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Marc Villemain
16 janvier 2016

André Bonmort - L'âge de cendre

 

 

Humains, trop inhumains

 

Commençons par saluer la pugnacité et l’ambition de cette petite maison, Sulliver, qui poursuit depuis 1995 son travail d’analyse sociale et politique et s’obstine dans son attachement à une « langue insoumise ». Axée principalement sur les sciences humaines, la maison d’édition s’est récemment dotée d’une collection littéraire, dans la continuité naturelle de son optique critique.

 

André Bonmort, qui en est le responsable éditorial, nous donne donc à lire L’âge de cendre, à partir d’une idée originale : le narrateur en effet n’est autre que « l’humanité ». Celle-ci va se regarder au miroir des hommes, et ne s’y reconnaîtra évidemment pas. Un peu hâtivement qualifié de roman, L’âge de cendre s’apparente davantage à une sorte de poésie pamphlétaire. Une succession de textes très courts constitue donc cet ensemble dont on perçoit immédiatement la sainte colère, mais qui court le risque de desservir son propos en s’appuyant sur une artillerie parfois un peu lourde – et une ponctuation par trop démonstrative. L’auteur a tendance à asséner sans souci de convaincre, ce qui finit par transformer un texte au surmoi poétique en diatribe un peu accablée, nourrie à une bile qui contredit à certains égards l’appel à l’humanité qui constitue pourtant l’intention du propos. Le livre aurait pu être dérangeant, tant le miroir qui nous est présenté pourrait ou devrait nous faire honte ; mais la militance finit par irriter : arc-boutée sur une dynamique de la formule, elle devient au fil des pages anathématique, et par moments un peu facile.

 

La chose la plus universellement aisée à faire est de condamner le monde, et nous avons tous, en l’espèce, quelque suffisant motif de désolation à faire valoir. Le problème est qu’entre la condamnation unilatérale du monde et la stigmatisation des êtres humains, il n’y a qu’un pas. Aussi sommes-nous ici décrits comme des « assoupis » qui se contentent de pester « machinalement contre la nouvelle hausse des impôts, ou le changement de date de l’ouverture de la chasse », qui ne pensent qu’à bâfrer (« trop de mastication nuit à l’acuité ») ou à forniquer sans prévenance pour l’écosystème (« dans vos préservatifs en latex qui ont nécessité la mort d’un hévéa »), bref de bien pauvres esprits, tentés de surcroît par l’agglutinement en « foules agenouillées » devant des religions elles-mêmes dépeintes comme des « représentants de commerce achalandés en fois diverses. » Le sens de la formule se mue parfois en goût du bon mot (les « renvois humanitaires »), ce qui ne va pas sans risque.

 

Dommage, car certaines intuitions auraient pu aboutir à quelque chose de plus fécond. « S’encorder ou non, telle est la question » : c’est vrai, et excellemment dit ; mais ce livre n’en fournira pas la réponse. Pourquoi n’avoir pas prolongé l’idée ? Pourquoi ne pas l’avoir tirée tout du long, et amorcé une invite à une pensée libertaire mieux étayée ? De la même manière, pourquoi s’être satisfait de réponses un peu caricaturales à cette assertion forte et mystérieuse : « Le monde n’appartient plus aux justes. Mais au juste à temps. » ? Il faut dire que faire du sentiment d’humanité le procureur des humains constituait un pari audacieux. Et la réponse consistant à trouver un rab de sentiment dans « les mots bouleversants du poème d’un adolescent éperdu qui se languit de ne pouvoir être lui-même », dans « le regard insoutenable de pureté qu’une mère posera sur son enfant nouveau-né » ou dans le « sourire de commisération vraie d’un semblable pour son pareil », ne pourra que désarçonner le lecteur, tout ébaubi encore d’avoir été l’objet d’un verdict sans rémission possible.

 

André Bonmort, L'âge de cendre - Editions Sulliver
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°10, mai/juin 2008

27 février 2017

Patrick Grainville - Lumière du rat

 

 

À notre éternelle jeunesse

 

Pour peu que les mauvaises odeurs ne l’effraient pas, le lecteur entrera avec volupté dans ce roman qui, sous les dehors volontiers mordants auxquels Patrick Grainville nous a habitués, est peut-être plus sentimental qu’il n’en a l’air :


   « Armelle, sa jeune sœur, palpait avec délectation le poulet dodu et décapité qu’elle tripotait, troussait. De ses doigts experts, elle enfonçait, fourrait dans le cloaque écarquillé une farce de petits oignons et de rognons hachés. Elle bouchait le trou avec soin, beurrait le bréchet avec une mimique de sensualité béate. Entre elle et le poulet, il y avait cette connivence de la chair nue, cette complicité gourmande. Dans l’avenir, elle emmailloterait, avec la même dextérité, son bébé, caressé, dorloté, jasant et pansu : “Mon petit poulet !... ”. Après avoir changé et vidé les couches… Mettre leurs doigts partout dans la chair, leurs doigts gluants d’amour, se l’approprier, avec leur savoir-faire inné, leur empressement héréditaire, c’était leur monopole, leur apanage, leur pulsion affective, cannibale. » Merveilleuse, remarquable scène inaugurale, qui nous permettra au passage de jeter un coup d’œil embarrassé sur la grand-mère, suçotant le poulet dominical au point de s’en rendre malade et pétomane jusqu’à l’outrage, et qui donnera à Clotilde, le personnage central, l’impression que « sa grand-mère devenait elle-même chair de poulet ».


Là est le tour de force de Patrick Grainville, livre après livre : donner de l’intimité, du geste intime, de la vie organique des âmes, de l’existence anodine des corps et de l’inconscient charnel, une vision carnée d’une grande justesse lyrique.

 

D’un rat surdoué baptisé Dante aux nus classieux et glaciaux du photographe Helmut Newton en passant par le symbolisme mallarméen, la libido adolescente, New York, l’appel du large océan, les vitrines de la conjugalité parentale, le rigoureux apprentissage de la danse classique ou les fantastiques ressources de la vie animalière, l’aspect un peu foutraque des ingrédients de Lumière du rat ne doit pas désarçonner : tout finit toujours par s’ordonnancer, pour donner à ce roman une tonalité et une liberté assez singulières. Mais si la forme vise à l’éclatement, le propos ne surprendra pas de la part d’un écrivain dont le moins que l’on puisse dire est qu’il n’en finit pas d’éponger ses univers : réduit à son plus simple squelette, l’histoire s’attache aux tourments d’une jeunesse volontiers féminine et pleine de corps encore non aboutis, avide de passions organiques et d’expérience intérieure ; et, comme il convient, cette jeunesse au romantisme contrarié et aux pulsions insatiables se trouve en butte (provisoire) à un monde que domine une petite bourgeoisie elle-même inconsolable d’avoir remisé ses propres secrets de jeunesse dans la poussière abandonnée d’un établit au fond du jardin. Mais que l’on ne s’y trompe pas : la démarche, et plus encore le procédé, sont infiniment moins banals qu’il y paraît. S’il est toujours délicat de mettre l’adolescence au cœur des romans, Patrick Grainville est bien incapable de tomber dans les écueils du cœur grenadine ou de l’été indien ; sa flamboyance s’accorderait d’ailleurs assez mal à une mièvrerie qui, en dépit des apparences, guette toujours tout adolescent qui se respecte, fût-il le plus dissipé. C’est une des réussites de ce livre que de se tenir en lisière des atours de la nostalgie, usant de cette implication distante, à la fois caustique et volontiers provocatrice, qui dessine d’ordinaire les atmosphères grainviliennes.

 

Évidemment, le style n’y est pas pour rien. Tout a déjà été écrit à ce propos, et il n’est pas interdit de sortir d’un Grainville avec une vague sensation d’écœurement, ou d’euphorie trouble, tant l’écriture n’en finit pas de tourner autour du même noyau dionysiaque et de ressasser les mêmes figures humides, le même rythme tumultueux. Mais l’on ne peut que s’incliner devant la beauté assez magistrale des ornements, des visions et des enchantements. Au point que, n’était la légèreté, toute relative, du propos, l’on se croirait parfois au beau milieu d’une fulguration extirpée à Lautréamont. L’ahurissement devant la majestueuse nature se prête bien à l’exercice :


   « Au large, des vagues jaillissaient, se soulevaient au-dessus des autres, cavalaient dans des tourbillons neigeux que le vent cinglait. Les rafales barbotaient, dispersaient toute cette matière blafarde comme du grésil. La mer n’était plus qu’une immense marbrure démantelée, hérissée, pulvérisée. Un vaste champ de vacarmes, de mobilités foudroyantes, de crevasses, d’écroulements, de panaches volcaniques. Plus près d’eux, le long du rivage, ils voyaient l’avalanche de l’écume qui assaillait les failles, c’étaient des hordes de grandes houles roulantes avec des échines, des crinières de monstres. » La nature animale s’y prête peut-être davantage encore : « Des flottilles de papillons chamarrés tanguent sur les premières corolles, volettent autour des ramures plus longues. Des nids d’oisillons pépient. Dante hume leur sang chaud, voit leurs cous tendus, leurs têtes roses et crues, les cloques violacées de leurs prunelles opaques, l’hystérie de leurs becs béants. Cette fringale d’aveugles réveille ses instincts de prédateurs. Il se rue dans la touffeur du nid, ses chiures, ses duvets parfumés, au moment où le bouquet des cous soulève les boules de chair fripée au paroxysme de la frénésie, les fait sauter, bondir quasiment dans la gueule du rat. ».

 

Chez Grainville l’écriture se déverse en odeurs, en touchers et en sensations, elle se colorie de toutes les teintes de la chair, et pas seulement celle de ces jeunes humains encore inaltérés, encore sains, frémissant comme des oisillons à l’approche du désir, mais de la chair même du monde, des cellules, de la terre, des sécrétions, comme si tout était toujours destiné à devenir orgiaque et orgasmique. D’où l’érotisme bien sûr, partout, brûlant, neigeux, latent et lactescent, et dont Grainville nous prouve une fois encore qu’il demeure un des maîtres. Le désir, le trouble, l’angoisse de son propre corps, l’onanisme féminin, les premier pas, les premiers attouchements, la folle avidité d’Armelle et les prudences angoissées de Clotilde, les codes et rituels de la domination et de la possession, le rouge aux joues, la tenaille au ventre, l’humidité venante, les gestes qui tremblent puis s’affermissent, la confiance qui vient, tout est remarquablement écrit par cet écrivain qui donne l’impression de devoir ajouter des mots aux mots comme si aucun ne pouvait jamais le satisfaire, comme si l’accumulation des images, des qualificatifs, des saillies descriptives, lui offrait la moins mauvaise alternative à l’appréhension de ne jamais pouvoir écrire le sexe comme on l’éprouve.

 

Reste le rat. Étalon de la figure repoussoir s’il en est, de laboratoire ou d’égouts, sans autre fonction attribuée que celle de charrier les contaminations, d’envahir les rêves et de plomber la souveraineté du paysage mental. Celle, aussi, ici, presque panoptique, de considérer ces humains étranges que leurs instincts seuls semblent mouvoir. Et le lecteur de se souvenir que, derrière le rat, se cache un auteur. Qui doit prendre un malin plaisir à nous regarder ainsi vivre.

 

Patrick Grainville, Lumière du rat - Éditions du Seuil
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 10, mai/juin 2008

1 mai 2017

Mènis Koumandarèas - La Femme du métro

 

 

L’amour contre toute attente

 

Mènis Koumandarèas est aussi célébré dans son pays qu’il est méconnu dans le nôtre. Aussi les éditions Quidam, qui décidément n’ont pas leur pareil pour exhumer les perles, s’attachent à combler cette lacune en publiant le cinquième de ses livres, celui qui, nous dit son traducteur et commentateur Michel Volkovitch, « suscite une ferveur unanime. » 

 

Petit livre tremblant et enlacé, La Femme du métro est le récit d’une rencontre presque aussi interdite qu’improbable. Celle d’une femme, Koùla, la quarantaine installée, et d’un jeune homme assurément hédoniste et vaguement anarchiste, Mìmis, que tout distingue a priori mais qui ne peuvent réprimer leur attirance et s’empêcher de se dévisager, chaque jour à la même heure dans la même rame de métro : « Leurs regards étaient une détente mutuelle, une pause entre la journée finissante et la nuit qui arrivait. » Improbable, donc, cet amour aussi soudain qu’inexpliqué, entre cette femme dont on devine la monotonie établie de l’existence et ce garçon encore à peu près affranchi de toute contrainte. Mais interdite, aussi, d’une certaine manière, car ce qui est ici décrit nous renvoie à la Grèce des années 1970, cette Grèce qu’effleure à peine la bourrasque politique et sociale où nombre de sociétés du continent tâchent de trouver un peu d’air. La réserve obligée où se tient madame Koùla, cette effusion cadenassée qui perturbe ses journées, ce désir qu’elle échoue à tenir en lisière, tiennent autant à son caractère qu’à la prudence collective où est alors le pays. Écrit en 1975, ce récit qu’on lira d’une traite et en une heure de temps nous saisit de manière sourde et lancinante, parce qu’il dresse le portrait très touchant d’une femme ordinaire, vertueuse, résignée, raisonnable et passionnée, et parce qu’il condense le temps et les impressions avec une précision psychologique littérairement exemplaire. Michel Volkovitch l’écrit mieux que moi : « Comment se fait-il que tout aille très vite, et en même temps avance au ralenti ? »

 

C’est en cela un petit joyau, qui parvient même, dans son ultime partie, à basculer tranquillement dans un registre presque plus spirituel, où l’acte se résout et se tait pour laisser place à une forme d’introspection qui, articulée à une prose plus intérieure, n’en perd rien de sa sensualité : « Elle aurait voulu se trouver allongée sur des draps blancs, immobile, les mains jointes sur sa poitrine, prête à recevoir la communion, s’essuyant les lèvres avec le linge sacré que lui tendait le prêtre. Elle aurait voulu entendre une voix paternelle qui couvrirait toutes les autres, des paroles qui à elles seules la mèneraient à un sentiment d’accomplissement, légitimant sa vie. Elle aurait voulu que cette voix creuse en elle doucement, en extraie cette impression d’être condamnée qui pesait sur elle depuis toutes ces années, qu’elle lui rende le monde lumineux et pur qu’elle avait connu enfant. » Derrière l’amour interdit, ce qui se trame bien sûr c’est le vieillissement, la versatilité des chairs, la clôture des horizons, l’amertume et le ressassement où nous plongent les contrées disparues quand se mêlent, douloureux, le vivace persistant et le désir tenace.

