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Marc Villemain
7 avril 2014

Christophe - Intime au théâtre Antoine

 

Ma femme me faisait récemment remarquer que je paraissais enclin, au fil des ans, à des formes de minimalisme que j'aurais volontiers, jusqu'à présent, plutôt négligées, voire rejetées. J'ai naturellement pris avec force humour cette très affectueuse observation relative à ce qui m'arrive et qui, en effet, est assez inexorable (à savoir, que, oui, je vieillis – un peu...). Puis j'ai volontiers reconnu que, tombant jusqu'alors et plutôt facilement dans les pièges du symphonisme le plus tonitruant, j'avais, ces derniers temps, fini par en rabattre un peu. Il n'y pas si longtemps, je suis d'ailleurs allé applaudir Vincent Delerm, chose qui, il y a quelques années à peine, m'eût probablement conduit à me planquer dans une grotte pour ne plus en sortir (et puis finalement, bien sûr, ce fut très bien, et même mieux que cela.)

 

Avec Christophe, c'est encore autre chose : là, j'ai clairement franchi un palier. De l'accusation de bobo, voilà que j'encoure désormais celle de ringard (tendance rococo). Car Christophe, pour ceux de ma génération, ce n'était tout au plus qu'Aline (ce truc vieux comme le monde dont se servaient quelques grisonnants à tempes lustrées pour, les soirs de 14 juillet, taquiner la jeunesse — et les jeunettes.) Mais il faut être juste : le problème n'était pas Aline. Le problème, c'était la forme que prenait l'engouement suscité par Aline, on n’en pouvait plus, d'elle, elle était ici, elle était là, elle était partout, et toujours cette façon un peu allumeuse de nous ramener du côté des surprise-parties. Non, Aline n'y est pour rien, la pauvre, Aline est belle, toutes les chansons d’ailleurs le sont, ou toutes peuvent l'être : ce n'est, le plus souvent, qu'une question d'implication et d'interprétation. Et puis Christophe a changé : lui aussi, c'est heureux, a vieilli. On a fini par comprendre que le faiseur de tubes n'en était pas un, qu'il valait bien mieux que cela. Du reste, je ne connais pas d'autres exemples de blondinet à midinettes qui ait, de son vivant, fini par devenir un artiste culte, une de nos grandes figures parallèles.

 

C'est peu dire, donc, qu’on ne va plus écouter Christophe de la même manière. Naguère, on y allait avec l'envie de donner un peu de corps à ces airs qui nous taraudaient l'oreille (Aline, justement, mais aussi Les marionnettes, Les mots bleus, Le paradis perdu, Petite fille du soleil, La dolce vita, autant de chansons que Christophe a radicalement revisitées, épurées, leur trame harmonique ne tenant plus guère qu'à cette manière si particulière qu'il a de les chanter, de les ralentir, de les sussurer en dehors du temps - je pense parfois, en l'écoutant, en écoutant le Christophe d'aujourd'hui, aux figures molles d'un Salvador Dali.) Bref, dorénavant, on va le voir parce que l'histoire a montré un autre personnage, un être à part, fragile, décalé, d'une grande liberté d'attitude, évoluant dans des univers qui n'appartiennent guère qu'à lui, nébuleux, en partie inaccessibles - d'où, sans doute, et au-delà de leur relation personnelle, le lien avec Bashung. Tout, visuellement, est déjà inscrit : dans un décor qui pourrait faire penser à celui d'une discothèque des années 80 autant qu'à une scène de jazz d'avant-garde, Christophe, verres teintés, bas du jean's enfoncé dans les santiags, tignasse de chanteur de glam-rock suédois et veste de représentant de commerce, lève son verre de whisky et trinque à la santé du public - on l'imagine bien, tiens, poser sa voix sur tel ou tel vers de Houellebecq : ce faisant, je n'ai pas le moindre doute quant à la leçon d'esthétique qu'il donnerait à un Jean-Louis Aubert. Ses gestes, comme son débit, sont secs, brisés, hachés, intempestifs - son petit côté Françoise Sagan. Il ressemble autant à un pilier de comptoir de nos dancings d'antan qu'à un de ces vieux bluesmen qui écument les routes. Un côté roots, c'est ça ; mais tout en douceur et sentiments. Car c'est un sentimental, Christophe, ça oui, pas collectionneur pour rien. Il parle de lui, souvent, dans ses chansons, dans ce qu'il dit entre ses chansons, mais c'est toujours avec une espèce d'ironie fatiguée, mélange d'orgueil et de dépréciation de soi, d'àquoibonisme et d'humour potache. On sent chez lui quelque chose qui a toujours trait à la maladresse, et c'est cette fragilité, dont certainement il est le premier conscient, qui lui fait chanter si bien ces ritournelles que tant d'autres gâcheraient à trop vouloir en tirer le suint. Christophe n'est pas un instrumentiste (même s'il touche à tout : piano, synthés, guitare, harmonica...), c'est un artiste. Autrement dit et d'abord, une personnalité sensible au timbre et à la sonorité des choses, et d'abord à celles qu'il porte en lui, qui le tirent vers une espèce de bonheur gris ; c'est de là qu'il tire le caractère atmosphérique, presque psychédélique par moments, qui prédomine aujourd'hui dans sa musique.

