De la guerre que se livrèrent républicains espagnols, anarchistes et franquistes, l'on peut raisonnablement penser que tout ou presque a été écrit. Pour Laurine Roux, il ne s'agissait donc pas tant de refaire l'histoire que d'étayer son écriture romanesque à une résonance personnelle : le souvenir d'un arrière-grand-père qui, sous Franco, contribua à exfiltrer des centaines d'anarchistes. C'est peu dire, donc, que L'autre moitié du monde la travaillait depuis longtemps.Après le succès d'Une immense sensation de calme et du Sanctuaire— tous deux un peu hâtivement classés parmi les récits post-apocalyptiques —, Laurine Roux manifeste ici une manière très originale, concrète et lyrique, intime et universelle, de se lancer dans une littérature de l'épopée historique. Pour, in fine, nous livrer son roman le plus tragique.
Ce n'est pas pour autant une autre Laurine Roux que le lecteur découvrira : il retrouvera aisément la romancière portée par un sentiment viscéral de la nature, pastorale lorsqu'elle évoque le monde des couleurs, des odeurs et de toute autre matière (ainsi des effluves de cuisine, piment, olive, herbes, pain aillé, tomate, oignon, poisson), sensible aux présences animales (chiens, grenouilles, carpes, civelles, alevins...), pénétrante dès qu'il s'agit de décortiquer les mécanismes du clan familial, et d'une tendresse instinctive pour l'enfance et l'adolescence ; comme dans ses précédents textes d'ailleurs, affleurent la chair des jeunes filles et les pulsions honteuses, irrépressibles, féroces, qu'elles attiseraient chez certains hommes.
Pourtant, c'est bien une autre facette de Laurine Roux que nous découvrons. Sans doute cela tient-il au cadre même de cette histoire qui, en la contraignant à une certaine justesse factuelle, à une certaine sobriété historiographique, la conduit à sculpter différemment son écriture, devenue plus sèche, plus poreuse aux spécificités d'un contexte, aux impératifs de la geste politique, aux nécessités brutales des sentiments dans l'histoire, enfin à tenir en bride son inclination pour les images naïves ou ingénues. C'est comme si elle avait décidé, sans jamais défaire ce qui constitue son mouvement premier, sa patte primitive, de s'autoriser une plus grande distance avec la narratrice. Bien sûr rien de tout cela n'est écrit, tout passe entre les lignes, dans le brumeux marécage du texte, mais il m'a semblé que le « je » laissait finalement davantage affleurer le « elle ».
Laurine Roux seule saura l'expliciter, mais on peut entendre bien des choses dans « l'autre moitié du monde », titre où s'exprime une binarité assez radicale. Celle de la lutte, front contre front : franquistes contre anarchistes. Celle de deux mondes : ouvriers et paysans — on s'attachera spécialement à Toya, que l'on suivra sa vie durant —, contre propriétaires terriens et grands bourgeois, dont « la Marquise » brandit fièrement le flambeau. Celle aussi de deux modalités de l'esprit humain : l'intellectuel et le manuel, dont la réconciliation des deux est, peu ou prou, le rêve de toute révolution sociale. Binarité enfin, jusques et y compris dans ladite révolution, des hommes et des femmes. Mais cette dualité ne va pas sans sa part de légende, et la mythologie est coriace. Revient alors au roman d'insuffler un soupçon de scepticisme, d'incertitude et de tendresse dans la mécanique des volontés idéologiques et politiques ; et de redonner une âme et une chair aux êtres qui portent l'histoire autant qu'elle les emporte.
Et puis il y a l'amour... Qui achève de donner à cette épopée son tour définitivement romanesque. Dans cette Catalogne éternelle, avec ses paysans, ses nobliaux, ses curés et ses seigneurs de guerre, la découverte de la chair et de l'amour va conférer au récit — et à l'aspiration révolutionnaire — une dimension puissamment lyrique. Mais l'amour, ici, c'est d'abord celui des mots. Toya, toute jeune fille encore, se découvre inopinément séduite par les séductions de la langue, ou plus précisément par ce que la langue, pour peu qu'elle soit juste et précise, a de séduisant. La langue, oui — une élocution, un phrasé, un timbre — peut mener à l'amour. Même si c'est d'abord de la défiance qu'inspire à Toya celle d'Horacio, l'instituteur, qui n'a « ni bras robustes, ni corps vaillant », seulement des « mains de femme ». Mais le corps est un bien piètre rempart lorsqu'on se sent « fendue en deux par la force des mots ».
Ayant la chance d'être son éditeur depuis cinq ans, j'attendais avec une certaine appréhension ce troisième roman de Laurine Roux, dont je savais qu'il différerait un peu des précédents. Les choses semblent lui être venues presque naturellement, en tout cas instinctivement, et surtout elle avait le souci de ne pas refaire du Laurine Roux, l'envie de se mettre à l'épreuve. Je veux donc lui redire ici ma fierté de pouvoir la suivre depuis ses débuts, et bien sûr souhaiter à L'autre moitié du monde le plus vif et le plus mérité des succès.
Je ne m'attendais pas, quatre ans bientôt après la disparition d'André Blanchard, à trouver à mon courrier un exemplaire d'Un début loin de la vie. D'autant qu'il est proposé ici quelque chose d'un peu différent de ce que l'on trouve dans ses autres carnets, ce livre-ci étant scindé en deux parties : la première, Ex-voto, écrite en 1999 et dont des extraits furent publiés en 2007 dans La Revue littéraire, et la seconde, Notes d'un dilettante, constituée de ses carnets en tant que tels, mais qui nous font remonter aux années 1978/86.
La première partie est d'ailleurs un peu plus ardue. Dense, volubile, à prendre en bloc, on pourrait la croire écrite dans un souffle - mais par grands vents. Toutefois, si l'on y retrouve le tumulte ordinaire de cet esprit toujours un peu irascible, il y a aussi dans ce long chapitre où la nécessité le dispute à l'humour jaune quelque chose d'assez touchant. André Blanchard en effet y revient sur ses années de gestation, la survie quotidienne d'abord (mais il en sera ainsi tout au long de sa vie), ensuite et plus encore le long chemin qui le conduisit à consacrer son existence aux livres et à sa seule passion de l'écriture. Blanchard écrit parce que vivre le déçoit, et sans doute fut-ce là, très tôt, le premier et peut-être unique de ses mobiles : écrire, non parce que cela permettrait d'embellir la vie, mais parce que là serait la vie même. Si l'existence pour lui n'a pas grand intérêt, puisqu'aussi bien il s'agit surtout de survivre, au moins lui trouve-t-il ce mérite, cette grâce peut-être, de se laisser écrire.
Blanchard est un ultra-sensible, d'ailleurs plutôt romantique, qui vit assez mal le cours des choses et, disons-le, la fréquentation de ses semblables. C'est là un sentiment qu'il éprouve assez tôt, après qu'il aura (brillamment) passé son droit et fini par comprendre que la carrière le mènerait à une existence qui ne lui ressemblerait en rien. Mais il faut bien vivre et, pour lui, la plus haute marche de distinction sociale sera celle du prof, erreur de vocation qu'il ne tardera plus à vivre comme une nouvelle preuve de la décrépitude générale du sentiment littéraire ; il quittera donc le métier, et tant pis s'il faut se contenter de peu - pionnicat, magasinier, gardien de musée, vendangeur.
Et puis il y a K. sa compagne, dont on sent combien elle est une raison majeure et particulière de se maintenir dans la vie. Dès ces années-là on se demande d'ailleurs ce qu'il aurait été sans elle, sans cette complice de tous les instants et de toutes les lectures. Pas du genre à s'épancher, Blanchard, vrai pudique, tourne toujours tout de manière à ce que l'humour y laisse sa trace, fût-elle voilée ; charge au lecteur de faire la part des choses. Et il a ce mot, auquel bien des écrivains ou des artistes pourraient souscrire : « Je comprends que, parfois, K. manifeste un brin de lassitude face à mon numéro d'artiste sans public ; comparé à son soutien, ce que je peux lui donner commence à faire maigre. Certes, elle n'a pas besoin que je sois reconnu pour croire en ma valeur, il n'empêche que cette éventualité lui serait douce (et à toi donc, hypocrite !) ».
Ce qui surprend toujours chez Blanchard, c'est le tranchant, la concision de sa ludicité, pendant de son aversion pour les discours qui emberlificotent et les petites manières du parler - où il voit surtout une ruse du paraître, comme un hommage de la vacuité à la profondeur d'esprit. Son admiration pour les écrivains, conjuguée à ce qui, en lui, brûle d'en être, n'empêchent en rien sa clairvoyance à propos d'un milieu qu'il ne connait finalement que par les livres, ni quant aux motifs entremêlés qui poussent tel ou tel à se proclamer écrivain. Témoins, ces deux fragments :
« Il y avait là ce qu'il faut pour affrioler l'écrivain piaffant, à savoir le mot "oeuvre", chouchou de son vocabulaire, qu'il place tel le camelot son baratin afin que l'amateur soit en alerte. De le prononcer avec un rien d'enflure, comme bien on pense, l'oblige à avoir la bouche en cul de poule, ce qui est parfait : ça mime la ponte. »
Et, après une tirade autour de la séduction :
« Plus tard, lorsque je tomberais les livres comme un don Juan, enfin, à mille et quelques près, me filerait de l'urticaire ce sous-entendu commun à tous les écrivains peu ou prou, cette rengaine entonnée dès que la question de la vocation était sur le tapis : d'aussi loin qu'il me souvienne, reprenaient en choeur tous les auteurs, j'ai toujours su que je voudrais être et serais écrivain. Traduisons : déjà dans mon berceau je versifiais comme un dingo ! Ou bien, variante : cette odeur, mêlée à celle du lait, et dont je ne savais pas encore reconnaître la saveur d'encre, c'était toute ma vie future qui sortait de mon biberon ! Il est des avortements qui se perdent.»
Dans un petitmilieu qu'aimantent parfois le désir du spectacle et de l'esbroufe, il faut reconnaître que lire Blanchard permet de rendre la littérature à son silence et à sa nécessité.
* * *
Ces carnets, qui couvrent donc la période 1978/1986, ont ceci de frappant que tout Blanchard, jeune trentenaire, est déjà là : son amour de la solitude, de la campagne, des chats (« Grelin », dont on sait qu'il sera, des années plus tard, remplacé par « Nougat ») ; sa circonspection à l'endroit d'un certain moderne, clinquant, frimeur, consumériste ; et bien sûr ce déplaisir à trouver son époque trop froide, trop brutale, cette manière de la prendre à rebrousse-poils. Et il est, à le lire, étourdissant de mesurer combien ces quarante dernières années ont passé vite.
Les années 80 en France, c'est bien sûr l'arrivée au pouvoir de la gauche. Si le vieil anar voit sans déplaisir le « puant » Giscard expédié sans manières, il n'en cultive pas moins, très tôt, une certaine défiance envers les nouveaux-venus et le nouvel esprit qui prend corps dans le pays. Entre l'installation de Disneyland à Marne-la-Vallée et les radios libre (« quelle nullité ! » s'écrit-il), il ne manque pas de cibler la fascination technologique du temps (« On va mettre 2 milliards de francs pour doter les collèges en ordinateur. Pendant ce temps-là, les bibliothèques desdits collèges ne font presque plus peur à un illettré. ») Il peut arriver que les politiques en prennent parfois pour leur grade, mais gageons que là n'est pas le Blanchard le plus intéressant ; la politique de toute façon ne l'a jamais passionné, et c'est finalement moins à elle qu'il s'en prend qu'à un certain climat général, qu'aux réflexes et à l'inconscient d'une époque :
«À chaque année son invention dans la connerie : en 1983, c'est la gym tonic, dite aussi aérobic. Cela passe à la télévision et c'est suivi par sept millions de personnes ! Nul doute que quelques-uns de ces benêts claqueront d'une crise cardiaque devant leur poste. Il y a mieux. Un article de presse m'apprend que les partisans du jogging polémiquent avec ceux de l'aérobic, les premiers se disant amateurs de bien être et ennemis de l'effort en groupe, disant de l'aérobic que "c'est l'armée". Je trouve cela renversant ; en somme, c'est à qui revendique le plus d'avoir pour faire l'âne. C'est un peu comme si les lecteurs de SAS et ceux de Guy des Cars se querellaient au nom de la littérature à défendre. »
On en revient toujours à la littérature, et c'est heureux. Car elle est, celle-là, en dehors de K., de son chat, des acouphènes dont il souffre et pour lesquels il n'a de cesse de consulter, l'objet de son exclusive attention. Où l'on vérifie d'ailleurs qu'entre son premier et son ultime carnet (soit entre 1978 et 2014), la constance de ses affections littéraires ne dévie jamais, pas plus que son goût pour les souvenirs, les correspondances et les journaux d'écrivains. Toute sa vie durant, il tournera d'ailleurs autour de quelques-uns, poignée d'irréductibles avec lesquels, s'agissant des idées générales, il ne partage pas toujours grand-chose, mais dont le style et la sensibilité le remuent : Mauriac, Greene, Proust, Flaubert, Balzac, Léautaud, Jouhandeau, Renard - ou encore Albert Cohen, dans lequel il dit entrer avec une certaine méfiance, avant finalement, lisant Belle du Seigneur, d'y puiser « un émerveillement» et d'en sortir «impressionné par la férocité de la satire, et touché par ce qu'est ce livre : un réquisitoire contre la FORCE.»
Mais il en va bien sûr de ses irritations comme de ses bons plaisirs : celles-là aussi le suivront toute sa vie. Et c'est heureux pour le lecteur, Blanchard n'étant jamais aussi bon que lorsqu'il souffre d'accablement : il peut alors sortir son canif. Ce mot sur Gide, par exemple, dont il cerne d'un mot l'ambition : «En somme Gide aurait réussi sa grande affaire : que ce qui choque finisse par plaire. » Mais comme il ne cultive aucun dogme, il pourra aussi, après avoir lu son Journal, en faire l'éloge : «Il y a là une des proses les plus élégantes que la littérature ait produite. » Cela dit, c'est toujours dans le grincement qu'il excelle. Ici, à la mort d'Aragon : «Retrouvera-t-il ses deux amours : Elsa et Staline ? C'est là que le matérialisme est embêtant. »
Il faut dire que Blanchard n'a pas beaucoup de tendresse pour ceux des écrivains et intellectuels qui se menottèrent un peu trop serré au Parti communiste. Ainsi de Marguerite Duras - qu'il n'a jamais supportée -, alors qu'il peut tout à fait, fût-ce entre deux agacements, témoigner son considération pour Simone de Beauvoir. Quant à Sartre, évidemment, c'est autrement plus mitigé... À sa mort, Blanchard note :
«Que dire ? Ce fut un cerveau, et là je salue ; mais artiste, il ne le fut qu'à ses débuts. Les uns pleurent un maître, tout en n'ayant de cesse depuis quelques années de dénoncer les maîtres-penseurs. D'autres portent en terre un père politique et révolutionnaire... oui, mais voilà le piège du conditionnement : un jour on lit La Nausée, Le Mur, l'admiration légitime est acquise, dès lors la séduction qui s'ensuit vous fait cautionner n'importe quoi tombant de la bouche du monsieur, et le mensonge de nourrir toutes les cervelles malléables de la jeunesse. Oh ! ce "tout anti-communiste est un chien", donc à écraser, comme cela vous vicie le jugement voire une vie ! Tout cela, ce régime de terreur intellectuelle, ces leçons données par bourgeois et grands bourgeois au peuple, pour son bien, ce n'est pas permis. Quand je pense à Sartre, je pense à Camus avec encore plus d'affection.»
Reste Marguerite Yourcenar, étrangère aux accointances politiques, elle-même se voulant au-dessus de la mêlée, et qui suscite son plus grand ravissement. Il écrit à son propos, lorsqu'elle fut reçue à l'Académie française le 22 janvier 1981 (c'est une chose que l'on peine à imaginer, mais la cérémonie fut retransmise en direct à la télévision) : « Sa voix chaude quoique marmoréenne, on eût dit la traduction du choeur antique chargé de dire ce qui est éternel.»
* * *
Mais c'est une gageure que de vouloir rendre le ton de ces carnets en se contentant d'en extraire quelques traits plus ou moins sonores. Car il ne s'agit jamais que d'annotations qui, prises en elles-mêmes, et aussi intéressantes fussent-elles, n'en trouvent pas moins leur cohérence qu'entre les lignes et sur la durée. C'est pourquoi la lecture de ces tout premiers carnets est passionnante pour qui aime se chauffer un peu l'oreille au feu d'André Blanchard, tant on y sent, très tôt, sa drôle de hargne à vivre, à rester en vie, et ce mouvement complexe qui le conduit à se tenir autant que possible dans les marges du monde sans pouvoir, ni vouloir, tout à fait le quitter. S'il ne s'agit pas, pour le lecteur, d'adhérer à tout, d'acquiescer à tous ses emportements, ni de consentir à sa défiance toujours un peu eczémateuse envers le moderne, il n'en reste pas moins vrai que Blanchard donne à entendre un timbre sensible et singulier ; cette voix commence à filer dans les limbes - mais il est vrai qu'elle fût méconnue déjà de son vivant -, et elle manque à la littérature. Jamais là où ça se passe quoique y prêtant toujours une oreille attentive, revendiquant fièrement sa condition de prolétaire mais goûtant mieux que d'autres aux exigences de l'élégance, André Blanchard était une sensibilité en acte, un homme né à côté de son temps mais qui, si d'aventure le goût se perdait et qu'on ne savait plus bien à quelle oeuvre se vouer, pourrait utilement remplir son office de boussole, lui qui jugeait «regrettable» que « dans la littérature d'aujourd'hui, l'intelligence [ait] pris le pas sur l'esprit. » Homme et écrivain de l'humeur, aussi incapable de concessions qu'intraitable avec lui-même, il éprouvait avec une très grande intensité la fragilité de ce qui le reliait au monde. Et s'il vécut modestement, la chose lui était sans doute moins intolérable que la perspective du moindre effort pour parvenir. Nous sommes en 1986, André Blanchard a trente-sept ans, et ce mot : « Finalement, c'est le coeur plutôt comblé que je quitterai ce monde puisque, à côté de ma part de déboires et de souffrances, j'aurai connu avec K., avec les livres, avec les animaux, le plaisir et la joie. Amen.