 

Mènis Koumandarèas, La Femme du métro - Quidam Éditeur
Traduit du grec et postfacé par Michel Volkovitch
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 26, novembre/décembre 2010

8 avril 2017

Jacques Josse - Chapelle ardente

 

 

Petit éloge des communautés ordinaires

 

Livres après livres, Jacques Josse n'en finit pas d'étoffer sa galerie de portraits légèrement fracassés, gens de petite extraction, petits métiers et belle humanité que la vie a non seulement usés mais comme assignés à leurs statuts. Ils sont anciens marins, pêcheurs, cheminots, postiers, bouchers, bistrotiers, tous baroudeurs à leur manière, tous aventuriers de la vie. Ce sont eux que nous croisons en bas de chez nous, ces Francais qui n'ont pas grand-chose de "moyen", moins rejetés par la modernité qu'ils n'y sont indifférents, enfants de la terre et de la mer au ventre rond et à la peau rougie par les vents et le vin, capables de s'enflammer pour un tiercé ou de s'étriper sur un souvenir. Ce sont des hommes qui n'aiment rien tant qu'être entre hommes, mais sans qu'il y ait jamais le moindre mot désobligeant à l'égard de la femme : à l'heure où tout autour ça commence à sentir le sapin, on reste entre hommes comme on a aimé, gamins, rester entre potes. Voilà, lire Josse, c'est toujours entrer dans la compagnie de ces bagarreurs ventrus, joviaux et taciturnes qui n'aiment rien tant que s'échauffer les sangs de leur drôle de bagou et n'ont guère plus à partager que des souvenirs. 

 

Aujourd'hui, celui du "Barbu", qu'on s'apprête à mettre en terre. Le patron du bistrot. Mais qu'avant d'enterrer il convient de saluer et d'honorer avec des égards dignes de son personnage. Alors avant d'aller le porter au cimetière, tout ce petit monde se regroupe dans son bistrot et y va de son hommage et de son émotion. C'est qu'une vie entière passée derrière un zinc à tempérer l'entrain des buveurs tout en devisant poésie avec l'instit, ça vous pose une légende. Car le bistrotier est un peu comme un père pour tous ces orphelins de la jeunesse qui savent bien que le prochain est parmi eux.

 

Pour tous ceux-là, le monde n'est pas bien vaste. Il paraît qu'il l'est, pourtant. Mais peu leur chaut. Le monde, pour eux, se résume tout entier à cette camaraderie séculaire, fraternité de "clampins mélancoliques" et autres "geignards en manque de savoir-vivre" qui n'ont jamais demandé à être sur Terre mais qui, ma foi, quitte à y être, tâchent antant que possible de prendre ce qu'elle consent à leur donner. Ce sont des fiers-à-bras, des forts en gueule, mais toujours humbles, jamais vaniteux, sans autre joie que cet enivrement larvé sans quoi le monde leur paraîtrait gris, sans autre tristesse que celle d'être celui qui reste et doit dire adieu au copain d'à côté, sans attentes particulières. Repliés sur eux-mêmes, sans doute, sur cette famille aux liens plus forts que ceux du sang, sur ce petit bonheur ultime que peuvent constituer la routine, les habitudes, la fréquentation des mêmes lieux et des mêmes gens, des sensations chaque jour répétées. Au fond, c'est sans doute l'esprit de cette communauté ordinaire que Jacques Josse sonde au fil de ses petits livres, de sa plume affectueuse, légère et apaisée. Et s'il en parle si bien, c'est probablement qu'il est des leurs.

 

Jacques Josse - Chapelle ardente
Sur le site des Éditions du Réalgar

29 mai 2017

Fabrice Lardreau - Nord absolu

 

 

Le refroidissement de la planète

 

Certains livres nous saisissent par leurs sujets, leurs personnages, la profondeur de leur champ, l’étrangeté de leur inspiration, de leur construction ou de leur style, que sais-je encore. De Nord absolu, sixième roman de Fabrice Lardreau, on sort en emportant autre chose, quelque chose d’incertain, cru et impressionniste, qui tient sans doute à cette manière singulière qu’il a de mener le récit en le maintenant sur les marges du réalisme, juste avant qu’il ne verse dans l’onirisme. Un climat, donc, et pas seulement celui de cette « République du Nord » dont on ne se défait jamais tout à fait des émanations lacustres, crayeuses, toujours un peu réfrigérantes. Là d’ailleurs est peut-être le propre du talent de Fabrice Lardreau, cette minutie mêlée de concision qui lui permet d’installer quelque chose d'englobant et d’exciter la sensation avant même de requérir un travail de lecture.

 

Travail pourtant nécessaire, car les choses sont (toujours) plus complexes qu’il y paraît, l’auteur prenant un (malin) plaisir à laisser voguer les incertitudes, à déjouer et entremêler les identités, au gré d’une construction romanesque qui ne manque pas d’ambition. Pour ce qui est des faits, l’on sait finalement assez peu de choses, à moins que nous n’ayons d’autre choix que de les laisser nous perdre. On sait qu’il fait froid, d’abord, sensation étrangement enveloppante qui ne nous quittera pour ainsi dire jamais. Que la tentation démagogique fait son oeuvre et qu’un de nos personnages (peut-être un peu trop explicitement dénommé Paul Janüs), n’y est pas complètement insensible. Qu’un autre, héros de la nation depuis qu’un attentat l’a assis dans un fauteuil roulant, semble recouvrer un peu le sens de l’existence en partant à la recherche de son voisin disparu. Qu’il est quelque part, au nord, un peuple proche et lointain que le pouvoir central est bien décidé à traquer. Et qu’enfin une peur sourde, ouatée, ceinture et alanguit les esprits. Ici Lardreau est excellent, qui sait nous faire sentir une peur sans objet précis identifié ni dicible, ce genre de peur qui ne trouve aucune libération dans son énonciation parce qu’elle émane aussi des individus eux-mêmes, de leurs attitudes, de leurs mouvements comme de leurs silences. 

 

Les pérégrinations des uns et des autres fournissent donc le prétexte à une traversée du pays et de ce « monde inconnu » peuplé de      « nordas » que le pouvoir central accule à la misère. Laquelle, comme l’écrivait Hugo, et pour peu qu’elle soit « chargée d’une idée, est le plus redoutable des engins révolutionnaires. » Explosive, donc, comme elle le sera ici, et littéralement, au terme d’une projection politique qui apparaîtra parfois comme le talon d’Achille du roman. L’esquisse d’une dictature à obsession ethnico-écologique n’est pas une mauvaise idée en soi, cela va sans dire. « Dans l’Age d’Or », est-il écrit, « on devait vivre en harmonie avec le monde et les    saisons : l’heure solaire avait été restaurée, les colorants bannis et l’usage des plantes imposé » : voilà qui jette une lumière à tout le moins sceptique sur quelques uns des tropismes de notre temps. Mais cette projection un peu imprécise dans un futur indéterminé s’aligne sur trop de traits caractérisant notre présent, ce qui incommode parfois notre voyage dans le futur. C’est d’ailleurs dans ces moments que le style de Fabrice Lardreau perd un peu de sa suggestivité pour se teinter d’accents trop actuels dont on peut regretter, même si l’on en comprend bien la fonction documentaire, qu’ils affadissent ou normalisent un récit à bien des égards original. Prévention qui disparaît totalement dans les dernières dizaines de pages du roman, dont on sort en se disant que l’auteur aura réussi à nous manipuler jusqu’au bout, habitant ses personnages, parvenant à les relier à une histoire pleine de replis, de chausse-trapes et de complots, résolvant enfin et sans bavure cet étrange périple dans le froid programmé de l’avenir.

 

Fabrice Lardreau, Nord absolu - Editions Belfond
Critique parue dans Le Magazine des Livres, n°20, novembre/décembre 2009

22 juin 2017

Dominique Mainard - Pour vous

 

 

La voie mêlée de Dominique Mainard

 

Nous autres, lecteurs, abritons une part non négligeable de conservatisme : nous supportons plus ou moins bien que les écrivains que nous aimons changent, qu’ils n’écrivent pas toujours ce que nous attendons d’eux – qu’ils ne réécrivent pas, au fond, ce même livre qui, naguère, nous enchanta. Nous sommes ingrats : comme si nous-mêmes ne changions pas, comme si nos propres goûts étaient inoxydables. Aussi est-ce avec cette réserve bien présente à l’esprit que je vais tâcher de montrer en quoi ce nouveau roman de Dominique Mainard, très bien écrit, excellemment mené, me paraît toutefois, par la nouveauté même de sa démarche, un tout petit peu, mais un tout petit peu quand même, en deçà de son travail passé.

 

L’idée de départ est excellente. Par sa simplicité immédiate, par l’évidence de son objet, mais aussi en ce qu’elle pourrait résumer à elle seule la notion même de roman : non pas extrapoler, non pas inventer, mais tirer le fil du réel et l’emmener au bout du bout, faire faire ou faire dire au réel ce qu’il ne saurait assumer sans conséquence ni danger.

 

L’héroïne, Delphine, a tout compris de notre société de services : les gens sont prêts à n’importe quoi pour qu’on leur facilite la vie, qu'on panse leurs plaies, qu'on satisfasse leurs désirs, qu'on leur donne ne serait-ce que l’illusion d’un bonheur. Tout se vend, tout s’achète : les affects pas moins que les produits de consommation courante. Forte de cette intelligence, Delphine crée Pour Vous, petite société qui propose un panel de services aussi variés que sortir l’aïeul dans le parc et faire les courses d’une vieille dame, offrir de la compagnie à des ados désœuvrés ou à des hommes délaissés, et jusqu’à louer à un couple stérile « un enfant à aimer deux après-midi par semaine », voire porter l’enfant d’une autre. Ce serait à peine exagérer que de dire qu’il y a dans cette activité quelque chose qui relève d’une sorte de soin palliatif, voire de thanatopraxie du vivant. Et cela marche, à merveille. Pas très légal, sans doute, mais il faut bien faire face à une demande qui ne fait que croître – les misères, petites ou grandes, sont innombrables, et tout le monde est prêt à payer pour s’offrir de l’apaisement, fût-ce sous forme d’illusion. C’est une entreprise cynique ? À peine. Plutôt l’usage à fins commerciales d’une lucidité infinie et douloureuse : « La vie m’a appris qu’il n’y a rien de moins réel que ce qu’on nomme la réalité et qu’une mort, une trahison, une souffrance cessent d’exister du moment qu’on arrive à s’en distraire. » Il faudra bien pourtant que la machine s’enraye à force de s’emballer, et que Delphine tombe sur un os.

 

Inutile de dire que Dominique Mainard mène son récit avec beaucoup d’intelligence, de minutie, de vitalité aussi – on l’entend presque sourire, à telle ou telle occasion, ou lorsque elle consigne sur le grand cahier de comptes les factures que Delphine adresse à ses clients. Il est agréable aussi de lire sous la plume d’un écrivain de ce temps autre chose qu’une ode à l’en-soi de la victime, quelque chose qui sache griser d’humour et de compréhension les écarts humains, qui n’opine pas du chef devant l’argument d’autorité de la sensiblerie. Ce qui ne signifie pas, loin s’en faut, que le sentiment déserte ce récit : mieux, c’est sans doute au prix d’une lutte avec elle-même, presque en reniement d’elle-même, en tout cas en connaissance de cause des limites morales de l’exercice et dans l’anfractuosité qui s’y dessine, que Delphine parvient à cet effort de pure exploitation commerciale des misères humaines. Parmi d’autres « lapsus », il y a cette jolie phrase, plus ambiguë, plus polysémique qu’il y paraît peut-être de prime abord : « j’avais compris qu’il y avait beaucoup à gagner pour qui pensait, comme moi, qu’un enfant, fût-il de chair et d’os, n’est qu’un rêve comme un autre » – la raison, l’appât du gain, n’estompent jamais complètement la persistance du rêve.

 

D’où vient, alors, malgré le très grand plaisir que m’auront procuré cette lecture et la relative perfection du romanesque, que le livre me soit apparu moins accompli que les précédents ? Sans doute parce que son apparence plus légère, cette forme d’humour aigre-doux que l’on ne connaissait pas à Dominique Mainard, cet usage un peu plus relâché des dialogues, ce sujet, qui n’est pas sans profondeur mais qui apparaît aussi plus sociétal, moins onirique, moins empreint des univers singuliers qui faisaient la magie habituelle de ses romans, me laissent avec l’impression d’un livre qui viendrait d’un peu moins loin. Si Pour vous trouve évidemment sa place, toute sa place, dans une très belle œuvre, je ne peux m’empêcher de penser que, si Dominique Mainard a toujours été naturellement et étrangement efficace, elle semble ici rechercher l’efficacité pour elle-même. Comme si sa traduction au cinéma (le film d’Alain Corneau, réalisé à partir de Leur histoire et intitulé Les mots bleus) lui avait donné un appétit nouveau, et que s’était immiscée dans son paysage mental une manière autre, plus immédiate, plus kaléidoscopique, plus matérielle, de suggérer pensées et situations. Cela n’enlève rien aux qualités habituelles de l’écrivain, qui sont grandes, mais cela nous les rend plus ordinaires, comme si, au plaisir immédiat d’une bonne, d’une excellente histoire, faisait contrepoint un usage simplifié, plus lisse de l’imaginaire. Pour vous n’en demeure pas moins un roman qui appartient à la fois à notre temps et à la temporalité irréductible de la littérature. S’il ne permet pas de crier au génie, s’il peut nous laisser sur notre faim, non en lui-même mais en regard de ce que nous savons de l’œuvre de Dominique Mainard, il vient au moins, et ce n’est pas rien, confirmer le talent d’une des valeurs les plus sûres de la littérature française.

