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Marc Villemain
16 avril 2010

Vincent Monadé sur Et que morts s'ensuivent

J'avais omis de faire part de ce texte que Vincent Monadé, ancien libraire, excellent connaisseur du monde du livre et à ce titre désormais directeur du MOTIF (Observatoire du Livre et de l'Écrit en Ile-de-France), m'adressa en mars 2009, lorsque parut Et que morts s'ensuivent. Qu'il ait été publié sur Facebook et non dans tel support spécialisé n'y change rien, et j'ai plaisir, aujourd'hui, à l'avoir retrouvé et relu.

_____________
 

 

 

À chaque critique que je fais d'un livre de Marc Villemain, je précise d'abord qu'il est mon ami. Et au fond, j'en ai assez. J'en ai assez de justifier l'admiration et le bonheur que me procure la lecture d'une œuvre qui, titre après titre, s'affirme.

 

Deux mots sur le passé : la première œuvre de Villemain, Monsieur Lévy, référence gardée envers BHL, portait déjà des fulgurances, la séance des fromages notamment, ou la découverte fiévreuse, en chambre, de la littérature, et des thématiques obsédantes, le père, quoi qu'il en ait, la filiation, le salut. Second livre et premier roman, Et je dirai au monde toute la haine qu'il m'inspire bluffait les lecteurs par la maturité soudaine, le talent explosif des passages balkaniques, la profondeur douloureuse d'une fin de vie déchue, stupide, inutile. Et toujours, rôdeuses avec lesquelles nous sommes en désaccord Villemain et moi, les thématiques de la filiation, du rachat, du salut. Œuvre mineure donc œuvre, espèce rarissime en voie de disparition. Et je dirai au monde signait l'entrée de l'écrivain.Le voilà, triomphant.

 

Et que morts s'ensuivent (Villemain a un léger problème de titre, je pense, et c'est bien là son seul défaut) est plus qu'une évolution. C'est la révolution d'un style qui prend toute sa mesure, son ampleur, gomme ses préciosités (à part peut-être nos petits éphélides...), s'impose par sa virtuosité tranquille, l'usage d'un vocabulaire dont la richesse n'est jamais cuistrerie mais pertinence. Un style, bon dieu, dans un temps où des légions d'écrivains croient écrire blanc en n'écrivant pas, où d'autres légions, pour avoir lu Cohen, et mal encore, massacrent de pauvres adjectifs sans défense qui, loin de se déployer, s'écrasent.

 

Chaque nouvelle a sa cohérence. Nous aurons tous nos préférées. J'aime, pour ce qui me concerne, au-delà de toutes, l'immense Pierre Trachard que je compare, en y ayant réfléchi de longs jours et en pesant chaque mot de l'énormité qui suit, au Bartleby de Melville. Même non-événement, même refus, même mécanique du néant. Je reconnais l'immense brio, bluffant, saturé d'évidence, d'Anna Bouvier, dont je préfère, et de très loin, le titre anglais (This was my flesh). On tient là une de ces nouvelles à la Carver des Vitamines ou au Salinger du Jour Rêvé, tranquille petit chef-d'œuvre dormant lové, mortel comme un serpent, essentiel et évident pareil. Et enfin, j'avoue sans fard l'émotion qui m'étreint lorsque je lis M. D., à mes yeux, et je m'en rends compte à mes yeux seuls, texte majeur du recueil. C'est là que je pense le plus à Carver. Enfin ne ratez pas, surtout pas, Exposition des corps, table morbide des matières décomposées.

 

Puisqu'il faut toujours, dans une bonne critique, livrer une phrase, je vous livre ma favorite : "Elle sait pertinemment que tout se destinera toujours au vent, aux landes au vent et à la nuit." C'est tiré de M.D.

 

Au cœur de l'ironie mortifère d'un recueil où chaque nouvelle frôle avec l'idée de la mort, à tout le moins de la mutilation, ritualisée ou sauvage, demeure cette angoisse terrible de la décomposition des corps. Elle n'étonnera guère ceux qui connaissent Villemain, et ce qui reste en lui de poumon, petit sac auquel il n'aura jamais, au fond, fait vraiment confiance. Et puis, est-ce mon obsession, est-ce la sienne ?, la filiation, toujours, encore. L'amour et l'hommage à la mère, bluffant chez un être qui toujours se pose en Sans famille. L'absence du père. Ou les pères absents, ou coupables, toujours.

 

Je le dis tranquille, j'ai lu un grand livre. Et ce m'est une grande fierté d'avoir un tel auteur parmi mes amis.

 

Vincent Monadé

 

19 octobre 2009

La tête en noir

Critique parue dans La tête en noir * N° 140 - Septembre/octobre 2009
Un des plus vieux fanzines du genre.

 

 

 

Avec son air de ne pas y toucher, Marc Villemain déroule tranquillement ses petites histoires d’apparence bien anodines pour mieux surprendre le lecteur dilettante par de tragiques évolutions ou de singuliers retournement de situations. Si chacune des onze nouvelles de ce recueil recèle un tragédie en gestation, l’auteur choisit parfois d’en adoucir la progression dramatique en incluant de tendres souvenirs d’enfance ou d’émouvantes considérations humanistes. A lire en priorité le texte intitulé « Matthieu Vilmin » qui décortique la douleur d’un jeune malade hospitalisé et le désespoir de son infirmière attitrée ou encore « Jean-Claude Le Guennec », l’incroyable jugement d’un éducateur spécialisé accusé de pédophilie par sa propre fille. Un recueil de textes délicieusement cruels mais définitivement amusants !

 

Jean-Paul Guéry

 

29 août 2009

Lecture de Michèle Pambrun

 

Michèle Pambrun a déposé un commentaire sur mon blog, suite à sa lecture de Et que morts s'ensuivent. Le propos me semble suffisamment neuf et original pour que, avec sa permission, je lui donne cet écho supplémentaire.

 

Il est rare, je peux bien le dire, que la lecture d'une critique m'apprenne quoi que ce soit sur mes livres, ou simplement m'invite à les (re)lire par un autre bout. Aussi, je remercie Michèle Pambrun d'esquisser ici une lecture quasi-structuraliste de mon recueil, dans le droit fil du "nouveau réalisme", étayé par Jean-Claude Lebrun. Lecture que, naturellement, j'aurais été moi-même bien incapable d'entreprendre. Et que je trouve, non seulement intelligente, mais fort séduisante.

 

 

 

Cela ne cesse de faire signe sans que d'abord l'on s'en avise : les nouvelles de Et que morts s'ensuivent se présentent précédées d'un chiffre romain.

 

La numération romaine est une survivance d'une pratique archaïque, antérieure à l'invention même de l'écriture (donc, à strictement parler, préhistorique).

 

Deux nouvelles constituent une remontée vers ce que l'on peut considérer un archaïsme :
VII. "Anna Bouvier" (le cannibalisme).
IX. "Jean-Charles Langlois" (le retour à l'état d'enfance).
Ces deux nouvelles, de quatorze pages chacune, encadrent la nouvelle VIII, "Jérôme Allard-Ogrovski" (deux pages), dans laquelle "Le parallèle entre l'ingestion (d'un) animal mythique et l'intrusion de la matérialité électronique du monde dans le sexe femelle apparaît comme la métaphore souveraine et absolue de l'infection que représente pour tout être humain le côtoiement contraint de ce qui n'est pas soi : le monde est l'autre mot pour désigner l'infection."

 

Un monde, de fait, où cohabitent la haute technologie et des situations parfaitement archaïques appartenant à des temps reculés de l'histoire. Pour dire - questions vives de nos sociétés post-industrielles - la régression dans des comportements primitifs, comme si le temps s'était inversé et renvoyait les individus dans la barbarie des origines.

 

C'est ce que le critique Jean-Claude Lebrun dans Visages du roman français contemporain qualifie de "nouveau réalisme". C'est-à-dire cette veine de romans (ou nouvelles) qui s'emparent du réel, en construisent des images surchargées, saturées, et qui en accentuent ainsi les traits profonds.

 

Ce n'est sans doute pas un hasard si l'auteur de Et que morts s'ensuivent qualifie de "personnalité complexe, mélancolique et houellebecquienne" le personnage de Pierre Trachard dans la nouvelle VI. Cette nouvelle étant d'ailleurs une sorte de pierre angulaire dans la construction du livre, si l'on considère qu'il y a cinq nouvelles avant et cinq nouvelles après. Le personnage de P. Trachard dont l'activité d'écriture dans son journal n'est pas sans évoquer le Perec "d'Espèces d'espaces", de "Penser/Classer" et de "L'infra-ordinaire".

 

L'on peut ajouter qu'à l'instar des tragédies antiques, les histoires de Et que morts s'ensuivent se terminent toujours par un sacrifice humain (figures portées par un désespoir mortel), cependant que l'auteur malicieux nous réserve de jolies surprises : c'est que le "déprimisme" broie du noir avec délectation."

 

Michèle Pambrun

 

1 juin 2009

Et que morts s'ensuivent : sur le blog Pages à Pages

 

Critique parue sur le blog Pages à Pages
Pages___pages




 

 

 

« Apprendre une nouvelle forme de respiration, inventer les gestes nouveaux, méthodiques, précis, imaginer d’urgence un calcul qui permette d’absorber la quantité d’air qu’il faut, juste ce qu’il faut, ni trop ni trop peu, ne pas s’étrangler, épargner les côtes quand l’air pénètre et se diffuse. » C’est ce à quoi s’exerce Matthieu Vilmin, dans sa chambre d’hôpital. Vivre est difficile dans Et que morts s’ensuivent. Et mourir n’est pas simple, seulement légèrement plus rapide.

 

À travers onze nouvelles, Marc Villemain prend la parole. De force. Il formule des hypothèses, nous prévient lorsqu’un détail qu’il vient de préciser n’est pas utile. Nous prend à partie. Exprime son opinion, juge, tourne en dérision, accompagne, raisonne ou dénonce. Il ne se cache pas. Il se place même dans la lumière, se plaisant à user d’un style ciselé, aussi pointu que riche, aussi achevé que retors. Puis, lorsque nous sommes ébahis, hébétés par l’élégance d’un geste que l’on imaginerait volontiers habillé de dentelles, il se retourne, soudain rude : les yeux féroces et le couteau entre les dents.
C’est qu’il a décidé de jouer avec notre température, et d’insuffler un chaud et froid, un comique et tragique dans son recueil.