 

 

Je ne crois pas que l'on puisse dire de Christophe qu'il est un nostalgique : pour l'être, il faut avoir enterré le passé. Or il paraît tout vivre au présent, ce qui fut hier ne lui semblant pas moins actuel - il parle d'ailleurs du blues des années trente comme de quelque chose qui lui est extrêmement contemporain. Et comme il n'a pas d'oeillères, comme il sait qu'être un homme de goût consiste à s'ouvrir à tous les goûts, les ambiances en lui s'empilent et se chevauchent ; il procède par collages et lignes directrices - lignes rouges même, lignes d'obsession, si bien que la transe n'est jamais bien loin : ce ne sont jamais que diverses manières d'aller puiser et dire les mêmes choses. Ambiance synthétiseur, réverbérations et lumières roses ; ambiance guitare électrique années 60 (sur laquelle il donne une interprétation de La non-demande en mariage - Brassens - qui cesse d'être déroutante dès lors qu'on perçoit combien elle lui est propre) ; ambiance piano enfin, bien sûr, où il me semble trouver son équilibre le plus touchant, son entière harmonie ; où il montre que c'est précisément sa fragilité qui lui donne toute sa puissance.

 

La terre a donc penché, ce soir au théâtre Antoine - dommage, soit dit en passant, que les lumières aient été sitôt rallumées, que les spectateurs eux-mêmes, la musique se dispersant comme par volutes, aient considéré que c'était fini puisque Christophe n'était plus là, abandonnant la scène aux synthétiseurs et la laissant dans une ambiance de fin du monde. Enfin, rien de grave, puisque le dernier des Bevilacqua l'a annoncé hier soir : en janvier 2015, chez Capitol, paraîtront quinze nouvelles chansons - ce sera une chouette manière de lever le coude et de trinquer à ses soixante-dix ans. 

18 mars 2014

Jacques Josse - Liscorno

 

 

C'est, encore une fois, un bien beau livre que nous donne à lire Jacques Josse, sans fard ni manières, à l'écriture tout à la fois discrète et évocatrice, précise, choisie : en somme, un livre d'authentique littérature - ô combien, la littérature étant tout ce à quoi se nourrit Liscorno, récit d'hommage, tombeau des grands inspirateurs. La littérature, donc, et tout autant la vie, puisque aussi bien les deux ont (doivent avoir) partie liée. On aime tel livre, tel auteur, aussi parce qu'on l'a lu à cet âge-là, en ce lieu-ci, et parce que les circonstances ne sont jamais étrangères à cette sorte d'effet de sidération qu'une lecture peut susciter.

 

Cette fois, Jacques Josse nous fait revenir aux origines. Nous ne sommes pas encore à Rennes ou à Saint-Brieuc, qu'il évoquera souvent dans ses textes. Nous sommes à Liscorno, en Bretagne certes, mais en Bretagne intérieure, rude et paysanne. Liscorno, donc, "village bâti en terrasses, à flanc de coteau, comptant trois à quatre dizaines de maisons et plusieurs bâtiments de ferme", où Josse débarque à l'âge de cinq ans, au beau milieu de l'été 1958. Alors il raconte cette arrivée, en quelques mots très purs, les souvenirs qu'il en a, les quelques images qui lui reviennent ; avant d'aller s'enfermer dans cette "mansarde qui allait peu à peu se muer en invisible (et minuscule) port d'attache", d'où il enprendra d'explorer le monde et les livres.