 

Dominique Mainard, Pour vous - Editions Joëlle Losfeld
Critique parue dans Le Magazine des Livres, n° 13, décembre 2008

20 juillet 2017

Richard Millet - Dévorations

 

 

Suivez mon renard

 

L’homme fut écrivain. Fut, car ne souhaitant plus l’être – mais peut-on jamais se défaire de ce que l’on est ? Il n’est plus écrivain, dit la pauvrette impressionnée, car il veut « pouvoir casser du bois et l’empiler, une activité qui était, avec la marche et le maniement de la faux, la seule chose qui lui permît d’apaiser les prurits d’écriture et la nostalgie des mondes disparus. » Son problème à lui va rencontrer ses problèmes à elle – « il voulait vivre hors du temps et c’était dans ce dehors que j’espérais le rejoindre » : de là naîtra une manière commune de converser, de tenir silence, de contempler et de vivre. Commune, mais incompatible : il faudrait pouvoir traverser le barrage des trajectoires, des destinations, des origines, de la langue et du corps. C’est là le plus touchant, cet inabouti des sentiments, cette pudeur à reconnaître l’autre sans trouver en soi la force d’approcher, de parler, et pire, de le séduire ; cette obstination à se juger indigne de lui, parce que c’est ainsi, parce que les mondes ne se rencontrent pas, parce qu’aucun monde n’est fait pour entrer en un autre, parce qu’on ne peut pas sans conséquence désastreuse être une petite serveuse orpheline qu’un village tout entier convoite comme une bête à dresser, une existence à exploiter ou une chair à prendre ; elle le sait, elle : « des êtres comme moi sont trop seuls pour s’abandonner à autre chose qu’au renard qui leur dévore les entrailles. »

 

Le monde s’est fracturé ce jour où il s’installa au village afin d’y tenir son rôle de maître d’école, cet homme qui semblait venir de loin, ne portant sur lui aucun signe de reconnaissance, aucun code usuel, seulement une réserve, une solitude, une gentillesse louches, car dans les villages tout se soupçonne, rien n’est vraiment clair, rien n’est vraiment honnête, tout le monde a son petit quelque chose à dissimuler, son horrible vérité à porter. Dans la petite auberge dépeuplée que tient l’oncle et où elle officie, la présence seule de cet « homme qui ne s’aimait pas » et « qui, lorsqu’il parlait, semblait se moquer du monde, y compris de lui-même », suffit à la troubler et à la tourmenter, elle dont le beau prénom est si rarement cité – sans doute parce qu’elle se sent indigne de sa beauté, de ce prénom céleste aux étoiles à elle toujours interdites. Et puis il faut se méfier des hommes. Celui-là, sous ses dehors tellement doux, n’est-il pas de mèche avec les autres ? N’est-il pas, lui aussi, et peut-être même davantage que les autres encore, moins éduqués, moins dissimulés, « cet inconnu que devient tout homme qui se met à regarder une femme en se demandant qui elle est, c’est-à-dire qu’elle goût elle aura lorsqu’il plantera ses dents dans sa chair nue » ? Ne sont-ils pas, les hommes, tous les hommes, de toute façon, toujours ligués contre moi ? Et que faire quand l’homme devient mon unique objet de convoitise, quand son existence seule envahit le jour au point de torturer mes nuits ? Que faire de l’amour quand on n’a jamais admis qu’il fût même possible, qu’il est comme un gros mot : « Je m’en suis toujours sentie indigne, étant de ces êtres, je crois, que l’amour ne touchera pas de sa grâce, sinon sous la forme obscure, solitaire, dégradante du désir – et encore n’étais-je pas sûre que le désir ne soit pas le tombeau de l’amour, puisqu’il le précède mais ne lui survit pas. Un désir dont je ne savais toujours pas quoi faire, même en me caressant dans mon lit, jour après jour, souvent deux fois par jour, sauf le mercredi, à cause de ma leçon que j’attendais comme une délivrance. » Le corps n’est certainement pas la seule matière à protéger du monde, mais c’est lui le réceptacle des misères, du désespoir d’être, des joies immatures et des humeurs sans rémission. Il inonde les fantasmes de la pauvrette, et elle, elle en parle comme on n’en parle plus, comme on ne peut plus en parler, avec ce mélange d’avidité animale et d’indignation contenue. Le corps est tout à la fois ce traître qui nous fait attraper la colique quand l’émotion est trop forte et le dernier passage par où se glissent le retour à soi et l’oubli qui permet de continuer à vivre. C’est qu’il y a tant de choses à oublier – à commencer par la vie. Elle a « depuis longtemps compris que ce n’est pas nous qui dévorons la chair mais la chair qui nous pourchasse, nous rattrape, nous déchire, et fait naître en nous un sanglot qui semble avoir traversé le temps, si bien que ce n’est pas nos morts que nous pleurons mais les défunts qui pleurent en nous. » L’homme mûr et la jeune fille n’ont aucun besoin de se le dire pour le savoir, chacun en son for intérieur, « qu’il y a deux choses qu’on peut se donner à soi-même, sans rien attendre d’autrui : la mort et le plaisir. »

 

C’est au fond un texte rare sur l’amour. On dira qu’il y est question de beaucoup d’autres choses : la solitude, la jeunesse et la vieillesse, la ville et la campagne, l’insignifiance sociale, le temps, la morale et les mœurs du temps, la fin des mondes, les fantasmes mutuels que l’homme et la femme entretiennent parfois à leur corps défendant, la construction du désir, de la jalousie, la douleur d’être, d’être ce que l’on est comme d’être ce que l’on n’est pas, l’origine et la destination de la sexualité, le déclin en soi du sentiment de la vie, l’aspiration lente à la mort… : mais tout cela a pour origine l’amour. Pas n’importe quel amour, car il n’y a pas d’amour universel, seulement une folie qui se loge en certains et transfigure le réel, métamorphose ce qui jusqu’alors constituait l’horizon familier et bouleverse le regard. Un amour que sanctionne toujours l’échec, ou son sentiment, qui épuise la vie des êtres sans jamais venir à bout de leur existence. « Il y a des lames et des précipices pour s’empêcher de choir », pense la pauvrette, plus seule que jamais, humiliée par un amour sans écho ni retour, parce qu’il a bien dû en revenir, lui, de l’amour. Aussi quand la jeunesse s’empare des lames et plonge dans les précipices, à ses yeux à lui « rien ne vaudrait une mort à l’aube d’un beau jour d’été, sur une jetée de granit rose, avec de petites voiles blanches à l’horizon » : c’est une mort en forme de privilège pour ceux qui n’ont plus rien à vivre.

 

J'ai lu je ne sais plus où (qu'importe, d'ailleurs) qu'il y avait dans ce Richard Millet-là une preuve, la preuve, de son arrogance et de son aristocratisme social – entendez sa haine du peuple et des indiscutables vertus de la démocratie – à fondre ainsi la voix de l’auteur dans celle de cette jeune femme de minuscule origine, pauvrette réduite à user son être et ses rêves en faisant le service dans une gargote enterrée bien loin de la vie des villes, bien loin, finalement, de la France, et à lui attribuer des fantasmes de bécassine devant un homme de vingt plus âgé qu'elle qui, au passage, pourrait bien avoir quelques traits de l'auteur. Outre qu'une fois de plus la critique se focalisait sur ce qui n'a pas trait directement à la littérature, elle était surtout d'une singulière (et hypocrite) bêtise. Car c'est évidemment tout l'inverse : il y a toujours chez Millet une authenticité et une tendresse à parler avec, ou, mieux, dans la voix des êtres de rien, des anonymes du show contemporain et des oubliés du grand cirque. Le tropisme social-compassionnel étant ce qu'il est en France (triomphant), certains lecteurs et critiques ne semblent plus pouvoir réfléchir autrement qu'en s'y soumettant à leur tour : leur souci du bien se substitue au désir du beau et l’objurgation de l’utilité politique à l’impératif de justesse – preuve, s'il en était besoin, du triomphe de certains automatismes idéologiques, quand on nous annonçait il y a peu encore, et autant que faire se peut à fiers coups de clairon, l'ère enfin advenue de la fin des idéologies. 

 

Or non seulement la pauvrette se révèle d'une grâce infinie, à la fois exceptionnelle et commune, entière mais délicate, sensuelle dans sa honte du corps et toujours troublante de ce seul fait, elle qui n’a d’autre choix que « se laisser dévorer par le renard enragé qu’on nourrit au fond de soi », mais elle offre peut-être à Richard Millet l'occasion des plus belles pages de son œuvre – et à moi un bonheur de lecture que je n’avais plus connu depuis longtemps dans le roman français contemporain : rarement la langue aura été aussi pleinement et intimement habitée, rarement ce qui relève d’une intimité, et la plus forte et impériale qui soit, aura été aussi éloigné de l’intimisme de saison. Richard Millet ne s’acharne pas à perpétuer une tradition : il fait simplement partie de ces rares écrivains que hante le noyau, le coeur secret de la raison d'être littéraire.

 

Richard Millet, Dévorations - Éditions Gallimard
Article paru dans Esprit critique / Fondation Jean-Jaurès, octobre 2006

7 juillet 2017

Lionel-Edouard Martin - La Vieille au buisson de roses

 

 

Matière active

 

Ainsi donc, le plus grand texte en prose de Lionel-Édouard Martin aura (presque) partout essuyé des refus : l’histoire, c’est connu, est pleine d’ironie. Tant mieux, au fond : ce sera, c’est, déjà, l’honneur et la fierté du Vampire Actif, jeune maison qui s’était distinguée en exhumant Pétrus Borel le lycanthrope, d’avoir couru le risque de ce texte magnifique et supérieur. La vieille au buisson de roses est une œuvre tellement aboutie, tellement nécessaire, tellement viscérale aussi, où se joue, non une vision mais « une diction du monde », qu’on ne s’explique décemment pas qu’elle ait dû franchir tant d’années avant de trouver preneur, et qu’aucun éditeur n’ait jusque-là jugé bon de faire entrer dans l’histoire cette authentique leçon de littérature.

 

Cela, je l’ai senti dès la première phrase – ces choses d’abord se sentent. J’ai commencé à souligner ; trop : je n’allais tout de même pas souligner le livre. Alors je l’ai ourlé – des grandes barres verticales décochées dans ses marges ; mais je n’allais pas non plus l’encadrer. C’est qu’il n’est pas une phrase qui n’y soit singulière, travaillée au poinçon ou rudoyée au grattoir, et toujours polie de cet éclat que le temps, l’expérience et le talent savent donner aux choses. Pas une phrase qui ne nous fasse extasier – et qui, ô sublime cruauté, ne nous accule à notre irrévocable modestie. Laisser tomber le stylo donc, et l’ourlet, et le soulignement. Et lire.

 

Et s’incliner devant l’humaine trinité que forment cette vieille, donc, qui va « dans le noir à la messe, avec pas grand monde », ce « Monsieur de Cruid, marquis de », et le chien, « Diurc » comme dit la vieille en lieu et place de « Duc », à cause que l’accent du coin « insuffle au français l’empreint de son argile. » Devant ces terres dont Lionel-Édouard Martin ne se défait pas et dont il fore, livre après livre, l’obsédant pourtour où s’enveloppent Montmorillon et sa Gartempe, là où la modernité s’obstine à résonner comme un mot creux, une coquetterie de « personnes de qualité ». Cette vieille n’est pas bien différente des autres, qui trimballent leur vie dans des tabliers où « s’ouvre une poche au niveau du nombril » ; d’ailleurs « leurs enfants sont de complexion sphérique ou tranchante, comme de vrais enfants, bons ou méchants, lesquels viennent aussi par le ventre – mais celui de la vieille femme n’a servi qu’aux autres fonctions, il a broyé des aliments, fait tourner du sang, brassé des chyles : mais vierge il est de toute besogne, de tout travail d’homme âprement sexué, n’ayant supporté de poids que celui des draps et des couvertures, et de l’édredon les nuits d’hiver. » Tout Martin est ici. Dans ce mot, non seulement juste, ça n’est même plus le sujet, mais réintroduit dans son rythme, dans sa chair et sa croûte, dans son odeur, son sang et sa généalogie. Tous ses livres parlent de ça, s’obsèdent de cette adéquation exemplaire, physiologique, du mot et de la chose, perpétuent ces mondes oubliés qui ont toujours en commun de n’être jamais oublieux de rien : mondes de mémoire, totale, envahissante sûrement ; d’autant plus douloureux peut-être qu’ils s’ébrouent dans un monde autrement vaste qui, lui, a fait de l’oubli et de l’effacement un combustible nécessaire à son désir, pas moins obsessionnel, d’avancer. 

 

Dans le monde de Martin il n’y a que des petites gens, souvent exemplaires, et quand elles ne le sont pas, leur vie est si peu moderne finalement, si peu rieuse, si peu causante, qu’elles en apparaissent toujours plus riches d’un certain courage à vivre. C’est le monde d’une abnégation qui n’est pas seulement matérielle, et où « on a peu l’occasion de parler : aussi, quand il le faut, toute la personne doit-elle s’atteler à la phrase, tirer à hue, à dia, pour la débourber de la chair » – quand d’autres s’embourbent « dans les mots grumeleux de consonnes. » C’est en qualifiant leur langue que Lionel-Édouard Martin campe ses personnages. A cette aune, la vieille, avec « sa propension à diéser le français », produit une langue qui n’est pas moins précieuse et délicieuse que celle de Monsieur de Cruid, marquis de, linguiste éclairé. Sa langue est parlée parce qu’elle ne peut autrement se concevoir. Alors, certes, on écrit, mais « en absence d’autrui, dans une solitude sans écho, tandis que remontent les paroles de l’enfance et le constant soliloque avec les choses évidemment sans réplique, si tragiquement muettes qu’on leur prête un dire et se donne l’illusion de ne pas murmurer dans le vide. » Car c’est toujours un risque de passer par l’écriture : elle n’est acceptable que dans le secret, ou sous la chasteté du voile –  « c’est que dans les demeures, l’ombre écoute, ce n’est pas douteux. » 

 

J’essaie de comprendre en quoi ce livre-ci atteint des sommets plus élevés encore selon moi que les précédents. En quoi il creuse l’écart – non tant dans l’acception sportive de la formule qu’en songeant au firmament, qui sépare les eaux supérieures des autres.