 

Sans oublier le duel, ou la danse, du couple vie/mort. Les onze personnages-titres de ces nouvelles se retrouveront posés sur sa table « d’écrivain-légiste » en fin d’ouvrage, dans la partie titrée Exposition des corps.
La mort est présente partout : « digérée » dans Anna Bouvier, hasardeuse dans Lisa Cornwell, en forme de point final dans M.D.
Elle est aussi présente à l’intérieur des corps. En devenir, cela va de soi, toute existence étant par nature forcément « périssable ». Mais Marc Villemain va au-delà, montrant des morts « effectives » dans des corps de vivants, des sortes de « morts dans l’âmes »…
« Mort dans l’âme », à l’intérieur du corps, par exemple, d’une critique littéraire renommée, « aujourd’hui disparue, [qui] a mis un terme à toutes ses activités éditoriales et ne communique plus guère que par onomatopées et grognements. »
« Mort dans l’âme » et le crâne de Jérôme Allard-Ogrovski, depuis qu’il a empoigné brutalement « les ciseaux qui traînaient par terre. »
« Mort dans l’âme » de Jean-Claude Le Guennec, amputé au fond d’un grenier rempli d’enfants…

 

Traversant ces nouvelles comme une danseuse de cirque, le personnage de Géraldine Bouvier se fait protéiforme. Tour à tour femme de ménage, mère de famille, infirmière, petite amie d’un fan de heavy metal, ex-femme d’un aquarelliste amateur ou simple voisine, elle sautille d’une nouvelle à l’autre, faisant, semble-t-il, une sorte de pied de nez à la Camarde…

 

La nouvelle Pierre Trachard est très percutante : un style plus épuré pour un décompte inéluctable et minuté :
« Il a fini sa bière, s’est rassis sur le bord du canapé et, pour la deuxième fois, coudes sur les genoux, a mis son visage dans ses mains. Ainsi est-il demeuré près de trois minutes. Il ne s’est rien passé la minute suivante. À vingt heures cinquante-neuf, il s’est levé et a pris la direction de l’escalier sportivement enjambé, renversant au passage la petite horloge de salon qui se brisa aussi net. Mille et un petits mécanismes se sont conséquemment répandus à terre, et la grande aiguille dorée, retombant sur le sol après moult circonvolutions dans les airs, a lancé sur le soir un éclat presque inespéré. »

 

Dernière nouvelle de Et que morts s’ensuivent, et peut-être la plus attachante à mes yeux, M.D. semble une esquisse d’autoportrait, tracée sur la buée d’un miroir :

« Donc, M.D. sera à sa table de travail. Elle relira mot à mot ces histoires qui lui tombèrent sous les doigts, s’étonnant elle-même de leur rythme, de leur sonorité, de leurs caprices, quand ce n’est pas des personnages eux-mêmes. C’est qu’ils sont si réels ces personnages, si proches. Elle se demandera si le lecteur aura conscience de la réalité fantomatique de ces personnages dans son cerveau. »…

 

Christine Jeanney

 

20 février 2009

Et que morts s'ensuivent : Stéphane Beau dans Le Grognard

 

 

 

Ce n'était apparemment pas gagné, mais ça a bien fini... : sur le blog de la revue Le Grognard, Stéphane Beau se livre à une critique de mon recueil, « qui enchantera les nostalgiques de Barbey d'Aurevilly, Villiers de l'Isle Adam et autres ciseleurs de phrases. » 

C'est à lire en cliquant sur Grognard  (fichier pdf).

30 janvier 2009

L'objet

Et que morts s'ensuivent
 

J'ai donc l'objet entre mes mains - le livre. Ce n'est pas tout à fait la première fois, je devrais y être habitué. Je le suis, d'ailleurs, dans une certaine mesure. Ne serait-ce que parce que cet objet, manufacturé en quelques heures de temps, est présent à mon esprit depuis quatre ans. Je suis donc allé le chercher au service de presse, l'ai récupéré là où d'autres livres attendent d'autres auteurs, entassés sur des palettes, sur des bouts de tables ou à même le sol. A ce stade ce sont encore des objets un peu clandestins, non investis, dont on pourrait croire qu'ils ont été abandonnés là, sans usage ni utilité, connus de leurs seuls auteurs ou presque, attendant au fond d'une remise d'être adressés à des dizaines et des dizaines de lecteurs, journalistes et critiques pour la plupart. Je me faisais naturellement une joie de ce moment - comme à chaque fois ; et comme à chaque fois, c'est plus compliqué. J'affecte malgré moi une sorte d'indifférence, je fais mine de ne pas y accorder plus d'importance que cela, sans doute pour retarder la confrontation, ou prolonger une certaine part d'illusion ; je m'intéresse aux autres, aux livres des autres, je jette un œil à ceux qui attendent dans la remise, à côté du mien.

 

Je l'ai entre mes mains, et déjà la perplexité. L'objet est joli, lisse, d'une blancheur assez éclatante, sans tâche ni écornement d'aucune sorte. Et il y en a comme ça par dizaines, saucissonnés dans un plastique épais, transparent. Je le trouve un peu maigrelet. Je pensais que toutes ces notes dispersées, et toutes ces pages sur mon ordinateur, et toutes ces heures qui y furent consacrées, aboutiraient à un plus gros volume. Le voyant, le soupesant, instantanément, j'ai peur que la légèreté de l'objet n'en induise une autre, plus problématique. Sinon rien à dire, c'est un livre, un livre du Seuil, collection Cadre rouge, assez élégante, comme on la connaît. Tout cela n'est pas très intéressant : il est normal, après tout, de se défier un peu d'un tel objet, d'y chercher d'emblée ce qui en lui me ressemble, ce qui y serait à moi, en propre ; comme il est normal d'y voir aussi, d'instinct, ce qui m'en éloigne - mon nom, en gros sur la manchette, que je lis comme le nom d'un autre, en tout cas avec un irrépressible sentiment d'imposture ou d'excessive exhibition. Surtout, et je l'écris parce que je peux à chaque fois le vérifier, et que ma préparation mentale n'y change donc rien, succède à ce moment une phase, plus longue, de plusieurs heures, où domine le sentiment, que je ne m'explique pas, ou mal, d'une certaine dépression, quelque chose qui aurait à voir avec une forme d'écœurement, ou avec quelque chose en moi que l'on aurait éteint - mais à ma demande.

 

J'ai donc passé tout ce temps à ça, pour ça. Je suis content, mais d'un contentement un peu ébahi, plus dubitatif que véritablement inquiet ; en même temps, maintenant que l'objet existe, et seulement maintenant, quelque chose en moi, instantanément, s'en détourne, commence à se désintéresser de son destin. Je sais que tout commence maintenant,  c'est-à-dire qu'à partir de maintenant quelque chose qui m'est propre, en tout cas qui me fut propre au moment où je l'écrivais, va s'en aller à la rencontre des lecteurs, mais que tout ce qui va commencer m'échappe intégralement. Autrement dit, je me sens autorisé à enterrer cette histoire, à passer à autre chose. Je m'en fais toujours la remarque lorsque j'achève un manuscrit ou quelque autre texte, mais cela n'est jamais totalement vrai tant que le texte n'est pas publié, ou, ici, manufacturé. Je sais aussi que ce moment n'est pas fait pour durer. Que c'est le temps où il faut peut-être laisser le livre traverser son petit purgatoire, où il faut le laisser entrer dans sa lévitation, hésitant entre le réel et l'irréel, naviguant encore entre l'objet et son fantasme, le temps où je ne peux faire autre chose que le laisse planer au-dessus autour de moi alors qu'il fait désormais partie de la réalité matérielle. Ce sont là sans doute des sensations de luxe ; mais on ne choisit pas d'éprouver ce que l'on éprouve - ce pourquoi l'on ne saurait en concevoir ni honte, ni scrupules. D'autant que ce que j'éprouve n'est sans doute pas totalement étranger au livre lui-même, à ce qu'il renferme.

 

30 juin 2009

Et que morts s'ensuivent : Jean-Pierre Longre dans sitartmag.com

sitartmag

L'inquiétante silhouette de Géraldine Bouvier
 


 

 

 

C’est à la fois morbide et drôle, satirique et tendre, terrifiant et attachant. Onze nouvelles, onze héros (ou anti-héros) condamnés à toutes sortes de morts, selon des progressions différentes mais implacables, jusqu’à l’« Exposition des corps », sorte d’appendice pseudo réaliste résumant la biographie de chacun. Parmi eux, soit dit en passant, un certain Matthieu Vilmin, dont la minutieuse description de la souffrance ne peut résulter que de l’expérience personnelle d’un certain Marc Villemain ; une certaine M.D., aussi, écrivain de son état, dont les histoires « se finissent toujours mal ». Le double de l’auteur n’est jamais loin…

 

La diversité des noms, des situations, des conditions sociales est contrebalancée non seulement par l’unité des destinées ultimes, mais encore par la présence constante, notoire ou discrète, d’une dame Géraldine Bouvier, témoin impavide ou actrice décisive, dont la silhouette se glisse dans les récits comme celle d’Hitchcock dans ses films. Fil conducteur comme l’est la mort, bourreau involontaire ou juge sans indulgence, Géraldine Bouvier ne laisse pas d’intriguer voire d’apeurer, par sa présence à la fois unique et multiple.

 

Et que morts s’ensuivent se lit délicieusement au second degré, et c’est bien ainsi. Chaque détail biographique, chaque remarque ironique ou sarcastique, chaque procédé narratif est pesé au gramme près pour le plaisir masochiste, la délectation mortifère du lecteur. Le Grand Prix de la nouvelle, attribué récemment par la Société des Gens De Lettres à l’auteur pour son recueil, est mérité.

 

Jean-Pierre Longre

 

14 mai 2009

Et que morts s'ensuivent : Le Soir (Belgique)

 

Le_Soir

 

 

Tout frais Grand Prix SGDL, l’auteur aligne onze épatantes nouvelles, contemporaines, noires de noires, drôlement tragiques, tragiquement drôles. Copines chez l’esthéticienne, critique littéraire à psoriasis, infirmière déprimée, héritière richissime, inventeur maniaque et autres voient la mort de près, amenée parfois par la curieuse Géraldine Bouvier qui apparaît sous divers aspects. (L. C.)
 

19 mars 2009

Et que morts s'ensuivent : Sélection de Sud-Ouest

 

Sélection du Cahier des Livres du journal Sud Ouest, dimanche 15 mars 2009.

Machine à occire
 

Nouvelles. À l’homme de Paul Valéry, « prévu pour plus d’éventualités qu’il n’en peut connaître », correspond ici la figure floue de Géraldine Bouvier dont la récurrence épouse tous les rôles secondaires. Des notices nécrologiques pleines d’un humour glacé neutralisent en fin d’ouvrage la fonction romanesque esquissée à travers cette kyrielle de destins éphémères. L’auteur manie la machine à occire avec une cruauté réjouissante. (L.G.)

 

4 mars 2009

Et que mort s'ensuivent : Thierry Germain, dans Esprit Critique

 

 

C'est avec une certaine émotion que j'ai pris connaissance de l'article que Thierry Germain consacre à mon recueil de nouvelles. Je sais qu'il me lit depuis toujours, ou presque, qu'il a lu Monsieur Lévy aussi bien que Et je dirai au monde toute la haine qu'il m'inspire, et ceci explique très probablement l'acuité, la justesse et la profondeur de son propos. Je ne saurais décemment en dire plus, et seulement vous inviter à le lire, en cliquant ici, sur Thierry_Germain (fichier format pdf).

7 novembre 2006

Classieux metal

Heavy_Metal___Dessin

... suite du billet "Enfant du metal" (27/10/06)

 

Mon appréhension du hard rock et du heavy metal (dont les puristes recommandent chaudement le distinguo) est absolument et uniquement intuitive, pour ne pas dire empirique. Je m'y suis naturellement intéressé d'un peu près, mais ni plus ni moins que n'importe quel autre amateur. Qui plus est, je ne m'y suis intéressé qu'à l'aune de ce que j'ai pu vouloir y trouver lorsque j'en écoutais de manière, disons, assidue... Un peu comme dans le jazz, le milieu du hard et du metal est d'une telle diversité qu'on peine parfois à justifier les rapprochements usuels, du moins sur un strict plan musical. Tout comme la parenté peut paraître fort lointaine entre un Sidney Bechet et un Michel Portal, ou entre Keith Jarrett et Uzeb, que peut bien réunir Rush et Venom ? quoi de commun entre AC/DC et Rhapsody, ZZ TOP et Rammstein ? entre le hard rock bluesy de grand-papa Gary Moore et le folk metal de Finntroll ? Entre le brutal death metal et le progressive metal symphonique ? etc... Il y a pourtant un fil (dont je ne remonterai pas ici l'histoire, et qui au passage implique d'ailleurs autant le rock, hard ou pas, que le jazz) : c'est le blues. Le blues en effet a donné à tous ces genres, finalement et fondamentalement si différents, un même socle rythmique et harmonique ; une semblable manière de "faire tourner les grilles" ; d'enjamber les "ponts" ; d'insister sur les dissonances ; de laisser sa part à une forme maîtrisée d'imprévu. Il ne s'agit pas de mettre tout ce joli (ou moins joli...) petit monde dans le même panier, mais simplement d'insister sur l'importance de racines musicales communes nées au tournant du 19ème et du 20ème siècles - quand la musique dite classique connaissait elle-même, tiens donc, quelques révolutions...