André Blanchard, Un début loin de la vie
Éditions Le Dilettante
Ah, Blanchard… ! Ce monstre sacré, ce maître mésestimé. Je l’attendais, celui-là, depuis Contrebande et Entre chien et loup : impossible alors de résister aux griffes de ce tempétueux animal, styliste comme on n’en fait plus, gouailleur de première et goguenard en pagaille. Il nous revient, donc, avec sa manière bien à lui de pèleriner, usant gaillardement ses godillots et bousculant au passage toute la mauvaise poussière amassée par l’époque. Le pèlerinage, cette déambulation intime sur les chemins de la mémoire, n’induit certes pas chez Blanchard un quelconque apaisement, la chose serait presque outrageante, mais une tranquillité étrange. Ses griffes sont acérées, c’est certain, ses lames aiguisées, elles ne demandent pas mieux que de rayer une bonne fois pour toutes la carrosserie des morales communes – excepté celle des 2 CV... Mais voilà que les coups de pattes se font moins saignants, qu’ils effleurent davantage qu’ils n’entaillent, laissant planer au-dessus de tout ça une sorte de douceur de fin du monde. Cela étant, s’il y a de la déploration chez Blanchard, autant dire qu’elle est rudement combative ; foin de pacifisme bucolique ici : la nostalgie des mondes perdus ne transforme jamais aucun sale gosse en béni-oui-oui. L’humanité à vif ne saurait sans faillir se concilier les bonnes grâces du monde. On se dit, donc, qu’il a raison, que « boire un coup facilite la digestion quand les couleuvres sont au menu.»
La force de Blanchard, outre ce style inimitable, ce franc-parler de vieil anar qu’on dirait tout droit sorti de la grande époque des duels littéraires, c’est d’être aussi touchant dans la colère et le sarcasme que dans la gentillesse et la mélancolie. Ce n’est pas qu’il soit spécialement plus indulgent qu’hier, mais il a dans ce livre-ci une manière de revenir à lui qui, peu ou prou, l’écarte des combats perdus d’avance, l’encourage à grimper fissa vers les hauteurs ; ou plutôt à prendre la clé des champs, ceux de nos villages et de ces « gens de terre » dont il partage les intuitions, la simplicité de coeur, l’antique morale même. C’est une manière de s’émouvoir du grand vide dans les églises (« la pitié les sauva, la piété les abandonna »), ou du destin et de la vie des nouveaux paysans (« N’être jamais sorti de son trou et connaître le globe comme sa poche, c’est plié. Redisons-le : il n’y a plus de ploucs »), de flâner dans la grande ville ou entre les tombes, de pèleriner devant le porche de son ancien collège, à Besançon, là « où j’ai éreinté mon allant et, tête de Turc, désappris la confiance, lâché au beau milieu de la bourgeoisie, la grande plutôt que la petite, laquelle ne m’envoya pas dire, sinon en termes moins trouvés, que nous n’avions pas eu les mêmes matins de Noël, ni les mêmes lieux de vacances. » Il conserve tout de même une dent contre ceux-là, quoique moins mordante, même s’« il aura fallu rien de moins (…) qu’un Proust et un Mauriac pour que je me raccommode avec cette classe-là, ou plutôt avec son élite. C’est le fin du fin, quand les livres valent absolution. »
Pour peu que la formule revête quelque sens, il y a chez Blanchard une espèce un peu inédite de rude sentimentalité. Que le monde lui inspire des pensées en bras de chemise est davantage le signe d’une sensibilité à fleur de peau que d’une quelconque et insatiable bougonnerie. L’on n’est pince-sans-rire, c’est bien connu, que pour frayer un autre chemin à ses amertumes et détourner ses tristesses des voies du ressassement. Aussi le livre est-il hanté par l’enfance, et par ce père trop tôt disparu, à propos de quoi on peut lire, si joliment, que « si ce fichu catéchisme promet que nous retrouverons nos morts, il nous interdit d’anticiper l’appel. Voilà du cornélien qui dépassait le haut comme trois pommes. » Blanchard n’est pas du genre à faire des manières, il excave, déterre et décortique ; et constate sans doute que ce qu’il est n’est en rien différent de ce qu’il fut. Débusquant « cette précoce volonté de n’être rien », constatant qu’il s’agit d’« écrire non pour éterniser l’enfant que nous fûmes, mais pour l’enterrer », précisant comme dans un remords que « c’est jouable, sur le papier. »
Étrangement, je raffole chez Blanchard ce que je n’aime pas chez d’autres. Le goût de ce qui claque, de ce qui conclue, de ce qui achève, ce quelque chose de direct et de lapidaire que l’on ne peut entendre qu’à la condition, ô combien remplie chez lui, d’une humanité que l’on devine bouleversée, désolée, atteinte. Ces formules géniales, qu’il déverse pas seaux : « Sartre urinant sur la tombe de Chateaubriand. Ça ne pissait pas loin. Dire que toute une génération se réclama de cette gaminerie, la plébiscita comme un exploit, une manière de régicide. On a les 21 janvier qu’on mérite. » C’est que toute cette colère, toute cette agacerie, ne va pas sans une disposition naturelle à aimer et à admirer. Il y a ce passage au Père Lachaise bien sûr, ces visites à Balzac, à Proust, à Desproges. Mais plus encore cette célébration de Calaferte, qui, dit-il, l’a « sauvé », dont il écrit que la lecture des Carnets « l’a émancipé » naguère de ses « écrits romancés », et dans lesquels il trouve l’explication même de ce qui l’autorisa à écrire. « Résumons : la dévastation de soi par le sort qui vous est échu, c’est cela qui vous ferme le poing ; d’où la question : comment toujours cogner sans se salir ? Par le verbe. Que celui-ci transfigure la violence, et voilà Calaferte sauf. » C’est que si l’homme est las d’un certain monde, d’une certaine époque, d’une certaine légèreté, il sait de source sûre ce qu’est un écrivain : « Le nez en l’air, ça le connaît, comme si les phrases se planquaient au plafond. Il y a de ça. Ne dit-on pas, de l’inspiration, qu’elle descend, quand l’angoisse, elle, monte, enfin, pas plus haut que nous. »
André Blanchard, Pèlerinages - Editions Le Dilettante Paru dans Le Magazine des Livres, n°17, juin 2009
Quand un beau jour j’ai commencé à picorer dans les Carnets d’André Blanchard, autant dire que j’ai fissa pris goût à m’en prendre plein le bec. Non que je me fusse senti nécessairement visé par ses rugueuses rosseries, mais c’est la force de toute bonne littérature que de savoir nous exciter la raison sans négliger de nous chatouiller l’humeur. Donc, j’ai aimé, d’emblée, cette rudesse. Peut-être parce que je sentais bien, au fond, que Blanchard était un tendre qui se donnait pour règle de ne rien taire : l’agréable pouvait attendre. On peut dire qu’à cette aune il se tient bien en marge des lubies contemporaines, qui vous feraient passer les mièvreries du cœur pour des élégances de l’esprit et vous refilent en loucedé votre dose de bonne santé mentale. C’est que, comme Blanchard l’écrit à propos de Jack-Alain Léger (qu’on est d’ailleurs bien content de trouver ici), « la littérature [n’a] rien à fiche des gens bien portants. » Tant pis pour l’hygiène des activistes (non-fumeurs) : « si la peine de mort existait toujours, ils refuseraient au condamné sa dernière cigarette au prétexte de ne pas polluer les autorités présentes » (la question pour l’écrivain ne se posant d’ailleurs simplement pas : « si je ne peux plus fumer, je suis foutu. ») Et si « vieillir, c’est tout de même tâcher de liquider ce qu’on a en stock comme superstitions », on ne pourra que souhaiter à l’humanité de se hâter.
Pour le lecteur, la facilité serait toutefois de résumer Blanchard à ses démangeaisons. Et si de traits d’esprit, ses Carnets ne sont jamais dépourvus, leur prix n’en est que plus grand au fil des ans. Car il faut sans doute d’abord les considérer comme de fortes saillies inséparables du mouvement qui, d’une certaine manière, maintient en vie. Car s’il peut arriver que les Lettres n’y suffisent pas (« il y a des jours où la littérature ne nous transfigure pas. Elle partage alors ceci avec Dieu : c’est un credo à l’aveuglette »), elle n’en est pas moins ce qui fait qu’on peut résister à l’usure, ou à la dépression : « du fond de ce marasme, de ce désarroi vertigineux, je me serai toujours guidé sur cette lumière au loin, bien falote certes, lumière quand même, et qui est la littérature. » C’est la preuve qu’on aurait bien tort de chercher à s’amuser en lisant Blanchard, qui n’a rien d’un divertisseur et qui, si l’on peut bien trouver quelque plaisant caractère à ses bons mots, n’en reste pas moins en lutte perpétuelle avec l’existence. Ce pourquoi, le monde étant ce qu’il est, l’on pourra sans doute dire de lui ce qu’il écrit de Léautaud, à savoir qu’il « écrivit plus qu’il ne vécut, ce qui s’appelle vivre. » On le trouvera impitoyable, entendez injuste, lorsqu’il qu’il prolongera Mauriac traitant son époque de « parvenue du néant » pour dire de la nôtre qu’elle « en serait plutôt la traînée. » Encore une fois, pourtant, le courroux n’est jamais que la face sombre du chagrin devant l’existant, un refus d'ensevelir ce qui fut au prétexte de modernité – « l’heure de gloire qu’aime s’offrir une génération, c’est d’enterrer la précédente » écrit-il en pleurant Brassens.
Dans ce droit fil (et il faut bien confesser qu’on s’est quand même gondolé en le lisant), Blanchard a ce tranchant singulier qui achève de ridiculiser l’euphorie toute triomphante du culturel. Les institutions en prennent pour leur grade, c’est donc très amusant. à l’instar du Frac de Lorraine (Fonds Régional d’Art Contemporain), qui « roule pour le conceptuel, non sans, emporté par son élan, rouler le public. » Il faut dire que la « putasserie des publicitaires » domine assez largement l’époque, certains allant même jusqu’à jouir de l’estampille artistique ; ainsi celui-là, d’artiste, qui, sur le carton d’invitation d’une intervention-performance, use d’un charabia finalement peut-être plus incohérent que pontifiant, et dont on voit mal ce que l’on pourrait en dire d’autre que ce qu’en conclut Blanchard : « ce que c’est, de ne plus se sentir pisser. Au lieu du niveau, c’est la mousse, qui monte. » L’art contemporain n’a pas trouvé ici son meilleur avocat, qui de son côté ne ménage pas ses effets de manche. Et Blanchard, qui, on le sait, gagne sa vie comme gardien de musée, d’aller converser avec des visiteurs qui passent devant un aspirateur sans doute mal rangé : « je pouffe et les rassure, non l’aspirateur ne fait pas partie de l’expo. Comme quoi le recyclage des poubelles par l’art contemporain, c’est entré dans les têtes.»
N’empêche, la grande affaire, c’est la littérature. Comme tout un chacun, Blanchard y a ses élus, et tant pis pour les autres : « Il y a de ces plaintes, je ne vous dis pas ! ainsi Nourricier, type d’écrivain au-dessus de ses moyens, qui se penche sur son manque de chance d’être né dans une famille bourgeoise, parce que c’est un "milieu sans ciel ni folie." Il est bien connu que chez les prolos ces friandises-là, c’est à volonté. » C’est comme pour le reste, il peut bien balancer : puisqu’il sait admirer. Alors on lira dans ces Carnets d’admirables pages, sur Simone de Beauvoir (« comme quoi, cela arrive, de devoir reboulonner les idoles »), sur Barrès, Bernard Franck bien sûr, qui fut parmi les tout premiers à le saluer, Brenner, ou Kazimierz Brandys, dont la lecture met dans sa bouche des mots d’une grande tendresse.
Que ceux qui ont une dent contre le monde aillent donc rôder un peu du côté de chez Blanchard, histoire d’étayer leurs intuitions. Subsidiairement, ce sera l’occasion d’une jolie petite claque littéraire. Et si la modernité n’est assurément pas le fort du gardien de musée, n’empêche, on est bien contents, nous autres qui avons sombré dans les blogs, car oui, il doit bien reconnaître, quand même, que sur ceux-là on parle un peu de cet écrivain unique en son genre : « repêché par ce que j’ai débiné », avoue-t-il ; quitte à ne pas retenir sa pirouette : « Internet est le nouvel Évangile ; et moi, le mauvais larron. » On s’en fout. Blanchard, c’est de la salubrité ; et publique, avec ça. Bonne route.
André Blanchard, Autres directions - Editions Le Dilettante Paru dans Le Magazine des Livres, n° 29, mars 2011
AprèsDes carpes et des muets, d'Édith Masson(Prix Erckmann-Chatrian2017), j'ai donc la chance d'être l'éditeur d'un autre très beau premier roman. J'allais d'ailleurs commencer en disant que ces deux textes évoluaient dans des registres très dissemblables, pourtant l'on pourrait au moins leur trouver une certaine communauté d'esprit – un goût partagé pour l'étrange, un même désir de propager le trouble et de faire de la nature un quasi personnage, une même attention à la rugosité première du monde. Les ressemblances pourtant s'arrêtent là : pour le reste, nous sommes aux antipodes – et pas seulement géographiques, même si les deux sont nettement orientés à l'Est...
Nous savons peu de choses de Laurine Roux, qui est toutefois est loin d'être une inconnue pour les amateurs de nouvelles ; elle reçut d'ailleurs, en 2012, le Prix International George Sand. Professeur de lettres modernes, lectrice de Giono, de Cendrars (dont elle fit l'objet de ses études universitaires) ou de Sylvie Germain, cette voyageuse connaît bien les terres du Grand Est glacial dont il est ici question, et revendique aussi l'influence déterminante – et perceptible peut-être – du McCarthy de La Route... Voilà pour l'esquisse d'un univers très marqué, sauvage, organique, non exempt de lyrisme ni de poésie.
Sous nos yeux, un monde réchappé d'une ancienne guerre. Les hommes sont morts, ne restent que quelques femmes et des enfants. Les terres alentour sont ingrates, les montagnes menaçantes : on dit – les très vieilles femmes disent – que tout là-haut se seraient établis des "Invisibles", créatures dont on ne sait rien ou seulement ce qu'en souffle la rumeur, ce qui est pire. Une jeune fille pourtant y rencontrera l'amour. Et y jettera toute sa vie.
Une immense sensation de calme est un texte peu ordinaire. On pourrait invoquer le conte noir, mais ce ne serait pas tout à fait exact : il y entre trop de lumière, trop de cette clarté fuyante mais tenace qui conduit le livre aux limites du merveilleux. L'on sent chez Laurine Roux une certaine inclination pour la fin du monde (McCarthy rôde...), mais jamais aucune tentation de l'uchronie, et moins encore de la science fiction. Ce qui l'occupe dans ce roman, c'est, d'une certaine manière, de transposer le continuum humain dans l'univers du conte ; et si l'on s'approche du merveilleux, alors c'est un merveilleux plausible, du moins jamais complètement improbable.
D'ailleurs, étrangement, ce roman fait du bien. Évidemment pas dans l'acception du feel-good contemporain, et c'est peu de le dire, mais en ce sens qu'il pose un regard à la fois très cru et très sensible sur notre destinée, comme si dans la boue, la souffrance et la lutte reposait ce qui forgeait et exhaussait notre humanité même. L'âpreté des visions, des couleurs, matières, limons, odeurs, sang, pourriture, humeurs, le dispute à des élans poétiques parfois admirables, pleins de profondeurs et d'échos, et l'on se trouve bien vite captivé par cette énergie souterraine qui doit autant à des élans viscéraux qu'à des intuitions quasi mythologiques. Et si c'est moins un monde d'après la tragédie qui est ici dépeint que le tragique même du monde, on se laisse étonnamment entraîner par l'étrange beauté qui subsiste et s'acharne. Avant de refermer le livre et de retourner vaquer dans nos vies en éprouvant quelque chose qui, en effet, n'est pas loin de nous procurer une immense sensation de calme.
Laurine Roux, Une immense sensation de calme - Éditions du Sonneur
PRIX SGDL RÉVÉLATION 2018 de la SGDL
Venu tardivement à la littérature, Marc Villemain, ancienne «plume» socialiste, a écrit des livres durs avant de s’autoriser de délicates nouvelles sur l’amour.
Il y a du monde à Étretat (Seine-Maritime). Les parkings sont pleins et les crêperies bondées. « C’est la dernière semaine des vacances de la Toussaint,explique Marc Villemain. Dans quelques jours, il n’y aura plus personne. » Sa maison blottie au fond d’une courette de ville est à l’abri des touristes et des vents venant de la plage. Dès qu’il peut, il quitte Paris pour venir ici. Cet écrivain discret a le goût de la province.
Il vient de publier son sixième livre, Il y avait des rivières infranchissables,un recueil de nouvelles très intime sur les premiers sentiments amoureux. Rosaire doucement égrainé de ces émotions maladroites qu’on garde, sa vie durant, enfermées dans son cœur. Son narrateur a une dizaine d’années, à peine moins, un peu plus, puis un peu plus encore. Le collège, le lycée. Histoires de petites amoureuses et de baisers volés, d’étreintes fugitives, d’attentes, de fiertés adolescentes, de hontes, de chagrins. C’est tendre, quelquefois tragique, ça met le rouge aux joues et réveille parfois comme un frisson ancien.
Marc Villemain est un de ces « enfants vieillis » dont parle Lewis Carroll, de ceux qui continuent à craindre de se coucher le soir. À l’heure des souvenirs lourds et des vilains cauchemars. Il est né en octobre 1968, dernier après trois grandes sœurs chez des parents tous deux professeurs de lettres classiques. « À table, se souvient-il, quand ils ne voulaient pas que l’on comprenne, ils parlaient latin.» Le père, proviseur du lycée de Loudun (Vienne), doit renoncer aux responsabilités pour raisons de santé. La famille s’installe alors à Châtelaillon-Plage en Charente-Maritime, puis à Saint-Vivien, un village à l’intérieur des terres. « L’été 1981, mon père est mort. J’allais entrer en cinquième. Tout a basculé. » Élève brillant, il décroche, se retrouve dans un lycée technique à apprendre la dactylographie (« J’avais les cheveux au milieu des épaules et j’écoutais du hard-rock toute la journée »). Il a 16 ans. Il quitte l’école, enchaîne les petits boulots et se sent follement libre.