Il y a une raison, peut-être, qui pourrait ne point plaire au poète : ce livre porte une manière d’intrigue (derrière laquelle il ne court pourtant pas) et suscite une authentique et étrange attente romanesque : la vieille et le marquis, leurs deux mondes, vont-ils se rencontrer ? que va-t-elle devenir, elle, dans sa misère et sa folie ? et lui, dans son vieux manoir d’anachorète ? Diurc va-t-il retrouver un maître ? ou restera-t-il ce chien « sans race, vaguement ratier peut-être à l’origine ; et d’une vaste laideur de chien déformé par les aléas de l’existence, sevrage précoce, coups de pieds, heurs de véhicules, effets de l’âge, et l’eczéma qui lui rosit la peau sous un pelage blanchâtre à larges flaques de noir. » ?

 

Mais il y a, plus que tout, ce personnage central – entendez la langue. Nous y sommes, avec Martin, bien habitués déjà. Mais on dirait qu’elle a ici plus de corps encore : elle est une matière agitée, active, étonnamment polymorphe, jamais aussi près de saisir l’éclosion de toute pensée, avec ses ramifications spontanées, ses images concentriques, ces chemins imprévus qui ramènent toujours aux mêmes nœuds de l’existence, ceux de l’enfance, de ses sensations fugaces et fondatrices, de tout ce qu’il y a d’immémorial et d’incertain dans la souvenance. « La vieille se surprit à penser, comme jeune fille elle faisait, liant en écholalies les mots, cyclamen, quand l’archiprêtre lui déposa sur la langue l’hostie telle une fleur blanche qui lui serait poussée dans les entrailles, dans le creux de la faim, petite fleur dense, riche de paroles, éclose sur ses lèvres en motet Renaissance, comme, au printemps, donne à siffloter la tige de folle-avoine mâchonnée dans les prairies. » La langue de Lionel-Édouard Martin redonne de la matière au monde. Mais pas seulement. Elle lui réaffecte aussi une sensibilité que, par nos faubourgs urbains et technophiles, l’on dirait éteinte. Elle fait mieux que ressusciter les choses : elle les actualise. Avec ce texte, son plus magistral, son plus touchant aussi, l’écrivain est peut-être bien plus moderne qu’il ne le pense.

 

Lionel-Édouard Martin, La Vieille au buisson de rose, Éditions du Vampire Actif
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 28, janvier/février 2011

25 novembre 2016

Jacques Josse - L'ultime parade de Bohumil Hrabal

 

 

 

De l'ultime parade de Bohumil Hrabal, aura-t-on le fin mot ? Rien n'est moins sûr : jamais, probablement, l'on ne saura si l'écrivain chuta par accident ou délibérément de la fenêtre de sa chambre de l'hôpital de Prague, ce jour de février 1997. Jacques Josse, bien sûr, ne s'attache pas reconstituer le drame, pas plus qu'il ne cherche à l'expliciter ; tout juste semble-t-il songer, mais entre les lignes, que la chose, d'une certaine manière, allait de soi, terme logique, disons concevable, d'une existence brinquebalée par le siècle, d'une trajectoire d'écrivain que la peur "tenait entre ses griffes". Avec la justesse et la sensibilité qu'on lui connait, Josse dresse du grand écrivain tchèque un portrait à la fois impressionniste et concret, figure quotidienne et hors-normes, pétrie de joies simples, terrestres, mais en butte à un certain nombre de fêlures : une figure terriblement présente.

 

Les livres de Josse, brefs, limpides, s'agencent toujours le long d'un petit fil de mélancolie : sans doute fait-il partie de ces écrivains qui, sans le vouloir ou spécialement chercher à l'entretenir, ne peuvent s'empêcher de se retourner sur les lieux et le temps d'où ils viennent, et de reconnaître leurs dettes envers ce qui a croisé leur chemin. Ce petit fil de mélancolie, noué à cet écrivain tellement vivant, qui aimait s'asseoir parmi les siens à une table du Tigre d'or et, rageur, malicieux, y boire plus que de raison, donne à Josse l'occasion d'une déambulation délicate et sereine dans l'existence d'Hrabal. De fait, l'évocation discrète des conditions de sa naissance, des innombrables petits métiers auxquels, censure oblige, il fut acculé, de cette sensation de peur qui l'habitait, de l'amour qu'il portait à sa femme, constitue un hommage pudique à l'homme autant qu'à l'écrivain.

 

De la Seconde Guerre mondiale au Printemps de Prague jusqu'à la Révolution de velours, c'est peu dire que Hrabal rencontra le siècle, à commencer par ses convulsions. Peut-être faut-il y voir les raisons de cette trop bruyante solitude qu'il donna comme titre à l'un de ses textes marquants, cette histoire de mots qui meurent, ce "monologue sorti du fond des caves" qui, comme Josse le suggère, pourrait bien à lui seul contenir tout Hrabal. Lui qui souffrait tant de "la blême, la morne, l'efflanquée, l'insupportable solitude" ne saura jamais qu'au Tigre d'or et bien d'autres bars du monde, les inconsolables se retrouvaient pour lui dire, lui chanter, lui crier qu'il n'était pas seul.

 

Jacques Josse, L'ultime parade de Bohumil Hrabal
Sur le site des Editions de la Contre-Allée

23 avril 2017

Stephen King - Histoire de Lisey

 

 

Figure de l'humain

 

Il est toujours profitable d’aller s’égarer sur des chemins de traverse. On dira sans doute que Stephen King, best-seller planétaire et plusieurs dizaines de fois millionnaire, n’est pas à proprement parler le héraut de l’underground. Dans le champ sacré de la littérature, toutefois, il n’est pas rare que son nom, et l’œuvre qui y est associée, soient passés sous silence, au point parfois de friser l’excommunication. Autodidacte, populaire, indifférent à la coterie des auriculaires dressés et des bouches en cul-de-poule, et la raillant plus souvent qu’à son tour, entrepreneur de spectacle ou graphomane parvenu, d’aucuns croient clore l’examen critique en le peignant sous les traits d’un nouveau riche qui aurait investi dans un sous-genre lucratif pour adolescents psychotiques et conséquemment frustrés d’une destinée à la hauteur de leur lyrisme inassouvi. Mais il est vrai que cette question du genre a toujours taraudé les beaux esprits – moyennant quoi, il n’est pas rare que l’on attende le trépas d’un écrivain pour lui reconnaître enfin quelques mérites strictement littéraires, quand ce n’est pas une forme de génie.

 

Ce préambule n’induit pas que je sois un inconditionnel de Stephen King, dont je suis bien loin de connaître toute l’œuvre, et dont la puissance roborative de la narration ne suffira jamais à me consoler d’une certaine routine stylistique. Mais j’admire chez lui l’intarissable liberté dont il fait preuve dans son rapport à l’écriture et à la langue, fruit d’une longue pratique qui trouva naissance dans l’enfance, d’une aisance à se jouer des registres et des temporalités, d’une intelligence très aiguë des situations, et d’une passion de toujours pour les bonnes histoires. Pour ne rien dire d’une précision descriptive dont on comprend qu’elle le conduise régulièrement au cinéma ; à le lire, on se dit d’ailleurs qu’un réalisateur ne doit plus avoir grand-chose à faire pour l’adapter, tant tout est dit, écrit, décrit, le moindre mouvement faisant l’objet d’une analyse plus serrée que le nœud du pendu, aucun gros plan n’évacuant jamais l’arrière-plan, et l’écriture étant à ce point ingénieuse qu’elle permet d’embrasser dans une même séquence jusqu’au moindre rictus du dernier des figurants. Outre les recettes escomptées, c’est peut-être ce qui rend tout livre de King si attrayant pour le cinéma : chaque plan y est une totalité. On tire toujours King vers l’horreur ou le fantastique. Or je vois en lui un conteur plutôt qu’un manipulateur de sensations fortes, un révélateur d’émotions primitives davantage qu’un accoucheur de fantasmes. Aussi est-il inique, à tout le moins abusif, de nouer des adaptations avec autant de grosses ficelles horrifiques, quand l’arrière-monde où il s’est domicilié dévoile surtout un territoire d’onirisme, discret, secret, à certains égards poétique. Autrement dit, qu’il s’y prête parfois de bonne grâce n’interdit pas de voir dans ses récits autre chose, et en tout cas bien plus, que le véhicule d’un gore acnéique bon marché. A la limite, on pourrait lire Stephen King avec la même candeur qui nous fit dévorer Jules Verne, pour peu qu’on accepte de considérer ses livres comme des romans où l’aventure serait d’abord intérieure.

 

C’est vrai spécialement de ce livre-ci, où le romancier tisse une histoire dont on ne saurait douter de la résonance intime. Sous le prétexte du deuil de Lisey, veuve encore jeune de Scott Landon, un écrivain à succès œuvrant dans un registre assez proche de l’auteur, Histoire de Lisey est tout autant un hommage rendu à son épouse dédicataire et à la complicité amoureuse, une chronique douloureuse sur les territoires de l’enfance et une réflexion sur le deuil – d’ailleurs plus profonde et touchante que certains écrits a priori plus autorisés – qu’une histoire haletante où rôdent les ressorts habituels de la violence, de la vengeance, de la convoitise, des secrets de famille et autres désordres du mental, et où la tension s’accroche en permanence à des frontières sans cesse estompées. L’estompement en question n’a d’ailleurs rien de gratuit : ce qui s’estompe dans le deuil, c’est le sentiment de réalité de la vie. On se parle à soi-même et l’on entend la voix du mari défunt : seule la sensation est réelle, mais au fond elle seule importe, puisque la sensation dit plus que ce que nous éprouvons. Lisey navigue à vue entre ces deux territoires inviolables que sont l’instinct de survie, ici, maintenant, et la réminiscence des mortes époques, incessante, prolixe, à tout moment du jour ou de la nuit, dans les lieux qu’elle traverse comme au plus noir des songes nocturnes. King excelle à nous faire entendre cette petite voix qui fait de nous des êtres schizoïdes, taraudés par un inexpugnable sentiment d’étrangeté. La normalité des jours court sur nous au point d’instituer nos pensées en réflexes et nos gestes en mouvements. C’est au croisement de ce qui nous dépasse et de ce qui nous appartient en propre que prend naissance la figure individuelle, c’est-à-dire armée de désirs, de maîtrise, de fantasme destinal et d’âpreté au combat, là aussi que les frontières sur lesquelles nous asseyons nos existences finissent par se chevaucher – ou s’estomper, donc. C’est cet entre-deux qui incite certains à tirer King vers le fantastique ; mais il ne serait pas moins fondé de s’arrimer aux ressorts d’un onirisme qui, dans la brutalité de ses manifestations, n’est autre qu’une figure de l’humain.

 

Stephen King, Histoire de Lisey - Albin Michel
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Nadine Gassie
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 8, janvier/février 2008 

20 juin 2017

Dominique Mainard - Je voudrais tant que tu te souviennes

 

 

Tu vois, je n’ai pas oublié

 

D’où vient que je ne rate plus désormais un roman de Dominique Mainard, quand ce qui constitue sa patte, son univers, ses visions, bref quand le terreau sur lequel son œuvre croît ne correspond a priori pas à ce qui domine mes prédilections littéraires ? Ce goût du détail disséqué, de la petite chose (qui certes en dit toujours long), cette sympathie franche, généreuse, immédiate, que Dominique Mainard porte à ses personnages (d’où l’on conclut, presque par-devers soi, qu’elle la porte à l’ensemble du genre humain), cette manière d’effacer les traces de l’ironie, du sarcasme ou de la noirceur (toutes choses qui, d’ordinaire, sont plutôt pour me réjouir), ou de rendre naturellement poreuse toute frontière entre le réel le plus prosaïque et le songe le moins socialisé, tout cela ne constitue généralement pas ce qui, d’emblée, me conduit vers un livre ; comme on dit : ce n’est pas ma littérature. Mais voilà. Sans doute parce que Dominique Mainard ne partage ces qualités qu’avec fort peu d’écrivains, et plus sûrement parce qu’elle fait preuve d’une exceptionnelle maîtrise dans l’art du roman (entendu non comme « technique romanesque », avec son cortège de standards didactiques, mais comme élan dialectique vers la tension), et que sa parole témoigne d’une intensité psychologique immédiate, il me faut bien mettre genou à terre et, toutes réticences désarmées, constater, dès les premières pages, dans quel trouble elle peut jeter son lecteur, fût-il le moins disposé à chuter.

 

Je ne voudrais toutefois pas laisser penser que, à force d’effumer le réel et de s’arc-bouter sur le fil de l’imaginaire, la littérature de Dominique Mainard soit désincarnée, ou par trop idéelle à force d’onirisme : c’est même tout le contraire. Et il n’est pas si fréquent d’avoir affaire à des personnages aussi pris dans les mailles du social que dépris de ses injonctions, des êtres aux contours simultanément aussi nets et aussi aériens. Sans doute aime-t-elle d’emblée tous ses personnages, et sans doute ceux-là ne sont-ils jamais méchants, ou en tout cas jamais accessibles au jugement : mais ils sont tous, et toujours, des êtres frappés de plein fouet. On ne sait d’ailleurs jamais très bien ce qu’il les a frappés, on sent juste qu’ils l’ont été ; on sait que ce sont toujours des petites gens, pour qui le grand monde ou la société n’ont jamais signifié que le devoir, le dénuement, la contrainte ou la mise au rebut de leurs rêves d’enfants, des petites gens que l’idée de s’accorder aux canons sociaux n’effleurerait même pas – et de toute façon, ils glisseraient sur eux comme de l’eau sur du cristal. C’est un trait que Dominique Mainard partage avec Paula Fox, autre auteur maison, lesquelles ont donc fini par occuper une place de choix dans le paysage éditorial, relais d’une littérature de haute tenue qui ne fore jamais le réel que pour en fouiller les abîmes, et parfois en extraire des parcelles d’espérance.