 

Il sera question, au fil des jours et des pages, de Tristan Corbière, de Raymond Carver, de London, de Kerouac, de Ginsberg, des fortes têtes de la Beat Generation et de quelques autres, poètes avant tout, les Yves Martin, Armand Robin, Gary Snyder... Illustres ou pas, peu importe à Jaques Josse qui, n'écoutant que son coeur et les recommandations de ceux qu'il lit, s'en va à la rencontre de ces écrivains qui sont autant de monstres ; auprès d'eux il va apprendre à se trouver, à trouver en lui la bonne manière d'être au monde, et déterminer à jamais son paysage, son esthétique littéraires. Ses lectures donnent d'ailleurs parfois l'impression qu'elles le sauvent - mais de quoi ? Il lit dans sa mansarde, quand il ne traîne pas au café du village à observer ces hommes durs à la peine, trimballant leurs vies laborieuses et leurs trognes esquintées. Il y a quelque chose chez ceux-là, d'ailleurs, qui m'a fait songer aux personnages de ce roman splendide, passé complètement inaperçu (peut-être du fait de la mort prématurée de son auteur) : Dernière station, d'Ollivier Curel — dont je parle ici. Ce sont les mêmes gueules cassées, inatteignables, recluses, ni désespérées, ni espérantes : indifférentes à toute projection de soi en dehors de cet ici et de ce maintenant - et sans doute faut-il, pour espérer comme pour désespérer, avoir ne serait-ce qu'une raison de penser qu'autre chose soit seulement concevable. Et si Jacques Josse évoque avec beaucoup de sensibilité ce qu'ont représenté pour lui (et représentent encore) ces lectures, je le trouve parfois plus juste encore, plus parfaitement juste, lorsque passe dans son récit un de ces hommes de peu, un de ces vieux marins à l'âme ravinée qui lèvent leur coude au zinc en noyant leur regard dans le miroir - avant d'aller pisser dehors contre un pommier.

 

Jacques Josse, Liscorno - Éditions Apogée

16 mars 2011

Ce n'est pas parce que j'ai manqué de temps qu'il ne faut pas les lire


Faute de temps, je n'ai pas eu le loisir de recenser avec autant de soin que souhaité quelques-unes de mes lectures récentes, dont se font d'ordinaire écho Le Magazine des Livres et L'Anagnoste. Je m'en voudrais toutefois de ne pas chercher à attirer l'oeil du lecteur sur les quelques ouvrages qui suivent.

Je commencerai par Confusion des peines, premier volet de la trilogie de Julien Blanc, que les éditions Finitude entreprennent donc de publier. Pour le coup, il faut savoir gré à Guy Darol d'avoir recensé ce livre, non sans justesse et grande sensibilité, dans la nouvelle livraison du Magazine des Livres ; il m'apprend, au passage, que Jean Paulhan Julien_Blanc___Confusion_des_peineslui-même avait encouragé cet écrivain, mort, épuisé, en 1951, à l'âge prématuré de 43 ans. Julien Blanc aura été malmené par une existence à laquelle il demeurait fondamentalement rebelle. C'est peu dire que la chance n'a pas été de son côté. Très vite orphelin, et conservant pour sa mère un amour infini, abandonné dans des orphelinats catholiques où il rencontrera la violence morale des cachots rédempteurs, les incessants abus de pouvoir des autorités ecclésiales ou judiciaires et les affres étouffées de la sexualité, baladé entre quelques rencontres de circonstances et une marraine trop bigote pour ne pas voir dans cette destinée autre chose que la volonté de Dieu, Julien Blanc va développer un caractère imprenable, indisciplinable, rétif à toute idée de réinsertion. Le remarquable, et il ne s'agit pas seulement d'une notation littéraire, est qu'on ne trouvera dans son récit, d'une simplicité troublante tant elle peut en devenir par moment poétique, aucune trace d'aucune plainte, pas la moindre doléance, pas le moindre apitoiement. Il a ce caractère des gens qui font, qui avancent, et qui persistent à lutter, dans le silence de leur conscience et sans aucun souci de démonstration. Le récit n'est pas sans quelque naïveté, mais que sont-elles au regard de la leçon d'abnégation qu'il nous donne - renvoyant à leur statut de divertissante gnognotte nombre d'édifiants récits, autofictionnels ou pas, dont notre époque est friande.