« En même temps quelque chose mûrissait en moi. » Sans transition, lui qui a abandonné depuis longtemps la lecture avec Le Clan des sept,d’Enid Blyton, s’empare du Journalde Kafka. « Je recopiais des passages comme si sa noirceur rencontrait la mienne à ce moment-là. » Il se met à écrire compulsivement des nouvelles, dévore tous les livres qui lui tombent sous la main. Et surtout, à la télévision, il découvre Les Aventures de la liberté, déclinaison par Bernard-Henri Lévy de son livre éponyme (Grasset, 1991). « Je vois ce documentaire, je lis le livre, et j’apprends comme jamais je n’ai appris. Les figures de Céline, de Malraux, de Brasillach, de Proust. Dreyfus jusqu’aux combats de la décolonisation. L’histoire, la littérature, la politique, tout arrive en même temps. Et par lui. Comme je suis un jeune homme passionné et excessif, je lui écris. Des lettres de pedzouille : “Cher monsieur Lévy j’aime beaucoup ce que vous faites…” Et il me répond, une fois, deux fois, trois fois. Ça me donne des ailes. »
Cette révélation, et les bouleversements qui vont s’ensuivre, Marc Villemain les raconte dans un étonnant premier roman, Monsieur Lévy(Plon, 2003), livre de sa dette de jeunesse envers BHL, récit d’apprentissage, chronique littéraire, et surtout politique. Car, après avoir repris ses études à 22 ans, passé son baccalauréat à 25 et intégré Sciences Po Toulouse, il se retrouve au Parti socialiste, assistant parlementaire, puis « plume » de Jean-Paul Huchon, de François Hollande (alors premier secrétaire du PS), puis de Jack Lang. « Il m’a fallu du temps, mais je me suis aperçu que je n’avais ni le corps ni le tempérament politique. Que cela m’éloignait de la littérature. » Ce qu’il veut, c’est écrire. Et plus pour les autres.
En 2006, il publie chez Maren Sell Et je dirai au monde toute la haine qu’il m’inspire, les stances rageuses d’un politicien dévoré d’amertume. Suivront en 2009 un recueil de nouvelles cruelles (Et que morts s’ensuivent, Seuil), puisLe Pourceau, le Diable et la Putain, vociférant monologue d’un octogénaire misanthrope et haineux (Quidam, 2011). Ils marchent le regard fier (Le Sonneur, 2013), terrifiante anticipation, raconte comment, dans une société en proie à un délirant et assassin jeunisme, les vieux en viennent à descendre dans la rue pour défendre leur peau. Le paradoxe Villemain est que la violence des mots cache une palpitante tendresse. Toujours. On la retrouve à nu, cette fois, douce, délicate, dans Il y avait des rivières…
Marc Villemain a été critique (notamment au Magazine des livres), il est directeur de collection aux éditions du Sonneur. De la littérature il fait sa maison. Qu’il partage avec sa femme, Marie, à qui, depuis leur mariage en 2005, chacun de ses livres est dédié. Mais ce tout dernier est une déclaration d’amour. À n’en pas douter.
On sait tout le bien que je pense de Lionel-Edouard Martin, et l'admiration que j'ai pour son oeuvre - bien avant, donc, d'avoir le privilège d'en être l'un des éditeurs. Depuis une petite dizaine d'années (depuis, je crois, Deuil à Chailly), je n'ai de cesse de clamer ici ou là que cette oeuvre n'a rien à envier à celle de ceux que l'on reconnaît d'ordinaire comme nos plus grands prosateurs - quant à ce qui est de sa poésie,même s'il a pu m'arriver de la commenter, je laisse à des connaisseurs plus chevronnés le soin de l'évoquer.
C'est au romancier que je me suis donc surtout et toujours intéressé. Ce fut, d'abord, affaire d'écriture : j'avais découvert en le lisant quelque chose où j'entendais les grandes leçons de la littérature "classique", mais dans une forme et des modalités spécialement charnues, carnées, préhensibles pour ainsi dire, et qui me laissait entrevoir aussi une très enviable liberté de mouvement, de ton, de registre - quelque chose comme une autonomie propre ; enfin, j'admirais cette manière si sensible qu'il avait (qu'il a) d'évoquer ce que nous appelions naguère les "provinces françaises" sans jamais, au grand jamais, titiller la tentation régionaliste, et en parvenant même, gageure parmi les gageures, à tutoyer une sorte d'universel de la sensation et du sentiment. Mieux qu'un grand romancier, donc : un grand écrivain.
Icare au labyrinthe, qui paraît donc aux Éditions du Sonneur, constitue ce que lui-même appelle en privé le dernier volet de sa Trilogie des jeunes filles.
Dans Anaïs ou les gravières, où Lionel-Edouard Martin prolongeait, détournait, presque pastichait l'univers du roman policier, le narrateur faisait mine d'enquêter sur une jeune fille assassinée.
Dans Mousseline et ses doubles, avec ses allures de fresque ou de saga, notre jeune fille traversait le siècle français, montait à Paris et y découvrait la littérature et la passion amoureuse.
Enfin voici Palombine, héroïne d'Icare au labyrinthe, jeune femme tout ce qu'il y a de moderne, contemporaine même, facétieuse, enjôleuse, boudeuse, intuitive, frivole et spirituelle. Elle parle à la mode du jour, donne du mou aux manières, déleste les coeurs mélancoliques et cultive joliment l'esprit railleur. Le narrateur, littérateur vieillissant et nostalgique qui lui fait traverser la France en voiture, est d'évidence fort sensible à ces charmes qu'elle est assurément loin de méconnaître. Mais qui est-elle, finalement, cette Palombine ? Existe-t-elle au moins ? Rien n'est moins sûr, et c'est l'un des aspects les plus brillants de ce livre que de réussir à incarner un personnage tout en donnant à penser qu'il n'est que pur produit de l'imaginaire du romancier (“je n'oublie pas qu'elle est ma créature, je la perce avec facilité”).
L'auteur sculpte son personnage, sculpte Palombine, et c'est au travail de création de cette chair que le lecteur assiste :
Je la désirais jeune, d’une jeunesse blonde et ferme, avantagée par la nature, désirable – mon double opposé. Bientôt, la silhouette, d’esquisse, s’étoffa : je la voyais dans ma tête, mais sans pouvoir la dire. Je compris soudain ce qui lui manquait : l’épaisseur d’une histoire. Un corps est toujours une conséquence, il ne sort pas ex nihilo du moule. Comme le pain raconte le blé, des labours aux semailles, du germe à la moisson, de la meule au pétrissage, bras rouges de l’homme à la charrue, blancs au fournil, je me devais d’emporter Palombine dans un récit pour lui donner la consistance, le façonnage indispensable à sa vie parmi la mienne.
On le voit, dans le jeu de création se niche pas mal de mélancolie, laquelle est traitée avec cette forme de dérision qui est aussi une manière de poser le doigt sur ce qui éloigne des rives de la vie, et dont le narrateur souffre secrètement, intimement. L'enthousiasme de la jeunesse, la mélancolie de la vieillesse : ces deux caractères ne s'opposent pas tant qu'ils s'embrassent, se lient, se croisent, se nourrrissent l'un l'autre. D'où le jeu, d'où l'humour, d'où l'ironie, voies naturelle de cette mise en abyme.
Palombine, assise à la « place du mort », étudie une carte Michelin en égrenant des noms de lieux-dits :
– Comment tu fais pour te souvenir de trucs aussi bancroches, La Brequeille, Coubladour, des noms pareils? – Je me relis. C’est juste une trentaine de lignes plus haut.
Ce qu'il y a de très beau dans ce roman, c'est cela : tout ce qui persiste à lier, relier ces deux êtres qu'en apparence tout oppose. Que le vieil homme ait un faible pour la jeunesse, voilà qui ne surprendra personne ; il était moins évident que cette jeune fille aussi moderne trouvât autant d'agrément à la présence du vieil homme. Or, Lionel-Edouard Martin a su montrer que la chose était possible : que les générations ne s'opposent peut-être pas autant qu'on veut bien le dire, et qu'elles s'épient plutôt, se dévisagent, se jaugent dans un mouvement mutuel d'apprivoisement. D'où la grande beauté, la grande sensibilité de cette relation.
Cette Palombine est décidément un bonheur pour l'écriture de Lionel-Edouard Martin : elle lui apporte une fraîcheur, une énergie, un rythme qui lui permettent de jouer avec lui-même et ses propres marottes, elle l'accule même parfois à une forme de légèreté qui, loin d'affadir ou de normaliser ce que son écriture recèle traditionnellement de sensible et de délicat, lui donne ici tout son contraste. Sa nostalgie, du coup, perd un peu de la mélancolie qui y était enfermée, pour se muer en un sentiment nouveau, fait tantôt d'amusement, tantôt de curiosité, tantôt de sentimentalité. Et il faut bien le dire : parfois, Mousseline lui cloue le bec.
Parce qu'on n'est pas des chiens, non, mais des hommes et des femmes qui connaissent la terre et le travail des corps pour en tirer la nourriture. Et il vient de très loin, ce savoir, d'époques où se pencher pour cueillir la racine vrillait dans les lombes l'effroi d'un surgissement possible, rival, bête débouchant par derrière, brisant les vertèbres : et on gisait mort plus tôt qu'à son tour, on engraissait l'humus, se muait plante, pierre ; et ce qu'on mange, viande, légumes, poissons, pain, c'est à la fois cette peur et ce devenir et c'est pour ça que l'on respecte les aliments, qui sont un bout de soi-même dans l'éternel branle de l'univers : naissance, trépas, renaissances, toujours, infiniment, recommencés...
Depuis le temps que je le lis, je ne m'étonne plus guère d'entrer dans un nouveau texte de Lionel-Edouard Martin avec cette même envie opiniâtre, sans cesse renouvelée, de me laisser porter par ce qu'il me semble assez bien connaître déjà. C'est le grand plaisir des lecteurs qui lisent assidûment un écrivain et qui, à tort ou à raison, ont acquis l'intime conviction qu'ils n'ont, de lui, plus grand-chose à découvrir, que de toujours vouloir remettre leurs sensations sur le métier, observer ce qui, en lui, bouge, respire, continue de s'ouvrir. Lire comme pour perpétuer l'étonnement, en quelque sorte ; pour poursuivre la conversation ; pour jauger son humeur, aussi, s'assurer que le fluide ne s'arrête pas d'irriguer, d'abonder, de nourrir ce que, de toute façon, nous aimons déjà. C'est, en l'espèce, un exercice un peu subtil, tant Lionel-Edouard Martin se moque bien de surprendre, tant il s'acharne à exhausser et à transmettre ces choses vues qui, un jour, le conduisirent à écrire. Si bien qu'on se surprend à le lire comme lui-même, peut-être, écrit : avec cette joie un peu triste qu'inspire la visitation des mondes originels.
Rien n'est plus difficile - et ne serait plus idiot - que de clamer sa préférence pour tel ou tel roman de Lionel-Edouard Martin. Autant affirmer que ce Saint-Joseph-ci est meilleur que ce Saint-Julien-là : ça veut dire quoi, "meilleur" ? À un certain niveau, ce qui pourrait les distinguer n'est guère que leur âge : celui-ci, qu'on aurait bu un peu trop tôt, et cet autre, qu'on aurait laissé s'envieillir un peu - et dont la pâte y a gagné en matière et en rondeur. C'est un peu l'impression, au fil des livres - au fil des ans - que me laissent les romans de Martin : quelque chose me semble s'y assouplir et s'y affermir de concert : plus ferme et plus sec, le trait décisif ; plus souple et plus moelleuse, cette façon de cheminer, d'accueillir les sensations, de parcourir le temps et les paysages. Ce qu'on aurait volontiers désigné comme la "patte" de Lionel-Edouard Martin a simplement fini par devenir l'expression, comme qui dirait naturelle, de l'auteur. On pouvait bien décortiquer Martin, on pouvait bien se demander à quelle occulte science il confiait ses phrases, on n'a plus guère envie que de se mouler dans son pas, de suivre la marche tranquille d'un écrivain qui ne pourrait simplement pas montrer les choses autrement qu'il ne nous les montre. C'est à la fois virtuose et épuré, fluide et syncopé : désuétude de ton et modernité d'approche - façon alambiquée de dire la grande liberté d'un langage.
C'est un jour mou comme de la mie de pain saucée dans du civet. Mait' Louis a murmuré ça, comme ça : le jour est mou, sans parler à personne. Il n'y a personne à qui parler.
Mait' Louis : le guérisseur, le rebouteux, un comme on en faisait dans ces années-là, les cinquante et quelques, dans les campagnes de France. Celui qui se fait tant de mal à prendre celui des autres. Encore un de ces personnages authentiquement martiniens, comme d'ailleurs le sont Jean Dieu, le boulanger (et le pain, un presque personnage, lui aussi), et puis la tante, celle qu'on appelle "la vache" tant elle est grosse et impotente ; et ces deux-là, dont il se dit qu'elle serait la marraine, à la progéniture si faible. L'univers de Martin a toujours à voir avec le silence, c'est un monde d'économies, économie de mots, de sous, de tout - mais riche en ressenti, qu'on n'exprime pas pourtant, ou mal, ou qu'on tait, parce que la pudeur, parce que le bruit, parce que c'est comme ça, pas autrement. C'est par leur physiologie que Martin témoigne de ses personnages, de leurs pauvres gestes d'esseulés, en grattant l'os du sentiment, en ne lui laissant rien d'autre sur le dessus que le blanc de l'entaille, la morsure de la vie. Il témoigne d'eux, disais-je, mais tout autant pour eux, comme toujours : c'est toujours cette voix-là qu'il emprunte, cette voix des gens d'hier, bien souvent des gens de peu, des gens de corps, qui de la vie, peu ou prou, ne connaissent que ce qu'elle donne, c'est-à-dire pas grand-chose en dehors de la fatigue, de la sueur, du ventre. Pourtant, tous, et peut-être est-ce aussi à cela que tient la beauté de cette écriture, tous ont un rapport tellement immédiat, tellement physique au monde, qu'en sourd une sorte d'énergie lointaine, souterraine, pas secrète mais simplement enfouie, intérieure. Une certaine part du monde reste source d'émerveillement : il y a du franciscain en Lionel-Edouard Martin, qu'émeut ces petites choses qu'on ne voit plus, ce léger frisonnement de la nature, cette lointaine et ancestrale odeur de terre, de pain et de vin. L'espèce d'incursion médiévale qu'est Nativité cinquante et quelques en apporte une preuve nouvelle : des choses les plus simples on peut écrire la plus grande littérature.
N.B. À l'automne 2014 paraîtra le nouveau roman de Lionel-Édouard Martin, Mousseline et ses doubles, dont j'ai l'honneur, pour le compte des Éditions du Sonneur, d'assumer la direction éditoriale.
Les lecteurs de ce blog savent ce qui m'attache à Lionel-Édouard Martin. Je l'ai découvert il y a bien des années maintenant, en le lisant (il publiait à l'époque chez Arléa). D'emblée, et même si j'assume toute la part, inévitable, de la subjectivité, j'y avais entendu la voix d'un immense écrivain.
Le temps a passé. Nous nous sommes rencontrés, sommes devenus amis. Et puis, parce que la vie réserve parfois quelques belles surprises, et alors que je prenais à peine mes fonctions de directeur de collection aux Éditions du Sonneur, il m'a offert un texte splendide,Anaïs ou les Gravières, qui sera donc, dans ma petite histoire personnelle, le premier livre que j'aurai édité.
C'est dire combien me touche cet article qu'il consacre à mon nouveau roman, Ils marchent le regard fier.
Comme du pain mûr
Toute première phrase de roman – de bon roman s’entend, bien écrit, bien conçu – en constitue, dit Doubrovsky dans La Place de la madeleine, cette matrice dont découle tout le reste, un peu comme le bout de pain mâché laisse augurer du reste de la miche (j’en ai moi-même souvent fait le constat, comme ici, par exemple).
Or elle est bonne, pleine de sucs, cette première bouchée que d’un geste nourricier nous tend Villemain comme dans ces dégustations offertes à l’occasion dans ces « maisons de confiance » où n’est pas sujette à caution la qualité d’un produit dont on peut être légitimement fier : on sait le travail bien fait, on ne craint pas d’affronter les papilles, mêmes les plus exigeantes ; et cela sans emphase de décorum, sans appellations tarabiscotées, sans esbroufes superfétatoires : le produit, rien que le produit, tel qu’il est, naturel, franc, sans chichi, atemporel, dépourvu des foucades et des affûtiaux du moment.
Prenez-la donc en bouche, cette première phrase, mâchez-la, imprégnez-vous de ses saveurs, sans l’avaler goulûment – il en va d’une lenteur obligée :
Il était comme raidi sur son banc, retiré de tout, lançant aux bestioles du canal ou de la contre-allée des bouts de miche du matin, chaque jour reprenant les mêmes clichés de ce qui pourtant jamais ne s’en irait, les campanules, les jonquilles, les hortensias, toutes ces foutues générations de moineaux et de passereaux, et des fois quand la chance lui souriait il tombait sur un bouvreuil, une mésange, la trogne d’un bruant ou le ventre blanc d’un pouillot.
Fermez les yeux, voyez, entendez-en le goût : goûtant, vous voyez, vous entendez – « l’œil écoute », on est dans du visuel, avec derrière discret petit orchestre, genre joueur de flûtiau rustique mais qui sonne juste, sans excès de virtuosité, avec celui qui frappe d’une paume presque silencieuse le tambour de basque, et en sourdine le pinceur de cordes pour l’épaisseur rythmique et harmonique. Un goût de mélodie hors temps, dès cette première phrase : on pense aux Chants d’Auvergne, de Canteloube, du populaire d’antan revisité par l’orchestration classique. N’en doutez pas : celles qui suivent, de phrases, sont à l’avenant, il n’y a pas tromperie sur la marchandise.
Petite musique du pain bien boulangé, lentement fermenté, qui sent bon le levain, une bonne pâte à l’ancienne. Comme sont de bonnes pâtes d’hommes et de femmes les personnages principaux de cette histoire – presque tous de ces « anciens », d’ailleurs, qu’on appelle aujourd’hui seniors, à croire que les plus jeunes seraient juniors : mais faut-il nommer ces derniers, ont-ils besoin d’un nom, quand les caprices de l’époque et de la mode ont d’eux fait la norme, l’étalon à l’aune duquel, dans nos sociétés contemporaines, tout se mesure et paraît prendre sens ? Pour Villemain, ce sont les Jeunes, avec une majuscule. Capables de tout, ces petits monstres d’égoïsme – et même, disons-le sans trop dévoiler l’intrigue, du pire, quand ils ont en pognes les rênes du pouvoir politique, peu soucieux de solidarité intergénérationnelle – vous pourrez toujours repasser pour la compassion.
Fiction certes.
À moins qu’anticipation – on sent l’auteur un chouïa pessimiste, très moyennement confiant en notre devenir. Tremblez, seniors, dans vos chaumières et vos maisons de retraite : l’avenir, s’il devait ainsi prendre corps un jour, ne serait pas tout rose pour les grisons.
