Pour qui vais-je voter ?
Pourquoi chacun tient tant à faire savoir à la terre entière – je veux dire : au petit peuple des réseaux sociaux – qui est son champion électif ? Pourquoi nous donne-t-on à lire autant d’injonctions, tantôt affûtées, brillantes, épidermiques ou spécieuses, volontiers rageuses et souvent péremptoires, à voter pour ce candidat – et surtout pas pour celui-ci, moins encore pour celui-là ?
J’ai la nostalgie, probablement un peu conservatrice mais peu importe, d’une certaine pudeur démocratique. D’un temps d’avant le douteux fantasme d’une pure transparence où le vote à bulletin secret consacrait, in fine, l’ultime parcelle de quant-à-soi du citoyen, ainsi protégé des arguments d’autorité, des subordinations et autres influences de dernière minute – dire que l’on a fini par en faire un métier, que l’on peut dorénavant arguer sur sa carte de visite de l’enviable statut d’« influenceur »…
Je ne parle pas des militants estampillés : ceux-là portent leur appartenance au fronton de leur casquette : ils font le job. J’en ai été, naguère.
Mais les autres ?
Ceux dont la vie n’est que très sporadiquement traversée par un engagement partisan, et moins encore partidaire, en somme lorsqu’ils vont glisser leur bulletin dans l’urne ? Ceux qui d’ordinaire savent lire, voire font profession de lire entre les lignes ? Ceux qui chérissent le friable, l’indéterminé, le mouvant ? Qui, par amour non de la vérité mais de la justesse, n’aiment rien tant que sonder ce qui est irrémédiablement égaré en chacun, chancelant, peu assuré ? Ceux que l’on aime voir entonner les gens qui doutent ? Pourquoi eux – même eux – en viennent-ils à atrophier leur sensibilité, à glacer leur intelligence de l’autre, parfois à lancer des anathèmes ?
La parole de chacun est-elle à ce point singulière, pénétrante, exemplaire que nous n’ayons de cesse de vouloir en édifier l’autre ? Mes livres, mes romans, mes articles témoignent assez de qui je suis et de qui je ne suis pas. Ce qui émane de moi, de mes amitiés, de mes prédilections, de mes attitudes – fût-ce à mon insu –, suffit amplement à faire savoir pour qui ou contre qui je voterai. Car je voterai, bien sûr.
Dit autrement : je réserve à l’isoloir, qui fera ici office d’allégorie de ma conscience civique, la formulation de mon choix ultime. Non que je tinsse farouchement au secret de mon bulletin, non que celui-ci risquât de m’attirer les foudres ou que j’en eusse honte, mais que je tiens à cultiver encore l’illusion d’un vote qui échappe autant que faire se peut aux objurgations morales et autres intimidations de circonstance, d’un vote auquel ne saurait se résumer l’entièreté du citoyen en moi – de ma personne.