Le second livre que j'aimerais, fût-ce brièvement, évoquer, est le nouveau roman (mais s'agit-il d'un roman ?) de Jacques Josse, Cloués au port - aux éditions Quidam. L'histoire, comme souvent chez les grands auteurs, importe au fond assez peu. Il suffira de savoir qu'elle fait entendre la voix d'un "Capitaine" au long cours, ténébreux Jacques_Josse___Clou_s_au_portet taiseux solitaire que tourmentent les morts qu'il enterre et visite, voix qui résonne sans doute aujourd'hui encore au comptoir de Chez Pedro, dans cette petite cité bretonne. Le zinc en question est à proximité immédiate du cimetière : "Père, mère et frère réunis sous une même dalle de granit bleu. C'est tout ce qui perdure de son clan. Et c'est devant ce rectangle minuscule, ce quasi jardin japonais bien à l'abri sous l'if tricentenaire que tous les soirs il palabre, s'énerve, gesticule, offrant sa silhouette d'oiseau agité à ceux du bar." On prendra plaisir, entre les lignes, à distinguer quelque écho sans doute involontaire à la langue et aux univers de Lionel-Edouard Martin, dont on sait tout le bien que je pense. Jacques Josse donne ici un récit extrêmement attachant, adossé à une langue charnue dont sourd la complexion dense, mais fuyante, des humains ordinaires, et qui témoigne, bellement, de ce qui reste beau et fragile en eux, de ce qui y est à demeure, quoi qu'on en ait, cet intime breuvage de dignité et de petitesse, cet horizon de fardaud et d'espérance. C'est un regard, aussi, sans doute un peu désolé, et impuissant, porté sur ce qui disparaît sous les yeux de l'écrivain, lequel sans doute espère que tout cela ne restera pas sans trace ni mémoire : "Je leur dirai que le lien qui relie les hommes jadis vêtus de peaux de bêtes à ceux qui arborent désormais des costumes trois-pièces est tressé dans une seule et même corde. Apparemment, rien ne bouge. Le clapot des vagues n'a pas varié depuis la nuit des temps. Les aboiements des premiers chiens non plus. Je leur dirai que ceux qui sortent se soulager vite fait contre les pierres en profitent pour mêler leur mal-être au souffle rugueux du vent de mer et aux pluies salées, toniques venues de Glasgow, de Londres ou de Belfast. Sûr que, loquace et banal, j'ânonnerai des trucs usés. Après, j'accepterai, bien obligé, d'être comme eux : frappé de mutisme, attendant que le gravier crisse et que vous, les jeunes, futurs visiteurs, daignier ponctuellement vous déplacer en bord de fosse."

Serge_Doubrovsky___Un_homme_de_passageDans un genre bien différent, mais qui charrie aussi son lot d'émotions et de vérités intimes, je voudrais dire un mot ici de Serge Doubrosky, lequel, à 83 ans, publie donc Un homme de passage. Voilà un livre très singulier, duquel il est difficile de s'échapper, tant cette manière que l'auteur a de revenir sur et de remuer son existence, de chercher à en saisir le moindre instant, le moindre éclat, le moindre grain, ce lien presque épidermique qui le rattache et le noue aux charnières d'une vie qui prend fin, ce récit du désarroi devant le corps qui flanche et cette façon de crier son amertume à devoir quitter la vie, cette manière, donc, ne peut laisser indifférent. Etrangement, la difficulté immédiate à entrer dans les arcanes de ce récit imponctué laisse rapidement place à une logique presque naturelle : celle de l'affection. Le lecteur est acculé à se glisser dans ce texte désarmant, entraîné dans ces espaces laissés vierges où il pourra continuer d'entrevoir les hésitations, les langueurs, les désarrois de Doubrovsky. Je sais quel a été mon privilége, après qu'Isabelle Grell m'a invité à contribuer aux travaux du colloque Genèses d'autofictions, sujet qui m'est pourtant un peu étranger, la lecture, par Doubrovsky lui-même, desultimes pages de son livre, et de sa vie, devenant dans sa voix une mélopée rauque, essouflée, et, il faut bien le dire, assez déchirante.