 

Si l'on s'en tient aux évolutions du heavy metal originel - sans doute incarné par Deep Purple, prolongé par Black Sabbath, Judas Priest et Iron Maiden - quiconque pourra constater une aspiration à une certaine majesté, voire à une certaine solennité. Derrière la force brute et le masque d'une certaine agressivité, il faut entendre le souci des musiciens d'installer des scènes et des climats qui emmèneront l'auditeur vers de nouveaux mondes, ou qui au contraire viseront à les ramener vers d'anciens - le point commun entre ces mondes étant d'être, au mieux mystérieux, au pire inaccessibles. Heaven and Hell, un des titres-phare de Black Sabbath, outre le léger effet de transe qu'attise en concert le charisme d'Ozzy Osbourne, véritable gourou s'il en est, illustre, même lointainement, cette aspiration à une forme de solennité guerrière et mythique présente chez certains compositeurs classiques de la fin du 19ème. Mais ce n'est qu'un début, tant Black Sabbath demeure marqué par une empreinte de headbangger (en gros, ceux qui balancent leur tête de haut en bas en guise de danse : j'en fus... !).

 

S'il est d'usage de se détester cordialement entre musiciens de jazz et de musique classique (les uns et les autres s'enviant mutuellement), un certain registre du heavy metal ne dédaigne pas, et de plus en plus, se tourner vers le classique - et cela sans aucune espèce d'aspiration démesurée, ou exceptionnellement, mais le plus souvent pour marquer leur admiration sincère. On ne compte plus les emprunts qu'il ingurgite et digère - plus ou moins bien.... Ozzy Osbourne (ou plutôt son guitariste, le regretté Randy Rhoads), empruntait souvent à la musique baroque. Parfois de manière un peu grossière - quoique efficace : on pense bien sûr à l'intro à l'orgue sur Mr. Crowley. Mais c'était parfois plus subtil ; ainsi est-il intéressant de mettre en parallèle son introduction, à la guitare sèche, de Diary of a Madman, et l'Etude #6 du guitariste classique Leo Brouwer. De la même manière, Ritchie Blackmore, un des guitaristes qui a le plus fait en ce domaine, a toujours beaucoup écouté de motets du Moyen-Age. Cela s'entendait déjà à la belle époque de Deep Purple et de Rainbow, mais son groupe actuel, Blackmore's Night, reflète davantage encore cette passion, avec plus ou moins de bonheur il est vrai - et s'éloigne au passage assez notablement du metal, pour devenir une sorte de Try Yann de l'Outre-Manche. Il faudrait aussi évoquer Uli Jon Roth, guitariste à la très enviable liberté, mais un peu dédaigné depuis qu'il a quitté Scorpions pour se consacrer à des projets personnels, disons, plus lunaires... (et/ou solaires : cf. Electric Sun). Et puisqu'on a évoqué Deep Purple, rappelons aussi que le groupe de Ian Gillan enregistra en 1969 son Concerto for group and orchestra au Royal Albert Hall de Londres.

 

Même un groupe tel que Metallica, réputé pour être le précurseur du trash metal, me semble pouvoir illustrer ce que je discerne de fondations classiques (même inconscientes) dans un genre qui en semble pourtant bien éloigné - mais je pousse peut-être le bouchon un peu loin. Cela me semble pourtant assez évident à l'écoute de leur album Ride the lightning (le seul, en vérité, à me plaire réellement). Son ambiance, lourde, martiale et mélancolique tout à la fois, ses longs passages instrumentaux, jusqu'aux thèmes abordés (en gros le comportement des humains, la solitude du prisonnier, la cruauté de la guerre - cf. For whom the bells told, un de leurs tout meilleurs morceaux que leur inspira le roman d'Ernest Hemingway -, ou encore le récit des Dix plaies d'Egypte), tout cela forme un tout qui, sans aspirer en quoi que ce soit à cette forme de noblesse qui connote toute référence classique, n'en constitue pas moins un bel ensemble instrumental. D'autres, plus savants que moi, ont bien dû le discerner également, au point de monter un quatuor à cordes en hommage au groupe, quatuor à tout le moins déroutant (et pour ce qui me concerne, assez peu ragoûtant) : Apocalyptica. Les musiciens, dont l'un d'entre eux opère tout de même au sein de l'Orchestre symphonique de Finlande, se disent expressément influencés par Chostakovitch, Prokofiev, Grieg, et... Metallica.

 

Cette dimension mythique, parfois mystique et en tout cas empreinte de religiosité, des univers du heavy metal (dont je parlais déjà dans mon billet du 27 octobre) se retrouve avec la réussite que l'on sait chez Iron Maiden, notamment dans les albums Peace of Mind (à mon sens le plus abouti) et Powerslave. Les influences culturelles du groupe, essentiellement littéraires et cinéphiles, se retrouvent ici explicitées. Ainsi To Tame a Land est-il inspiré du roman de Frank Herbert, Dune ; The Trooper illustre La charge de la brigade légère de Lord Tennyson ; Where Eagles Dare (Quand les aigles attaquent, intensément visuel) évoque le roman d'Alistair MacLean ; Quest for Fire est un hommage immédiat à La guerre du feu ; Flight of Icarus retrace la légende d'Icare ; Revelations, merveilleux de puissance et de profondeur, débute par une citation de Chesterton ; Sun and Steel se place sous la tutelle légendaire du samouraï Miyamoto Musashi, enfin The Rime of the Ancien Mariner, morceau de bravoure, tourne autour d'un poème de Coleridge (qui inspira d'ailleurs déjà un autre groupe, Rush, en 1977, avec le morceau Xanadu).

 

Indiscutablement, la veine lyrico-mystique a la cote, reflet sans doute d'un certain malaise dans la civilisation, angoisse d'un futur technoïde et guerrier, inquiétudes pour l'éco-système, manipulations du vivant, dilution des individualités dans la grande mondialisation, etc. Cette grande inquiétude individuelle et métaphysique charrie son lot mystique, plus ou moins étayé, plus ou moins superficiel, et qui trouve dans la forme musicale classique un support de poids. Cela débouche souvent sur le souci, un peu nouveau dans le heavy metal, de l'orchestration. Certains s'en sortent plutôt bien, voire très bien, d'autres n'évitent pas toujours le piège du pompeux, voire du pompier. Mais il est certain que nous sommes au haut de la vague : Rhapsody, Nigthwish, Therion, Angra, Symphony X, Stratovarius, ou encore Fairyland en France : autant de groupes qui usent et abusent des chevauchées wagnériennes, des nappes de cordes,  des choeurs verdiens, bref d'un lyrisme désormais mieux qu'assumé : revendiqué.  Sans doute cela obéit-il chez certains à un goût profond pour le genre ; le chanteur de Manowar, rappelons-le, fit ses débuts à l'opéra, de même que la chanteuse de Nightwish. Reste qu'il y a là un bon créneau commercial - ainsi Angra qui, rappelons-le, avait déjà repris un Prélude en Do mineur de Chopin dans son album Rebirth, s'apprête-t-il à sortir Aurora Consurgens, directement inspiré des écrits de Saint-Thomas d'Aquin. Les groupes les plus innovants, les plus originaux, et les plus fondamentalement sérieux, sont à rechercher dans des genres hybrides. Je pense notamment à Opeth, dont j'avoue ne pouvoir écouter qu'un morceau sur deux (les plus calmes, pour faire vite...) : il se passe indéniablement quelque chose dans leur musique, quelque chose qui paraît tellement intérieur qu'aucune ornière ne semble pouvoir y résister : on alterne donc entre des passages d'un black metal de facture assez classique et de longues plages, quasi-floydiennes, parfois folk, au long desquelles les instrumentistes déploient des influences qui courent manifestement du jazz à la musique hindoue, tout cela sans jamais sombrer dans le kitsch - premier piège de tout syncrétisme. Il faudrait citer également le trop méconnu Pain of Salvation : comme Opeth, dont il se distingue toutefois par une esthétique technologique assez prononcée, le groupe s'appuie sur une grande palette de couleurs  musicales, servi en cela par une technicité à toute épreuve ; qui plus est, leurs textes attestent d'un souci littéraire et formel assez peu commun dans cet univers.

 

Mais c'est évidemment la virtuosité qui d'emblée séduit les musiciens - et le public. Aussi débarque sur la scène, au début des années quatre-vingt, une génération de guitar heroes revendiquant haut et fort leur attachement à la musique ancienne. L'on pense d'abord à Yngwie Malmsteen, admirateur patenté de Vivaldi, d'Albinoni, de Bach, de Paganini, de Scarlatti ou de Beethoven. Si Eddie Van Halen avait certes ouvert la voie avec son solo Eruption, il se trouve ici complètement débordé par plus fougueux, plus fort, plus technique que lui - et aussi plus sincèrement épris de musique classique. La quinte (ou power chord) qui rapprochait déjà le jeu de guitare propre au heavy metal des accords utilisés dans le chant sacré chrétien traditionnel, se trouve ici amplement ornementée, et au torrent usuel de décibels se substitue une cascade de notes, au point d'avoir parfois l'impression d'assister à un concours de vitesse un peu froid et mécanique - mais ne fut-il pas reproché à Mozart de mettre parfois trop de notes dans ses compositions...? L'inspiration de Malmsteen ayant peu à peu fini par s'assécher, il faut compter aujourd'hui sur les petits prodiges que sont John Petrucci, Joe Satriani, Marty Friedman ou Jason Becker, pour n'en citer que quelques-uns, qui semblent avoir une vue plus large encore de leur instrument. Ainsi le jazz commence-t-il à faire ses premiers pas dans le heavy metal, et il n'est plus rare de trouver des guitaristes se revendiquer de John Mac Laughlin, de Bireli Lagrene, de John Scofield ou d'Al di Meola (lequel Al di Meola ne déteste d'ailleurs pas sonner un peu heavy ; à titre d'exemple, l'album live Tour de Force, en 1991). John Petrucci, guitariste de Dream Theater, revendique clairement parmi ses influences celle d'Alan Holdsworth, nettement plus connu dans les cercles du jazz et de la fusion. Et puisqu'on est dans Dream Theater, groupe qui réussit au passage à fusionner en une même musique maintes références éclectiques, je serais fautif de ne pas citer Derek Sherinian, l'ancien claviériste du groupe, qui semble vouloir passer à l'acte (malgré le scepticisme du milieu...) en s'engageant sur une voie que d'aucuns n'hésitent plus à qualifier de jazz metal... Mais jusqu'où iront-ils ? Les Conservatoires de Musique du 22ème siècle enseigneront-ils les exercices virtuoses des enfant de Jimi Hendrix ?

 

17 octobre 2006

Conversation avec un vieux colon

 

 

Naturellement qu'il peut s'asseoir à la table d'à côté. Je l'y invite d'ailleurs dans un sourire. Il est un peu essouflé : il a couru toute la matinée parce que les distributeurs d'argent ne fonctionnaient pas. Son agence bancaire a dû téléphoner au central pour certifier que son compte était bien garni - pour cause : il vient de vendre son bateau. Il demande une bière, la plus petite possible, à cause de sa santé ; mais ce midi, après toute cette matinée à courir, il n'y a guère qu'une bière pour le rasséréner. Je dis au serveur qu'avant, la plus petite bière possible, ça s'appelait un galopin (en fait une bière servie dans un verre ballon). Ça se fait plus, il m'a dit.