 

Dominique Mainard a un don. Ce don, elle le connaît – ne serait-ce que parce que la critique le lui rappelle souvent : celui de raconter des histoires. Un peu, d’ailleurs, comme on raconte une histoire à un enfant, le soir avant qu’il ne s’endorme. Mais le don s’adosse à un travail très minutieux, presque savant, sur la temporalité, l’enchâssement du récit, la manière de lui insuffler un rythme paradoxal, même et y compris lorsque aucune action ne s’impose ou n’éclate. Il tient enfin et surtout à l’extrême douceur où repose, non les dites histoires, mais la voix dont elles se servent. Si Dominique Mainard les lisait devant un public, ou si nous-mêmes les lisions à voix haute pour notre propre compte, le plus vraisemblable alors est qu’elles émergeraient dans un murmure, un souffle ou un susurrement. Mais de la même manière que l’onirisme qui taraude l’imaginaire de Dominique Mainard ne sombre jamais dans l’éther, le monde qui se présente à nous, suspendu, tout en latences, douceurs et fragilités, travaillé par une violence ravalée, ce monde habité par des êtres qui donnent l’impression de se donner la main et de n’œuvrer qu’au nom d’un dessein altruiste, unanime et pudique, est aussi d’une quotidienneté harassante ; c’est un monde où l’accord avec le réel n’est jamais acquis : un monde blessé. Et c’est dans ses blessures que se déploie l’écriture, non pour en panser les plaies (on ne le peut pas), mais parce que là seulement se niche l’humanité la plus authentique. Comme dans ses autres romans, et je pense au très beau Ciel des Chevaux, l’étrange est que la scène semble toujours se dérouler très loin, ou très haut, en tout cas très au-delà des codes sociaux, mais sans que ceux-là soient jamais totalement estompés : chacun les connaît, les admet sans doute, fût-ce avec réserve ou indifférence, mais tout le monde les contourne ; mieux : les ignore. On y traverse la vie concentré sur l’essentiel.

 

Mais je ne vous ai rien dit de l’histoire. Sachez alors et seulement qu’il y a une vieille tante qui s’en va, sans doute « pour  ne pas mourir devant eux » ; une vieille dame recroquevillée vers la terre dont « les souvenirs allaient et venaient en coulissant comme les billes d’un boulier chinois sur leur tige » ; un jeune homme, couvreur de profession, c’est-à-dire explorant le ciel par vocation, qui « s’étonne encore parfois d’être celui qui bouge sous le ciel et non plus l’enfant au-dessus duquel bougeait le ciel » ; et une jeune fille libre, rebelle, exemplaire, que le destin a placé au centre des trois autres. Il sera question d’amour, de promesses, de trahisons, de mensonges, de secrets, de cartomancie, de photographie, de solitude, de départs et de hasards, de la vieillesse et de la mort, de tout ce qui fait qu’une vie est une vie, et l’existence un long et douloureux et vain cheminement vers le bonheur. Souvent, on se demande comment tout cela finira, dans quel piège l’auteur finira par tomber – tout le monde y tomberait. Mais non, tout s’enchaîne, et toujours avec grâce, quoique sans se résoudre tout à fait, ou alors c’est une résolution trouble, une esquisse, à peine une promesse – dont on ne sait pas, ou plus, si la vie saura la tenir. Et en vérité, on en doute.

 

Dominique Mainard, Je voudrais tant que tu te souviennes - Editions Joëlle Losfeld
Article paru dans Esprit critique n° 76 – Fondation Jean-Jaurès, mars 2007

9 août 2016

Denis Decourchelle, La Persistance du froid

 

 

Images de notre passage

 

S'il est d’usage d’insister sur la langue et la tonalité jazzistiques des livres de Christian Gailly, que dire alors de l’écriture de Denis Decourchelle ? Car là où Gailly cabote (et excelle) entre bop et cool, l’écriture de Denis Decourchelle nous ferait plus volontiers pencher vers le free. Ce n’est pas là une simple remarque de type impressionniste, sans doute un peu facile, mais davantage une observation relative à ce que charrient la structure, la syntaxe, l’ambition même d’une certaine langue littéraire. Pas une phrase de La Persistance du froid qui ne s’applique à faire voler en éclat l’inclination instinctuelle du lecteur pour les plaisirs entendus de la linéarité : tout ici n’est que renversements, enroulements, démembrements poétiques, changements de postes d’observation. C’est un parti pris très ambitieux, mais qui ne serait que cela si nous n’en percevions que la mécanique ou la virtuosité ; or c’est l’exact contraire qui se produit, et si l’on se perd volontiers dans ces chorus inaccordables, dans cette manière que l’auteur a de nous faire tourner en rond ou revenir sur nos pas, de cette lecture nous sortons plus sensibles, émus d’avoir suivi pas à pas quelques trajectoires humaines qui pourront, c’est selon, sembler banales ou remarquables, et presque exténués d’y être parvenus. Il y a bien pourtant quelque chose de réfrigérant dans cette perfection scrutatrice qui pourrait être une des marques de Denis Decourchelle, et qu’expliquera peut-être sa pratique professionnelle de l’ethnologie. C’est en effet une des caractéristiques, et des qualités, de cette narration, d’être d’une précision rare, chaque image, chaque sensation, chaque intention faisant l’objet d’un travail narratif et stylistique adéquat, et le plus souvent magnifique. Quoi qu’il en soit de cette minutie presque maniaque, ce qui sourd de ce roman (si c’en est un), c’est cette dominante sensible, vaporeuse, musicale, qu’aucune technicité n’affecte à aucun moment, chaque situation étant douée d’une incarnation, d’une biographie, d’une réalité. À cette aune, La Persistance du froid est un vrai-faux documentaire sur la vie, magnifiée et tragique, onirique et prosaïque. Un cheminement dans la poétique de l’homme tout autant qu’une trouée sociologique et métaphysique, un instantané ultrasensible de destins particuliers aussi bien qu’une intrusion rêvée dans les interstices où chacun se sépare et se rejoint. Aussi doit-on se laisser entraîner, faire preuve d’autant d’empathie que l’auteur lui-même en a manifestée avec ses personnages, et d’une certaine manière résister à la tentation de chercher à exhumer un motif linéaire qui, par bien des aspects, serait le contraire même de la vie.

 

Denis Decourchelle, La Persistance du froid - Quidam Editeur
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 24, mai/juin 2010

2 janvier 2017

Paula Fox - Côte ouest

 

 

Partir, revenir

 

Paru aux États-Unis en 1972, Côte Ouest est le troisième roman de Paula Fox, dont Joëlle Losfeld poursuit la traduction méthodique de l’œuvre. Il raconte l’histoire d’Annie Gianfala, jeune fille de dix-huit ans à peine qui s’en va, par tempérament autant que par nécessité, à la rencontre de l’Ouest, abandonnée par un père plus ou moins habité par l’alcool. Non tant pour en faire la conquête que pour tâcher d’y trouver une sorte d’état d’innocence. À l’aube de la Deuxième Guerre mondiale, son périple la conduira auprès d’êtres à la fois ambitieux et perdus, superficiels et perclus d’idéaux, aspirant aux libertés mais parties prenantes de leurs propres aliénations, et dont beaucoup connaissent leurs premiers engouements politiques via le Parti – entendez le parti communiste. Ceux-là fascinent Annie sans qu’elle puisse jamais les comprendre tout à fait : « Elle comprit, ou plutôt sentit, qu’elle était au milieu de gens qui voyaient le monde dans lequel elle errait inquiète, perdue, comme un univers rempli de sens, de catégories, d’explications leur permettant de savoir d’où leurs pensées venaient. » Annie est un cœur trop simple et une âme trop troublée pour s’aventurer vers la moindre certitude. Elle n’est maladroite que parce que le monde la submerge. Ceux vers qui elle va se trouvent chaque fois désarmés par l’insistance de l’enfance en elle, son refus viscéral (sitôt interprété comme une infirmité) de mettre la bonne distance entre elle et le monde. Leur implication dans la vie est raisonnée, sa manière à elle de s’y jeter et de s’en débrouiller apparaît presque pathologique. Sans le sou, habitant de chambre en chambre, s’offrant au moindre travail qui lui permettra de manger le soir, elle n’est disponible qu’à la survie, mais regarde le monde s’ébrouer avec des yeux gourmands. Peu à peu elle s’endurcit, prend confiance, connaît les joies simples du corps et des querelles, de l’alcool et des grands sentiments. Mais sait aussi se méfier des amitiés proclamées, faire le tri entre le vrai et le juste, l’honnête et le sincère. Elle possède les bons réflexes pour vivre, prendre des décisions, même si, au fond, elle ne sait toujours pas ce qu’elle veut. « Il lui semblait que, chaque fois qu’elle quittait un endroit, elle tirait derrière elle une traîne de débris : promesses brisées, attentes déçues qu’elle avait suscitées sans le vouloir. Qu’y avait-il en elle d’exceptionnel ? Qui dépassât les circonstances particulières de son histoire personnelle, qu’elle détournait avec humour dans l’unique but d’attirer l’attention, celle de n’importe qui ? »

 

« Personne n’a le droit de revendiquer une innocence libre de tout engagement, voilà ce dont Miss Fox semble prévenir son héroïne », remarque Frederick Busch, rappelant au passage que « nous sommes dans l’obligation d’évaluer ce que nous rencontrons. » À cette obligation, Annie aura appris à se plier ; c’est ce qui la rend libre de prendre ses décisions lorsque, à nouveau, il faut fuir.

 

Paula Fox, Côte ouest - Éditions Joëlle Losfeld
Préface de Frederick Busch, traduction de Marie-Hélène Dumas
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 9, mars/avril 2008

19 novembre 2016

Christian Estèbe - Le petit livre de septembre

 

 

Des lettres à l'être

 

Par complexion personnelle, j’éprouve toujours une certaine équivoque à la lecture de ce genre de livre. Une part de moi y reconnaît d’emblée quelque chose à laquelle je suis sensible, une douceur, un susurrement, un retrait, presque un exil, cette sonorité tranquille que j’aimais, plus jeune, lorsque je lisais, par exemple, Christian Bobin – la manifestation d’une certaine inadéquation, tenace, ancienne, au monde tel qu’il se présente –, mais une autre part s’en agace, ou s’en défie, renvoyant tout cela à quelque vaine lamentation, à un abattement dont je me défends (encore) un peu. Christian Estèbe, dont le livre Petit exercice d’admiration, en hommage à Marc Bernard, rencontra l’an dernier ce qu’il convient d’appeler un succès d’estime très mérité, nous conte ici l’année qu’il passa du côté de Montauban, à Caussade, où il exerça au collège les fonctions d’aide-bibliothécaire avec le statut de CES – contrat emploi solidarité. Entre souvenirs personnels, événements de la vie du collège, pensées libres sur cette étrange communauté des professeurs et discussions un peu balbutiantes avec les élèves, il nous donne ainsi à partager le quotidien d’un homme qui se retrouve en charge d’un groupe d’enfants en pleine formation – affective, sexuelle, sociale, intellectuelle. C’est écrit avec beaucoup de tact, de tendresse, de retenue, d’humour, c’est d’une poésie assez simple, ample et brève à la fois, toujours juste. En même temps, ce que l’on perçoit est évidemment plus lourd, plus mêlé, plus amer aussi ; une mélancolie très tranquille, presque muette, jamais désespérée, presque espérante.



Ce qui me plaît, ou que d’emblée je comprends, c’est cette lassitude devant l’activisme disciplinaire et pédagogue, selon lequel il vaut toujours mieux faire plutôt qu’observer et attendre, quitte à mal faire, et aussi cette forme de renoncement, qui ne serait que cela s’il n’était au fond nourri d’une très ancienne sagesse. « Je ne me sens pas non plus impliqué dans la vie d’autrui, l’aventure d’un être humain est à la fois trop simple et trop complexe pour que je puisse y prendre part », note l’auteur comme pour s’excuser par avance de ne pas réussir à faire exactement tout ce qu’on (l’Éducation nationale) attend de lui. Tout cela est écrit sans forfanterie, sans humilité forcée, et il n’y a jamais rien d’édifiant. En même temps, autant de douceur peut aussi avoir quelque chose d’agaçant, d’irritant, d’un peu facile parfois. Car il y a une certaine facilité, oui, à railler tel « prof barbu » avec son « côté faussement de gauche et cette petite queue de cheval sur la nuque », comme à dire sa tendresse pour des adolescents qui « apprennent tellement de choses que leur vie leur fera oublier et si peu qui les aideront à mieux vivre ». C’est vrai qu’ils sont agaçants, ces « profs », avec leurs marottes pédagogiques et « leurs petites névroses administratives avec au bout la retraite » ; et c’est vrai qu’ils sont touchants, ces adultes en devenir, mal dans leur peau, mal dans leur être – après tout, n’est-ce pas ce que nous fûmes, nous aussi, peu ou prou, et n’est-ce pas, en partie, ce que nous demeurons ? Il faut tendre un fil entre les habitants de ces deux mondes qui ne se veulent pas, qui s’épient et qui se fuient, les uns parce qu’ils ne sont plus en âge de vouloir et de pouvoir en être, les autres parce qu’ils ne sont pas encore vraiment certains, et on peut les comprendre, de vouloir y entrer. L’aide-bibliothécaire Christian Estèbe joue un peu ce rôle : patiemment, généreusement, il rapproche les jeunes adultes de ce qui les attend, et, vaille que vaille, tente de rappeler aux déjà adultes ce qu’ils furent peut-être. Mais tout cela est voué à l’échec, naturellement, un certain échec – « je ne serai pas repris l’an prochain, pas assez autoritaire. » 



Au fond, tout livre sur l’expérience de l’éducation est peut-être un livre de l’échec. Ces enfants qui nous échappent, avec qui nous partageons si peu de choses, ces professeurs fourbus, lassés, à la vocation éteinte, qui considèrent parfois les « élèves comme un troupeau qu’il faut faire paître en évitant les ennuis », et qui échouent à se faire comprendre autant qu’à comprendre ce qu’ils ont en tête – « De quoi pouvions-nous bien parler lorsque nous avions leur âge ? » Et lui, l’aide-bibliothécaire, qui parvient, cahin-caha, à conseiller quelques lectures, à exciter une flammèche d’intérêt pour un livre ou un écrivain, précisément parce que son ambition est modeste – donc démesurée : « Je sais qu’il s’agit tout autant de ne pas perdre des lecteurs que d’en gagner. » 



Christian Estèbe n’est pas un maître, encore moins un pédagogue. Il n’est qu’un écrivain rongé par les livres, et vivant par eux. Il transmet son amour par petites touches, par œillades, quelques mots bien sentis – tout ce que la machine instructrice ne peut, ou ne veut faire. À la toute fin, ces enfants partiront, lui se retournera. Et il n’en restera qu’un, d’enfant, le sien, le seul envers qui, finalement, il se sentira une responsabilité : « Certes, je ne suis pas enseignant, mais j’espère être pour mon fils un prof de l’être. »

 

Christian Estèbe, Le petit livre de septembre - Éditions Finitude
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 12, octobre/novembre 2008

21 février 2017

Christian Gailly - La Roue et autres nouvelles

 

 

Le moins que l'on puisse dire est que les quelques livres que j'ai publiés jusqu'ici ne portent guère de traces de l'admiration que je porte à cet écrivain — preuve, s'il en était besoin, que nos influences passent par de bien insondables tamis. Écrivain dont il devient d'ailleurs difficile de parler, tant est forte l'impression que tout a été dit déjà — son minimalisme, son écriture en butées et soubresauts, sa filiation d'avec l'absurde, son amour du jazz, sa personnalité effacée, casanière... D'autant qu'aucun livre de Christian Gailly ne nous surprend jamais vraiment. Au fil du temps, on ne le lit d'ailleurs plus pour cela, mais simplement pour le retrouver, lui, son personnage, ses personnages, pour prolonger et perpétuer le joli miracle de nos premières lectures. Pour retrouver sa voix, et, par là, un peu de notre chez-soi. Pour savoir où il en est, pour vérifier.