Mon oeil enfin avait été attiré par deux brefs ouvrages que publie L'Esprit du Temps.

Paul_Morand___L_art_de_mourir

Le premier est le texte d'une conférence que Paul Morand donna, en 1932, à l'occasion du centenaire du Romantisme, et intitulé L'art de mourir. C'est une belle idée que de republier ce texte évidemment assez atypique dans l'oeuve de Morand. D'autant qu'il y déploie, mine de rien, une pensée assez moderne, quoique parfois un peu anthologique. Cela étant, le propos est bien vif, et suggère finalement de retraverser l'histoire du suicide de manière assez plaisante, si tant est que ces deux choses ne soient pas incompatibles. Il faut se remettre dans les conditions de l'époque, qui commence à douter sérieusement de sa "certitude scientifique" et plus encore peut-être du "sens de l'au-delà." Un des intérêts de ce petit livre est de montrer combien nos interrogations sur ces questions sont permanentes, et combien nous ne varions guère dans nos conclusions. "Pris par la folie de vivre vite, est-ce que nous nous soucions" de la mort ?, s'interroge un Paul Morand désolé de constater que "l'art de mourir se perd comme l'art de vivre." Le texte, qui propose une sorte d'histoire de la mort par suicide, est sans doute un peu didactique, mais on n'oubliera pas qu'il s'agit d'une conférence. En tout cas, cela recèle de citations et debons mots, et cette réflexion très vivace se révèle tout à fait stimulante.

Napol_on_Bonaparte___Le_masque_proph_te

La même Collection propose également une lecture finalement assez édifiante, en tout cas bien curieuse : des écrits de jeunesse de Napoléon Bonaparte ; des écrits "littéraires", s'entend. Il faut bien dire que l'intérêt de la chose tient principalement et presque exclusivement à l'identité de son auteur, : sur un plan plus strictement littéraire, notre jugement fera preuve d'un peu plus de circonspection. En revanche, ces textes sont extrêmement intéressants pour peu qu'on prenne soin d'y chercher témoignage d'une certaine sensibilité, d'une certaine tournure d'esprit, d'un certain imaginaire romantique. Aussi est-il assez étrange, et souvent amusant, de lire sous la plume du futur empereur ces histoires assez mythologiques, très vertueuses, d'où jaillissent certains de ses fantasmes revendiqués, à l'instar de Hakem, ce personnage de "haute stature, d'une éloquence mâle et emportée." Bref, ces "nouvelles" ne sont certes pas d'un intérêt colossal, mais il est assez instructif de les connaître, et d'y avoir vérifié cette geste chevaleresque après laquelle le jeune Napoléon Bonaparte semblait courir. On lira aussi (surtout ?) la petite préface de Patrick Rambaud, fort bien documentée et tout à fait intéressante, et qui ne manque pas de s'interroger sur le statut réel de ces écrits, quand on sait que son auteur, "très fâché avec l'orthographe", les dictait à des courtisans dont on peut comprendre qu'ils craignaient peut-être son courroux.

2 mars 2014

Gerald Messadié sur *Ils marchent le regard fier*

 

 

 

Dense et lourd

 

Dernière ligne lue, ce tout petit volume vous reste dans les mains comme un de ces galets qu’on ramasse sur les grèves et qu’on ne se résout pas à jeter. Il est dense comme la pierre, en effet, et lourd. S’il existait un laboratoire d’analyse essentielle des textes (LAET), on le lui confierait pour savoir pourquoi il colle aux mains, à la mémoire. Est-ce la densité du texte ? Peut-être. Le dépouillement des mots, alors, langage courant, dru, un peu provincial, pas une once de « Madame de Lafayette » ? Peut-être aussi. Ce n’est pas un texte littéraire, plutôt un de ces récits d’infortune qu’on écoute un de ces soirs où l’on s’est réfugié dans un bar après un mauvais dîner et une rencontre ratée, de la bouche de quelqu’un qui ne se résout pas à aller dormir seul lui non plus. C’est un morceau d’absurde, obsédant parce qu’il ne se pare pas de romanesque. En réalité, c’est une tragédie et je me suis mis à penser que ç’aurait bien pu être un sujet pour Sophocle, parce qu’à la différence du drame, la tragédie n’est rien d’autre qu’une représentation de l’absurde (à signaler aux existentialistes qui circulent encore, sur des chaises roulantes).