 

À quatre-vingt-sept ans, ça lui fait bien plaisir de trouver quelqu'un d'aussi jeune aux côtés de qui s'asseoir et avec qui converser. À moi aussi d'ailleurs, ça me fait bien plaisir : j'ai de plus en plus tendance à attendre davantage des anciens que des modernes. Et puis, une fois échangés les mots et les regards d'usage, il me dit tout de même que les bougnoules sont de plus en plus nombreux dans le quartier (« et pourtant je viens de Toulon, vous avez dû deviner hein, vous l'entendez». « Le Tchad, c'était le paradis des animaux, pas de problèmes entre nous et les bougnoules, chacun a sa place, personne pour se plaindre. Je suis bien content, moi, d'être un vieux salaud de colonialiste, comme ils disent : j'y étais, on a apporté l'école, la médecine, la police, la civilisation, la paix. Regardez maintenant : la guerre, la guerre partout entre bougnoules. Je m'entendais bien avec eux, j'avais mon boy pour la chasse, mon boy moteur comme on disait, le mécano, un boy pour tout, et on s'entendait bien, aucun reproche à faire, rien, ils étaient heureux et nous aussi. »

 

La bière est passée, il se palpe un peu le ventre. L'odeur de mon tabac lui fait plaisir (ça devient rare). « Ah ! le Tchad... Ça vous aurait bien plu là-bas, un paradis pour les animaux. Regardez, maintenant... Moi, mon fusil, il tirait quoi, trente balles par an ; allez, disons cinquante, pour les fois où je m'amusais un peu. Aujourd'hui c'est quoi, dix balles par jour. Enfin y en a qui sont moins bêtes que d'autres. Je me souviens d'un que j'ai formé, j'en ai fait un infirmier, au moins c'est utile ; figurez-vous qu'il est docteur maintenant ! (sourire). Je suis fier, moi, d'être un vieux salaud de colonialiste : la paix, on leur a apportée. J'ai jamais été très bougnoule savez, c'est pas du racisme c'est comme ça ; on s'entendait, aucun problème. Aujourd'hui regardez, c'est fini, le paradis des animaux... la paix... Évidemment ils n'avaient pas le droit d'avoir des armes à feu ; moi je pouvais tirer l'éléphant à un kilomètre, et de plus loin encore. Mais une femelle, ça comptait pour deux, attention c'était très réglementé, même si on pouvait toujours s'arranger, vous me comprenez. Eh oui, c'était ça, le temps des colonies, comme dans la chanson... qu'est belle d'ailleurs. »

 

« Y'a beaucoup de jaunes aussi, de plus en plus... hein ? Trouvez pas ? Ça, moi, ça ne me dérange pas. Au contraire. Eux ils ont une civilisation, et elle vaut bien la nôtre, et on n'a rien à leur apprendre. Sont comme des frères. Voyez c'est ça aussi qu'on  essayait de leur apporter aux bougnoules : la civilisation. Mais c'est comme ça, y a rien à faire. Dites donc, vous me voyez là, tel que je suis, hein, je vous souhaite de vous porter comme ça à mon âge. Moi je lui dis que je n'y arriverai pas, à son âge, ça le fait rire. Bah non ! vous vous rendez pas compte des progrès réalisés ? En un demi-siècle on a gagné quoi, dix ans ? Quinze ? Vous savez la grande invention du siècle ? La pilule. Les femmes peuvent enfin baiser quand elles veulent. Ça change tout ça, c'est ça l'invention du siècle. » Je lui dis que je suis bien d'accord, ça change tout, surtout pour elles.

 

Il en est émouvant, ce petit vieux raciste, avec son  foulard sombre noué autour du cou (« pour ma gorge, comprenez ») et son corps un peu rachitique qui flotte sous des vêtements trop amples. « Quinze kilos j'ai perdu... un de plus et zou... au trou. C'est la maladie. S'il vous plaît, donnez-moi une soupe à l'oignon, et puis le fromage après. Y'a que ça qui passe : bizarre, hein ? Soupe à l'oignon, y'a que ça qui passe. Je vous embête hein... Bah c'est que vous m'êtes sympathique, là, tout seul à votre table, avec vos bouquins et vos crayons. Qu'est-ce que vous lisez, là ? Connais pas. C'est bien ? Oui ? Ah. »

 

Qu'est-ce que vous voulez dire, vous, à un vieux monsieur qui sait que c'est fini, que tout est fini, la jeunesse, les bêtises, l'insouciance, l'Afrique, les animaux, les boys, l'argent, le sexe, les saloperies. De quoi peut-on bien encore le convaincre, à quatre-vingt-sept ans ? Que personne, comme je le lui ai dit, ne peut empêcher un peuple d'aspirer à sa liberté et que le malheur de l'Afrique ne tient pas précisément qu'aux Africains ? - mais il n'entend plus. Quelle cruauté en moi devrais-je réveiller pour envoyer paître le vieil homme au regard encore vitreux des vies passées, et qui sent bien, déjà, l'odeur qui s'est emparée de lui ? Il m'a choisi au hasard - ou presque : pour ma solitude. Parce qu'un vieux c'est toujours seul. Même entouré, même accompagné, c'est seul, et plus seul encore face à ce qui arrive. Et ce qui arrive, là, pour lui, moi ça me désarme. Alors je lui dis que je dois le laisser là, avec sa soupe à l'oignon et puis le fromage après. Il me tend la main, content quand même. « Allez mon p'tit, j'espère qu'on pourra reprendre cette conversation, c'était vraiment très agréable. » Et de loin il m'adresse son salut. Le dernier, probablement.

 

7 octobre 2006

Les femmes de Richard Millet

 

 

 

Dans une librairie, deux femmes conversent. Elles semblent avoir autour de la quarantaine, mais une quarantaine qui tire vers le haut, qui aspire à mieux - qui aspire, déjà, et maintenant que l'héritage du petit est assuré, aux joies de la grand-maternité. Tandis que l'une, de sa main droite, remet en place un chignon très seizième (arrondissement), l'autre, de la gauche, désigne le dernier livre de Richard Millet. Elle le fait un peu à la manière d'un Nicolas Sarkozy évoquant ces jours-ci les “malheureux” cantonnés dans un gymnase à Cachan, c'est-à-dire en un égal mélange de commisération chrétienne et de mépris dégoûté. Mais voyez plutôt.

 

- Ma chère, vous ai-je parlé de cette horreur ?!

- Pensez-vous... Figurez-vous que je l'ai lu, du moins ai-je essayé.

- Ah, nous sommes donc bien d'accord ! Quel tissu de...

- Ah oui, comme vous dites...

- D'insanités. Quel mépris pour les femmes ! Non mais pour qui il se prend ? Et puis c'est qui, d'abord, ce Millet ? Jamais entendu parler. Passez-moi l'expression, mais y'en a vraiment qui pètent plus haut que leur cul...

- Christelle ! On pourrait vous entendre...

- Écoutez, Mylène, c'est vrai, quoi, qu'est-ce qu'il connaît au plaisir des femmes celui-là ? Je trouve ça dégoûtant, tout ce qu'il raconte, et cette manière de séduire cette pauvre enfant, vraiment c'est pas joli joli...

- Vous savez ce que je crois... Je crois que c'est un pervers, ce Millet. Un satyre.

- Vous ne croyez pas si bien dire... Je dirai même que c'est une espèce de vieux pédophile refoulé. Et comme par hasard, bien sûr, on ne connaît pas l'âge de la petite... Une adolescente, tout juste une adolescente, voilà ce qu'il avait en tête, en fait. Tous pareils.

- De toute façon, vous voulez que je vous dise ? Moi, je n'y ai rien compris à ce livre. Non mais c'est vrai, il pourrait faire des phrases plus courtes, ma chérie, vous n'êtes pas d'accord ?

- Oh, mais vous ne comprenez pas ? C'est très chic de faire des phrases longues, très chic. Non seulement il manipule notre sexe mais, en plus, il nous embrouille avec ses phrases qui n'ont ni queue, ni tête.

- Quand je pense, mais quand je pense, Christelle, qu'on a parlé de lui pour le Goncourt... Non mais où va-t-on, je vous le demande !

- Oui, c'est bien triste... Au moins, Christine Angot, elle, c'est du vécu.

 

Ici, la belle Mylène saisit la belle Christelle par le bras et s'approche de son oreille en jetant de troubles regards autour d'elle.

 

- Vous voulez que je vous dise ? J'en fais sa pub, à l'Angot. J'ai même écrit à quelques amis bien placés... pour le Goncourt, voyez...

- Quelle bonne initiative vous avez eu là ! Et puis zut à la fin, elle le mérite, depuis le temps qu'on entend parler d'elle.

- Quand même, qu'est-ce que ça vieillit mal, un homme...

 

Le reste se perd en considérations sur les hommes et les femmes. Je n'ai pas ici le coeur à les rapporter. 

 

Le livre de Richard Millet, Dévorations, est paru aux éditions Gallimard. Il est parmi les romans contemporains les plus beaux que j'aie lus depuis longtemps. À lui, le Goncourt irait très bien.

 

24 mai 2015

Petit traité de misanthropie : un article de Patrick Emourgeon

C'est toujours une joie que de se savoir lu bien après les quelques semaines ou mois d'exposition qui suivent la parution d'un roman. Merci, donc, à Patrick Emourgeon d'avoir pris la peine de partager son enthousiasme pour ce roman paru en mai 2011 chez Quidam.
 

 

Petit traité de misanthropie

 

Il y a des mots qui me reviennent à la lecture de Marc Villemain. Des tas de mots et des idées sur l’homme : velléité, acrimonie, misanthrope, cloporte, extinction, laideur, vain,  silence, haine… des mots crus que j’aime retrouver dans la littérature du vrai.

 

Marc Villemain, cet auteur rare, explore l’arrière cour des choses humaines. Déjà dans Et je dirai au monde toute la haine qu’il m’inspire, ce roman prémonitoire, publié en 2007, m’avait bousculé, il y ausculte la montée d’un totalitarisme rampant et la lente démission du politique, testament émouvant d’un élu en exil qui revient sur son passé. Une lecture acérée de la démocratie d’aujourd’hui, de l’extinction des idéaux. Un texte puissant et profond. Totalement d’actualité.

 

Villemain aime la fin, toutes les fins. Ces rudes moments de sincérité où l’on peut enfin peser la véritable densité des sentiments, creuser jusqu’à la roche la vérité, en extraire les racines et voir l’autre dans sa terrible nudité, à sa taille réelle.  

 

Il aime nous déstabiliser. Un exercice sain dans un monde lisse de certitudes sucrées. Dans un monde aux couleurs fades, il trace à grand trait noir et rouge, les angles d’un siècle déprimé, ce siècle que ce vieux professeur d’université en fin de vie sait qu’il va bientôt devoir quitter, coincé dans un de ces mouroirs modernes.

 

Le pourceau, le diable et la putain est un livre sur la fin, il consigne le testament de la vie d’un homme, un témoignage sans concession, d’un pur misanthrope à l’ancienne. Dans un style volontairement obséquieux, drôle et tragique, Léandre, de sa faconde professorale,  nous raconte sa haine tendre du genre humain.

 

Les mémoires de ce vieux con assumé bouscule une époque habituée à la tartufferie, aux édulcorants moralistes et télévisuels. Tout y passe : les enfants, les femmes, les étudiants (j’adore !), les curés, le sexe (la découverte de l’orgasme à Madrid, drolissime…)  c’est la grand cavalcade, le déballage, une immense et pittoresque brocante où les bons sentiments sont bradés, écrabouillés parfois… Un exercice vivifiant et corrosif qui fait du bien.

 

Attention, ce vieil homme est un puriste dans son genre, un misanthrope doté d’une certaine classe, il réserve sa férocité aux imbéciles, au mensonge et à la malveillance.

 

On est loin des petits méchants d’opérette, ces pervers cruels et lâches qui se déguisent en victime dès qu’ils se sentent démasqués,  chez cet homme fier et intelligent, derrière sa cruauté, on entend plutôt sourdre son amour déçu de l’humanité, citant Balzac qui en connaît un poil , « tout homme qui, à quarante ans n’est pas misanthrope n’a jamais aimé les hommes. »

 

Bref, Marc Villemain aime à travers ses personnages questionner avec acidité la place du bien et du mal.  Discrètement il nous interroge sur le véritable visage du diable, du pourceau et de la putain dans nos sociétés « modernes ». Il sait qu’ils ne sont jamais vraiment là où on les attend…

Un truculent bouquin et un auteur à découvrir !