 

On peut, pour le découvrir, commencer par n'importe lequel de ses livres, tout s'y trouvera déjà. Ce ne sont jamais, dira-t-on, que des petits livres sans histoire, des petites histoires balbutiantes, sans queue ni tête. C'est comme cette histoire de roue qui ouvre le recueil, et que je tiens pour une des plus belles pièces qu'il ait jamais écrites. Pour elle seule il convient d'acquérir tout le recueil - non qu'elle fasse de l'ombre aux autres d'ailleurs, enfin un tout petit peu quand même, parce qu'il y a là concentrée toute la matière et toute la moelle de Gailly, mais ce petit objet est tellement parfait, tellement pénétrant. Gailly a cette manière absolument unique de nous faire entendre la mélodie du temps, l'aléa perpétuel, cet accident incessant où les choses trouvent toujours à se produire, cette insoluble tension que constitue le seul fait d'être mis en relation avec d'autres humains, ou, même, simplement, avec le dehors. Il m'a toujours donné l'impression d'écrire avec les yeux écarquillés dans le vide. De ne pouvoir faire autrement que de regarder passer les choses qui lui passent sous le nez, tout en s'en découvrant parfois l'acteur. Au fond, pour lui, on dirait que les choses vont toujours trop vite. À peine le temps de les voir, de les saisir dans leur mouvement, moins encore de les penser, que, hop, une nouvelle chose chasse l'autre. Gailly passe son temps à éponger ce qui, de l'extérieur, parvient jusqu'à lui ; il est, à sa manière, le réceptacle le plus juste et le plus précis du monde ; et comme cette infinie précision vient d'un grand maître de l'ellipse, le contraste n'en est que plus étonnant, et merveilleux. Il est un des rares à savoir écrire avec cette apparente légèreté, cette grâce un peu vaporeuse, à savoir mettre un peu d'amusement et de facétie dans les choses graves et profondes dont ses personnages nous parlent, et à pouvoir laisser derrière lui autant de traces aussi indélébiles.

 

Christian Gailly, La Roue et autres nouvelles - Éditions du Seuil

10 janvier 2023

Christel Périssé-Nasr - L'art du dressage


« Qui désormais nous comprendra, fils ? »

 

Une tigresse arrachant des lambeaux de gazelle : avec rage mais sans haine. Voilà l’impression spontanée, irraisonnée que m’inspira ce texte lorsque j’en découvris le manuscrit. Pas tant du fait de son intention, qu’attise une critique sociale et un féminisme moins radical que viscéral, qu’en raison de la netteté, du tranchant singulier et redoutablement intelligent de la voix qui le porte. Car d’un roman, de tout roman doit d’abord sourdre une voix : c’est un de mes leitmotivs, que l’on me pardonne mais je ne me lasserai jamais de le seriner…

 

Longtemps, j’ai consenti à la thèse – mais mollement, peut-être même paresseusement, sans jamais en faire une question de principe, une certitude idéologique et moins encore un prétexte sottement polémique – que quelque chose distinguait obstinément l’écriture féminine et l’écriture masculine. Or, si un démenti conséquent venait à m’affranchir de cette impression un peu rapide, alors ce serait peut-être bien à Christel Périssé-Nasr que je le devrais – même si Marguerite Yourcenar y avait déjà amplement contribué. Non que je me sente proche de l’autre thèse, toute aussi bornée, d’une écriture qui pût être strictement et absolument asexuée (ce serait dommage, et dommageable à la littérature), mais il est certain que tout auteur (toute autrice) a suffisamment de bonnes raisons de s’extraire de sa condition pour picorer à loisir dans les présupposés du genre et y glaner de quoi hybrider son écriture – et avec elle, plus encore, la voix dont elle est le viatique. Fin de digression.

 

« Quand d’autres ont lu tous les livres, moi j’ai loupé toutes les guerres », se désole Marceau, père de deux fils qu’il compte bien arracher aux complaisances de la sentimentalité contemporaine et aux extravagances des lubies égalitaires. L’homme est un animal comme les autres, et c’est aux vertus de cette animalité fondatrice qu’il s’en remet pour éduquer ses héritiers, pour ainsi dire en sustentant et en exhaussant leur cerveau reptilien. « On instruit les esprits, on éduque les âmes », aime à dire Régis Debray, l’instruction formant des individus, l’éducation une collectivité (L’État séducteur, Gallimard, 1993). Assurément, ledit Marceau ferait remarquer qu’il manque à cette définition un tiers terme : le dressage. Car telle une bête de somme – un cheval, par exemple – que l’on fait travailler à la longe afin de la diriger, la liberté d’un jeune homme n’est pensable dans l’esprit de Marceau que si elle est commandée, guidée, entravée. Dès lors, le dressage devient un art. Hélas, comme dit la chanson, The Times They Are Changin’… Si bien que le pathétique de cet appel à une virilité empêchée, bridée par un Occident aux mœurs efféminées, charrie entre les lignes une étrange sensation de désolation, d’accablement, de déréliction. Marceau en devient un homme comme les autres, dont on se dit que c’est surtout à la vie qu’il en veut, son aigreur et son ressentiment trouvant seulement un dérivatif commode en agonisant la femme, être fourbe, manipulateur et tyrannique qui porte en lui l’interdit de la masculinité.

 

Que l’on ne se méprenne pas : je ne crois pas que Christel Périssé-Nasr ait pour ambition d’édifier les masses (masculines). Elle est une femme de lettres, pas une doctrinaire. Le soin qu’elle met à taillader le tissu social et son attention particulière à ce qui constitue une société sont assurément décisifs (son prochain roman, qui lui aussi paraîtra aux Éditions du Sonneur, en attestera), mais l’intention, me semble-t-il, est plus large, plus profonde, j’allais dire plus métaphysique que cela. Ce pourquoi elle n’oublie jamais d’aimer ses personnages, fussent-ils les moins aimables. Et pourquoi ce roman, si, comme on dit, il donne à penser, est surtout l’occasion d’un très beau moment de littérature. Inutile de dire que je suis fier de pouvoir en être l'éditeur et l’ambassadeur.

 

Christel Périssé-Nasr, L'art du dressage - Éditions du Sonneur
Présentation sur le site de l'éditeur

15 octobre 2017

Léon-Marc Lévy a lu "Il y avait des rivières infranchissables"

 

 

Dans ce recueil de courtes nouvelles, Marc Villemain s’aventure sur des sentiers difficiles. Ecrire sur les amours enfantines, ou adolescentes, est souvent un piège tapissé de guimauve ou, au moins, de sentimentalité molle. On ne sait par quel miracle d’équilibre, ces nouvelles, sans exception, y échappent. La délicatesse, le doigté, la distance narrative, sont ici les ingrédients d’un livre certes sentimental – c’en est même le sujet – mais jamais dans le pathos.

En évoquant les amours d’autrefois, celles d’« il », figure centrale de chaque nouvelle, Villemain touche bien sûr à la nostalgie du temps qui passe, mais au-delà d’une nostalgie personnelle, à celle d’un moment collectif, notre nostalgie à tous, l’évocation émouvante d’une France disparue, de modes de vie surannés. Un parfum de cartes postales de naguère qui nous renvoie immanquablement à nos propres souvenirs.

 

Marc Villemain se situe aussi de plain-pied dans le mythe fondateur des amours occidentales : l’inévitable destin funeste ou, tout au moins, manqué. N’est-ce pas le destin de Roméo et Juliette, de Tristan et Yseut, d’Héloïse et Abélard que de connaître l’échec de leur passion ? Il en est de même des amours enfantines : la fin des vacances, les routes qui se séparent, parfois même le drame :
« Ses parents la prirent dans leurs bras, il regardait leurs lèvres bouger, il regardait leurs yeux s’effarer, ils lui parlaient, la palpaient, lui donnaient des gifles, tentaient de la faire tenir sur ses pieds comme s’il s’agissait d’une marionnette, et tout d’un coup l’homme se mit à hurler, un hurlement aussi vieux que le monde, le cri de l’ours touché à mort, et il ne faisait plus que hurler tandis qu’à ses côtés la femme s’évanouissait dans l’herbe.
On devait, demain, fêter son dixième anniversaire ».

 

On peut aussi parfois sourire à des « drames » plus légers. « Elle n’est pas là, n’est plus là », « Mais le slow est terminé – tout est terminé ». Mais Marc Villemain est assez sensible pour savoir que ces petits drames en sont des grands pour les jeunes gens qui les vivent. Ce sont des blessures qui sculptent un cœur, une âme, et déterminent en grande partie les chemins que l’adulte empruntera. Et heureux ceux et celles qui s’en souviendront plus tard, sauront en garder la douceur.
« Alors il la prend dans ses bras, la serre contre lui. Il ne peut plus la soulever comme autrefois, mais ils savent.
Amoureux comme au premier jour – amoureux comme des enfants ».

 

Et ce joli recueil s’achève sur un retour de l’écrivain sur lui-même, un regard sur l’entreprise qui s’achève, à travers le regard d’un vieux couple qui a su s’aimer. Enfin.
« […] il a la nostalgie heureuse, fringante, il raconte comme s’il faisait une lecture, comme si, même, il l’écrivait, comme s’il vivait, là, sous ses propres yeux, ce moment merveilleux, exaltant, rare, où la plume sur le papier se fait légère, où les choses viennent à lui sans qu’il ait à les convoquer, où malgré la fatigue on ne peut ni ne veut s’arrêter d’écrire tant on a peur d’oublier ce qui tout à coup nous submerge […] ».
Un touchant album d’images anciennes, qui offre une douce étreinte de nostalgie.

 

Léon-Marc Lévy, directeur de La Cause littéraire.
Lire l'article dans son contexte originel

20 octobre 2017

Nicole Grundlinger a lu "Il y avait des rivières infranchissables"

 

 

Un bon recueil de nouvelles c'est un peu comme une boîte de pâtes de fruits dont on ne connaitrait pas les parfums à l'avance et dont chaque spécimen serait l'occasion d'un voyage gustatif inattendu. Au fil des treize textes de ce recueil dont il faut saluer la belle unité, les parfums et les sensations ont le bon goût de l'enfance et de l'adolescence, ravivant des instants enfouis dans nos mémoires par les années et les souvenirs plus proches qui les ont recouverts.

 

"C'est le problème des régions océanes : les corps y prennent goût à la douceur". La première nouvelle cueille donc le lecteur dans un lieu que l'on devine plus rural qu'urbain, proche de l'océan atlantique, un lieu où la nature tient encore une place importante dans la vie quotidienne. Ce sera le décor de la plupart de ces textes où il est question d'un garçon et d'une fille, de plusieurs parfois, d'attentes, d'espoirs déçus, de questions sans réponses. L'apprentissage de la vie, la découverte du sentiment amoureux, les petits détails qui se transforment en grains de sable et font dérailler en un instant de longues périodes de rêve et d'espérance.

 

Marc Villemain ausculte avec beaucoup de finesse ces moments particuliers où le réel percute l'imaginaire, quand l'adolescent réfugié dans les volutes de son monde idéal doit faire soudain face à l'existence de forces contraires. Si le sentiment amoureux est le fil conducteur de cet éveil au monde, il en contient également tous les éléments de beauté et de cruauté qui forgeront au final la personnalité d'un futur adulte.

 

"Et lui qui ne sait pas, qui ne sait plus qui regarder, à qui parler, à qui sourire, lui qui voudrait tout, tout doit être possible, qu'est-ce qui pourrait empêcher que tout soit possible ?"

 

Et qui n'est pas nostalgique de cette sorte d'innocence qui permettait de croire que tout pouvait être possible ? Même s'il ne savait pas comment faire. Avant ce premier essai manqué qui l'a vu se retrouver à poil dans un escalier, avant que celle qu'il convoite ne voie en lui le confident idéal, avant que les choix ne deviennent si compliqués (et pourquoi, mais pourquoi choisir ?), avant que les grands frères s'en mêlent, avant les trahisons, avant...

 

Oui, la balade a une douceur toute nostalgique aidée en cela par une écriture précise et fluide, les détails qui réveillent l'adolescent en nous - une barre de chocolat que l'on enfonce dans un morceau de baguette, un après-midi ensoleillé dans l'herbe et les fleurs des champs ... - et des scènes particulièrement palpables qui nous ramènent au temps où on avait le temps de grandir en dehors des réseaux sociaux.

 

Mais c'est la dernière nouvelle qui enfonce le clou et emporte définitivement le morceau. La boucle est bouclée, le tourbillon de la vie s'apaise, là, sur les quais du canal de la Giudecca à Venise. "Amoureux comme au premier jour - amoureux comme des enfants". Et ce texte donne à l'ensemble un supplément d'âme qui le place au-delà d'un simple recueil de nouvelles. Comme une invitation à ne pas oublier l'innocence dont nous sommes issus et qui nous permet de croire, encore.