Où, quand tout cela se passe-t-il ? Il est bien trop futé, Villemain, pour nous le dire, laissant à chaque lecteur la possibilité de se projeter en ces croûtons rebelles, aussi âpres à donner de la voix contre le jeunisme actif que l’eau-de-vie de prune qu’ils sirotent comme du petit lait. Pas d’ancrage géographique bien défini : la campagne, certes, et partant, la province. À une époque qui pourrait bien être la nôtre, empreinte d’une vague modernité électronique, ordinateurs, téléphones portables. Mais rien de vraiment situé : à chacun, présent comme à venir, de se sentir impliqué, concerné. Tout cela servi par une narration quasi linéaire, sans esbroufes de composition : on n’entre pas dans le récit par la grande scène inaugurale, cela file tout doux dans la bouche du narrateur, un homme modeste qui raconte comme il parle, sans prétendre avoir en paume ces ficelles d’écrivain qui parfois sentent un peu l’artifice. Non, du naturel, qui coule de source, qui suit son cours, qui progressivement gagne en intensité : le ruisseau devient fleuve – disons la Seine, on est vite à Paris –, fleuve humain, des centaines de milliers de personnes qui défilent, manifestant, « flots roulant au loin », avec d’un coup, à l’embouchure, la jetée dans la mer, la confrontation avec la grande bleue rugissante que la déferlante d’eau douce ne pénétrera pas impunément. On n’en dira pas plus du choc final, la menée romanesque, de grande maîtrise, conduisant à une de ces fins de texte de forte concentration, dans laquelle le début vient se refléter, trouver son sens : et le fleuve, pour ainsi dire, mord la queue du ruisseau pour former le beau cercle.
Beau cercle avec, au centre, ce point de compas générateur qu’on appelle émotion. Car Villemain est un tendre. Comme sont des tendres ses Donatien, Marie et consorts. Il vous distille de l’émotion, de la tendresse, à toutes les pages. C’est ça qui fait du bien dans ce monde de brutes. Il paraîtrait qu’on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments ? Resterait à faire la preuve qu’émotion, tendresse, relèvent de ces derniers. D’ailleurs : on s’en fiche bien. Ce qui compte, c’est le ressenti – et croyez-m’en, on ressent.
*
Ce texte court, à l’opposé des grosses machineries de bien des romans indigestes, adipeux de boursouflures, me paraît illustrer la maturité de son auteur. Mûrir en écriture, c’est peut-être accepter d’écrire en marge des conventions du jour, du charivari de la mode, loin du vacarme et des stridences de ce style débraillé où beuglent les trompettes mal embouchées par on ne sait trop quelle gueule de bois, et dont l’originalité supposée se dilue dans un pareil au même dix mille fois ressassé. Après quelques errances, on trouve un jour sa voix, pleinement sa voix, sa juste tessiture, et il me semble qu’avec ce livre, Marc Villemain accède à son registre. C’était bien sûr en graine dans ses ouvrages précédents, mais, je crois, comme quelque chose encore en devenir, comme une mue encore inachevée qui laissait attendre ce ton de l’homme dont on pressentait la prochaine venue. J’ai eu le sentiment, lisant et relisant Ils marchent le regard fier, d’avoir assisté à l’avènement d’une voix, à sa révélation. C’est cet avènement que je voudrais ici saluer. Et par là-même, saluer Marc Villemain, et d’un bon coup de chapeau.
«J'ai la nostalgie de notre animalité. Du temps où nous pouvions griffer, mordre, ronger, dépecer. Où nous pouvions, savions nous défendre. Quitte à en mourir. Où nous n'avions pas besoin d'expliquer, de justifier, de convaincre. Où les règles étaient claires et où celui qui trahissait acceptait la mort.»
C'est l'histoire d'une passion, d'un amour incandescent qui naît sur un terrain encore vierge et consume les dernières traces d'innocence de l'enfance. Une histoire de peaux, de soleil, de sel et d'embruns. De plaisir mêlé de souffrance. De sentiments bruts, violents, primaires, comme ils peuvent l'être à quinze ans. C'est l'histoire d'une passion qui, quinze ans plus tard continue à hanter Virginie. Ses souvenirs se font encore plus pressants lorsque se profile l'anniversaire de sa fille, Emilie. Neuf ans. C'est l'âge qu'avait Virginie lorsque Mado a commencé à prendre possession de ses pensées. Mado, lumineuse, radieuse, aventureuse, provocante. Tout le contraire de la timide et peureuse Virginie. Un jeu qui tourne mal, des échanges de regards, une amitié de plus en plus tactile et sensuelle. Les deux jeunes filles grandissent, leurs sens s'éveillent, l'amitié se transforme en passion amoureuse. Un apprentissage douloureux, forcément.
« On devrait tous mourir à quinze ans. Cela accroitrait considérablement nos chances d'être heureux à vie et diminuerait d'autant notre propension à tout foutre en l'air ».
Quel pari fou que celui de Marc Villemain ! Se glisser dans la peau d'une adolescente et la faire vivre avec autant de puissance, ce n'était pas gagné d'avance. Ce texte brûle. Il irradie d'une sensualité lumineuse. Le lecteur est transporté dans ce décor de bord de mer où vivent les protagonistes de cette histoire ; une nature omniprésente, dont on respire les parfums, dont on goûte les arômes, dont on ressent la puissance des courants marins. Tous les sens sont sollicités dans une succession d'éblouissements tantôt visuels, tantôt charnels. Mais sa force ultime c'est de parvenir à saisir cet état très particulier des moments d'éveil qui président à l'apprentissage et, se succédant, conduisent à l'âge adulte. Comme il est facile de se perdre, de se méprendre, de faire mal. Les sentiments sont alors comme des cordes tendues à l'extrême, qu'un geste trop violent peut briser d'un coup. C'est tout cela que parvient à nous faire ressentir l'auteur. Ces instants qui sont joie et souffrance mêlées. Et qui vous marquent à jamais.
J'avais déjà goûté à l'écriture de Marc Villemain avec son précédent recueil de nouvelles Il y avait des rivières infranchissables et ce roman en est en quelque sorte le prolongement, dans le temps et l'espace, et bien sûr dans l'exploration du sentiment amoureux. Il y gagne en force, en percussion, en profondeur, en complexité. Roman d'amour, roman d'apprentissage mais aussi récit d'une libération et d'un possible pardon. Roman qui réveille en chacun de nous le ou la "Mado" enfoui dans les tréfonds de sa mémoire, de son cœur ou de ses sens. Puissant, vous dis-je.
Dictionnaire de la Mort (s/d Philippe Di Folco) - Éditions Larousse Notice Dernières volontés- Marc Villemain
Les dernières volontés du défunt, pour avoir force de loi, doivent avoir été préalablement consignées dans un testament, dit « holographe », « authentique » ou « mystique » selon la formule retenue, qu’il aura déposé chez notaire. Le défunt y attribue nominativement ses biens à léguer, qu’il s’agisse d’un legs universel (impliquant l’ensemble de ses biens), d’un legs à titre universel (n’incluant qu’une partie des biens), ou d’un legs particulier (relatif à un ou plusieurs biens spécifiques.) Il peut aussi exprimer ses préférences en matière d’inhumation, de crémation, d’organisation des obsèques, bref donner toutes les précisions utiles quant à la manière dont il sera disposé de sa dépouille. Toute personne saine d’esprit peut, dès seize ans, déposer un testament chez un notaire. Il existe toutefois à ce régime quelques exceptions : l’incapable majeur soumis au régime de la tutelle, ou encore telle personne condamnée à perpétuité, qui devra demander une autorisation préalable. Enfin, il est impossible pour deux personnes, par exemple deux conjoints, de tester ensemble : tout testament est nécessairement individuel.
Le 16 mai 1972, par la convention dite de Bâle, les Etats membres du Conseil de l’Europe ont souhaité que soit institué « un système permettant à un testateur de faire inscrire son testament afin, d'une part, de réduire les risques que celui-ci soit ignoré ou connu tardivement et, d'autre part, de faciliter après le décès du testateur la découverte de ce testament. » Bien souvent, en effet, la famille et les proches du défunt ignorent si celui-ci a émis des consignes officielles pour l’après. Ainsi les pouvoirs publics français ont-ils confié aux notaires, en 1975, le soin de mettre en place un fichier central des dispositions de dernières volontés (FCDDV), afin de faciliter la recherche d’un testament, entreprise qui jusque là pouvait s’avérer fort longue et très aléatoire. Seuls les notaires sont habilités à consulter ce fichier central, à la demande de leurs clients qui auront prouvé leur qualité d’héritiers ou de légataires.
La lecture d’un testament est parfois source d’incompréhensions (pour ne pas dire davantage) au sein des familles et des entourages : tel membre aura été lésé, quand telle autre personne, sans lien de parenté connu, aura été désignée comme héritière ; ou encore, une fratrie se déchirera après que le testateur aura choisi de ne pas procéder à une répartition égalitaire de ses biens. Les nombre de situations inextricables et d’imbroglios familiaux est à peu près infini, et il existe sans doute autant de motifs de contestation que de testaments… L’on trouvait dans l’ancien droit romain une manière réglementaire de s’épargner certains embarras : ainsi le fidéicommis permettait-il à un testateur, sous conditions, de léguer ses biens à un grevé de restitution, afin que celui-ci les transmette à un tiers, l’appelé, dit aussi fidéicommissaire. De nos jours, la loi elle-même vient corriger ce qui pourrait être perçu comme un excès ou une excentricité du testateur, en prévoyant une « réserve » qui permet aux héritiers réservataires, à savoir les descendants légitimes (naturels ou adoptifs) et le conjoint survivant, de jouir d’une part minimale du patrimoine du défunt. S’agissant des ascendants, s’ils ne sont plus réservataires en vertu de la loi du 23 juin 2006, ils peuvent toutefois demander à récupérer les biens qu’ils ont donné à un enfant lorsque celui-ci décède avant eux sans descendance.
Contrairement à ce que l’on pourrait spontanément croire, nous ne sommes donc pas libres de léguer tout ce que nous voulons léguer à la personne de notre choix. Dans la mort et après elle, la justice des hommes continue d’organiser la vie, en vertu des principes dominants d’une société en un temps donné. La justice des hommes, mais aussi les aléas de l’histoire, lesquels peuvent donner lieu à de passionnants développements. C’est vrai notamment dans le domaine des arts, où l’on peut interroger en conscience l’obligation de respecter les dernières volontés d’un artiste, lequel aurait par exemple souhaité que l’on détruise tout un pan de son œuvre après sa mort. L’un des cas les plus célèbres est celui de Max Brod, ami et exécuteur testamentaire de Franz Kafka : sans lui, jamais nous n’aurions pu lire des œuvres aussi cardinales que Le Château , Amérique,ou Le Procès. C’est et ce sera l’unique « trahison » de Max Brod envers son ami le plus intime. Bien d’autres cas demeurent irrésolus, posant toujours les mêmes problèmes juridiques et éthiques. Ainsi du dernier manuscrit de Vladimir Nabokov, « The Original of Laura » : le texte repose à l’ombre d’un coffre dans un institut bancaire en Suisse et, peu de temps avant de mourir, son auteur avait expressément demandé qu’il fût détruit. C’est là un dilemme cornélien pour son fils et seul héritier vivant, Dimitri Nabokov, partagé entre son désir de faire connaître l’œuvre de son père, et le respect non moins légitime de ses dernières volontés.
La focalisation des médias sur un certain Mich. Houel., outrancière et parfaitement orchestrée par l’intéressé lui-même, non contente de nous écœurer au point de nous avoir coupé l’envie de le lire (alors que j'ai aimé ses trois précédents romans), a bien failli nous détourner de l’essentiel : la littérature. Et de ce mouvement qui saillit chaque année davantage : la rentrée littéraire est aussi et en bonne partie une rentrée américaine. Qu’on en juge : Cynthia Ozick, Robert McLiam Wilson, David Leavitt, Joyce Carol Oates, T.C. Boyle, Paul Auster, George Hagen, Bret Easton Ellis, Russel Banks… Et Paula Fox, donc. Étrangement, c’est avec cette dernière déjà que j’avais entamé mon panorama de la rentrée précédente – cf. La News des Livres n° 45 d’octobre 2004. Étaient en effet traduits les deux premiers livres de Paula Fox que l’on puisse lire en français : Personnages désespérés et Le dieu des cauchemars. Comme l’an dernier, je veux donc saluer ici l’obstination et la passion littéraires de Joëlle Losfeld qui, progressivement, traduit dans notre langue l’intégralité des œuvres de Paula Fox, aujourd’hui âgée de quatre-vingt trois ans. Aussi faut-il toujours garder à l’esprit qu’un nouveau livre de Paula Fox n’est jusqu’à présent jamais une nouveauté : ainsi La légende d’une servante, qui vient de paraître, a t-il été écrit en 1984.
À bien des égards, Paula Fox a quelque chose de français. La chose est pour moi d’autant plus remarquable que le plaisir roboratif que j’éprouve à lire les Américains n’a d’égal que cette forme d’ennui, fût-il plaisant et instructif, qui m’accable parfois lorsque je pénètre l’exquis ronronnement de notre littérature hexagonale. N’y voyez pas une coquetterie anti-française ou quelque flagornerie à l’usage des maîtres du monde, mais le fait est que la littérature américaine a sa manière bien à elle de digérer la marche du monde, et que cette manière me semble incommensurablement plus flamboyante et juste que l’intimisme psychique plus ou moins revendiqué de notre hexagone. Or si j’insiste sur la francité (imaginaire) de Paula Fox, c’est parce que l’écrivain me semble souvent adossé au meilleur des lettres françaises. Ainsi trouve-t-on dans ses œuvres une attention de tous les instants aux émois de l’individu, un attachement instinctif à la zone d’ombre, une aisance à plonger dans l’Être et à en révéler les ressorts enfouis, toutes choses que, à tort ou à raison, j’attribue souvent (mais pas exclusivement) à une certaine littérature française.
Lisant Paula Fox, il m’arrive d’ailleurs de penser à Dominique Mainard (mais je devrais plutôt écrire l’inverse), laquelle, et ce n’est évidemment pas un hasard, est également éditée chez Joëlle Losfeld. Les deux écrivains font en effet état d’une même attention minutieuse aux traumas de l’enfance, et de semblables mouvements vers la douceur comme manifestation d’un malaise, paravent pudique mais insuffisant à la douleur des mondes. Les distingue toutefois l’impression d’irréalité, ou de surréalité, qui fait la patte de Dominique Mainard quand tout, dans la littérature de Paula Fox, nous ramène, et s’il le faut par la force, à une réalité très cruellement terrienne. Dans les deux cas pourtant, et sur des registres également poignants, nous sommes proches des contes moraux, des légendes, des histoires – comme les enfants disent aimer qu’on leur en raconte. L’impression de « classicisme » est cependant bien plus dense, et évidente, chez Paula Fox. Elle vient, il me semble, d’une fluidité sans accrocs, d’un acharnement dans l’usage du verbe juste, d’une syntaxe tellement parfaite que l’on pourrait la donner en dictée dans nos collèges, et surtout d’un incomparable talent à embrasser une totalité sociale.
Car, et j’y reviens, Paula Fox est américaine. Dans la littérature française, la psychologie est souvent affective, sourde, relationnelle, parfois généalogique ou familiale. Cela a donné, cela donne, beaucoup de très beaux livres, et quelques chef-d’œuvres. Chez Fox, comme chez nombre d’écrivains américains, et sans rien omettre de ce que j’appellerai, pour faire vite, sa part française, la psychologie est instinctivement sociale. C’est pourquoi, sans doute, la modernité du roman américain nous apparaît-elle plus immédiatement, qu’on la sent davantage en prise avec le monde, toujours apte à se pénétrer de sa réalité sans autre souci que de la malaxer pour en faire un objet littéraire universel. Ce talent-là est d’autant plus grand ici que Paula Fox ne nous parle jamais, ou si peu, du monde, mais toujours de micro-destinées aux ancrages fatals, géographiques, familiaux, sociaux, et de personnages dont on comprend dès les premières lignes que leur devenir sera borné, que leur place dans le monde s’est à jamais décidée dans une histoire qui les a précédés et qui ne peut pas ne pas faire d’eux des « personnages désespérés ». Melanie Rehak, dans sa courte préface, dit tout cela infiniment mieux que moi. Enfin le classicisme évoqué serait incomplet si l’on n’était pas à ce point saisi par la très profonde humanité des personnages. Ici, celui de Luisa de la Cueva, fille d’un grand propriétaire de canne à sucre et d’une domestique indigène, bâtarde dont la fierté – la conscience sociale – consistera à exercer le même métier que sa mère. Comme le souligne la préfacière, sans doute est-ce d’ailleurs la seule décision véritablement consciente de Luisa, sa manière à elle, non de refuser le monde mais sa dictature, et de toucher à une vérité propre, fût-elle exigeante, douloureuse, maudite.
Mais je ne vous parle guère de l’histoire en tant que telle : c’est qu’elle n’a, au sens strict, rien de véritablement original – sauf quand on en sait la part autobiographique –, qu’elle n’aboutit à aucune grande révélation et ne charrie aucun suspens qui fût à ce point insoutenable. Comment le pourrait-elle d’ailleurs, au regard de la fatalité sociale soulignée plus haut, du sentiment d’ahurissement latent qu’éprouve Luisa devant les duretés humaines, cette conscience nichée au cœur d’une femme dont on suit le cheminement, des premiers pas de l’enfance aux embardées de l’âge de femme, dans un sentiment mêlé d’effroi et d’admiration. Je ne veux donc pas vous raconter d’histoires, quoique que celle-là soit édifiante. Car en suivant la destinée de Luisa, son enfance sur l’île de San Pedro (en réalité le Cuba des années vingt), sa survie dans les mansardes miteuses de New York après que le père eut décidé de fuir la révolution embusquée, jusqu’à son existence de mère servante, c’est tout un pan de l’american way of life que nous parcourons. Mais un pan déchu : le monde va trop vite pour Luisa, qui refuse d'accommoder son intelligence des situations et de la vie aux lubies du monde moderne. À rebours de l’american way of life tel qu’on le connaît, c’est dans la fidélité aux siens et à leurs origines, dans les derniers recoins de sa raison d’être, que Luisa puisera sa fierté – ontologique donc, et non sociale – ainsi que son ultime volonté à vivre. La question sociale, comme vecteur d’émergence d’une identité intime irréductible. Luisa n’est encore qu’une enfant qu’elle perçoit cette force à l’œuvre avec une acuité qui ne la quittera plus. Sans doute ses impressions d’enfant sont-elles confuses, mais elle ignore encore que c’est précisément cette confusion qui fait sens. Écoutons-la relater une anecdote villageoise : « Un jour, j’ai ramassé un bâton et, en le tenant au-dessus de ma tête, j’ai avancé sans cesser de sangloter. Ils se sont écartés en courant avec raideur sur leurs pattes droites comme des i, tandis que leurs yeux jaunes très mobiles me balayaient du regard ; c’était comme être observée par des créatures qui n’avaient pas de lumière en elles. » C’est de cochons que parle ici Luisa, non d’humains. Mais il n’est pas interdit d’y voir une allégorie : l’étrangeté que lui procure le spectacle des hommes pourrait se rapporter de la même manière et en usant exactement des mêmes mots. Pour autant, jamais aucun jugement n’affleure, et aucun être n’est jamais montré du doigt pour lui-même : s’il l’est, ce n’est que sous le coup d’une colère qu’emportera finalement, non le pardon, mais une très profonde intelligence de ce qu’est, au fond, l’être humain – sans même parler de cette forme poignante de lassitude qui est peut-être ce qui nous rend Luisa si proche. Qu’importe alors l’être social ? À quoi bon prendre son tour dans la course à l’échalote de la réussite ? À quoi bon accumuler les diplômes, les objets, les fanfreluches ? Le devenir-servante est accepté en soi, et pas seulement par défaut. Il ne procure ni bonheurs, ni douceurs, ni espoirs, mais droiture, loyauté, silence. Reste qu’il faut bien vivre, et c’est au fond ce à quoi nous convie Paula Fox, qui décidément excelle dans l’évocation des vies minuscules qui font sens dans le grand destin de l’Amérique.