 

Patrick Émourgeon

24 août 2011

Une critique de Shangols

 

 

Le Pourceau, le Diable et la Putain n’a peut-être pas la qualité de ses modèles (le spectre des misanthropes éloquents, qui va de Bogousslavski à Calaferte, et de Martinet à Léautaud, disons) ; mais il a suffisamment de talent pour en être l’outsider glorieux, c’est déjà pas si mal. Marc Villemain s’aventure donc sur les chemins de la colère pamphlétaire anti-genre humain, en signant l’amusant portrait d’un vieil homme en train de mourir. Pas mécontent de mourir d’ailleurs, puisqu’il trouve l’essentiel de la gente humaine absurde, méchant, dérisoire, crétin et méprisable. Il n’en exclut que sa salope d’infirmière, presque aussi haineuse que lui, et donc attachante, d’autant qu’elle est dotée d’attributs tout féminins qui réveillent un peu la libido assagie du narrateur. Tous les autres, son fils y compris, il les montre en pauvres idiots méprisables, retraçant sa vie faite de misanthropie aiguë à grands coups de sentences assassines.

 

Villemain a une écriture brillante, le sens de la formule, le chic pour trouver le mot le plus grinçant possible pour fustiger les médiocres qui l’entourent. Nul doute que le bougre est virtuose, jonglant avec des phrases (parfois inutilement) complexes, adepte d’une écriture classique, classieuse, précise et musicale. Une fois accepté le système (écrire compliqué quand on pourrait faire simple, juste parce que c’est plus joli), on se marre bien devant ces phrases ciselées qui retombent sur leurs pieds avec maestria après être passées par mille circonvolutions risquées. On peut se fatiguer à la longue, par ce petit côté premier de la classe, qui regarde les autres de façon supérieure, qui écrit mieux que les autres et vous le prouve en sortant tout son cirque. On peut aussi regretter les auteurs cités plus haut en ce sens qu’eux au moins ont l’âge et l’attitude intellectuelle de leurs personnages haineux (Septentrion de Calaferte ou La Morue de Brixton de Bogousslavski sont le résultat d’une expérience longue de la vie, qui a abouti au rejet de la société ; Le Pourceau est le livre d’un jeune homme dont on doute un peu, du coup, de la sincérité). Mais ma foi, on aurait tort de bouder son plaisir devant la réelle méchanceté jubilatoire de ce roman, qu’on lit souvent avec des ricanements entendus. Bienvenue au club, Marc.

Lire la critique dans son contexte original : Shangols

 

30 juin 2011

Une critique de Stéphane Beau / Revue "Le Grognard"

LE GROGNARD N°18


« Papa, c’est quoi un pourceau ? - Ça vient de porc... C’est un cochon, si tu préfères... - Ah, d’accord... Et putain ? -  Heu... »

 

Bravo Monsieur Villemain, bel exemple pour la jeunesse. Et pourtant, malgré tout, je vous remercie de m’avoir mis dans cette embarrassante situation, car elle vient de belle manière conforter le message même de votre nouveau livre Le pourceau, le diable et la putain : à savoir qu’il n’y a pas d’âge pour apprendre les choses de la vie et que le seul fait qu’on soit plus à l’aise pour définir ce qu’est un cochon qu’une pute démontre bien toute l’étendue de la bêtise et de l’hypocrisie humaines. Cette petite scène de la vie quotidienne aurait très probablement plu, en tout cas, à Léandre d’Arleboist, le héros misanthrope de votre récit.

 

L’intrigue du livre est simplissime et presque secondaire : un vieil homme vit ses derniers instants dans un hospice et remâche ses souvenirs sous le regard vigilant d’une infirmière sensuelle mais peu futée, Géraldine Bouvier (les lecteurs fidèles de Marc Villemain connaissent bien ce nom qui revient, tel un fantôme, hanter nombre de ses héros féminins). Parfois, il repense à son fils, « le Pourceau », pour lequel il n’a jamais pu ressentir autre chose que de l’ennui et du dédain. Le reste du temps, il revient sur ses souvenirs d’enfance, ses premiers émois sensuels et sexuels, où il philosophe sur le sens de la vie et sur le principe misanthropique qui a été le sien depuis toujours.

 

C’est là surtout que le livre, qui se mue en un véritable traité de misanthropie, prend toute son ampleur: Et l’on découvre à l’occasion, grâce à Léandre d’Arleboist (auquel Marc Villemain attribue la paternité d’un ouvrage, Le Misanthropisme est un humanisme, que l’on rêverait de lire) qu’être un vrai misanthrope n’est pas donné à tout le monde et que c’est même un combat de tous les jours, que l’on mène contre les autres, bien entendu, mais plus encore contre soi-même.

 

L’écriture de Marc Villemain est riche, élégante, raffinée, et son livre se déguste avec gourmandise. À tel point qu’on a presque plus envie d’en citer des extraits que de le commenter. Quand il parle de la misanthropie, notamment : « Le véritable misanthrope [...] ne darde ses flèches qu’en cas d’absolue nécessité, soucieux de ne pas disperser son fiel dans les misérables occasions que la vie lui tend en mille et une occurrences quotidiennes. » ; « Je ne saurais l’expliquer mais je n’ai jamais fait autre chose qu’attendre la fin, certes sans spécialement la désirer, mais enfin avec un parfait sentiment d’évidence apaisée : stoïcien un jour, stoïcien toujours. » ; « Il y a dans toute amitié quelque chose du soin palliatif : l’autre n’est jamais qu’un onguent de circonstance dont on se sert comme d’un baume sur notre âme affectée. »

 

La plume de Marc Villemain sait aussi se montrer malicieuse et pleine d’humour : « disons qu’aux yeux du monde, j’aurai évolué, très tranquillement et en quatre-vingts années, d’une connerie aggravée d’immaturité à une autre lestée de gâtisme. » ; « L’enseignant a quelque chose du conducteur de chariot élévateur sur le chantier d’une périphérie abandonnée : il s’imagine qu’empiler des blocs de béton suffit à construire un immeuble. » ; « Il importe [...] de se défier des apparences universitaires comme de l’abstinence chez l’abbé. »

 

Le Pourceau, le diable et la putain est court, trop court hélas (100 pages seulement), et l’on aurait aimé suivre Léandre d’Arleboist un peu plus longtemps. C’est le seul reproche que l’on peut adresser à ce magnifique petit récit qui confirme une fois de plus tout le talent de son auteur.

 

Stéphane Beau

 

15 mai 2011

Une critique de Juan "Stalker" Asensio

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L'histoire de la misanthropie, que l'on peut ironiquement mais fort logiquement définir comme un humanisme radical (1), est pour le moins ancienne puisqu'elle se confond avec celle du premier homme, Adam, lorsqu'il comprit mais un peu tard qu'il allait être chassé de son jardin miraculeux, à cause de la faute commise par la faillible, et labile, et elle-même au fond franchement misanthrope c'est certain pour avoir joué pareil coup à l'humanité tout entière, Ève.


Tout proche de la mort devenue, par une magie médicalisée, lente agonie de suintements et de décomposition, un vieil atrabilaire, Léandre d'Arleboist, moque notre contemporain qui conjugue « en lui sans schizophrénie apparente l'individualisme démocratique, l'efficacité capitalistique et la compassion œcuménique » (p. 68), évoque sans aucune nostalgie ses premiers émois sexuels, la confondante stupidité de son pourceau de rejeton fort heureusement suicidé, la touchante sollicitude de sa garce d'infirmière, Géraldine Bouvier, son expérience de l'enseignement et celui, en compagnie de ses parents, du camping en Espagne, ou plutôt, en « Bien Zoné Naturel Réaménagé » ou «BiZAR» (cf. p. 21).


Il y a d'abord une certaine crânerie, fort réjouissante, à moquer, sous couvert de sénescence avancée commodément désignée par les termes, désormais synonymes, de vieux con et de réactionnaire, les travers de notre époque elle-même à bout de souffle et qui hélas crèvera beaucoup moins rapidement, et avec moins d'aplomb que d'Arleboist. Il y a ensuite une tension d'écriture bien perceptible qui, dans la brièveté même de ce petit livre fort plaisant qui pourrait être lu comme la narration d'une journée de Des Esseintes devenu vieux et débarrassé de toutes ses breloques esthétisantes, condense utilement plusieurs volumes de Michel Houellebecq, le strabisme vers la science-fiction et la grosse caisse des facilités romanesques en moins.


Ainsi pouvons-nous goûter le style de Villemain, mélange, du moins dans ce livre, d'assassine décontraction (2), de verbe châtié, précis, fleuri (3) et de drôlerie qui à sa façon paraphe telle remarque fort juste de notre misanthrope, qui alarmera les prudes par ses sous-entendus prophylactiques : « Et après tout, il n'est plus tellement fréquent de pouvoir identifier une nation [l'Italie en l'occurrence] au seul usage qu'elle fait de sa langue, fût-il excentrique » (p. 30). Au moins sent-on dans ce livre réjouissant et plus profond qu'il n'y paraît une écriture qui nous permet d'identifier un auteur connaissant ses gammes et ne commettant point de couac, pressé d'en finir après nous avoir joué sa ritournelle aigre, se moquant de recevoir quelques pièces puisque, de toute façon, il nous répète qu'il se contrefiche de notre charitable attention.


Un peu trop pressé, d'ailleurs, d'en finir et c'est dans cette rapidité, cette fluidité, cette légèreté du style de Villemain que réside le danger qui guette ce type de texte.


Demeure ainsi une interrogation, légitimée dès le titre et auquel celui-ci ne répondra pas car, s'il est assez facile d'identifier deux des personnages de notre parodique trinité, le troisième, le diable, n'est pas aisément réductible à la figure du narrateur misanthrope. Certes, telle définition de sa complexion ne connaissant « ni l’enthousiasme ni la colère » (p. 70) qui écarte notre contempteur de la figure, encore noble, d'Alceste, pourrait nous faire croire qu'en ce vieillard perclus qui ne craint pas la camarde réside un démon de petite envergure, minable à vrai dire, lâche avant de crever quelques-unes de ses plus vieilles et solides rancunes. Certes encore, l'une des dernières scènes, qui rejoue à sa façon le célèbre dialogue entre un prêtre ridicule et notre si peu commode moribond, ajouterait, à notre portrait-robot établi... à la diable, une ressemblance supplémentaire.


Mais nous sommes loin, avec le texte de Villemain, des aperçus vertigineux de métaphysique, même inversée, qu'elle soit de Sade ou, beaucoup plus consistante à nos yeux que celle du Divin Marquis, de l'homme du sous-sol de Dostoïevski, le discours assez platement consensuel du prêtre étant chez Villemain moqué par de constants rappels à une humanité hélas faite de bruits et d'humeurs plutôt que d'aspirations vers l'Idéal que l'on sait, rejeté de toutes ses forces par notre diable de vieillard.


Mais peut-être ne faut-il pas demander au récit de Marc Villemain de nous donner autre chose qu'une illustration cruelle et banale, en creux, douce-amère plutôt que franchement dérangeante, un aperçu en somme, comme par un de ces soupiraux aurevilliens, d'un Enfer pathétiquement médiocre où le fils est un raté qui finit au bout d'une corde (4), la mère une harpie (et non plus la vierge des mystères du Moyen Âge combattant contre le démon) et le père un semi-cadavre détestant et se détestant cordialement, en misanthrope professionnel.


Peut-être ne faut-il voir dans Le pourceau, le diable et la putain qu'un conte drolatique et désenchanté qui ne désire pas, puisque notre époque ne veut que légèreté, plonger dans l'énorme chaudron de sorcières du génial Russe mais se contente, discrètement, méchamment, désespérément, en esquissant un sourire timide et acide qui est celui de l'auteur, de nous tendre un miroir cruel et d'entrebâiller la porte de chambre d'hôpital derrière laquelle nous nous trouverons peut-être un jour, redevenu petit enfant et débarrassé de la vieille peau trouée de l'exécrateur, attendant de dire à l'animal psychopompe et non au cloporte, «vas-y galope ! galope, galope !» (p. 95).

 

Juan Asensio

 

Notes
(1) «[...] le misanthropisme est, dans son principe et en ce qui le meut, la pensée la plus proche de l'essence et de l'existence humaines (p. 46), à condition de poser le fait que l'humanisme dans son acception la plus littérale [soit] la préservation, par tous les moyens possibles, autorisés ou pas, de notre liberté ontologique» (p. 47).