 

Nicole Grundlinger
Lire l'article directement sur *Mots pour mots* 

1 novembre 2017

Alexandre Burg a lu "Il y avait des rivières infranchissables"

 

OH MES PRINTEMPS, OH MES SOLEILS - OH MES FOLLES ANNÉES PERDUES - OH MES QUINZE ANS, OH MES MERVEILLES

 

 

Facebook a ceci de parfois magique que tu croises des personnes, au gré des amitiés qui s’étoffent, dont un jour un livre arrive sur ta table. Tu as demandé le livre… parce que de loin en proche la personne qui l’a écrit a l’air d’être une bonne personne… parce que la couverture attire l’œil, avec ses cassettes désuètes et son casque même pas bluetooth qui fait des cœurs même pas avec les doigts… parce que tu as vu par-ci par-là que ça avait l’air bien… parce que tu as cru comprendre que ce sont des nouvelles et que ça te sortira un peu de tes habitudes…

 

Facebook a ceci de parfois magique que tous les parce que s’estompent quand tu découvres les premières pages du livre, que tu vas jeter un coup d’œil rapide aux titres des nouvelles. Alors tu comprends pourquoi le hasard ou quel que soit son nom à mis tes pas dans les pas de Marc Villemain et que tu te sens bien sur les chemins de traverse que vous empruntez l’un derrière l’autre, lui devant, d’avoir écrit ce recueil et toi derrière à presque flâner pour profiter des textes qu’il a cueillis pour toi. Pour toi ou pour un autre, finalement, cela importe peu.

 

Parce que cette rencontre tu l’as faite autant avec toi-même qu’avec l’auteur. Peut-être, certainement, parce que ces textes te renvoient à ta propre jeunesse, à ta propre adolescence, à tes propres tourments amoureux.

 

Les histoires autant que le style de Marc Villemain te touchent droit au cœur et tu te dis qu’il est des rivières infranchissables dans lesquelles il est tellement doux de se noyer.


La douceur, l’infinie tendresse, l’amour sont les maîtres mots de ce maître recueil de maîtresses nouvelles. Autour de la jeunesse, de l’enfance à l’adolescence, Marc Villemain dresse autant de tableaux amoureux qui se glissent dans les interstices entre rêve et réalité, entre fantasmes et concrétisation, entre dits et non-dits – surtout les non-dits –, entre regards et paroles. Timidité, peur, boule au ventre, incertitude, au sein des années walkman et cassettes, des années déconnectées, des années aux « yeux couleur menthe à l’eau et aux cœurs grenadines », Marc Villemain esquisse le portrait d’une jeunesse provinciale pleine de toute la fougue et de la glorieuse incertitude des premiers émois, des premières déceptions, des premiers échecs, des premières conquêtes, des premières interrogations.

 

Et puis tout de même, malgré l’indéniable charme de chaque nouvelle, tu te dis que tous ces récits sont quand même un peu les mêmes. La forme change, un peu, mais le fond ne bronche pas, droit dans ses bottes, comme dans une langueur toute désuète destinée à bercer le lecteur, à endormir sa vigilance.


En lecteur averti (qui n’en vaut toutefois pas deux, il faut savoir rester humble), tu te dis que ça ne peut être aussi simpliste, aussi linéaire. Tu as affaire à des rivières infranchissables, pas à de longs fleuves tranquilles. On ne te la fait pas, à toi… Alors tu commences à imaginer ce recueil comme un diamant brut : chaque histoire est un morceau de ce diamant, une facette, éclairée par un prisme lumineux qui projettent des ombres variables et changeantes, à la nuance près, au gré des passions évoquées.

 

Toutes ces évocations, tous ces prismes, toutes ces facettes prennent d’autant plus de sens que le lecteur arrive à la dernière nouvelle. Mais chut, ça c’est le secret qui doit rester entre Marc Villemain et ceux qui le liront. Je ne doute pas et souhaite qu’ils soient nombreux.

 

Alexandre Burg
Lire l'article dans son contexte originel, sur Garoupe

8 novembre 2017

Marie Du Crest a lu "Il y avait des rivières infranchissables"

 

Il y avait des rivières infranchissables

 

 

J’emprunte le titre de ma chronique à Marc Villemain lui-même, ou plutôt au narrateur de la dernière nouvelle de son nouveau recueil, Il y avait des rivières infranchissables. Je devrais dire à la rumeur qui entoure son dernier personnage masculin : un auteur de romans et de nouvelles, installé à Venise avec sa compagne. La Nostalgie, c’est toujours un retour, un nostos. Les douze premières nouvelles du livre sont marquées du sceau du retour à l’enfance, à l’adolescence ; du retour au pays océanique ; du retour au temps des chocolatines, des magasins Carrefour, des boums, des mobs ; à la musique écoutée sur une cassette audio. Retour enfin « aux premières fois », aux premières histoires d’amour souvent sans lendemain. Titre au passé.

 

Les personnages des nouvelles (filles et garçons) sont sans prénom ou nom, juste des « ils » ou des « elles » comme s’ils vivaient à travers chaque texte une expérience, presque une expérimentation du désir, des sentiments. Ils pourraient être aussi le même (c’est essentiellement le regard du garçon, son point de vue qui importe ici) à qui il arrive ces diverses aventures. Ils n’ont pas besoin d’être rattachés à une identité définie puisque l’important se situe dans ce présent (verbal) de l’adolescence et parfois de l’enfance.

 

La brièveté des nouvelles en vérité les prive volontairement de toute ligne de vie : il s’agit d’un épisode (le bal, des moments à la ferme, un repas dans un chalet, un concert de heavy metal…) qui cristallise la découverte érotique dans toute sa maladresse, son hésitation, son « infranchissable » appel. Les douze nouvelles aux teintes parfois ironiques abandonnent leurs personnages au bord du chemin, parfois dans un état de fiasco comme disait Stendhal. Solitude du jeune collégien, mort tragique dans une rivière de la petite amoureuse, impossibilité à choisir l’élu(e). L’incertitude, l’inachèvement de la question Qui sait ? résume assez bien l’art d’aimer dans le recueil.

 

Pourtant, en contrepoint de l’enchantement nostalgique, teinté de déception, Marc Villemain construit en fin de compte un hymne à l’amour qui débute avec sa dédicataire (Marie) et son retour dans la treizième et ultime nouvelle. La compagne autobiographique, l’amante de la chanson de Brel qui fait titre. Le livre est tout entier appelé par sa « chute », par ce qui l’accomplit. Aux duos, aux trios adolescents éphémères s’oppose le couple âgé qui a traversé l’existence côte à côte. Les villages, les petites cités balnéaires au bord de l’océan disparaissent au profit de Venise. L’italien mord sur le français et la nostalgie n’est plus ce qu’elle était ; le retour ou le flashback n’ont plus lieu d’être. Marc Villemain anticipe sa propre vieillesse, sa propre mort et celle de sa bien aimée. La dernière phrase sera d’ailleurs écrite au futur. La dernière nouvelle en fait vampirise les précédentes. Le personnage de l’écrivain sur la fin de sa vie est celui qui a écrit Le petit jaune, Le bal, Petite fermière et Ik hou ook van jou, ou encore Douceur en milieu tempéré, Qui sait. Il n’est pas uniquement l’auteur de ces textes mais bien celui qui a vécu tous les moments rapportés dans les différents textes : Tout y passe, jusqu’à ses amours enfantines.

 

La musique, les chansons sont aussi autant de miroirs sonores de cette initiation affective et sexuelle (les slows), et ce, des premières amours jusqu’à la mort à deux. On entend au fil du texte, et même sur son seuil avec les 2 épigraphes, une playlist datée, une sorte de programmation « radio Nostalgie » du début des années 80, avec Michel Jonasz, Trust, Goldman, Cookie Dingler ou Foreigner. La première de couverture évoque aussi le temps déjà ancien du walkman. Mais la dernière chanson intemporelle de Brel, écrite en 1967, résonne telle une ode à l’amour qui résiste justement au temps, à « la tendre guerre », et illustre l’histoire du couple comme si, à la fin de son recueil, Marc Villemain rendait hommage à cet amour immense, prolongement merveilleux de ces jeunes amours ébauchées et maladroites, comme si la rivière avait été enfin traversée.

 

Marie Du Crest
Lire l'article de Marie Du Crest sur le site de La Cause Littéraire

21 novembre 2017

Alexia Kalantzis a lu "Il y avait des rivières infranchissables"

 

Amours de jeunesse

 

Une jeune fille aperçue dans un jardin, une camarade de classe entraînée dans une escapade buissonnière, un amour de vacances achevé tragiquement, des rencontres, regards et frôlements dans des bals et des fêtes, telles sont les intrigues qui se nouent dans les nouvelles proposées par Marc Villemain autour des amours enfantines et adolescentes.

 

Marc Villemain, dans ces charmants récits des amours contrariées, esquissées ou consommées, décrit les premiers émois avec une grande délicatesse. À travers une variation presque musicale sur des motifs comme l’eau, le jardin ou le bal, il évoque de façon très poétique les sentiments et sensations de l’éveil amoureux.

 

La construction du volume oscille habilement entre unité et fragmentation, autour du motif des rivières infranchissables qui donne son titre au recueil, et d’un narrateur qui se construit au fil des pages. Cette promenade au cœur de l’enfance est tendre et revigorante à la fois.

 

Alexia Kalantzis
La Petite Revue

20 novembre 2017

Jacques Josse a lu "Il y avait des rivières infranchissables"

 

C’est la découverte du sentiment amoureux qui sert de fil rouge aux treize nouvelles réunies ici par Marc Villemain. L’élan, l’attirance mais aussi l’hésitation et la peur s’y imbriquent pour éclairer l’intensité de ces moments de tendresse maladroite qui disent parfaitement les commencements, les tremblements, l’envie, le désir qui s’empare des corps fébriles. Ceux-ci se touchent, se cherchent.

 

Ils (et elles) ont huit, dix, douze, quatorze ou quinze ans. Le monde qu’il leur faut explorer, en façonnant eux-mêmes les clés pour y entrer, leur est encore inconnu. Ils savent néanmoins comment en percer les secrets. Et ont assez de ressource en eux pour y parvenir.

 

C’est l’initiation d’un unique personnage – se mouvant au milieu des autres – que l’on suit de texte en texte. Il se trouve au bord de la mer ou en montagne, dans une petite ville ou en rase campagne. Où qu’il soit, il tombe inévitablement amoureux. À chaque fois, cela lui chamboule le cœur tout en lui mettant le corps en émoi. Il multiplie les rondes, les guets, les approches. Profite d’un bal, d’un concert pour faciliter la rencontre. Ça marche ou ça coince mais quoi qu’il arrive, il se montre régulièrement discret, disponible, patient, attentif. Et parfois fataliste.

 

La dernière nouvelle est particulière. Elle a pour décor Venise. Et pour héros un vieil homme, un écrivain qui raconte succinctement ses aventures d’enfant puis d’adolescent en quête de sentiments et de désirs à partager. Ces aventures ne sont autres que celles qui sont présentes dans cet ouvrage. La boucle est ainsi subtilement bouclée, ce final attestant, s’il en était besoin, de l’unité d’un ensemble qui vaut par les fragments de tension émotive qui le traversent mais aussi par l’écriture délicate et très évocatrice de Marc Villemain.

 

Il y a chez lui un sens du détail évident. Il apparaît dans la finesse des traits de personnalité des uns et des autres et dans les descriptions minutieuses des paysages qui servent de décor à chacun de ses récits.

 

Jacques Josse
Lire l'article de Jacques Josse sur le site remue.net

5 mai 2023

Il faut croire au printemps

 


C'est dans quelques jours, le 11 mai, que paraîtra aux Éditions Joëlle Losfeld mon nouveau roman, qui, après Il y avait des rivières infranchissables et Mado, vient refermer ce que j'appelle un peu présomptueusement ma « trilogie du tendre ».

 

Il faut croire au printemps racontant une histoire très simple mais plus complexe à résumer qu'il y paraît, je n'en prendrai pas ici le risque. Il suffira au lecteur de savoir qu'il y est question d'une histoire conjugale qui tourne (très) mal, de la possibilité de l'amour après le drame, de la relation entre un père et son fils, de certains mensonges (nécessaires ?) à la reconstruction d'une existence, enfin de tout un tas d'autres petites choses que le lecteur affûté saura lire entre les lignes. Tout cela sur un air de jazz et avec quelque trompeuse allure de polar, et en vous emmenant du côté d'Étretat, sur les côtes d'Irlande et dans les massifs bavarois - bref, on y fait aussi beaucoup de voiture.

 

Le roman sera lancé - avec douceur - le 11 mai à 19h à la librairie l'Écume des Pages (Paris 6è) en présence de ce merveilleux comédien et ami qu'est Claude Aufaure, qui vous en lira même quelques pages.

 

N.B. : Merci à Hubert Artus qui, dans le n° 518 de Lire / Le Magazine littéraire, se fait déjà écho de cette publication et y loue « une écriture qui suggère, griffe et caresse ».

16 août 2017

Andrew O'Hagan - Sois près de moi

 

 

Scottish kiss

 

Il n’aura sans doute pas manqué grand-chose à Sois près de moi pour figurer au nombre de ces grands romans qui embrassent et traversent le temps. Manière peut-être un peu abrupte d’entamer la critique de ce livre à la sensibilité très contagieuse, écrit dans une langue très pure, hanté par un esprit mélancolique au dessein très délicat.

 

Le personnage central, David Anderton, a étudié à Oxford, où il aura eu une jeunesse à la fois studieuse et cabotine, sérieuse et fantaisiste, de cette fantaisie propre peut-être aux années 60, quand les étudiants avaient le sentiment concret, quotidien, que le monde pouvait changer. Grand lecteur de Proust, le jeune Anderton participe alors aux péripéties et autres rocamboles d’étudiants lettrés, dandys, amateurs de bons vins, révolutionnaires et distingués. C’est à ce moment aussi qu’il éprouve une attirance pour les hommes – plus complexe, moins déterministe, que ce que laisse entendre le seul vocable d’homosexualité.

 

David Anderton a 57 ans désormais. Il est prêtre, en charge d’une petite paroisse du Ayrshire, à Dalgarnock, en Écosse. Laborieuse, miséreuse, « la majeure partie de la ville semble affectée aux logements sociaux noir et blanc pourvus de fenêtres de la taille d’une bible. » C’est une ville qui se méfie des Anglais – ou de ceux qui viennent d’Angleterre, ce qui revient au même. L’église est à peu près aussi désaffectée que la ville, et sa fréquentation tient au moins autant à une bigoterie hors d’âge qu’à un souci bien compris des convenances. Le Père David Anderton ne s’en alarme pas particulièrement, désireux seulement de regagner peu à peu la confiance des âmes endormies. Comme prêtre et comme homme, il y a quelque chose en lui de l’acceptation désolée, mais dénuée orgueil, d’une certaine manière de solitude.