«Elle était timide, ça me trouait le cul mais je la trouvais émouvante avec sa pudeur. Elle m'a donné le petit baiser qu'on s'accordait en public, style Peynet. Parfumé au champagne. Je n'aurais pas dû me regarder dans ses belles lèvres rouges, car j'ai vu un pauvre mec au derniers tiers du vingtième siècle. Heureusement, j'avais l'habitude. »
Il est toujours difficile de parler de Richard Morgiève sans se donner l'impression de le trahir. Peu d'écrivains sont aussi sincères avec leurs lecteurs, peu donnent à ce point le sentiment d'écrire pour se sauver d'eux-mêmes, aussi éprouvé-je toujours quelque scrupule à jouer au critique. D'ailleurs je me demande toujours ce que l'on peut dire d'un roman de Morgiève - et m'est avis que lui-même doit parfois se demander ce que l'on pourrait bien trouver à en dire. On peut aimer, on peut ne pas aimer, on peut refermer ses livres en trouvant qu'il va décidément trop loin, ou les relire au contraire parce que son souci de la justesse nous fascine. Ce qui dans tous les cas ne dira pas grand-chose de son oeuvre. Morgiève n'est certes pas le premier écrivain écorché, mais sa manière, romans après romans, d'aller mordre dans ce que la vie lui a réservé me conduit, c'est ainsi, à une certaine réserve. Sa biographie officielle est connue - la mort de sa mère, le suicide de son père, l'adolescence bricoleuse et les petits trafics afférents, les premiers poèmes publiés à compte d'auteur et le sentiment de honte qui s'ensuivit, les premiers romans policiers plus ou moins reniés, le ressassement littéraire enfin de ces motifs biographiques, cette marginalité de fait qui finit par le situer voire le définir dans le jeu social et la "famille" littéraire. Avec Les hommes, il continue donc de remâcher cette existence dont il semble penser qu'elle est et sera toujours plus forte que lui - à l'instar de Mietek, le personnage principal : « J'étais ce qu'on me faisait, comme tout le monde. »
Mietek. Le Polack. L'alcoolo qui ne boit pas. L'enfant déclassé de la société française des années 1960/70 qui porte par devers-lui l'héritage des bandits de la vieille école : code de l'honneur et individualisme farouche, frères d'armes et fraternité clanique, aversion instinctive pour les « caves » et réalisme mélancolique. Jamais bien certain de vivre ce qu'il vit ni de penser ce qu'il pense - de ce qu'il faudrait vivre ou penser. Aucun goût particulier à la vie. Seulement l'envie de sécuriser son pré carré dans cette « ville sale comme une pauvre femme sans savon », parfois un éclat dans l'oeil pour peu qu'il puisse mater peinard le jour se lever. On a les héritages et les amis qu'on peut, Robert-le-Mort, Mohammed-le-Périmé, François, Patrice, Clément, Dédé, "Mireille", Chimel, Karine, Brigitte et les autres. On retrouve même les Cheval, héros d'un précédent roman. Des macs, des prostituées, des « bicots » et des transfuges de la guerre d'Algérie, des types qui cachent leur jeu et des filles qui en savent long. Que de l'humanité en rupture. Du fracassé en veux-tu, en voilà. Et tout ce petit monde qui se reluque, se mélange, s'apprivoise, peu ou prou reconnaît en l'autre un frère ou une soeur. Et cette si bonne madame Test, qui pour un peu lui rappellerait sa mère - « La France manquait de gens comme elle, tous les grands hommes n'étaient pas au Panthéon.» Et Ming bien sûr, que Mietek aime à sa manière, avec cette pudeur archaïque et virile dont les hommes sont aussi faits. Il y a de la fierté chez ceux-là. Ne rien devoir à personne, savoir se faire loup dans un monde cannibale. Se planquer et agir. C'est le monde ambigu et brutal, amoral ou pire encore de José Giovanni et Albert Simonin, peuplé de malfrats au coeur tendre, brutes résignées et généreux mercenaires, sentimentaux à qui on ne la fait pas. Les héritiers s'il en est d'Audiard et de Grangier auraient grand intérêt à se pencher un peu sur les hommes de Morgiève, de ceux qui connaissent les limites de leurs fantasmes et peuvent confesser : « J'aurais voulu être Mesrine, braquer pour vivre comme un homme. » Morgiève n'est pas Despentes : pas de critique sociale, pas de revendications politiques, pas de dénonciation de l'ordre moral, aucune édification d'aucune sorte. La société, le monde ? Peu leur importe, à ces hommes - on va tous mourir, voilà leur sagesse. Indifférence totale pour cette frénésie du jour qu'on voudrait toujours croire inédite : « Les mecs autour de moi parlaient politique et foot : les cons avaient besoin de parler à des cons de sujets cons. » Et qu'on ne me parle des bagnoles. La bagnole, c'est autre chose. Un territoire, et pas moins noble qu'un autre. Le vrai chez-soi, celui où on a nos odeurs, nos habitudes, nos plus grands moments de solitude aussi. Avec toujours, chez Morgiève, une petite affection pour Citroën - la DS, la 19, la 21, la SM pour la flambe, les bons jours. Une charrette pour ultime réduit :
- C'est de la bagnole, ai-je dit pour lui faire plaisir. - La vôtre, c'est pas rien, a-t-il répondu pour me retourner le compliment. On est demeurés silencieux comme des paysans devant leurs bêtes, puis je l'ai quitté.
Mais le roman de Richard Morgiève ne se contente pas de faire le récit d'un monde qui enterre ses dernières grandes figures. Il n'en montre d'ailleurs pas tant la mort que la chute, ces quelques mois ou années de bascule, quand les derniers voyous tardent à se ranger des voitures et que derrière eux un nouveau monde pousse. Les hommes n'est pas seulement le roman-sépulture des méchants garçons d'antan, il s'attache aussi à ce qui s'éteint en mourant : un temps où le contrôle social laissait subsister ceux qui n'en voulaient pas plus que ça à la société - elle avait ses lois, eux aussi - et qui surtout n'attendaient rien d'elle. Et puis bien sûr, il y a Mietek. Trop singulier, trop sensible, trop troublant, trop métèque pour faire tomber complètement le roman du côté du hard-boiled ou du polar social à la Manchette. Mietek est à l'image de son époque, il bascule dans un autre âge, las de voir les hommes tomber autour de lui et pressentant que les forces ne tarderont plus à lui manquer. Il souffre d'une solitude qu'il a appris à habiter et dont on comprend qu'elle sera à jamais sa plus proche compagne, mais il en sait le prix : ces femmes, une en particulier, avec qui il n'a jamais rien pu construire. Et Cora, Cora enfin, puisque derrière le récit de l'homme il y a aussi le roman d'un autre amour dont il a tout à apprendre, l'amour d'une espèce de père pour cette petite fille qui va lui empoigner le coeur comme aucun(e) n'aura su le faire, gamine des temps à venir, « là pour que je rende à quelqu'un tout ce que je n'avais pas eu. »
On pense à bien des choses en lisant Les hommes. À Gabin, à Delon, à Dewaere et à tant d'autres, au Lavilliers de l'époque N'appartiens jamais à personne ; à Trust aussi pourquoi pas, quand Bonvoisin rendait hommage à son pote Bon Scott et pleurait son Dernier acte. La virilité exacerbée, la crudité théâtrale, la désespérance des hommes de Morgiève, voire le plaisir un peu régressif que l'auteur pourrait éprouver à choquer le bourgeois, donnent pourtant un éclat singulier à ce qui, ici, n'est pas moins déterminant : une tendresse brisée, une sentimentalité à peine contenue, une fragilité à fleur de peau. Et nous quittons le roman avec entre les doigts la poisse des huiles de vidange et dans le nez un tas d'odeurs mêlées, mais avec au coeur la tendre fêlure de qui a croisé un long cafard très doux.
Richard Morgiève, Les hommes, Éditions Joëlle Losfeld
C'est donc aujourd'hui que paraît, aux Editions du Sonneur, Mousseline et ses doubles, le nouveau roman de Lionel-Edouard Martin. Comme pourAnaïs ou les Gravières, j'ai eu l'honneur d'en diriger le travail d'édition : aussi serait-il assez mal venu que j'en fasse l'article. Je ne peux toutefois qu'instamment inviter les lecteurs (et les critiques) à s'emparer de cette nouvelle oeuvre, qui cette fois-ci revêt la forme d'une sorte de saga familiale et française.
L'histoire prend ses racines à la toute fin du XIXe siècle, sur des terres nécessairement poitevines et déjà profondément moissonnées par Lionel-Edouard Martin, pour s'achever dans le Paris d'aujourd'hui. Comme dans Anais, le fil rouge de cette histoire savamment composée est une jeune fille - surnommée, donc, Mousseline. S'échappant de la tutelle du père pour aller rendre visite à son frère qui s'en va combattre en Algérie, Mousseline, coeur simple, va "monter à Paris" ; elle s'y émerveillera de ce que jusqu'alors elle ne pouvait guère qu'imaginer : la foule, les magasins, le métro, les jardins publics, les lumières et les bruits de la ville. Surtout, elle y rencontrera les arts, la littérature et l'amour - la vie. Son coeur de petite provinciale bat la chamade - mais pour bien peu de temps, la vie étant ainsi faite que rien n'y est jamais garanti.
Dans le sillage de Mousseline, c'est un peu de l'histoire et de la mentalité françaises que nous revisitons, et il est fort à parier que bien des lecteurs y retrouveront quelques traces de leur propre roman familial. Mais, comme toujours chez Lionel-Edouard Martin, et même si la trame romanesque est ici un peu plus nette et limpide que d'ordinaire, l'histoire n'est jamais qu'un passage obligé pour l'écriture : une écriture à nulle autre pareille, où les à-coups de la respiration viennent se nicher dans une phrase de grande amplitude, où la justesse du mot et la suggestivité de la syntaxe donnent aux images tous leurs échos, toutes leurs résonnances, et où s'entend le rythme ténu mais obsédant d'une gorge qui palpite, d'une voix qui, pour énoncer précisément, n'est jamais loin de trembler. L'écriture romanesque de Lionel-Edouard Martin, dont on sait que la poésie occupe la moitié de l'oeuvre, n'aura peut-être jamais été aussi évocatrice ; populaire et savant, d'une composition dont la minutie n'altère jamais l'intensité de personnages très touchants, ce drame de l'amour en témoigne de manière aussi sensible que magistrale.
Il est rare, en France, qu’un écrivain accède à la notoriété par ses nouvelles. Le genre serait-il en passe de sortir de la relative confidentialité où on l’a longtemps confiné ? Ou Bernard Quiriny, telle une hirondelle qui n’annoncerait aucun printemps, ne doit-il son succès qu’à son seul talent ? Pour ce qui est du genre, il est encore un peu tôt pour crier victoire. On ne peut en revanche que s’enthousiasmer devant cet écrivain belge qui, tout juste âgé de trente ans et auréolé du prix de la Vocation pour son premier recueil,L’angoisse de la première phrase(Phébus, 2005), passe déjà pour un maître du genre. Si vous ajoutez à cela qu’il ne jure que par Borgès, Vila-Matas ou Marcel Aymé, qu’il ne renifle pas grand-chose dans l’air du temps littéraire, qu’il est aussi humble et discret que les plus grands et qu’il trouve le temps d’enseigner le Droit à l’université de Bourgogne et de piloter la rubrique Livres de Chronic’Art, vous comprendrez que nous ayons eu envie d’approcher le phénomène d’un peu plus près. Ce dont la parution au Seuil de ses remarquables et facétieuxContes carnivoresnous donnait l’occasion.
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Marc Villemain. J’aurais envie de vous poser une question à brûle-pourpoint, assez naïve sans doute, et peut-être sans réponse possible, mais qui fait écho à la première pensée qui m’est venue lorsque j’ai commencé à vous lire : mais d’où lui vient cette imagination ?
Bernard Quiriny. Question difficile, en effet. Il n’y a pas vraiment de réponse, ou alors il y en a plusieurs ; certaines idées, certaines nouvelles ont un point de départ précis, dont je me souviens, en sorte que je peux vous répondre ; et d’autres viennent de manière un peu mystérieuse, ce qui fait que je n’ai rien à en dire. Pour les premières, donc, il y a toutes sortes de possibilités, auxquelles on peut essayer de donner des noms : 1° L’analogie, à partir d’une idée puisée ailleurs, notamment dans un autre livre. Exemple : Thomas de Quincey imaginait dans le formidable L’assassinat considéré comme un des beaux-arts qu’une société d’esthètes se passionne pour les meurtres, et fasse à leur propos de la critique d’art. Raisonnement analogique : ce que les esthètes font pour le meurtre, d’autres esthètes ne pourraient-ils pas le faire pour les marées noires, autre sorte de drame ? Résultat : la nouvelle intitulée « Marées noires ». 2° Le pied de la lettre. Exemple : d’un homme qui raisonne admirablement, on dit qu’il prend de la hauteur ; d’un philosophe qui déploie une argumentation très élaborée, au point qu’elle devient complètement abstraite, on dit qu’il s’élève vers les hauteurs glacées de la spéculation. Pied de la lettre, donc : pourquoi ne pas imaginer qu’en effet, réellement, ceux qui pensent un peu intensément s’élèvent vers les hauteurs, et se mettent à flotter dans les airs ? Résultat : la nouvelle intitulée « Les hauteurs », dans le recueil précédent, L’angoisse de la première phrase. 3° La réalisation fantastique d’un truc impossible, à partir d’une idée toute simple. Exemple : qui n’a pas rêvé un jour, pour savoir à quoi s’en tenir vis-à-vis des autres, d’entendre ce qu’on dit à son sujet ? Quel étudiant n’aimerait pas être invisible dans la salle de délibérations au moment où le jury tranche sur son cas, quel accusé n’aimerait pas être présent dans la salle avec les jurés qui vont décider de sa culpabilité ? Réalisation : imaginons un type pour qui se sera possible. Il s’appellera Renouvier, sera un employé modeste, à l’image du Dutilleul de Marcel Aymé, et entendra tout ce qui se dit de lui partout dans le monde. Après, ce n’est qu’un point de départ, il faut donner corps à tout ça et inventer une intrigue… Mais résultat, en tout état de cause : la nouvelle « Qui habet aures ». 4° Plus sophistiqué, l’analogie inversée. Je suis ainsi en train de travailler sur une nouvelle un peu compliquée, qui renverse l’idée du « Jardin aux sentiers qui bifurquent » de Borges. Au lieu que le réel se déploie en chemins divergents à chaque seconde, il se réunit peu à peu en accueillant dans le même lit des rivières de réel jusqu’ici séparées. Bon, j’imagine que c’est assez vague dit comme ça, mais j’espère en tirer quelque chose de compréhensible… 5° Etc.
MV. Deux de vos nouvelles m’ont particulièrement impressionné, autant pour l’étrangeté de l’univers où elles nous font pénétrer que pour la qualité de la narration. Je pense à cette femme à la peau d’orange, qu’il s’agit non plus de déshabiller mais bien d’éplucher (« Sanguine »), et à cet évêque au corps dédoublé, mort-vivant à sa manière (« L’épiscopat d’Argentine »). Je peux certes imaginer quelques sources lointaines d’inspiration mais, à l’aune de ce que vous venez de dire, pouvez-vous préciser un peu la genèse de ces deux textes ?
BQ. L’idée de « Sanguine » m’est venue dans un train, en voyant une jeune femme occupée à peler soigneusement une clémentine. L’idée m’a traversé l’esprit qu’il serait sans doute agréable de peler autre chose, et la conjonction s’est faite entre la mandarine et son corps. L’intention initiale est donc assez prosaïque et vaguement salace, mais au moment d’écrire la nouvelle, j’ai opté malgré moi pour une tonalité plus grave, plus clairement fantastique, en exploitant la dimension horrifique que comportait cette idée – exploitation qu’imposait naturellement la chute qui m’est venue à l’esprit. Mais l’aspect salace ressurgit tout de même à la fin, dans la « deuxième » chute, celle de l’interlocuteur du narrateur principal… Je voulais aussi qu’il y ait dans cette nouvelle une sorte d’érotisme un peu sadien, un peu surréel, à la manière, autant que faire se pouvait, d’un Mandiargues (j’avais à l’esprit un texte magnifique de 1959, « La marée », dans Mascarets). D’où cette double chute. Je ne sais pas si c’est réussi, mais c’était l’idée. Concernant l’évêque et ses deux corps, je n’ai plus aucune idée de la manière dont le sujet m’est venu. Mais d’une certaine manière, on pourrait le ranger dans la catégorie « analogie inversée » dont je viens de parler : c’est Stevenson (un corps, deux âmes), mais à l’envers (une âme, deux corps) – référence dont j’ai d’ailleurs pris conscience au moment d’écrire l’histoire, et que j’ai incluse dans le dialogue final entre l’évêque et la narratrice. Je ne sais pas du tout pourquoi j’ai planté l’affaire dans un décor argentin : sans doute une volonté plus ou moins consciente de clin d’oeil révérencieux aux maîtres du cru (Borges, Casares et tous les autres).