 

(2) Y compris, et c'est dommage, dans la relecture du manuscrit, cf. pp. 4, 33, 53 et 65.
 

(3) Pour preuve, cette défense de la littérature contre son enseignement même dans l'université : «Les lettres incarnent aux yeux des oisifs la discipline mère de toute félicité : ils s'imaginent que le déchiffrage linéaire d'une suite de phonèmes consiste en la lecture, et que tout commentaire retourne sans relâche au verbiage. Aux sciences imbécilement qualifiées d'exactes l'apanage de l'aridité, aux lettres les subjectivités mielleuses de la logorrhée : de quoi en précipiter plus d'un dans les bras d'une filière qui leur apparaît surtout comme un bon filon» (p. 60).


(4) C'est finalement peut-être dans ce personnage du fils, qui n'est pas sans raison surnommé par son père pourceau, que réside la plus claire figure du démoniaque enfermé en lui-même, et dont l'enfermement maximal sera représenté par le suicide.

Lire ici l'article dans son contexte original, sur Stalker, le blog de Juan Asensio.

Crédits photographies : Raoul A. Mosley

14 mai 2011

Une critique de Pierre-Vincent Guitard (Exigence Littérature)

Pierre-Vincent Guitard vient d'écrire sur Le Pourceau, le Diable et la Putain un article dont le moins que l'on puisse dire est qu'il me fait immensément plaisir. Bien sûr, il y a l'éloge. Mais, et cela compte aussi, il y a le plaisir de lire un critique qui s'engage et court le risque de disséquer ce qui se dissimule entre les lignes et derrière le livre.

On peut lire l'article dans son contexte originel sur le site e-litterature.net

 

 

 

Roman du misanthropisme pourrait-on croire, c’est en tout cas ainsi qu’il se présente. Léandre le vieillard-narrateur serait aussi l’auteur d’un ouvrage intitulé : Le misanthropisme est un humanisme  ; en écho à Atopia, l’ouvrage de son compère Eric Bonnargent, Marc Villemain produit ici un livre dont le héros se veut à l’écart des hommes, et se définit comme tel. Mais ce qui est frappant dans ce livre, ce qui vous accompagne dans votre lecture, c’est la déchéance du corps, Léandre est un vieillard qui fait sous lui, loin, très loin du héros auquel on s’identifie ! et bien sûr tout près de ce qui nous menace tous. Comme Flaubert disait Mme Bovary, c’est moi Marc Villemain pourrait énoncer « Léandre c’est moi, c’est vous » en ce sens le misanthropisme de son héros, sa réaction à la déchéance, est évidemment symptomatique de la condition humaine. Le misanthrope en effet ne juge pas, il jauge ; il ne jouit pas de la déchéance de l’autre, il vérifie qu’elle est notre lieu commun.

 

L’intérêt du livre est sans doute là, dans cette jouissance de la déchéance, le fait qu’elle soit niée la rend bien sûr d’autant plus suspecte. Parce que le personnage principal du roman, plus que Léandre, le père, c’est celui qui est désigné comme le pourceau, le fils, un fils qui s’est attaché au père : Mais ma veine fut que le pourceau était affublé d’un caractère à ce point mélancolique qu’il devint doloriste jusqu’à s’attacher à moi avec sincérité et que le père ne cesse de dévaluer parce qu’il n’a pas su être misanthrope, mais a au contraire sombré dans la lâcheté, l’irrésolution, l’esprit de sérieux, la complaisance à soi-même.

 

Bien sûr, Marc Villemain semble désigner ici la jeunesse contemporaine, mais est-ce si certain ? Il faut toujours être attentif aux textes empreints d’humour, l’humour étant souvent une façon de se cacher. On notera au passage l’insistance avec laquelle reviennent les scènes initiatrices dont cette pseudo scène primitive curieusement vécue par le Père ce qui en dit assez sur le peu de considération que le fils a de lui-même.

 

Si Léandre semble bien être celui que le titre appelle le Diable, reste un troisième personnage, Géraldine Bouvier, celle qui est appelée la Putain. La putain c’est aussi celle qui a couché avec le père et l’on n’est pas étonné de lire après que le Pourceau s’est suicidé une phrase évoquant le nouveau mari dont on ne sait s’il est celui de Géraldine ou de la mère du petit comme si l’une et l’autre se confondaient. De la même manière c’est sous les traits de Géraldine que Léandre imagine sa mère priant ses voisins de tente d’organiser leur tournoi de pétanque un peu plus loin.

 

On a ainsi un roman qui paraît être un roman philosophique sur la misanthropie et qui se révèle être un vrai roman familial, dont Marthe Robert* disait qu’il fallait y rechercher l’origine du roman moderne. Mais alors que dans le roman familial le héros trouve un moyen de s’affranchir du père soit en se prétendant enfant trouvé, soit en se prétendant bâtard, le Pourceau est une sorte de héros négatif, un héros qui plutôt que de prendre la place du père se suicidera. Curieux dénouement qui verra mourir le père sans que le fils puisse profiter de sa disparition ! Les relations entre les trois personnages de ce roman Le Diable – le Père-, le Pourceau – le Fils -, et la Putain – la mère/infirmière - en font un roman tout à fait moderne où le fils n’ose plus s’assumer et où la culpabilité prend le pas sur l’action qu’elle soit idéaliste ou pragmatique. A rapprocher d’une génération d’après-guerre qui n’ose plus s’emparer de la culture, ce que Marc Villemain lui reproche assez, et d’une civilisation qui se sent coupable d’avoir pollué la terre-mère et n’ose plus entreprendre.

 

Au total un roman à l’écriture légère et humoristique qui détourne les codes habituels du genre reflétant ainsi une époque décadente où ce n’est plus le fils qui tue le père mais l’inverse !

 

Sans avoir l’air d’y toucher, Marc Villemain dans un style assez classique bouleverse le paysage romanesque.

 

Pierre-Vincent Guitard

* Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman - Grasset, 1972

25 août 2023

Il faut croire au printemps lu par Jean-Pierre Longre

Lecture sur le site de Jean-Pierre Longre

 

De la mort à l'amour

Il y a l’intrigue, et il y a tout le reste. En ce qui concerne l’intrigue, pas de véritable suspense : les premières pages racontent comment le protagoniste, musicien de jazz, jette le cadavre de sa compagne du haut d’une falaise d’Étretat, leur bébé blotti dans son couffin sur la banquette arrière de la voiture. Et l’on connaîtra peu à peu les circonstances du drame : l’amour pour cette femme qui venait l’écouter jouer tous les soirs, la dégradation progressive, celle de la femme et celle du couple, les disputes, jusqu’à la plus violente de part et d’autre et ses conséquences. Voilà le point de départ, la cause de « tout le reste » qui fait l’objet du roman.

 

Dix ans ont passé, accompagnés du sentiment de culpabilité et du mensonge constant, puisque tout le monde croit à la disparition, non à la mort. Quelqu’un ayant cru voir sa compagne en Bavière, il joue le jeu de la vérité fictive et va voir sur place, accompagné de son fils ; là-bas, il va rencontrer Mado, serveuse dans l’hôtel où ils sont descendus, Mado qui, avec sa simplicité et son sourire de belle jeune femme, fait la conquête du père et du fils. Mais ceux-ci doivent repartir, car on leur a signalé que leur compagne et mère serait allée en Irlande, dans le comté de Cork. Nouveau départ, donc, nouveaux paysages, nouvelles rencontres, dont celle de Marie, avocate séduisante, qui s’occupe dans la région d’une affaire médiatique de meurtre (transposition romanesque d’une affaire réelle qui, en 1996, a défrayé la chronique). Marie, compréhensive et déterminée, fait à son tour la conquête du père et du fils…

 

Ainsi l’intrigue meurtrière est-elle devenue périple européen, quête itinérante d’un fantôme plus qu’improbable. Et finalement, c’est encore tout le reste qui compte le plus : la musique, amie de tous les instants, sombres ou lumineux, plus indispensable encore que les mots : « Les mots, ça engage trop, et après tout la musique peut bien servir à cela – à s’en jouer, des mots : la musique comme trompe-l’œil, comme camouflage, comme un présent à ceux auxquels précisément les mots font peur, pour les autoriser à se déclarer, à déclarer leurs flammes, leurs peines, leurs remords ou leurs espoirs, sans qu’ils aient à rougir, ni à souffrir l’affreuse sensation de mise à nu. » Et aussi la relation complexe, riche de tendresse et de compréhension, entre le père et son fils de 10 ans : « Entre eux il s’étonnait toujours de correspondances naturelles, pour ainsi dire magiques. Étrangement, il aimait chez lui ce contre quoi il luttait en lui-même : une disposition à la réclusion, au mutisme et à la rêverie. Il aimait que son fils ne souffrît pas des fascinations ordinaires de ceux de son âge et ne fût pas dupe de l’écume des choses. À quoi d’ailleurs il n’était pour rien : l’enfant était né ainsi. Il n’emmagasinait pas seulement le monde alentour, il s’y ouvrait et le laissait jeter en lui ses racines. » Et enfin l’amour, qui se dit ou ne se dit pas, pétri de pudeur ou hérissé de sensualité.

 

Au-delà de quelques détails malicieux, qui nous font par exemple retrouver quelques noms rencontrés dans des romans antérieurs (Géraldine Bouvier, Mado, Marc Villemain lui-même), Il faut croire au printemps est un roman au style délicat et précis (qui au passage ne rechigne pas devant l’emploi du subjonctif imparfait, et c’est justice), un roman plein de sensibilité, de confiance dans le genre humain (une confiance qui ferait presque oublier le mensonge initial), un roman qui traque et saisit les émotions irrépressibles d’un homme à qui le destin a apporté, inséparables de la vie, le cauchemar et l’espoir, le malheur et le bonheur.

 

21 juin 2023

Il faut croire au printemps lu par Véronique Cassarin-Grand (L'Obs)

 

 

 

Un couffin où dort un nouveau-né, le narrateur et un cadavre, celui de sa femme, qu'il jette du haut d'une falaise d'Etretat. Dix ans plus tard, cet homme rompu, contrebassiste dans un groupe de jazz, est informé qu'elle aurait été aperçue en Bavière, puis en Irlande. Conscient de la vanité d'une telle quête, mais prisonnier de ses mensonges, il se lance sur les routes avec son fils. Il y trouvera ce qu'il n'espérait plus. Ce que cette histoire peut avoir d'invraisemblable est gommé par la prose sensible et sensuelle de Villemain (photo) qui insuffle à ses personnages une humanité telle qu'il devient impossible de ne pas les prendre en affection.

 

Véronique Cassarin-Grand
L'Obs n° 3063, 22 juin 2023

18 juin 2023

Il faut croire au printemps lu par Pierre-Vincent Guitard

 

Quand l’enfance s’en est allée, que l’on aimerait tant retrouver le Paradis perdu, que faute de preuves formelles on ne peut rendre compte de ses actes à la Justice, difficile de se sentir libre. La culpabilité ronge le narrateur de ce roman qui, suite à la mort, sans doute accidentelle, de sa femme tente de reconstruire sa vie et embarque le lecteur dans son déni.

 

Trois nuits à se confier leurs adolescences, leur joie inouïe, inespérée - cette tristesse étrange, aussi, qui se niche en nous au sortir de l’innocence. écrivait Marc Villemain dans « Il y avait des rivières infranchissables ». Cet impossible retour à l’innocence enfantine, Marc Villemain tente de le réaliser à travers le fils de son héros parti à la recherche de cette mère dont nous savons que le corps a été jeté dix ans plus tôt du haut des falaises d’Étretat.