 

Aussi n’a-t-il dans ce gros bourg que bien peu d’amis. Mrs Poole, tout de même, sorte d’intendante de l’église et de servante personnelle, avec laquelle il noue une relation de très grande complicité, joueuse mais infiniment respectueuse, et qui donne lieu à des dialogues en tous points savoureux, parfois inattendus. Et puis, surtout, il y a Mark et Lisa. Deux adolescents plus paumés que méchants, plus désœuvrés qu’indifférents, aux aspirations déjà presque mortes, naviguant à vue sur le fil rouge de la délinquance, sensibles aux éclats un peu vains d’une modernité d’apparat, deux gamins libres d’une sorte de liberté qui émeut le prêtre et le renvoie à cette part de lui-même qui lui est désormais close et interdite. C’est ici que les choses se gâtent pour le Père, de même que c’est, à mon sens, le point faible du livre. Les choses se gâtent, en effet, parce que Mark et Lisa vont peu à peu, et d’une manière dont on ne saurait dire si elle est absolument inconsciente ou gentiment perverse, entraîner David Anderton loin, bien loin de son ministère et de ses serments. Jusqu’à ce soir fatidique, donc, où il commettra avec Mark l’irréparable – l’irréparable, à Dalgernock, se résumant à un baiser. Il faut noter d’ailleurs que, à compter de cet épisode, le livre connaît un véritable sursaut, tant dans son intensité dramatique que parce que l’incident, et ses conséquences, vont conduire l’auteur à investir avec davantage d’acuité la personnalité profonde du Père Anderton. Mais où le livre pèche, selon moi, c’est par le défaut de vraisemblance. Défaut qui n’affecte pas l’histoire en elle-même – il n’est pas interdit à l’homme d’Eglise, qui ne se donne qu’à Dieu et ne se promet qu’à Lui, d’éprouver telle ou telle tentation –, mais qui tient au fait que, hormis dans les dernières dizaines de pages du roman, je n’ai que rarement eu l’impression, en suivant pas à pas l’existence de David Anderton, d’avoir affaire à un prêtre. Ce ne sera pas un problème pour le lecteur qui voudrait seulement appréhender la psychologie et les affects d’un solitaire de cinquante-sept ans. Mais on est en droit de penser que la psychologie et les affects d’un solitaire de cinquante-sept ans qui s’est fait prêtre doivent bien avoir quelques particularités saillantes. Or les choses vont trop vite. Le Père Anderton ne peut, aussi rapidement, sur quelques pages, changer à ce point d’existence, découvrir le plaisir des fugues nocturnes et des bouges désaffectés, les joies paradoxales de l’alcool et de la drogue, puis, in fine, de la chair, fût-elle bien prude. Même si tout cela fait plus ou moins écho à sa jeunesse. Ou alors, il faut que l’on comprenne pourquoi, et comment. Ce n’est pas parce qu’il s’agit d’un prêtre que le personnage doit être désincarné. En résumé, ce qu’il y a d’expressément religieux en David Anderton est trop peu présent dans le livre, en tout cas trop peu longtemps, pour qu’on y attache quelque importance ; c’est gênant, car, précisément, Andrew O’Hagan a voulu que cet homme soit prêtre. Bernanos, Bataille, auraient placé l’essence religieuse du personnage au coeur de leur texte, quand O’Hagan en fait plutôt une disposition périphérique, plus propice, il est vrai, à un examen d’ordre sociologique. Cela dit, nous étions prévenus dès les premières pages du livre, puisque, page 14, il est question déjà des « petits réconforts que procurent dans mon domaine la routine professionnelle. » C’est la vocation du prêtre qui, ici, me semble insuffisamment étayée, une vocation que l’on sait d’emblée fragile (pourquoi pas ?) mais qui, alors, nous conduit à penser que le choix de l’auteur de faire d’Anderton un prêtre obéit à des considérations plus romanesques que sensibles. « Il n’est pas toujours facile de faire la différence entre la passion religieuse et l’exaltation du chagrin » : phrase remarquable, riche de promesses, dont on regrettera seulement qu’elle ne hante pas davantage le roman.

 

Cela étant, je serais bien marri de décourager quiconque de lire Sois près de moi. La réserve que je viens de formuler doit en effet s’éclipser devant la délicatesse du propos, la beauté classique, pudique et légèrement désuète de l’écriture, et devant une intelligence du monde qui permet à son auteur de saisir ensemble maints questionnements fondamentaux. Peu de grands sujets contemporains échappent à l’intérêt d’Andrew O’Hagan : l’éthique, la modernité, la filiation, l’individu, la justice, la question sociale, qu’il traite tous avec un doigté et une élégance en tous points exemplaires. Difficile, à cette aune, de ne pas songer aux polémiques, souvent démagogiques et pauvres en esprit, qui agitent nos sociétés médiatiques et justicières au moindre fait divers à connotation sexuelle – « la foule avait désormais son croquemitaine et sa place aux infos. » Andrew O’Hagan ne cultive aucun goût pour la condamnation, pénétré de cette forme de compréhension de l’humain que permet sans doute un certaine acception de la miséricorde. Aussi, moins coupable d’un acte que contrit dans sa culpabilité à être, le Père Anderton, au plus haut de son procès, a cette réflexion aussi belle qu’inaudible à notre temps : « Je voulais simplement répondre de mes péchés, de l’épuisement de ma sagesse, dire quelque chose de vrai et puis partir. » La société en décidera autrement. L’homme, décidément, est bien seul.

 

Andrew O'Hagan, Sois près de moi - Éditions Christian Bourgois 
Traduit de l'anglais par Robert Davreu
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°16, mai 2009

17 janvier 2018

Questionnaire du candide (Brice Torrecillas)

 

 

Merci à Brice Torrecillas, qui a eu envie de me passer au grill de son « Questionnaire du candide ».

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Ses premières expériences d’écriture furent à caractère politique. Par bonheur, après avoir prêté sa plume à Dominique Strauss-Kahn, à Jean-Paul Huchon, à François Hollande ou encore à Jack Lang, Marc Villemain décida de passer aux choses sérieuses : la littérature. Directeur de collection aux éditions du Sonneur, il vient de publier son sixième livre, Il y avait des rivières infranchissables (éditions Joëlle Losfeld), un recueil de nouvelles qui suscite un réel enthousiasme. Et il honore superbement notre questionnaire du candide.

 

  • Un écrivain, ça naît comment ?

 

Il n’existe heureusement aucun schéma de fabrication : ce qui vaudra pour un tel n’aura aucun sens pour tel autre. Car c’est une facilité de langage et de l’esprit, selon moi, voire une manie taxinomiste, que de penser qu’il pourrait exister une caste, une communauté, une corporation des écrivains. Rien n’est plus irréconciliable et composite que cette nébuleuse d’humains qui, pour des raisons propres à chacun, ont placé l’écriture au centre de leur vie. Autrement dit, je ne connais guère que des individus sans autre lien entre eux que celui d’être continûment aimantés par le désir d’écriture.

 

Cela dit, au-delà cette passion commune, il existe peut-être une espèce de point nodal, comme on dirait en topographie. Disons une sorte de mouvement qui, de fait, conduit toujours celui qui écrit à se tenir en plus ou moins grand décalage avec le monde. Car écrire, c’est aussi travailler avec ce qui, en soi, n’est pas mûr, pas prêt pour le monde. Dans le temps de l’écriture évidemment, puisque celle-ci requiert une longue et impérieuse solitude, mais aussi dans ce qui peut acculer un individu à sa table de travail, et qui ressortit probablement à un désir, sourd mais assez pressant, de mettre l’existence et le monde à une certaine distance. Je pense que tout écrivain un peu sérieux ressent cela. Pour ce qui est de ma petite personne, je dois dire j’ai toujours éprouvé, dès l’enfance, un vague sentiment d’étrangeté devant le monde, et parfois une certaine gaucherie, voire réticence, à y évoluer. Sans doute est-ce là, donc, que naît l’écrivain en moi, dans ce hiatus, cet écart.

 

  • Un livre, ça vient de quoi ?

 

De cela, précisément : de ce sentiment de relative inadéquation au monde et du désir de l’interroger. Pas forcément d’ailleurs pour l’entériner ou s’en réjouir : ce peut être aussi pour essayer de trouver sa place dans le mouvement global, de reprendre pied parmi la foule.

 

Reste qu’il faut bien trouver quelque motif d’écriture. Cela peut être dans le cours incroyablement chaotique, extraordinairement faramineux et donc définitivement romanesque du monde – vers quoi, un temps, je penchai –, mais on peut aussi chercher en soi, dans une certaine urgence sensorielle, dans sa mémoire affective, lorsqu’on finit par comprendre qu’on est porteur de bien plus que soi-même – et c’est plutôt la manière de faire de mes derniers livres. L’origine du monde et l’origine de soi, donc : ces deux sources peuvent s’annuler, se repousser ou coexister, c’est selon. Chez moi elles entrent fréquemment en rivalité – en émulation, espéré-je : il ne s’agit pas tant d’écrire ce que je suis, qui n’intéresse personne, mais, partant de ce que je suis, de trouver à mon être un écho au dehors, d’épuiser mon humble et négligeable biographie pour regarder, simplement regarder si tout cela trouve un peu de sens à l’extérieur.

 

  • Un style, ça se trouve où ?

 

Si je savais… Dans la lecture et à force d’écriture, affirmeront de conserve le professeur et l’écrivain aguerris : c’est le b.a.-ba, et ils auront raison. Je me souviens qu’autour de mes vingt ans je recopiais à la main des passages entiers de romans, Balzac, Stendhal, Malraux, Kafka… C’est une assez bonne manière, je crois, non de se forger un style, cela va sans dire, mais de se donner l’impression – enivrante ! – d’entrer dans la fabrique et l’intimité d’un style. Ce qui serait déjà un bon début…

 

Toutefois, si ce travail – lecture, écriture – suffisait, cela se saurait : pourquoi sinon tant de lecteurs sensibles et passionnés éprouveraient-ils les plus grandes difficultés à écrire ? Nous sommes très inégaux devant l’écriture. D’aucuns éprouvent précocement cette part infinie de jeu que la langue recèle, ou, mieux encore, savent donner naissance à un univers, quand d’autres ont besoin d’attendre que la vie ait suffisamment manœuvré en eux. Le style c’est l’homme, dit-on, et assurément il y a du vrai dans ce poncif. Je ne suis d’ailleurs pas loin de penser que tout écrivain a ou pourrait avoir un style, si l’on entend par là la capacité d’affecter une forme à la fois singulière et maîtrisée à ce qui parle en soi, et dont chaque attribut est irréductible et unique. Mais c’est là que commence le difficile : entrer en pleine et totale correspondance avec cette voix intérieure.

 

  • Quand on écrit, c’est pour qui ?

 

Ou pour quoi, serai-je tenté de répondre… Alors je dirai : pour le geste, la beauté du geste, l’incomparable plaisir de voir naître un monde que, certes, je portais en moi, mais qui, avant d’être passé au tamis de l’écriture, végétait à l’état de chrysalide. Probablement ai-je un ou plusieurs destinataires, intimes, secrets, identifiés ou pas, mais c’est vraiment d’abord ce que je ressens, cette joie, cet enivrement à découvrir ce qui me vient sous les doigts, tout ce dont je me sentais porteur mais qui flottait dans mes pensées indistinctes ou dans les limbes.

 

La seule chose que je puisse affirmer, c’est que je n’écris pas pour le lecteur. J’écris pour sublimer, donner langue et corps à ce qui frémit ou s’agite en moi. Mais une fois que la texte a trouvé sa forme quasi définitive, une fois que l’édifice est là, qu’il me semble fondé, alors je le reprends entièrement, et cette fois en songeant au lecteur, en me mettant à sa place. Je tâche alors de faire comme si je découvrais le texte d’un autre que moi. En toute rigueur la chose est impossible, bien sûr, mais c’est un objectif, un idéal de travail. Il s’agit notamment de repérer, afin de les gommer, tous ces moments bavards, apprêtés, coquets, gras, vains, autrement dit tout ce qui ne sert pas le propos ou l’univers propre du texte, qui l’encombre et l’empêche de respirer. Je suis persuadé que tout ajout à un texte qui vient de loin, nourri à une certaine passion, écrit dans une certaine forme de frénésie, même douce, corrompra le texte original. A contrario, il y aura toujours matière à désosser, élaguer, retrancher. L’homme est assez bavard, le livre ne doit pas l’être.

 

  • Votre dernier ouvrage, qu’est-ce qu’il raconte ?

 

Il s’agit d’un recueil de nouvelles intitulé « Il y avait des rivières infranchissables », paru chez Joëlle Losfeld. C’est un « livre d’amour », pourrai-je dire si cette qualification ne risquait, précisément, de le… disqualifier. En tout cas un livre de sentiments et de sensations. Mais pour prolonger la question précédente, je dirai que c’est d’abord un univers auquel je cherchais depuis très longtemps une issue littéraire. Celui de mon enfance et de mon adolescence. Toutes deux parfaitement banales, mais d’une banalité intéressante en ce sens que l’intimisme relatif de ces nouvelles me semblait pouvoir entrer en correspondance avec un certain universel : nous avons tous connu – du moins faut-il l’espérer – l’émotion des premières fois, nous avons tous le souvenir de nos premiers émois amoureux, de ce qui a fondé en nous cet attrait d’un type nouveau pour l’autre, petite fille dans la cour de récréation ou « jupe plissée queue de cheval à la sortie du lycée »… Premiers sentiments irrépressibles, premiers déchirements intimes : c’est parce que cette matière sentimentale est éculée qu’il y avait défi littéraire. Car c’est à la fois très prétentieux et très humble que de vouloir se mêler aux innombrables auteurs qui, siècles après siècles, ressassent l’amour, et que d’espérer pouvoir faire entendre une voix qui, sans rechercher l’originalité à tout prix, n’en soit pas moins farouchement singulière.

 

Enfin j’ai écrit ces histoires parce que, certes, je ne voulais pas que le temps finisse par les enterrer, que j’avais envie de sonder ce qui, en elles, pouvait me constituer, mais aussi parce que je vois l’amour comme une trajectoire, disons une sorte de noviciat perpétuel : à l’aune du passé, il s’agissait donc aussi d’éclairer mon présent amoureux.

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