MV. Je pensais aussi à une espèce d’incarnation bizarre de la théorie de Kantorowicz sur les deux corps du roi... Bref, de cette imagination, dont émane quelque chose d’assez moderne, un certain plaisir à se jouer des formes, une manière aussi de sourire de certains traits contemporains, sourd une esthétique assez rigoureuse, presque désuète par moments. C’est d’ailleurs dans ce contraste que réside aussi ce qui fait le charme de ce recueil. Mais plutôt que de vous demander quels écrivains vous inspirent, j’aimerais savoir quel regard vous portez vous-même sur votre propre style.
BQ. Je ne suis sans doute pas le mieux placé pour répondre à cette question, mais disons que j’ai porté le plus grand soin à ce problème du style, pour qu’il soit le plus « propre » possible : pas de répétitions, pas de facilités, le bon mot au bon endroit, mais sans afféterie non plus, etc. Je trouve qu’il y a un vrai plaisir esthétique à la lecture d’une belle langue, d’un beau style, simple, clair et classique, comme chez les grands nouvellistes d’hier (les nouvelles d’Aymé, pour revenir à lui, ou les histoires vénitiennes de Régnier, etc.) Le moins qu’on puisse faire, c’est de se décarcasser pour écrire le moins mal possible, quitte à prendre exemple sur de vieux modèles – on n’écrivait pas plus mal hier qu’aujourd’hui, et j’ai même tendance à penser qu’on écrivait souvent mieux. Et si, sans en faire trop, j’ai pu donner le sentiment que le livre n’a pas été écrit au 21e siècle mais à la fin du 19e, je serai très content.
MV. Le style serait donc le véhicule de l’intrigue, son serviteur. Mais ce souci de le rendre « propre », compréhensible eu égard à l’impératif de tenir l’intrigue et de ménager le suspense, ne lui fait-il pas courir le risque de perdre en identité ? Le souci de la « lisibilité », au fond celui de l’efficacité, n’est-il pas un trait distinctif de la littérature contemporaine, dont vous venez en passant de laisser entendre qu’elle ne constituait pas votre modèle premier ?
BQ. Ah, je me suis mal fait comprendre, peut-être. Quand je dis du style qu’il doit être « propre », cela ne veut pas dire qu’il doit être « simple », ou oral, ou même « efficace ». Il ne doit pas gêner la lecture, bien sûr, et doit même la rendre aussi agréable que possible, mais il ne doit pas être neutre non plus : il lui faut une personnalité, du caractère, même si c’est avec modestie, discrétion. Pas l’espèce de platitude aseptisée et interchangeable qui a souvent cours de nos jours, et qui fait qu’on pourrait changer le nom sur la couverture sans que personne s’en rend compte.
MV. Malgré tout, lisez-vous vos contemporains ? Et, subsidiairement, comment envisagez-vous le devenir de la littérature ? quel sera son statut, demain ?
BQ. Oui, bien sûr, je lis de la littérature contemporaine ; et pas seulement parce que je m’occupe un peu de journalisme littéraire, mais aussi par plaisir. Je ne saurais pas par qui commencer s’il fallait citer des noms, d’autant qu’ils relèvent de registres très différents ; mais, dans le désordre, et en restant dans le domaine français, j’éprouve une grande admiration pour Alain Fleischer, Antoine Volodine ou François Taillandier – pour n’en citer que trois.
MV. Références qui, en effet, ne devraient guère surprendre vos lecteurs…
BQ. En effet ! Quant au « devenir de la littérature », pour finir sur votre question, je n’ai pas de talent spécial pour la divination, mais je suppose qu’on peut l’imaginer par extrapolation de ce qu’on voit aujourd’hui : de moins en moins de lecteurs parce que lire n’intéresse pas les gens, une sorte de dilution générale résultant de la multiplication délirante du nombre des livres (cf. la rentrée littéraire) et du tassement de leur qualité (cf. la rentrée littéraire), mais aussi le maintien d’une armée plus ou moins étendue d’amateurs éclairés qui continueront de se passionner pour les beaux livres et les curiosités.
MV. Que disent, finalement, vos nouvelles ? Et cherchez-vous seulement à « dire » quelque chose ? Ces histoires débordantes d’excentricité ne sont-elles que cela, ou sont-elles aussi un écho du regard que vous portez sur le monde ?
BQ. A titre principal, elle ne « disent » rien : leur seule ambition est d’être amusantes, ou étranges, en tous cas d’offrir une histoire aussi captivante que possible, qui fera passer un bon moment au lecteur et dont il se souviendra. A titre secondaire, il arrive que j’y glisse des impressions ou des opinions personnelles, en les imputant à tel ou tel personnage, si l’occasion s’y prête – mais je ne me casse jamais la tête à modeler un personnage pour en faire le réceptacle de mes opinions : franchement, elles ne méritent pas tant d’efforts. Enfin, à titre tertiaire, si on peut dire, il est fréquent que les histoires finissent par « dire » quelque chose que je n’avais forcément voulu y mettre, en tous cas que les lecteurs y voient une signification spéciale – avec d’ailleurs, souvent, la conviction que mon intention était de l’y mettre. Il est très instructif d’entendre ce genre d’interprétations, mais cela m’échappe complètement. Libre à chacun, en tout état de cause, de trouver que telle nouvelle « dit » telle chose : le texte appartient à celui qui le lit, et qui « l’écrit » au moins autant que l’auteur princeps.
MV. Vous avez finalement un rapport assez ludique à la littérature.
BQ. Sans doute. C’est un jeu ; un jeu capital, mais un jeu. Inventer des faux, brouiller les pistes, mélanger le vraisemblable et le loufoque, faire des canulars, puis des canulars au carré, et ainsi de suite. Mais avec autant de sérieux que possible, évidemment, sinon ça perd tout son sens.
MV. Un mot sur Enrique Vila-Matas, qui préface votre recueil. À le lire, on se dit que son texte pourrait presque être une de vos nouvelles, comme s’il s’était coulé dans ce qui fonde votre imaginaire. Étrange, farceur, ambigu, comment comprenez-vous cette préface ? que dit-elle de votre travail d’écrivain ?
BQ. Cette préface a été une belle surprise, et un grand honneur. Je suis un fervent admirateur des livres d’Enrique Vila-Matas depuis plusieurs années, et en particulier de Bartleby & cie et Le mal de Montano, que je tiens pour ses deux meilleurs. Dans l’Angoisse de la première phrase, j’avais écrit une nouvelle intitulée « Le guide des poignardés célèbres », où je mettais en scène l’un de ses personnages, Robert Derain, ainsi que Vila-Matas lui-même, en l’y faisant poignarder (précisément) par un personnage imaginaire. Bref. Ce parasitage l’a sans doute fait rire (je sais qu’il a lu le livre), car il a immédiatement accepté la proposition que lui a faite mon éditrice (personnellement, je n’aurais pas osé lui demandé), trois ans plus tard, de préfacer Contes carnivores. Et là, retour à l’envoyeur par rafales : il me prend à mon propre jeu en faisant d’emblée une allusion humoristique à ma nouvelle sur l’angoisse de la première phrase (cf. sa première phrase), puis s’approprie Gould de la même manière que je lui avais emprunté Derain, me dépasse sur ce terrain en lui découvrant un ascendant que je ne connaissais pas, et conclut artistement en émettant l’idée que finalement, le livre tout entier est peut-être de lui – hypothèse dont la simple formulation, vous l’imaginez, m’a rempli de fierté et de confusion. J’avais utilisé un morceau de son monde pour fabriquer le mien, et il réabsorbe le tout en y donnant une dimension inédite. C’est comme une partie de tennis, ou une succession de batailles virtuelles pour se reprendre mutuellement l’Alsace-Lorraine. C’est formidable (même s’il gagne évidemment la partie, mais le plaisir pour moi est de l’avoir eu pour partenaire), et ça reflète un peu l’idée du jeu qu’est à mon sens la littérature, en tous cas une certaine région de celle-ci : un monde souterrain où on se comprend à demi-mot via des techniques de reconnaissance subtiles et tacites fondées sur les références, avec renvois circulaires en pagaille. (Je ne sais pas si cette phrase veut dire quelque chose, mais j’espère que vous comprenez ce que je veux dire).
MV. Deux livres, deux recueils de nouvelles. Qu’est-ce qui vous conduit à privilégier ce genre un peu confidentiel ? Au-delà de votre inclination personnelle, doit-on aussi y voir un moyen, plus ou moins conscient, de tenir le roman à distance ?
BQ. Non, pas spécialement ; je ne me suis pas posé la question, en fait. Disons que la nouvelle m’a spontanément semblé être le format le plus adapté : 1° aux histoires que je voulais raconter, individuellement (le fantastique se coule naturellement bien dans la nouvelle – même s’il y a de grands romans fantastiques, c’est vrai, encore que pas tant que ça, quand on fait le compte ; songeons à Borges, Aymé, ceux qui m’ont inspiré : des nouvelles, à chaque fois) ; 2° au(x) livre(s) que je voulais faire, en tant qu’ensemble d’histoires organisé en système (avec des ponts, des allusions, des personnages récurrents, un côté puzzle, des ruptures de ton ou de format, des portes cachées, des passages secrets, etc.) ; 3° au travail stylistique que je me proposais (avec l’idée de polir chaque texte jusqu’à ce qu’il semble acceptable, comme une petite pièce d’horlogerie, ou d’orfèvrerie ; travail qu’on peut accomplir sur une grosse masse de marbre, certes – un roman, donc –, mais dont je trouvais évidemment plus confortable et plus à la mesure de mes moyens de l’accomplir sur un petit volume).
MV. Pouvons-nous en conclure que vous travaillez déjà à un troisième recueil ?
BQ. Motus et bouche cousue, comme dit Dupont. Ou Dupond ? « Je dirais même plus… »
Bernard Quiriny, Contes carnivores
Préface d'Enrique Vila-Matas Entretien paru dans Le Magazine des Livres, n° 11 – Juillet/août 2008
Marc Villemain – Avant de parler de votre nouveau roman, j’aimerais savoir, et pas seulement parce ce que vous y êtes né, ce que la Belgique représente pour vous.
Bernard Quiriny – Ah ! On ne commence pas par le plus facile. D’abord, n’y habitant pas, je peux avoir de la Belgique une vision un peu fantasmée, idéale ; peut-être que j’en dirais autre chose si j’y vivais, même si je suis assez adepte du right or wrong, my country. Ensuite, j’ai pour la Belgique l’attachement instinctif et esthétique que chacun, j’imagine, a pour son pays : la terre et les ancêtres, le caractère national, les racines, ces choses un peu barrésiennes. Et puis bon, la Belgique, c’est quand même un tempérament, une tournure d’esprit, un humour, une mélancolie. Donc, une culture, une littérature ; le surréalisme, Magritte, le fantastique, etc. Et tout un flot de clichés (l’exubérance joviale, les brumes flamandes…) qui, comme tous les clichés, sont toujours un peu vrais.
Marc Villemain – Pourquoi avoir choisi de plaquer un type et un fonctionnement de dictature déjà bien répertoriés par les historiens sur une société matriarcale ?
Bernard Quiriny – Mon idée était d’écrire un roman sur les régimes totalitaires et sur la fascination qu’ils ont suscité chez certains intellectuels, jusqu’à l’aveuglement. Idéalement, cela aurait dû donner un roman, disons, sur l’URSS dans les années 1950 et les voyages d’intellectuels à Moscou, ou sur la Chine de Mao et les voyages à Pékin, etc. Mais un tel livre n’aurait évidemment pas laissé beaucoup de place à l’imagination ; surtout, c’était inutile au regard du nombre de chefs-d’oeuvre disponibles sur ces pays. Cela ne devenait donc intéressant qu’en prenant les choses de manière décalée. D’où ce transfert absurde : au lieu d’évoquer les immenses empires totalitaires qu’étaient l’URSS ou la Chine, voici un empire minuscule, le Benelux. Au lieu qu’il soit à des heures d’avion de Paris, là où on peut le fantasmer, c’est à deux heures de train. Et au lieu qu’y règne le marxisme-léninisme version Staline ou Mao, une version délirante du féminisme. Féminisme imaginaire qui n’est qu’un prétexte : à la limite, n’importe quel fanatisme aurait fait l’affaire – écologisme radical, secte millénariste, tout ce qu’on veut. Je renverse donc la question : le roman ne plaque pas le fonctionnement des régimes totalitaires sur une société matriarcale, il plaque une idéologie matriarcale en carton-pâte sur les totalitarismes, qui sont le vrai sujet.
Marc Villemain – Vivons-nous dans une société patriarcale ?
Bernard Quiriny – Je ne suis pas certain d’avoir une réponse. Je n’y ai d’ailleurs pas vraiment réfléchi, tout l’attirail « théorique » du roman sur le féminisme n’étant qu’un prétexte. Mais bon, je vous réponds quand même. D’un côté, vous avez un discours assez répandu sur la féminisation générale, les valeurs masculines qui déclinent, etc. C’est peut-être un peu vrai. D’un autre, il semble que les femmes gagnent toujours moins d’argent que les hommes, qu’elles accèdent moins facilement aux meilleurs postes, etc. Donc, je n’en sais rien, et j’ai sur tout ça les mêmes idées banales et raisonnables que la plupart des gens. Ce qui m’amuse, en revanche, ce sont les doléances du féminisme médiatique, l’obsession de féminiser tous les mots, le jargon anthropologique des années 1970 récité comme un évangile, tout ce politiquement correct un peu ridicule.
Marc Villemain – Pour quelles raisons avez-vous choisi de donner des intellectuels une image naïve, complaisante (et c’est une litote), plutôt que d’avoir insisté sur leur rôle critique qui, a priori, aurait pu sembler aller de soi ? C’est à peine s’ils s’étonnent de ne plus trouver nulle part le moindre livre écrit par un homme…
Bernard Quiriny – Le sujet étant la complaisance de certains intellectuels devant les totalitarismes, il allait de soi que mes héros ne seraient pas des modèles de distance critique. Cela dit, plusieurs attitudes se rencontrent parmi eux. Le personnage de Langlois, neutre voire bienveillant au départ de Paris, se montre très vite réticent devant les salades que leur servent les autorités belges. Golanski, aussi, est sur ses gardes ; et Langlois fera tout pour lui ouvrir les yeux, jusqu’à ce qu’il bascule par intérêt dans le camp de Gould. Ce dernier, en revanche, sait ce qu’il veut voir en Belgique, et ses oeillères le poussent à avaler tout ce qu’on lui sert. Logique manichéenne qui présidait aux controverses sur la Russie soviétique : pays merveilleux par principe, le goulag n’existe pas, et il n’y a pas à chercher plus loin.
Marc Villemain – Votre roman ne participe-il pas, finalement, d’une critique des intellectuels occidentaux ?
Bernard Quiriny – Je suppose qu’à la lecture, ça ressemble à une critique, évidemment, d’autant que comme la partie sur le voyage en Belgique est une comédie, je ne me suis pas gêné pour forcer le trait. Je m’interroge : comment des êtres brillants, supérieurement intelligents, grands écrivains souvent, ont-ils pu avaler des énormités comme le jdanovisme et aller faire du tourisme en Russie en croyant qu’on leur montrait la vérité ? (On pourrait parler aussi, sur un autre registre, du voyage en Allemagne de l’équipée Brasillach, Chardonne et compagnie). Je n’en sais rien, et je ne fais pas la leçon à un demi-siècle de distance. Ca me passionne, simplement, et c’est ce que j’ai voulu évoquer, sur le mode de la farce. Au fond, j’adore les intellectuels, les joutes, les histoires de réseaux, les luttes d’influence, les hauts débats philosophiques, les petites affaires parisiennes, etc. Et aussi les grandes poses ridicules, les Zola aux petits pieds, les pétitions grandiloquentes, etc.
Marc Villemain – Venons-en au roman en lui-même. Qu’est-ce qui vous a conduit à adopter, fût-ce sous forme chorale, une narration articulée autour de l’unité classique de temps, de lieu et d’action ?
Bernard Quiriny – Ca n’était pas vraiment réfléchi. J’avais deux histoires, tirée du même puits : ma bande d’intellectuels en expédition de l’autre côté de la frontière, pour un voyage d’une petite semaine dont les étapes fournissaient le découpage en chapitres ; et l’ascension sociale d’une belge lambda, qui raconte sous forme de journal intime sa découverte du pouvoir et le délire des dirigeantes. La deuxième histoire était indispensable pour faire « marcher » la première : comme le pouvoir ment aux intellectuels, il fallait quelqu’un qui montre la vérité en contrepoint. Ma principale question était de faire tenir tout ça ensemble, dans une construction à double hélice. Idéalement, j’aurais aimé pouvoir dire que je me suis inspiré de Changement de décor, de David Lodge, modèle dans le genre ; mais j’ai renoncé à faire se rejoindre les deux parties, ce qui semblait naturel, pour finir plutôt par un grand bond en avant (dans le temps) en décrivant la chute du régime, façon Ceausescu.
Marc Villemain – Le sujet est imparable ; à certains égards, il est même assez génial. Vous est-il arrivé d’en avoir peur ?
Bernard Quiriny – Ma principale peur, c’était que mon imagination s’épuise, que je n’arrive pas à faire tenir tout ça debout sur la distance nécessaire, et que tout s’écroule dans l’invraisemblance ou l’ennui au bout de trois chapitres. Sur ce point, je crois heureusement que la sauce prend – le lecteur jugera, évidemment. Après, reste le sujet. Une dictature de féministes belges forcenées et des intellos fanatiques, en 2010, n’était-ce pas un peu énorme ? Je vous avoue qu’il m’est arrivé de me demander à quoi rimait ce gros vaisseau absurde que j’étais en train de construire. Mais il était trop tard pour faire marche arrière, et puis après tout : qu’y a-t-il de plus invraisemblable entre ma dictature de féministes belges qui castrent le Manneken Pis et, disons, des révolutionnaires cambodgiens qui décident de vider Phnom Penh en une nuit pour transformer les citadins en paysans ? Ce qu’il y a de fou avec ce sujet, c’est que la réalité dépasse toujours la fiction.
Marc Villemain – Vos nouvelles donnaient à voir et à entendre des matières et des sonorités oniriques, poétiques, quasi-borgésiennes. Avec Les assoiffées, vous changez assez radicalement d’esthétique. Faut-il y voir une modalité nécessaire du passage de la nouvelle au roman ?
Bernard Quiriny – Plutôt du passage du fantastique à la farce. Le fond commande toujours un peu la forme, j’imagine. Un récit fantastique impose un format (nouvelle), presque un style, des images, etc. Ici, grotesque et satire obligent, il n’y avait pas d’autre solution que d’échanger le pinceau contre le rouleau, et de s’en donner à cœur joie.