 

Le lecteur est pris à témoin d’une affabulation qui repousse toujours plus loin le moment de dire la vérité et ce faisant rend impossible l’avènement d’une vie nouvelle que le narrateur ne cesse d’appeler de ses voeux. Il en venait même à se poser ce genre de question : et s’il en profitait pour refaire sa vie. Vivre autrement - revivre ? C’était sa part obstinée d’enfance…

 

Bien sûr on suit l’évolution des relations entre un père et son fils, mais contrairement à ce que l’on perçoit lors d’une première lecture où l’on s’inquiétera peut-être de ce fils sans mère – [Mado] comprend que l’enfant ne connaît pas sa mère, que tout ça les empêche de vivre - lors d’une relecture, on pourra imaginer l’enfant comme celui qui vient prendre la place du père et lui donner l’espoir d’un printemps sans culpabilité. Il est à la fois l’avenir du père et celui qui se charge du péché originel. Marc Villemain le dit très clairement : De ce jour où il réalisa qu’il devait sa vie à un enfant dont il était le père, il n’aura de cesse de se convaincre que, de cet enfant, il était aussi le fils. Tout l’enjeu de ce récit est là, il s’agit de dire pour ne plus se sentir coupable : ils ne savent pas, eux, ce que c’est que d’avoir tué sans avoir voulu tuer. Ils ne savent pas ce que c’est que de mentir au monde sans jamais pouvoir se mentir à soi-même.

 

La nostalgie de l’enfance terriblement présente dans les textes de Marc Villemain et notamment dans le roman « Mado » revient ici comme en écho avec cette serveuse dont il tombe amoureux mais qu’il quittera pour une dernière fois laisser croire à son fils qu’il reste un espoir de retrouver sa mère… en Irlande où elle serait sur les traces de la femme d’un célèbre producteur de cinéma mystérieusement assassinée !

 

Marc Villemain joue ainsi à composer une fiction avec du matériau récupéré soit de faits divers réels (ici l’assassinat de Sophie Toscan du Plantier) soit semble-t-il de sa propre histoire. Marie, l’avocate des causes perdues, (et donc du présumé assassin de la femme du célèbre producteur de cinéma) dit d’elle-même que la culpabilité est son métier et interprète le rôle d’une femme habituée à défendre les coupables. Tout naturellement elle sera celle…

 

Ainsi Marc Villemain invente un narrateur musicien de jazz, et rend hommage à Bill Evans. Avec son écriture elliptique, il vous emporte jusqu’au bout de ce road-movie où le thème de la culpabilité ne quitte jamais le lecteur.

 

Pierre-Vincent Guitard
À lire sur EXIGENCE LITTÉRATURE

12 novembre 2020

Jean-Patrick Manchette - Journal 1966-1974

 

 

Poigne de Manchette

 

Le jeune Jean-Patrick Manchette, celui que l’on découvre dans ce premier volume de son Journal, savait-il qu’il serait un jour objet d’un culte – lui qui les avait tant en horreur ? Savait-il que la doxa le décorerait du titre d’inventeur d’un très improbable « néo-polar » – lui qui jurait d’abord par ces inégalables vieux de la vieille que sont Hammett et Chandler ? Pouvait-il seulement imaginer qu’aucun auteur de polars, presque quinze après sa mort, ne pourrait se dispenser d’une lecture de La position du tueur allongé, de Ô dingos ! Ô châteaux ! ou de Que d’os ? Sans doute pas La publication de ce Journal nous montre toutefois, en plus d’une personnalité sans doute moins monolithique que ce que la postérité a pu propager, qu’il s’en donnait les moyens.

 

Aussi ce premier tome intéressera-t-il particulièrement les écrivains, au-delà bien sûr du cercle large des lecteurs du genre, ceux en tout cas que l’existence confronte à la littérature Car ce qui est intéressant ici, c’est que l’on assiste, presque en direct, non à la naissance mais à la fabrication d’un écrivain. Manchette n’a pas vingt ans lorsqu’il comprend n’être fait que pour l’écriture, qu’il ne saurait être apte à autre chose, et qu’elle seule lui fournira le ou les moyen(s) de subsister. Son Journal est très lucide sur ce point, comme il l’est d’ailleurs par principe sur tous les autres : ici, pas question d’Art, mais d’usinage, de besogne et de sueur. C’est le côté sympathique de Manchette, cette impression qu’il laisse de n’exercer qu’un métier comme les autres, lequel, certes, requiert bien quelque talent particulier, mais exige d’abord d’être doté d’un tempérament et de se soumettre au long cours à une discipline qui confine à l’obsession. Sans doute faut-il minorer un peu cette impression puisque, comme il l’écrit lui-même : « Ce journal, hélas, n’est pas un journal intime. J’y note les faits quotidiens et les réflexions intellectuelles. Je n’y note pas les sentiments. Ils sont pourtant très importants et vifs. J’éprouve par exemple une grande passion pour Mélissa, une grande fierté à son sujet, un grand enthousiasme pour la vie de ma famille et une grande satisfaction. Mais je suis incapable de noter tout cela qui est sentimental. À moitié parce que c’est trop intime, à moitié parce que je cohabite tout le temps avec mes sentiments au lieu que je cohabite passagèrement avec les faits et la réflexion (politique par exemple.) » Du fait de cette contrainte, disons de cette complexion, la lecture du Journal de Manchette s’avère par moment un peu fastidieuse : son appétit pour le réel, pour l’époque et ses frasques, sa curiosité pour ce qui se trouve là, à portée immédiate, le souci aussi de ne rien négliger, de ne rien manquer, l’attention portée au moindre fait qui pourrait lui donner de nouvelles idées pour ses travaux, tout cela le conduit à une énumération parfois éreintante des menus événements de la vie au jour le jour, entre problèmes d’argent, vie familiale, programmes télévisés, compilation d’articles de presse, affres de la vie matérielle et aléas de l’économie du livre – où l’on vérifiera au passage que tout écrivain doit toujours se battre contre la terre entière pour faire valoir sa littérature, et subsidiairement ses droits. Il n’empêche : la vie quotidienne de l’écrivain peut bien ressembler à celle de quiconque, sa boulimie de travail, son invraisemblable curiosité intellectuelle, cette manière qu’il a de mener de front les travaux les plus alimentaires et l’œuvre la plus personnelle, tout cela force le respect. 

 

Frappante aussi est l’acuité intellectuelle du jeune Manchette. Rien de ce qui relève de la pensée ou de la création ne lui est étranger, tout stimule son esprit critique – dont il peu de dire qu’il est acéré, comme en atteste la litanie des « merdeux » et autres « fascistes » dont affuble telle œuvre littéraire ou cinématographique. Il dévore tout, tous les genres, philosophie et cinéma, western et Nouvelle vague, et suis aussi bien l’actualité internationale que celle du Chasseur français ; il est impitoyable mais il cherche partout, s’alimente à toutes les sources, et il faut bien constater que le plus injuste du plus injuste de ses jugements, et il y en a, ô combien, reste dûment motivé. Tempérament soumis à la radicalité, allergique aux conventions, entraîné par un désir un peu maniaque d’intelligence et de perfection, Manchette tranche, distribue bien plus de mauvais points que de bons, s’impatiente de telle faute de construction dans tel film, de telle lourdeur dans un tel livre : en réalité, il veut qu’on le bouscule, qu’on l’ébahisse, il veut, finalement, prendre des leçons, or il ne voit trop souvent que concessions, filouteries et facilités. C’est d’ailleurs cette radicalité et cette allergie qui le conduiront à s’intéresser de très près au situationnisme et qui, nonobstant le dépit que cela suscitera chez certains, le conduiront à juger d’un œil terriblement narquois l’extrême gauche de sa génération. Aussi un certain gauchisme lui apparaît-il comme un autre moule, tout juste alternatif, où nombre de ceux qui y entrent le font de bien meilleure grâce qu’il ne l’admettent, ne serait-ce que pour pouvoir se ranger par la suite. Il écrit par exemple du « mythe de la libération sexuelle » qu’il est « seulement un éloge du dévergondage, la création d’une nouvelle couche de consommateurs pour une nouvelle marchandise, le sexe capitaliste pourrait-on dire. » Quant à mai 68, Manchette n’en dit quasiment rien ; tout juste se borne-t-il, le 23 mai, à constater un certain « bordel social et politique », même s’il s’attriste, le 14 juin, que la révolution soit « devenue triste », avant de se réjouir, le 16 du même mois, que « la télévision en grève passe un film chaque soir », et ce faisant lui permette d’assouvir sa passion de cinéphile averti.

 

Par excès de cérébralité, le jeune Manchette pourrait avoir quelque chose du petit présomptueux emporté par un cartésianisme qui ne promet guère que du dépit. Le jugement serait pour le moins hâtif. Si la combativité domine, avec son lot de partialité et d’iniquité, ce n’est qu’à l’aune d’une incroyable voracité littéraire, d’un irrépressible besoin d’écrire, de lire et de progresser. Ce qui se devine entre les lignes, ou au contraire s’y exprime explicitement, c’est un tempérament plus vulnérable qu’il y paraît, ouvert à la fatigue, attentif à l’échec, sensible à la mélancolie quoique se l’interdisant toujours. Le conformisme que l’on a pu déceler dans son Journal, cette aspiration à une vie calme et paisible, vouée à l’écriture et à sa famille, n’est pas le signe d’un esprit mesquin ou petit-bourgeois, mais la conséquence d’une existence qui ne lui laisse ni répit intellectuel, ni certitude social, de la même manière que la sévérité de ses jugements n’a d’égal que la tristesse qu’il éprouve devant le cours du monde, cours que, in petto, à vingt-cinq ans déjà, il sait inéluctable. Il y a du pessimisme historique chez le jeune Manchette, et c’est aussi ce pessimisme qui fonde sa littérature en rupture, celle dont on peut dire aujourd’hui qu’elle engendra un écrivain : il y a bien un avant et un après Manchette.

 

Jean-Patrick Manchette, Journal 1966-1974 – Éditions Gallimard
Paru dans Le Magazine des Livres, n°11, juillet/août 2008

1 mars 2019

Mado lu par Pierre-Vincent Guitard

 

 

Ils virent qu’ils étaient nus - Genèse. Mais marc Villemain préfère écrire « elles » et, ce faisant, nous placer d’emblée au cœur de la nostalgie. Roman nostalgique ou roman sur la nostalgie, on hésite tant celle-ci est prenante. Jusqu’à son ultime résolution, la mort. Et pas n’importe laquelle, Mado disparaît dans l’eau noire. Inconsolable mélancolie est-il écrit. 

 

Cela pourrait être le roman de l’enfance perdue : Mon enfance est morte, ils l’ont tuée. - dit Virginie - mais ce sentiment-là nous parle bien plus qu’il a parlé aux générations précédentes quand venait l’âge de se retourner sur sa jeunesse. Et ce romantisme revisité trouve ici, par catharsis, les moyens de se dépasser, de transmettre un héritage renouvelé à l’enfant du viol, Émilie. Il faut peut-être mettre en parallèle, l’histoire de la France et ce roman, puisqu’après tout il s’agit de littérature française, et donc d’identité française. Mado a perdu son honneur et doit aller au bout de sa mélancolie, permettre aux générations futures de trouver le chemin de la reconstruction. Nous n’en sommes plus là diront certains, la reconstruction a eu lieu, la France n’a plus besoin de revenir sur le passé du siècle dernier. En sont-ils si sûr ? Le temps de la littérature comme celui de la société est un temps long, les cicatrices se referment lentement. 

 

Virginie ne parvient pas à faire le deuil de son amour homosexuel, à imaginer que Mado puisse vivre autre chose. Par deux fois elle nie l’évidence, malgré les apparences Mado ne peut aimer Julien pas plus que Florian, Virginie ouvrira donc son histoire à sa fille : Je voulais tout montrer à Emilie. […] Elle a contemplé l’océan et j’ai vu dans ses yeux une envie de vivre, une envie de joie. 

 

Roman de l’enfance perdue, de l’innocence en allée, sans doute, mais surtout, mais aussi, roman où la vierge Virginie se délivre de la pécheresse Mado, avec elle retourne à la mer et l’y abandonne alors j’ai fait un pas en avant vers elle pour l’embrasser mais sa main s’est arrêtée sur ma joue en tremblant, elle a dit pardonne-moi je t’aime et a disparu dans l’eau noire. 