 

La courtoisie interdit de raconter l’histoire ; disons alors que c’est une bagarre banale qui tourne mal.

 

Gerald Messadié

12 mai 2013

Le Matricule des Anges - Une critique de Thierry Guinhut

 

 

Dernier sursaut

 

Ballard avait imaginé la révolte meurtrière des enfants, la fuite des adultes vers d’éternelles vacances. Mais pas la révolution des vieillards. Passablement retors, Marc Villemain emprunte le langage sans conséquence des vieux campagnards, leurs clichés et ressassements plein la bouche, non sans fausse naïveté, avant de basculer dans un projet ébouriffant. En quelle année sommes-nous ? La société n’est guère différente de la nôtre, mais avec ce léger parfum répugnant d’anti-utopie, quand les jeunes commencent à faire la chasse, pitbulls jetés sur les trognes moquées, quand l’administration impose des « quotas d’anciens ». S’ensuit une manifestation de quatre millions d'ancêtres, menée par Donatien et le narrateur à qui vient la riche idée des « canne-épées » en cas d’agression…

 

 

Le réalisme est à petites touches quand la tyrannie du jeunisme n’est qu’allusivement évoquée. Au-delà de la brûlante question de société, le drame d’un homme, d’une famille montre en abyme les conflits de ce temps improbable et pourtant possibles, entre la vie confite des presque croulants et les jeunots arrogants. En filigrane de ce propos politique court un éloge émouvant de Marie, la femme de Donatien, de sa jeunesse à son grand âge, « Marie l’artiste, toujours dans ses livres qu’on aurait bien pu lui donner le prix de lecture, avec sa frimousse d’écureuil. » Peut-être l’auteur aurait-il dû abréger son préambule présentant les personnages pour entraîner avec plus de largeur de vue son lecteur dans cette surprenante contestation. Mais de cette longue nouvelle réside un charme amer. L’auteur a choisi, plutôt que le vaste tableau d’un totalitarisme en marche et d’une résistance avortée, le drame et la pudeur des victimes ; en un louable parti pris.

Thierry Guinhut

27 mars 2013

THÉÂTRE : L'importance d'être sérieux, d'Oscar Wilde

 

Claude Aufaure

 

 

Il faudrait bien sûr pouvoir se remettre dans l'esprit qui présidait aux moeurs londoniennes autour du 14 février 1895, lorsqu'eut lieu, au St James Theater, la première de The Importance of Being Earnest, titre original de cette pièce d'Oscar Wilde qui, comme tant d'autres épisodes de sa vie, lui valut bien des déboires. Car l'hilarité toute en causticité où l'attire l'adaptation de Jean-Marie Besset pourrait nous faire négliger combien alors put sembler choquante, pour ne pas dire davantage, cette habile façon de se jouer des moeurs de la grande et bonne société victorienne. Il est manifeste d'ailleurs que Jean-Marie Besset, tout en revendiquant le caractère délibérément comique de la pièce, s'attache avec autant de vigueur à en exhausser le caractère tout subversif.

 

 

La mise en scène, remarquable de finesse et d'élégance, nous plonge donc au beau milieu du XIXème siècle mondain, dans ce salon où l'on sert du thé, des sandwichs au concombre et des muffins, et où, sous couvert d'amour, de mariage, de respectabilité familiale, de bonne gouvernance et de conduite de vie, se joue avec constance la scène ordinaire des faux-semblants et de la théâtralité sociale. Le personnage d'Algernon, qu'Arnaud Denis incarne à la perfection, et qui d'ailleurs possède bien des traits d'Oscar Wilde, prend sur lui et sans manière aucune la totalité de la duplicité aristocratique et dandie, jouant à merveille sa partition de jeune homme cynique, aguerri, manipulateur et farouchement individualiste. Arnaud Denis est donc irréprochable dans ce rôle, donnant à son personnage ce qu'il lui faut d'énergie, d'insolence et de rouerie. Il trouve en Mathieu Bisson un frère de jeu à sa hauteur, suffisamment corseté et tendu sur lui-même pour incarner le personnage de Jack, plus convenable, plus soucieux de conformité, mais qui, par-devers son rigorisme, n'en fait pas moins montre de vitalité, et d'un certain panache.

