sur la mer un jeune homme qui devint éternel. » Un monde s'esquisse. Avec une telle phrase tout devient possible, tout s'ouvre.
Et si j'ai bien pu, au début de ma lecture, souffrir un peu de ne pas reconnaître parfaitement « mon » Grainville, celui des débordements lyriques, des fulgurances rimbaldiennes et des visions charnues, c'est que nous avons affaire ici à un formidable roman populaire et savant, sentimental et sensuel, pessimiste et roboratif, qui sait mêler à ce que la vie recèle de plus trivial l'espèce de grandeur singulière qui se dissimule en chacun. On regrettera parfois quelques longueurs, quelques ressassements ? Nous aurions tort : ce sont des gourmandises. Car Grainville écrit comme un ogre : manger lui donne faim. À la correction du temps et au minimalisme de saison, il répond avec du verbe glouton, de l'adjectif à foison et de l'humeur à en débonder. Peu de grands vivants auront eu les honneurs de portraits aussi romanesques, gourmands et sensibles. Car tous, tous ils sont là : Monet bien sûr, Courbet bien sûr, mais Degas aussi, et Boudin, Isabey, Picasso, Dali, et Hugo, Maupassant et Flaubert, et Barrès et Clémenceau, et Péguy et Breton, tant d'autres encore. Chaque figure est évoquée au plus près du corps, ce sont des portraits d'hommes vivants, truffés d'humeurs, de fulgurances et de démissions : tous sont peints en eux-mêmes et en gros plan, dans l'instant irraisonné de leur génie.
Même lorsqu'il s'agit d'évoquer les grands engouements collectifs et la folle passion des hommes pour l'histoire, même lorsqu'il faut aller fouiller l'ivraie de l'Affaire Dreyfus, dire l'optimisme de la guerre qui vient et dont si peu reviendront, discuter en famille de la Révolution russe et de sa lueur d'espoir bientôt ternie ou de ces drames modernes passés à postérité (la catastrophe de Courrières, le naufrage du Titanic), ce que dit Grainville des événements, c'est d'abord ce qu'ils font aux hommes. D'où des pages admirables, souvent poignantes, sur les espoirs déchus, sur l'épouvante des gamins dans les tranchées de la Meuse et de la Somme, sur le destin des mineurs de fond ou sur la fragile espérance de vivre. Mais ce qui touche, aussi, c'est cette impression latente, obstinée, que l'homme cherche sans cesse l'occasion ou le motif d'une joie à venir, d'un devenir meilleur, et le roman dit merveilleusement cette propension à épouser la moindre promesse d'espérance (les premiers véhicules à moteur, le triomphe de Charles Lindbergh, le communisme qui naît ou le vieux rêve hugolien d'un genre humain promis à une vie universelle). Rien n'est froid, tout est toujours incarné, passé au tamis de l'individu, de ses désirs et de ses folies. Jusqu'à l'évocation discrète, pudique et fugitive, du grand-père de l'auteur. Le lecteur fait bien mieux qu'assister à l'événement de la vie : à travers le regard de quelques femmes et de quelques hommes dans le quotidien de la guerre, de l'amour, de l'art et de l'espoir, au gré de quelques destinées tellement palpables, tellement proches des nôtres, il en vit le présent même.
Et puis bien sûr il y a l'amour - peut-on imaginer un livre de Patrick Grainville sans qu'il soit aussi question d'amour ? Car si Falaise des fous est une ode à la création et une traversée de la psyché nationale, c'est aussi le roman de la reconstruction d'un homme jeune encore qui, rentré meurtri d'Algérie et cherchant la paix sur la côte d'Albâtre, trouvera chez les femmes l'onguent qui le ramènera à la vie en même temps que la passion qui décidera de lui. Les femmes chez Grainville sont intelligentes, modernes, curieuses, élégantes et sensuelles par tempérament, c'est elles qui donnent le ton, le rythme, la direction ; elles décident, elles entraînent, elles vivent plus fort - et les hommes suivent. Le narrateur, empli d'une belle et grande solitude océanique, maladroit en société mais curieux du monde, amoureux de nature, avide d'extases et perméable au chagrin, achève de donner à ce roman balzacien en diable sa carne et son humanité. Et il y a quelque chose d'infiniment touchant à marcher aux côtés de cet homme-là, à le suivre sur son chemin de vie, entre Rouen et Paris en passant par Fécamp, le Havre et New-York, à contempler avec lui, assis sur les galets d'Étretat, la mer immense et changeante qui s'agite entre les trompes de l'amont et de l'aval, et, finalement, à vieillir en même temps que lui.
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EXTRAIT
« Le contrejour assombrissait la côte d'Amont, la tête d'éléphant à la trompe coupée. Pourtant, ce long saillant irrégulier, bosselé, évoquait davantage à mes yeux quelque rhinocéros bas et bizarre, dont le pied nain fermait la petite arche de sa note saugrenue. Au-delà, mon passager mesurait la fuite des éminences de craie vers le nord, et l’aiguille de Belval qu'on distinguait au loin. Je laissai dériver un peu le bateau pour favoriser la contemplation. Au bout d’un moment, je pris le cap inverse. L'étrave coupant un bon souffle d'ouest dont Monet respirait le parfum iodé tandis que je tirais des bords et louvoyais dans les éclats du clapotis. La falaise d'Aval s’allumait. Le Trou à l'Homme perforait la masse crayeuse de sa grosse caverne noire. Nous contournâmes la porte d'Aval colossale dont l'architecture glissa lentement avec sa trompe, élancée celle-là, plongée dans la mer calme, lumineuse. L'Aiguille se dressa de ses soixante-dix mètres, feuilletée de linéaments réguliers de craie et de silex. Monet suivait des yeux le pivotement du menhir majestueux. Les têtes des Trois Demoiselles pointaient, agglutinées de curiosité devant ce divin phallus. L'éventail abrupt de la valleuse verte de Jambourg s'ouvrait entre deux espèces de poternes. Nous devions, un beau jour, Monet et moi, descendre dans ce gouffre par un à-pic et un escalier de vertige. Quelle ivresse ! Mais Monet aurait pu se tuer. Il frôla l'anéantissement, une autre fois, quand la déferlante marée le surprit. Mourir sur le motif, comme Molière ! »
Patrick Grainville, Falaise des fous — Éditions du Seuil