En octobre 2003, à l'initiative d'Arnauld Champremier-Trigano et Pierre Cattan, naît le magazine TOC, qui fera paraître trente numéros jusqu'en 2007. J'eus la chance de participer à cette création, chargé, dans les premiers temps, de m'occuper d'un divertissement que je baptisai Les Gullivériennes (page illustrée par Guillaume Duprat). Il s'agissait, selon la notule explicative, d'adresser chaque mois "à mon cousin Gulliver une lettre sur le fabuleux mélange de la grande ville." Voici la quatrième de ces chroniques.
LETTRE 4 - Des distractions carcérales
Permets, cher cousin, que je m’ouvre à toi de la confusion dans laquelle me plongea récemment une certaine émission de télévision. De ce divertissement-là je ne suis guère familier mais, un de ces soirs où l’inspiration vint à manquer, j’ai cru pouvoir y puiser quelque idée nouvelle. Je n’éprouve d’ailleurs à cela nulle honte : ceux qui, écrivassiers de leur état, nous jurent par tous leurs dieux que rien ne pourrait jamais les avilir de la sorte, sont petits maîtres, cuistres et cabotins.
Le divertissement en question mit sous mes yeux une troupe égrillarde et gaillarde telle que nous en croisons parfois aux coins de nos rues, constituant à elle seule un spectacle dont nous ne saurions nous lasser tant il rappelle que si le genre humain est un, ses manifestations sont infinies. De ta retraite, cher Gulliver, tu ne peux entendre ce dont il s’agit : les filles, tout juste nubiles, montées sur d’éléphantesques talons capitonnés, portent des braies déchirées à hauteur du genou, quand ce n’est pas de la fesse (je concède avoir pu m’y égarer), leur visage est talqueux tant il est fardé, et d’aucunes délabrent leur épiderme en y fixant une bague d’argent jusque, m’a-t-on dit, dans les parties les plus reculées de leur candide anatomie. Quant à leurs équivalents mâles, ils optent généralement pour la démarche du colobe, ce singe cousin des semnopithèques, et affectent de se mouvoir comme dans un film au ralenti.
Figure-toi qu’une poignée d’entre eux se sont de plein gré laissé interner à l’occasion de ce que l’on nous assure être un badinage, et qui apparaît à l’esprit un peu désuet qui est le mien comme une des plus grandes étrangetés anthropologiques qu’il m’ait été permis de voir. Plusieurs semaines durant, ces égaux, auxquels je ressemble par tant de traits physiques, tuent le temps sous l’oeil ubiquiste de caméras sournoises, sans souci du qu’en dira-t-on. Une amie visiteuse de prison m’a rapporté que ce spectacle très familial connaissait grand succès dans nos pénitenciers. De fait, les pauvres gens que l’on y masse avec morgue et bonne conscience tentent-ils vainement de reconnaître en cette jeunesse hilare un peu de ce qu’ils sont. Je n’ai nulle peine à imaginer les yeux riboulants de nos stoïques bagnards, mus par la stupéfaction de considérer ces presque semblables internés volontaires, et semblant trouver motif à s’en réjouir.
Ma grande ouverture au monde touche ici sa limite, car vois-tu, à l’homme dans les fers il me semble que l’homme libre doit avant tout compassion.
En octobre 2003, à l'initiative d'Arnauld Champremier-Trigano et Pierre Cattan, naît le magazine TOC, qui fera paraître trente numéros jusqu'en 2007. J'eus la chance de participer à cette création, puis d'y oeuvrer comme chroniqueur. La chronique était intitulée : "Vrai ou faux".
Je prends soin d’avertir les âmes sensibles qui pourraient me lire que ce billet contient, hélas, de bien funestes visions. Car voyez-vous, je fais ces temps-ci un mauvais rêve qui m’ampute de ma légendaire hilarité. Perdu dans une forêt bavaroise (mais pourquoi bavaroise ?), une ribambelle de bestioles, plus caustiques les unes que les autres, s’acharnent sur mon corps, d’un nu intégral au demeurant très inesthétique, et me dépècent de tout attribut dont je pourrais avoir l’usage (bras, yeux, oreilles, j’en passe et des meilleurs.)
Ces blousons noirs du règne animal se composent pour l’essentiel de homards – c’est un étripage de luxe. Or leur chair rose jaspée d’orange est si tendre que le martyre n’empêche nullement d’affluer en moi quelques très ripailleuses scénettes. Quoique l’infâme gang s’obstine à me décortiquer, je parviens néanmoins toujours à arracher quelques pinces au tronc des exquis crustacés et à en sucer la substantifique moelle, ce qui ne manque pas de les faire s’esclaffer. Car comme l’ont démontré de vigoureux chercheurs norvégiens (mais pourquoi vigoureux ?), le homard, dont le système nerveux n’est pas plus évolué que celui d’un insecte et qui par-dessus le marché s’est affranchi de tout cerveau, ne saurait connaître la douleur. Naturellement, cela fait bisquer les amis des bêtes, la caléfaction fatale d’une chair rose jaspée d’orange équivalant pour eux au massacre d’un Tutsi au plus haut du génocide. Voilà en tout cas de quoi altérer notre plaisir à tremper l’auguste fruit de mer dans l’eau bouillonnante, laquelle n’affecte en rien ce stoïque animal – au pire le chatouille-t-elle sous les pinces. Tant et si bien qu’au regard de ce que l’homme fait parfois de son cerveau, on se dit qu’il ne perdrait pas forcément grand-chose à en être démuni.
En octobre 2003, à l'initiative d'Arnauld Champremier-Trigano et Pierre Cattan, naît le magazine TOC, qui fera paraître trente numéros jusqu'en 2007. J'eus la chance de participer à cette création, puis d'y oeuvrer comme chroniqueur.
A vot' bon coeur !
Elle a toujours son petit quelque chose de générationnel dans la démarche : quelque chose de jeune (prononcez djeune) dans sa courtoise insolence et de très stylisé (mais dites plutôt staïle) dans le déhanchement. Pour ceux qui ne verraient pas ce que je veux dire, imaginez un individu femelle à l’air conquérant, n’ayant guère de scrupules à vivre et ne redoutant visiblement rien de son propre avenir. Avec son air de rouge à lèvres frétillant et son sourire de téléthonne, elle glisse une enveloppe dans une boîte jaune à l’angle de la rue Térésa. Je peux déjà vous dire qu’il y a un chèque dans ladite enveloppe (je le sais, ne me demandez pas comment). Pour votre gouverne, sachez aussi que la frétillante glisse chaque mois un chèque dans une boite jaune à l’angle de la rue Térésa. Le mois dernier, ce fut au profit d’une association de défense d’autruches victimes d’un mystérieux virus d’origine humaine (quand elle a su que la moitié des dons de ses compatriotes tombait dans l’escarcelle de la SPA, elle s’est empressée de monter dans le train de la compassion animalière : surtout, rester dans le mouv’). Le mois prochain, elle a déjà confié à sa meilleure amie qu’elle soutiendrait l’existence brisée d’une femme qui faillit expirer suite à une erreur médicale (survenue lors d’une greffe d’implants mamaires, à ce que j’en sais). Mais quant au chèque qu’elle vient de glisser dans la boîte jaune à l’angle de la rue Térésa, alors là, mystère. D’ordinaire, pourtant, je sais tout. Elle nous a repérés, moi et mon manège, c’est sûr. Point de cause urgente à défendre ce mois-ci (quand on pense à tous ces chiens qui crèvent dans les rues de l’hiver), alors elle fait semblant. Ses scrupules sont infiniment touchants.
En octobre 2003, à l'initiative d'Arnauld Champremier-Trigano et Pierre Cattan, naît le magazine TOC, qui fera paraître trente numéros jusqu'en 2007. J'eus la chance de participer à cette création, puis d'y oeuvrer comme chroniqueur.
ô, mon pays !
Nul n’est sommé à l’amour de son pays, et je connais pour ma part mille raisons de songer à s’en éloigner. D’où je vous parle, sourdait comme une dépression post-caniculaire, un dérèglement des écosystèmes sociétaux : les vieux se fanaient comme des tulipes dans leur vieille eau, les taulards s’ouvraient les veines, des cadres sup’ décravatés mendiaient leur obole, Lara Fabian remportait le prix Léo Ferré / Danone de la « poésie créative », Houellebecq votait social-démocrate. La publicité se vendait comme subversion, le marché surfait sur l’abolition des classes, l’ultra-gauche se gavait au coca (light), Sulitzer écrivait ses livres et Mozart entrait dans les grandes surfaces. La France ressemblait à une extension armoricaine sponsorisée par Google. Guy Debord, vainqueur par K.O. Sans doute quelques réactionnaires gaéliques résistaient-ils au progrès : ils ne s’attiraient que les sarcasmes, à défaut d’affidés. La victoire du cool était sans appel : enfin, la société était devenue sympa.
J’ai lu d’ailleurs que le pays allait mieux. L’enquête, dite d’opinion, arguait de référents incontestables du progrès civilisationnel : 1) Croyez-vous en Dieu ? 2) Prendriez-vous un crédit à la consommation ? 3) Mettriez-vous votre enfant dans une école publique ? 4) Le nom de Sartre vous dit-il quelque chose ? 5) Etes-vous Mac ou PC ? 6) Vous rendriez-vous plutôt à la technoparade ou au festival de piano de la Roque d’Anthéron ?
Les résultats de l’enquête sont formels, et mon attitude explicitement réactionnaire. Qu’à cela ne tienne : je m’en vais.
En octobre 2003, à l'initiative d'Arnauld Champremier-Trigano et Pierre Cattan, naît le magazine TOC, qui fera paraître trente numéros jusqu'en 2007. J'eus la chance de participer à cette création, chargé, dans les premiers temps, de m'occuper d'un divertissement que je baptisai Les Gullivériennes - page illustrée par Guillaume Duprat. Il s'agissait, selon la notule explicative, d'adresser chaque mois "à mon cousin Gulliver une lettre sur le fabuleux mélange de la grande ville." Voici la troisième de ces chroniques.
LETTRE 3 - D'un dîner d'esprit
Mon cousin, j’écris dans la hâte et nuitamment, tant il me tarde de rapporter ce qui, à des yeux blasés, paraîtrait fantaisie et qui, aux miens, fait figure d’allégorie.
L’un de mes bons amis, juif véritable par sa mère séfarade, fut tout à l’heure confronté à une certaine bêtise familière. Apprends pour commencer que l’homme est juste et bon, et que nul ne le peut tenir pour poltron, quelconque ou vaniteux. Sa table fut ouverte à gens de toutes sortes : tu aurais pu y voir un athée dubitatif trinquer avec un protestant longiligne d’extraction capitaliste, démocratique et helvétique, un catholique bavarois lever son verre à la santé d’un Batave adepte du tantrisme hygiénique, un membre bien français du Mouvement solaire pour la réflexion cognitive autodéterminée sur soi s’enivrer avec un musulman irakien de la lignée d’Ali naturalisé californien, un compagnon du Droit humain affidé à l’Ordre de la bonne vertu boire tapageusement avec un orthodoxe très orthodoxe membre de l’Église autocéphale de Slovaquie, pendant que ton serviteur se la faisait bonne et fumait la chibouk avec cet ami juif dont j’ai déjà vanté auprès de toi l’ardeur à rire et à vivre. Cet instant de grâce a conduit chacun de ces hommes bons et généreux à enfreindre un précepte au moins de leurs dogmes respectifs, celui du plaisir injustifié de la chère. En cette occurrence, et au vu de la rapidité des flux absorbés, j’étais gêné surtout pour les chrétiens de l’affaire, tant il me plaît de considérer le rituel de l’eucharistie comme le symbole d’une stricte anthropophagie, celui qui s’y adonne cherchant dans l’azyme la force et la grandeur de l’Autre Puissant. Mais après tout, chacune des confessions citées peut bien se targuer de quelque étrangeté, et de cela je ne leur tiens nulle rigueur : c’est aussi dans l’étrange que la raison parfois chemine. Nous eûmes bien quelque échange tumultueux sur l’importance relative des différents prophètes, les mystères, fort peu raisonnables, de l’Incarnation, de la Rédemption, du Purgatoire ou de la Trinité, mais enfin chacun se tint, non seulement dans le respect des convenances, mais, je le crois, dans le droit fil de l’amour du prochain.
C’est à ce moment précis que mon infortuné compagnon crut bon devoir lever un dernier verre à la politique française. De ce moment, tous se levèrent et quittèrent la table, maugréant contre cet hôte qui s’abaissait. Moralité : pour réussir une soirée, mieux vaut invoquer le Très Haut que disserter sur le très bas.
En octobre 2003, à l'initiative d'Arnauld Champremier-Trigano et Pierre Cattan, naît le magazine TOC, qui fera paraître trente numéros jusqu'en 2007. J'eus la chance, alors, de participer à cette création, chargé, dans les premiers temps, de m'occuper d'un divertissement que je baptisai Les Gullivériennes - page illustrée par Guillaume Duprat. Il s'agissait, selon la notule explicative, d'adresser chaque mois "à mon cousin Gulliver une lettre sur le fabuleux mélange de la grande ville." Voici la deuxième de ces chroniques.
LETTRE 2 - De l'urbanité
Tu es décidément, de notre famille, l’être le plus remarquable. J’envie cette sorte de talent que tu as et qui, de ta campagne solitaire, te fait si bien comprendre ce qui nous meut, nous autres, urbains. Sans doute sommes-nous « des êtres de passage », et je reconnais bien là cette philosophie sans âge dont tu prends plaisir à être le messager zélé. Mais si nous sommes si nombreux à venir nous engloutir dans les villes, vois-tu, ce n’est pas seulement parce que là s’y trouveraient l’emploi salarié, l’amour ou la fortune. Ceux-là qui aspirent à de telles choses se promettent d’ailleurs à la déception, tant il ne suffit pas de monter à la capitale pour devenir capitaliste : encore faut-il avoir faim de société. Et, pour ce qui me concerne, mes pauvres rêves pour outil de travail, je pourrais tout aussi bien remplir mon office derrière un plexiglas newyorkais que sur une meule normande. Non, vois-tu, l’homme vient en ville pour y satisfaire son excitation. C’est à la ville, mon bon Gulliver, que naissent les passions de demain. C’est à la ville encore que les grandes luttes politiques du temps trouvent la plus puissante des chambres d’échos. C’est à la ville toujours que l’humanité entière se rejoint pour communier dans la lutte. C’est à la ville, oui, et nonobstant l’étrange altérité qui nous unit, que l’homme vient penser contre lui-même afin de se rendre plus accueillant à ses semblables.
Hier soir encore, je tiens à te narrer l’épisode, un homme marchait paisiblement à la tombée de la nuit. Vêtu d’une longue robe de couleur comme on en fait seulement là où le soleil se lève quand il se couche chez nous, je l’ai vu de mes yeux vu tomber en rencontre avec un autre homme, icelui parfaitement ajusté à nos climats. Je ne saurai jamais ce qu’ils se sont dit. Le mystère est d’autant plus épais pour moi que la scène ne dura étrangement qu’une poignée de minutes. Eh bien, crois-moi si tu le peux, les deux larrons repartirent ensemble, cochons comme pas deux, et investirent d’un pas enjoué la buvette qui sert d’angle à ma venelle. Je n’ai osé les suivre, et le regrette bien. Mais crois-tu vraiment qu’une telle scène d’espoir puisse se rencontrer ailleurs qu’à la ville ?
La passion de l’autre est une passion urbaine, cousin. L’urbanité seule est la perspective des hommes.
Je ne prends pour ainsi dire jamais part aux innombrables discussions qui enfument Internet et les blogs. Mais je ne peux pas non plus m'empêcher d'éprouver quelque vertige devant l'infinie déperdition du verbe, de la parole et de l'intelligence que manifeste la blogosphère, vertige d'autant plus grand que rien ne semble être en mesure de lui donner sens, tout comme il semble impossible de ramasser cette palabre mondiale, de la quantifier, de la mémoriser, de la qualifier même, tant elle est par nature rétive à toute synthèse et à toute projection collective. Et encore ne m'intéressé-je guère qu'aux blogs qui soulignent leur proximité avec la littérature ou ses abords, même lointains. Aussi est-ce bien le triomphe d'une certaine forme d'individualisme que vient couronner l'explosion de cette bulle discursive, laquelle n'est d'ailleurs pas sans bousculer quelques-unes des habitudes démocratiques les plus ancrées - et pour partie les plus justifiées. Cette dimension démocratique est d'ailleurs intéressante à examiner, tant c'est en son nom que la quasi-totalité des bloggeurs revendiquent leur libre expression ; dimension au demeurant assez sommaire, et qui pourrait aisément se résumer de la sorte : je dis ce que je veux - digne héritier du Do it ! publicitaire.
La génération qui aura eu accès aux blogs, dont le gros des utilisateurs semble se situer dans la tranche des 20/40 ans, a derrière elle l'histoire de l'humanité démocratique ; on sait d'ailleurs quel prix durent payer ceux qui œuvrèrent à son advenue - pour ne rien dire du lourd tribut que d'aucuns continuent de lui payer dans maintes régions du globe. Or ce qui me frappe, certes de manière extrêmement immédiate et sensitive, lorsque je circule entre les blogs, voire sur les grands forums nationaux, c'est la rage qui les baigne, pour ne pas dire la haine dans laquelle beaucoup semblent aimer se défigurer. La haine, non de l'autre en soi, non de l'autre en tant qu'être de chair, mais de l'autre en tant qu'il déploie une pensée (disons plutôt une opinion...) pas même contraire, mais simplement différente. Et il n'est pas anodin de signaler que certains blogs parmi les plus intéressants, érudits, rédigés parfois dans une langue volontiers recherchée, attestant pour les meilleurs d'un véritable amour du mot, qui plus est attentifs au moindre détail esthétique, peuvent compter au nombre de ceux qui semblent éprouver avec le plus de bonheur ce sourd plaisir à sombrer, pour certains dans la délation, et pour la plupart dans l'élitisme excommunicateur - lequel n'a donc plus rien de républicain. Aussi le bloggeur d'en face, qui remplit à sa manière l'office du voisin de palier de naguère, en prend-il pour son grade pour un oui ou pour un non, et pour tel ou tel motif qui ferait pisser de rire dans n'importe quelle cour de récréation. Mais le sentiment de se sentir supérieur, plus intelligent, plus brillant, plus pénétrant, conduit tout individu mal ou insuffisamment préparé à l'acceptation de l'autre, et donc aux vertus finales de la démocratie, à faire fuser insultes et anathèmes sur le dissemblable, jusqu'à, finalement, faire abattre sur lui les foudres de sa propre et minuscule Église.