 

Ainsi le romancier nous libère-t-il de nos démons, il nous prend au piège du romantisme pour nous inviter à nous en défaire et ce qui semblait être une bluette à la mode contemporaine, un petit roman d’amour lesbien, est tout au contraire une initiation à la vie. Virginie ne sera jamais celle qui épousera un homme gentil, celle qui s’installera dans une petite maison au bord de la mer, elle a déconné et enfanté une pauvre gamine, un rayon de soleil en plein désert. Que l’on songe au sens premier de déconner que je traduirais élégamment par "se sortir de là" et c’est bien ce à quoi nous sommes conviés. 

 

Je ne dis rien du style, ni de la composition minutieuse du roman, d’autres le disent mieux que moi et le lecteur saura apprécier, je dis seulement que sous des apparences romantiques se cache un roman infiniment plus subtil qu’il ne veut bien le dire.

 

Pierre-Vincent Guitard

Lire l'article sur Exigence Littérature

28 mars 2017

Thierry Jonquet - Vampires

 

 

Jonquet, social-goth


Il n’est pas illégitime (cf. Véronique Maurus, Frustrés ? Pire, déçus ! – Le Monde des Livres du 21 janvier 2011), de questionner le choix et la motivation d’un éditeur de publier un livre posthume et (à ce point) inachevé. La question vaut particulièrement pour Vampires, ultime roman, donc, de Thierry Jonquet, tant on s’avise bien vite qu’il lui manque sans doute une centaine de pages et s’interrompt au beau milieu d’une phrase dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle ne va pas sans laisser un arrière-goût d’ironie amère – « Un long travail commençait. Aussi routinier qu'in­certain. » Et si Jean-Christophe Brochier, son éditeur au Seuil, insiste avec raison sur les indiscutables qualités du manuscrit, on peut toutefois se demander ce que Thierry Jonquet lui-même aurait pensé de ce texte aussi prompt à entraîner le lecteur qu’il l’abandonne à sa frustration.

 

Donc, on pèse le pour et le contre. Encore un peu, on s’en voudrait de s’être laissé prendre à cette intrigue très construite, dopée à une énergie narrative aussi intarissable que précise, pour se retrouver là, panne sèche sur le bord de la route, condamnés à imaginer une hypothétique sortie de scénario. Il n’empêche. On ne saurait évaluer ce roman à la seule aune de notre sensation d’inassouvissement. Peut-on même seulement l’évaluer, quand on sait qu’il n’a même pas été relu – qu’il n’a pas été édité ? Car si Thierry Jonquet s’y montre assez virtuose, s’il est patent qu’il a dû éprouver bien du plaisir à élaborer une histoire originale, dynamique, moderne, pleine d’imagination et de virtualités, il est probable que lui-même en aurait affûté certaines formulations, peaufiné quelques enchaînements, élagué certains détours.


Il serait très injuste pourtant de considérer cet ouvrage comme un document pour aficionados. Car non content d’être doté d’une belle construction et d’une grand expressivité narrative, Vampires livre, clés en main, une idée d’une grande ingéniosité – que je me garderai bien de déflorer. Détournement génial de la mode dite gothique, avec son lot d’images sépulcrales et de macabres gimmicks, le livre, même dans son état, parvient à renouveler un genre que l’on croyait un peu épuisé, pour ne pas dire éculé. Jonquet installe son décor à merveille – on s’en convaincra dès les premières pages, suivies de l’imparable scène de l’empalement –, et parvient très vite, en intégrant quelques éléments de contexte succincts mais très éloquents, à donner à ce texte très inventif un tour immédiatement réaliste et contemporain. Fidèle au registre qui le met à la lisière du roman noir et de la chronique sociale, on ne peut que constater combien de tours encore il avait dans son sac, et combien il est décidément vain de se refuser à des sujets sous prétexte qu’ils seraient par trop estampillés. Moyennant quoi, Vampires aurait certainement été un très grand Jonquet ; à sa manière, il l’est d’ailleurs déjà.

 

Thierry Jonquet, Vampires - Éditions du Seuil
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°29, mars 2011

10 mai 2017

Jean-Claude Lalumière - Le Front russe

 

 

Lalumière et la poussière

 

Concédons que son professeur de mathématiques, qui gourmandait le jeune Lalumière en assénant qu’il n’en était pas une, nous a un tantinet précédés dans le registre de la vanne éculée – et on s’est retenu... L’auteur devra sans doute s’y résigner, ce à quoi maintes louanges l’y aideront assurément, dussent-elles abuser du poncif lumineux. Nous avions à ce propos déjà signalé la parution en son temps de Blanche de Bordeaux, petit polar bien ficelé aux évocations régionales joliment désuètes (Le Magazine des Livres, n° 8, janvier/février 2008) : prometteur, le livre n’en souffrait pas moins d’être corseté par le cahier des charges spécifique aux éditions du 28 août. Contraintes dont ce roman-ci est enfin libéré, l’allusion drolatique et l’observation mordante s’entrelaçant avec réussite en une humeur plus nocturne qu’il y paraît parfois.

 

Car d’une certaine manière, Le Front russe a quelque chose du roman de l’ennui. De l’ennui occidental et contemporain, s’entend. Celui où sombrent les hommes quand leur environnement n’est plus tendu que vers la réalisation d’un idéal de conformité. Ainsi notre narrateur va-t-il entrer dans la vie active comme apprenti diplomate, non, hélas, pour courir le monde, comme ses lectures d’enfance du magazine Géo le lui avaient fait espérer, mais comme aspirant bureaucrate dans une enclave du Quai d’Orsay – « confondu avec un quai d’embarquement. » C’est cette enclave, le bureau des pays en voie de création, section Europe de l’Est et Sibérie, que le jargon désigne comme le front russe. Foin d’épopées et d’explorations, foin d’ors et de dorures : ledit bureau est d’abord un réceptacle de tout premier choix pour les névroses du temps, avec son chef excentrique, ses fonctionnaires ruminants et son sympathique maniaque – lequel classe les dossiers « en fonction de la couleur de la peau des habitants. Les plus clairs pour l’Europe de l’Est, les plus foncés pour le Moyen-Orient et les jaunes pour l’Asie. » Ce ne sont donc pas les dangers de la terra incognita que courra notre petit nouveau gorgé d’histoires et de voyages autour de la terre, mais ceux de la complexité sociologique et administrative de la modernité, lors même qu’il aurait pu s’agir de représenter l’Etat « jusque dans des endroits où les habitants se soucient de la République française comme de leur premier étui pénien. »

 

Quiconque a la nostalgie, fut-elle rétroactive, des années 1970, sera enchanté par cette escapade en désuétude goguenarde. Quiconque a connu les services à café en Arcopal blanc qu’Esso échangeait contre notre fidélité, quiconque se souvient du « motif végétal rococo postmoderne Vénilia – collection 1972 » qui tapissait les murs de l’époque, quiconque a vu son père ou sa mère s’entailler le pied sur un Lego mal rangé ou assisté impavide à la naissance de Rondò Veneziano (même si « c’est vrai que tout n’est pas bon dans Beethoven »), ne pourra manquer de contempler tout ça, et, au passage, de se contempler un peu soi-même, non sans quelque modeste ironie. C’est que Jean-Claude Lalumière, qui n’est pas sans raison créateur de fictions radiophoniques, n’a pas son pareil pour révéler les couleurs de cette déjà lointaine époque. Il le fait en écrivant avec son temps (parfois un peu trop), avec ce côté pince-sans-rire, concentré sur la sensation, un peu taiseux, avec ellipses et sans phrasé. Heureuse concision des esprits las, si l’on peut dire. Mais las de quoi ? Peut-être de cette poussière qui se dépose sur nos godasses et s’éparpille sur une existence que nous peinons à maîtriser, de l’impression d’être embringué dans les tournoiements de la vie, de l’amour, du social. « C’est sans doute ce qui cloche chez moi, il me manque la colère », est-il écrit vers la fin du livre : c’est pourquoi l’on ne saurait lire le Front russe à la seule aune de son impayable drôlerie. La chose est présente d’ailleurs dès les premières pages, le narrateur comprenant que ses rêves d’enfant étaient à jamais avortés. « Et que ne sus-je, au moment opportun, transformer cette imagination, ce rêve d’autre part, en une aspiration plus grande, en un terreau plus fertile » : pas même de point d’interrogation final. 

 

Difficile toutefois de ne pas rire tout du long. De ce Gaston Lagaffe dont la place n’est franchement pas au Quai d’Orsay, et plus encore de ce que tout cela nous renvoie des hommes, de la frivolité de leur sérieux, de l’étroitesse sociale de leurs ambitions, de ce sentiment d’irréalité qui préside parfois à nos vies. Disons que c’est l’inconscient houellebecquien de ce livre, mais d’un Houellebecq qui aurait pris le parti d’en rire. Même un Philippe Muray n’aurait assurément pas détesté cette petite tranche de rigolade découpée à même la bonne chair épaisse de la société festive (« le pot est au monde du travail ce que la boum était à notre adolescence »), notamment l’épisode, assez délicieux, de la « marche des fiertés diplomatiques », pride étatique censée redorer le blason de notre politique extérieure. Chacun en tout cas trouvera matière à s’esclaffer. Pour ma part, je ne me lasse pas de cette scène, d’ailleurs peut-être la moins « littéraire », où le narrateur expose avec une complaisance coupable mais ô combien jouissive les ultimes incartades d’un pigeon à l’agonie, sous ses yeux et ses fenêtres : son martyre donnera lieu à un désopilant échange de courriels avec les services de l’entretien – suivi de l’enlèvement de la bête par lesdits services, non moins désopilant. L’on comprendra d’ailleurs d’autant mieux la compassion du narrateur pour l’infortuné volatile si l’on accepte d’y voir une métaphore de sa carrière, dont tout semble venir contrarier l’envol. Et même en amour, cela ne va pas, le narrateur étant moins souvent colombe que pigeon, voire dindon de la farce. Cette jeune femme rencontrée par hasard, ce premier soir lui-même très hasardeux, et eux qui n’ont rien à se dire, ou pas grand-chose. Question de distance. Pas seulement entre deux êtres, mais entre le narrateur et le monde même. De cette sorte d’extériorité qui ne fait rien prendre au sérieux, mais tout au drame. Et la pauvre Aline (« j’avais envie de crier son nom »…) en fait les frais avec lui, elle, si pauvre en spiritualité, lui, si taraudé par l’étrangeté de tout : « Entendre Aline maugréer annihilait l’enchantement du panorama. C’était comme écouter des lieder de Schubert en mangeant des Krisprolls. » Sa bonne volonté n’y suffit pas, ne tarit rien de la source étrange où naissent les impressions. Quitte à ce que notre antihéros ruine lui-même ses propres efforts. Ainsi après une petite promenade sur les hauteurs : « Elle avait les orteils rougis par l’échauffement. La première image qui me vint à l’esprit en les regardant fut une barquette de chipolatas préemballées. J’aurais dû me garder de lui dire. » Mais qu’en faire d’autre, lorsque l’image s’impose à un personnage aussi peu sûr de lui ? aussi désarçonné par la relation à l’autre ?

 

Le plaisir que l’on prend à lire Le Front russe, immédiat, irrésistible, pourrait être comparé à celui que procure la dégustation d’un assortiment des meilleures confiseries. Mais celles d’antan : rien de chimique là-dedans, que du bon sucre roux à l’ancienne. Le sarcasme mâtiné de pudeur, la facétie teintée de langueur, la férocité du trait, la vivacité de la repartie, des enchaînements, confèrent à ce roman une efficacité légère et distrayante. Quelques sillons à peine tracés laissent toutefois entrapercevoir une dimension plus intimiste, plus sensible et moins immédiatement cocasse : je ne doute pas que Jean-Claude Lalumière saura, à l’avenir, les creuser davantage, histoire de révéler ce qui se cache toujours derrière les apparences. 

 

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