Sabine Huynh - La mer et l'enfant
On entre dans ce petit livre sans guère de prudence ; sa couverture, son titre, charrient un je ne sais quoi d'un peu attendu : aussi ne s'attend-on finalement à rien, ce qui est bien la meilleure façon d'entamer une lecture. Puis on découvre les premières pages, leur écriture délibérément banale, sans arêtes ni dissonances, rien qui n'accroche vraiment à l'oreille ; c'est encore le temps de l'attente, l'auteur ne fait pas dans la tonitruance. Mais une petite tension s'esquisse, une lointaine odeur de désamour, de culpabilité, de paranoïa, alors on commence à s'intriguer, on se met à jouer le jeu de ce journal intime, de cette vraie-fausse lettre d'une mère à sa fille dont elle est sans nouvelles depuis trente ans - cette enfant qu'elle demeure à sa mémoire, et dont elle dit qu'elle est "sa peau de chagrin". Quelques pages plus loin, ce mot : "Un jour, un enfant apparaît, et une femme commence à disparaître." A partir de là, et même s'il me manque un peu de pouvoir identifier une écriture, je commence à comprendre : l'auteur écarte tout effet pour ne conserver qu'un rythme : celui d'une voix, d'un esprit qui fonctionne en saccades, d'une âme qui cherche son oxygène.
Sabine Huynh, plus aguerrie comme poète (La mer et l'enfant est son premier roman), ne fait pas seulement le portrait d'une femme que la vie aurait rendue effroyablement amère — peut-être démente, comme elle semble finir par l'admettre —, mais renvoie aussi de la femme une image singulièrement différente de ce que l'époque nous donne à voir et à glorifier : ici, pas de maternalisme gnangnan, pas d'exaltation devant la pureté enfantine, pas de manifestation d'amour attendri devant les gazouillis baveux du petit d'homme, aucun hommage à l'instinct maternel ou parental, rien que des mots qui cherchent à dire la détresse et le sentiment de déréliction d'une femme pour qui aimer un enfant, fût-ce le sien propre, n'a rien de naturel. Le propos n'a rigoureusement rien d'engagé, et il ne s'agit pas, pour Huynh, de renverser le schéma des valeurs dominantes, mais on ne peut la lire toutefois sans songer à ce que, entre les lignes, ou subrepticement, elle met en question. Aimer, ne pas aimer : voilà qui ne devrait donner lieu à aucune incartade idéologique, et ce récit - je dis récit plutôt que roman, tant on peut y entendre des échos intimes - constitue aussi une manière, fût-elle involontaire, donc, de dénoncer la survalorisation de la mère dans la femme. Car ce que nous dit, plutôt ce que nous crie, ce personnage, c'est aussi que la naissance de la mère débouche trop souvent sur la mort de la femme. Cette sensation, ce sentiment, s'imposent avec tellement de souveraineté à ce personnage scindé, harassé, débouté de sa maîtrise, qu'il en résonne d'accents dont un certain conservatisme ne manquera de s'émouvoir. C'est qu'à la femme d'hier encore, luttant pour son droit à ne pas enfanter et à être reconnue comme personne avant de l'être comme génitrice, tend aujourd'hui à se substituer l'image d'une femme qui ne le deviendrait pleinement qu'en enfantant. Rien de tout cela ici, seulement le désarroi, autrement plus consistant, autrement plus juste et troublant, de celle qui, du jour où elle enfanta, se sentit dépossédée de son destin. La sensibilité de Sabine Huynh la conduit à ne rien écrire de définitif, elle ne prend pas le lecteur par la main, ne lui montre aucune direction, ne fait que donner un décor au chagrin et suggérer l'oppressante proximité du drame ; ce faisant, elle nous laisse dans une expectative aussi riche que douloureuse : et si aimer son enfant, c'était aussi lutter contre ce qui pourrait nous le faire désaimer ?
Sabine Huynh, La mer et l'enfant - Éditions Galaade