Naturellement, les bloggeurs qui s'octroient une quelconque capacité d'analyse socio- ou psychopolitique ne sont pas en reste et, plutôt que de renouveler les principes vivants d'une agora bien ordonnée, sombrent, eux, dans le petit commentaire de la surface des choses - la vie privée du Président, la rumeur des arrières-cuisines, le commentaire de telle ou telle déclaration officielle tronquée etc..., n'ajoutant finalement que leur propre bruit de bloggueurs esseulés au grand bruit de crécelle de l'impraticable monde. Moyennant quoi, ce qui, à bien des égards, pourrait s'avérer réjouissant (la démultiplication de l'expression individuelle, l'augmentation des chances de se faire entendre, la possibilité qui nous est donnée de promouvoir notre art et de lui donner davantage d'écho, l'alimentation d'un échange ou d'un débat qui trouverait davantage de contributeurs de bon niveau, etc...) vient à se dégrader en une sorte d'arène sans foi ni loi, voire de prétoire où chaque orateur serait au fond condamné à n'être que le greffier de son propre discours. A cette aune, je ne suis pas certain que, non seulement la démocratie (dont il est vrai, certes, qu'elle n'a pas attendu l'apparition du grand barnum blogoprolixe pour s'affaisser d'elle-même comme une grande), mais l'individu lui-même (entendez sa quête de vérité intime, d'un épanouissement qui le grandisse, d'un apprentissage dont il sorte vainqueur au profit de tous), sortent grands gagnants de ce qui fut ou demeure considéré comme un progrès pour tous.
A certains égards, l'on peut même parfois considérer que la teneur des échanges sur la blogosphère ne fait que donner raison aux principes ultra-individualistes qui ont donné naissance aux reality show ou à la télévision de proximité : ici comme là-bas existe une prime à la violence et à la provocation, et les blogs les plus renommés sont aussi souvent ceux qui n'hésitent pas, par un calcul qu'ils seraient les premiers à blâmer chez l'homme politique, à se rendre démagogues, outrageants ou sottement injurieux. Cette prime à la provocation existe partout, et est sans doute le signe que les anciennes vertus de la conversation ont été peu ou prou définitivement écartées de la sphère publique. Aussi des personnalités aussi diverses que Eric Naulleau, Michel Polac, Stéphane Pocrain, Isabelle Alonso (je n'ai pas la télévision, j'en oublie évidemment), tous grands pourfendeurs de l'HTSMC (Horrible et Terrifique Système Médiatique Capitaliste), se retrouvent-ils chroniqueurs attitrés, plaisants, conviviaux et sacripants, sur les plateaux spectaculaires de la télévision de distraction. Sans, bien sûr, que nul ne sache ou ne puisse nous expliquer en quoi la qualité du débat démocratique (et subsidiairement du service public télévisuel) y ont gagné.
Encore jeune, je n'en ai pas moins connu de très près la naissance des radios libres. Tous ceux qui ont pratiqué ce média naissant, en ces années quatre-vingt bénies, se souviennent de la population qui œuvrait dans des studios de fortune où le CD n'existait pas et où l'animateur d'une émission était aussi celui qui en réalisait la partie technique - quand il n'allait pas lui-même démarcher les commerçants pour que la station puisse continuer d'émettre. Tous ceux, moi compris, qui plongèrent dans cette aventure dont on a (déjà) oublié combien elle a révolutionné les structures médiatiques, se souviennent de ces personnages étranges qui faisaient vivre les radios, et souvent leur donnaient une âme. Je me souviens que celle où je travaillais (bénévolement, cela va de soi, mais jusqu'à vingt ou trente heures par semaine) accueillait aussi bien un bègue (qui animait tout de même l'intégralité des émissions d'information de la station), un schizophrène patenté, une caissière de grande surface qui arrondissait ses fins de journées dans son lit, un immigré portugais qui n'avait pas même de quoi s'habiller et manger correctement, un banquier homosexuel qui était la risée de la commune, un débile mental léger dont les troubles d'élocution ne pouvaient échapper à aucun auditeur, un aveugle qui, nonobstant son chien, faisait régulièrement tomber platines et micros, quelques punks dont les rats quittaient souvent l'épaule pour s'en aller ronger la moquette du studio et souvent les derniers quarante-cinq tours achetés en urgence à Carrefour en vue du Top 50 du soir, un ancien flic tombé en dépression et finalement converti au chichon, pour ne rien dire de ma petite personne, généralement affublée de bas résilles en guise de chemise, bardé de clous et n'ayant pour Bible que le dernier album de Metallica. Eh bien tous ces gens, j'ai un peu l'impression de les retrouver sur la blogosphère, et cette petit madeleine inattendue n'est pas pour rien dans mon plaisir - quitte, donc, à ce que la mélancolie m'étreigne lorsque, brutalement, j'éprouve les limites intellectuelles et, disons-le, civilisationnelles, du genre.
Il y a fort longtemps, alors que je n'étais encore qu'un tout jeune adolescent, j'ai été conduit, à deux reprises, à faire ce que l'on appelle communément une « retraite ». Initiatique, certes, puisque cela ne durait que quinze jours, mais, pour un adolescent du début des années quatre-vingt, passer quinze jours au sein d'une communauté de moines, et dans une assez grande rigueur, ce n'est pas tout à fait rien. D'autant qu'il ne s'agissait pas seulement de vivre avec les moines mais de vivre comme eux. L'expérience a beau être un peu lointaine, son souvenir n'en est pas moins vif.
Le livre dont il est ici question constitue une sorte de bréviaire de la vie monastique portée à sa plus pure incandescence. Publié en 1678 sous le titre Relations de la mort de quelques religieux de l'abbaye de la Trappe, il rencontre un succès immédiat et connaît quatre éditions du vivant de son auteur, l'abbé de Rancé. « Abbé régulier et réformateur du monastère de la Trappe, de l'Étroite Observance de Cîteaux », il est le filleul de Richelieu et le fils du secrétaire privé de Marie de Médicis, un homme du monde, donc, brillant, estimé, dont Bossuet fut le condisciple lors de ses études.
Avant d'aller plus loin, il est important de rappeler que le régime qui prévalait alors était celui de la commende, qui permet au roi de concéder un bénéfice ecclésiastique à un clerc ou un laïc ; c'est ainsi, comme le signale Jean-Maurice de Montméry dans la préface qu'il donne au présent volume, que Mazarin percevait les rentes de vingt-cinq abbayes ; et c'est suivant la même loi que le jeune Rancé se retrouve à l'âge de onze ans chanoine de la cathédrale Notre-Dame de Paris et abbé commendataire de cinq abbayes — dont celle de La Trappe.
L'on peut faire remonter l'origine de sa vocation au 28 avril 1657, lorsque disparaît sa maîtresse, Marie de Bretagne, duchesse de Montbazon. S'ensuivent pour le jeune Rancé, de quatorze ans son cadet, trois années lors desquelles il se retire de toute vie mondaine, et qu'il consacre pour l'essentiel à la lecture des Pères de l'Eglise. C'est aller un peu vite en besogne sans doute mais, dès lors, on peut dire que Rancé ne pensera plus jamais qu'à une seule chose : la mort. Toutefois, à ce moment encore, la condition de moine n'a rien pour plaire à une personnalité façonnée par les us et coutumes de la noblesse de robe. Elle constitue même un objet d'absolue répugnance. Ses nouvelles dispositions religieuses aidant, Rancé va toutefois se trouver de plus en plus taraudé par la mauvaise conscience : celle d'avoir, comme abbé commendataire, et fût-ce malgré lui, participé à la corruption de la vie religieuse et monastique. Désireux de se mettre en ordre avec lui-même, il échouera, dans le bras de fer qui l'oppose à sa famille et à Louis XIV en personne, à revendre ses biens et à résigner ses commendes. Il résoudra donc cette question de la manière la plus radicale : en se faisant moine - qui plus est au sein de la plus désastrée de « ses » abbayes, celle de La Trappe. Commence alors une réforme qui, quoique approuvée par le Saint-Siège, fera l'objet de très vives controverses, et dont on ne saurait douter qu'elle marque profondément, aujourd'hui encore, toute vocation monastique.
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Chateaubriand, dont laVie de Rancé ne fut pas pour rien dans la postérité de l'abbé, aimait à considérer les moines de la Trappe comme de « pieux suicidés ». Si l'on en juge par les chiffres, la chose est assez probante : sous le règne de Louis XIV, on estime que l'espérance de vie d'un homme tournait autour de la quarantaine d'années. Or, à la Trappe, sur 427 moines, l'on dénombre pas moins de 367 morts de moins de quarante ans. Alban John Krailseimer, biographe de Rancé, considère lui-même que « c'est un grave sujet de réflexion de penser qu'un entrant sur quatre n'avait que deux ans pour se préparer à la mort et que plus de la moitié ne survivrait pas cinq ans. » Reste que la motivation par le suicide, toute séduisante qu'elle soit, est une explication sans doute un peu courte — outre qu'on peut tout de même user de moyens plus sûrs et plus expéditifs, lorsqu'on souhaite en finir, que de s'engager dans la condition monastique, fût-elle spécialement austère. Car les moines dont l'abbé de Rancé nous relate ici l'agonie, s'ils ne sont en effet pas exempts du dégoût d'eux-mêmes et du monde, n'en sont pas moins, avant tout, de fervents religieux. Autrement dit, la honte que leur inspire leur existence, passée ou pas, et l'adoration qu'ils ont pour Jésus-Christ et son calvaire rédempteur, ne les incite pas tant à vouloir mourir qu'à espérer endurer des souffrances dont ils savent ou se convainquent qu'elles n'égaleront de toute façon jamais les siennes : leur calvaire ne fera jamais qu'approcher la. Passion de Jésus, il ne sera jamais, au mieux, que la voie la moins indigne pour témoigner de leur incroyable, et à certains égards effroyable, désir de pénitence. Rancé lui-même, que l'on regarderait aujourd'hui peut-être comme un gourou ou quelque chose d'approchant, est le premier à réfréner le désir d'auto-punition de ses frères, arguant que Dieu seul peut décider du moment de la mort : chercher à en hâter la survenue reviendrait à commettre un lourd péché. Auto-punition qu'en revanche l'on pourrait, à la lecture de ces relations de la mort, considérer comme une forme de masochisme, la souffrance imitative du calvaire christique semblant, chez nombre de moines, n'être pas sans lien avec une forme éprouvée du plaisir. Lequel plaisir n'a évidemment rien de sensuel : ce n'est pas tant la douleur qui est vécue comme plaisir que son endurance ; elle devient plaisir en tant qu'elle rapproche de Dieu et, en effet, de l'instant du passage à l'autre monde. L'indifférence avec laquelle tous accueillent le froid, la faim, les privations ou la maladie - beaucoup sont atteints de fluxions poitrinaires, de tumeurs, d'abcès « gros comme le poing » ou parfois « comme la forme d'un chapeau » - est une chose, la jouissance mystique qu'ils en tirent en est encore une autre. L'ouvrage est à cet égard truffé d'observations assez inimaginables. Prenons l'exemple de ce moine, Dom Abraham, « nommé dans le monde Nicolas Beugnier ». Il a déjà été incisé à plusieurs reprises, mais on doit lui faire une nouvelle incision (« de plus d'un demi-pied ») qu'il « souffrit cependant avec tant de constance qu'il n'en interrompit pas même sa conversation avec dom Prieur, et on ne lui remarqua pas sur le visage ni dans les yeux aucune signe qui fit croire qu'il souffrait quelque chose. (...) Il se jeta ensuite aux pieds du Père Abbé pour le prier qu'il ne lui accordât aucun soulagement. » Quinze jours plus tard, il faut lui ouvrir un nouvel abcès, ce qui nécessitera « plusieurs incisions avec différents instruments » ; après l'opération, il demande seulement au Père Abbé « si tout ce qu'on venait de lui faire souffrir avancerait son bonheur », s'écriant ensuite : « Je n'ai encore que deux plaies, et mon Seigneur en avait cinq ; je ne mourrai point que je n'en aie autant, non je ne serai point content que sa main ne m'en ait couvert depuis la tête jusqu'aux pieds » - ce qui est précisément l'état dans lequel il se trouvera au moment de mourir, « le dos écorché depuis le cou jusqu'aux reins ». Au fil du récit de ces agonies exemplaires, chaque témoignage devient plus édifiant que le précédent ; la souffrance est espérée pour elle-même, elle seule semble pouvoir ramasser, résumer la foi intense et véridique.
Vie et mort des moines de la Trappe est sans doute pour nous un livre assez effarant. Il fait peu de doute que la survivance, aujourd'hui, d'une telle pratique monastique, conduirait ipso facto à l'intervention des plus musclés représentants de l'État. Quoique l'on ne puisse jamais et d'aucune manière rapprocher La Trappe de l'époque de Rancé d'une quelconque pratique sectaire. Rancé n'avait aucune espèce d'ambition prosélyte, et jamais l'Ordre cistercien n'a souhaité se mêler à quoi que ce soit des affaires du monde - il n'aura même souhaité que l'exact contraire : ne plus rien à voir avec lui. Par ailleurs, nous sommes ici en présence de volontés individuelles — si tant est que l'on puisse encore parler d'individualité lorsque, précisément, celle-ci n'a de cesse de vouloir s'abolir au profit exclusif de la volonté divine. Ceux qui rejoignent la Trappe sont alors, dans leur immense majorité, déjà des religieux, le plus souvent des moines appartenant à un autre Ordre, auquel ils reprochent un trop grand laxisme ; ils sont donc les premiers à réclamer un durcissement de leurs conditions de vie (et de survie), durcissement auquel Rancé ne souscrit qu'à la condition qu'il ne soit pas motivé par un désir de mourir, qu'il ne mette pas impunément le corps en péril, et qu'il obéisse à une justification exclusivement religieuse et pénitentielle. Les rumeurs qui circulent sur la Trappe et le caractère de Rancé, qui n'aspire qu'à un retour à la règle originelle de Saint-Benoît, attirent donc de plus en plus de religieux pleins de ce désir de pénitence qu'aucun autre Ordre ne peut satisfaire - pour ne rien dire de la fascination que ces manifestations de foi exercent sur les élites de son temps.
J'ignore ce que notre époque peut entendre de cette facette étymologiquement fondamentaliste du croire : sans doute plus grand-chose, tant la destruction désirée du moi nous est devenue étrangère, et tant notre philosophie de la liberté s'adosse au principe actif de la raison et de l'autonomie individuelles. La vérité est que, sur ce point comme sur d'autres peut-être, le mieux que nous ayons à faire reste peut-être de nous abstenir de tout jugement, en tout cas de nous défier de cette tentation, par trop contemporaine, d'une opinion à dominante psychique ou psychologique ; et d'accepter de recevoir la parole de ces hommes qui ne rêvent que de s'abolir en Dieu et d'agoniser sur une paillasse de cendre comme le témoignage d'un type d'humanité, quand bien même il passerait pour exorbitant de l'humanité commune.
Vie et mort des moines de la Trappe - Abbé de Rancé - Édtions du Mercure de France
C'est à un nom bien oublié que les Éditions du Sonneur tentent aujourd'hui de redonner un peu d'actualité. On ne compte plus, pourtant, ses innombrables romans, recueils de poésies, pièces de théâtres ou chansons — dont certaines eurent pour interprètes pas moins que Fréhel ou Edith Piaf. Sa trajectoire lui fit croiser les pas d'Apollinaire, de Raymond Dorgelès, Paul Bourget, Jean Paulhan, de tant d'autres encore, et de bien des peintres (Vlaminck, Valadon, Derain...). Enfin, Colette, à laquelle le lia une profonde amitié. Il recevra le Grand Prix de l'Académie Française pour son roman L'homme traqué, avant d'intégrer l'académie Goncourt, deux ans avant le déclenchement de la seconde guerre mondiale.
L'existence de Francis Carco, puisque c'est de lui qu'il s'agit, fut pourtant moins tranquille que ne pourraient le laisser croire ces quelques allusions biographiques. Ballotté au gré des mutations d'un père autoritaire et violent, le jeune Carco n'aura guère eu de domicile fixe avant longtemps. Parti vers ses dix ans de Nouméa, où il naquit en 1886, il aura aussi bien vécu à Châtillon-sur-Seine qu'à Villefranche-de-Rouergue, Nice, Agen, Lyon ou Grenoble - sans parler de Montmartre, où il connut la bohème et arpenta le Lapin Agile de la grande époque. Les bas-fonds n'avaient guère de mystère pour lui, et il n'est certainement pas abusif de considérer que toute son oeuvre en témoigne.
Un personnage, donc, qui pourrait avoir tous les traits de son époque, n'était une sensibilité que l'autoritarisme paternel contribua, et pas que peu, à écorcher. La poésie, très tôt, lui fut d'un incontestable secours, mais l'ensemble de son oeuvre romanesque en porte les traces - ou les stigmates. Y compris, donc, ce roman-ci, Rien qu'une femme, où il est question d'un jeune adolescent qui vit avec sa mère depuis que son père prit la tangente avant même qu'il soit en âge de s'en apercevoir. Mère qui, au demeurant, ne semble nullement chercher à consoler, pas même à compenser, la solitude affective de son fils. Toujours est-il que c'est dans l'hôtel dont elle est la "Patronne" et dans les bras de Mariette, une domestique, qu'il apprendra les rudiments de l'amour, et (davantage encore peut-être), du plaisir sexuel. Car sous ses apparences de parfaite correction littéraire, et dans une langue qui, si elle n'a rien d'exceptionnel, n'en est pas moins rigoureuse et toujours très soignée, Rien qu'une femme n'hésite pas à éplucher la toute-puissance de l'élan sexuel et à faire la lumière sur des pans à tout le moins ombrageux de la psyché d'un jeune homme naïf et tourmenté. Ce fut d'ailleurs une des ambitions (et le plaisir ?) de Francis Carco que de donner à lire des livres qui, sous une apparence convenable, sonnaient gaillardement la charge contre les morales dominantes de son temps. Cela donne un livre assez touchant, où d'implacables considérations sociales viennent s'ajouter aux affres de la détresse intime. Tout cela a un peu vieilli, c'est sûr, et la rumination sentimentale tombe parfois dans un ressassement un peu édifiant. Il n'empêche. Pour peu que l'on soit curieux de l'esprit qui prévalait alors, pour peu aussi que l'on veuille bien entendre ce qui conduisit Francis Carco à sans cesse tourner autour de ces questions parfois scabreuses (la place et la fonction, ici, notamment, de la violence dans l'amour), ce roman laisse traîner un charme qui ne manque ni de soufre, ni de tenue, ni d'authenticité.
Travaillant comme éditeur aux éditions du Sonneur,
mes recensions d'ouvrages émanant de cette maison
ne seront publiées que sur ce seul blog personnel.