 

Marilyne Fontaine & Mathilde Bisson

 

Mais, naturellement, il fallait un écho féminin à cette engeance conquérante. J'ai été assez séduit par Marilyne Fontaine (Gwendolen), lui trouvant une belle aisance, et sa diction, ses poses, ses mimiques un peu appuyées, cette manière un peu hilare qu'elle a d'accentuer ses mouvements en font un personnage plus déroutant qu'il y paraît, non exempt de traditionnalisme mais parfois insaisissable, comme sur le point de rompre. Même s'il est vrai qu'elle prend sans doute moins de risques que Mathilde Bisson (Cecily), dont la mine ingénue et les grands yeux tout à la fois candides et matois lui autorisent bien des libertés ; ce faisant, elle donne à son personnage empreint de ce romantisme un tantinet exacerbé une coloration d'étonnante modernité.

 

Il est vraiment réjouissant que ces deux binomes, le masculin et le féminin, fonctionnent avec un égal bonheur, ce qui d'ailleurs en dit long sur l'homogénéité de cette troupe et la complicité qui les unit.

 

Et puisque l'on parle des personnages et de ceux qui les incarnent, difficile, n'est-ce pas, de ne pas tirer un coup de chapeau à Claude Aufaure, lequel va transformer un moment jouissif en une réussite en tous points remarquable. Il faut le voir arriver, travesti en une Lady Bracknell un peu gorgone, comme la qualifie Jack, pour comprendre que ce personnage, et ce comédien, seront, non seulement le clou du spectacle, mais ce qui achèvera de lui donner son éclat, son originalité un peu folle, et ce ton, décisif, de jeu et de liberté. Il y a chez Aufaure, bien sûr, cette voix, ce timbre, cette puissance, cette capacité qu'il a à tonitruer aussi bien qu'à amadouer, à s'élever dans un éclat comme dans l'onctuosité, à donner une chair à la vertu et à rire sous cape de tout ce qui peut ressembler à de la licence. Et s'il faut bien dire que cette Lady Bracknell est un personnage formidable, on se demande toutefois, après avoir vu Claude Aufaure, qui pourrait désormais l'incarner, du moins avec autant de génie. Claude Aufaure me fait parfois penser à ce mot fameux de Gide : « Il y a en moi un petit garçon qui veut jouer et un pasteur qui le rabroue. » Je ne suis pas certain qu'aucune petite voix ne vienne jamais rabrouer Claude Aufaure mais ce qui est sûr, c'est qu'il joue, qu'il a toujours merveilleusement joué ces personnages sûrs d'eux-mêmes, ces châtiés qui glapissent et semblent vouloir s'anoblir eux-mêmes. Il a toujours su, d'un geste ou d'un regard, compliquer ou nuancer ce que son texte disait ou faisait dire, toujours su, tout en proférant la plus grande grande des vérités bourgeoises avec une belle assurance, renvoyer de son locuteur ce petit air étriqué, lointainement mesquin, emprunté et finalement ridicule qui sied si bien aux importants. Aufaure sait avoir les manières du grand monde sans les aimer. Ou peut-être les aime-t-il, mais alors ce n'est que parce qu'elles lui offrent la joie d'un dépassement, le plaisir sourd, presque enfantin, d'une glissade. Qu'il joue Lady Bracknell ou, entre deux changements de costumes, le révérend Chasuble, on se dit qu'il éprouve à chaque fois un plaisir très comparable, espiègle, mutin, à s'endimancher, à jouer l'homme (ou la femme) du monde, à s'amuser des codes de la vertu. Non tant d'ailleurs, je crois, pour les dénoncer, que pour le plaisir un peu naïf, et au fond pas bien méchant, de se travestir, d'emprunter les manières d'un autre, et, peut-être, de s'éprouver soi-même à travers. Toujours est-il que le public, pourtant assez sage ce dimanche, ne s'y trompe pas, achevant de donner à Claude Aufaure son éclat de triomphe.

 

 

Reste que si nous rions, si nous nous amusons de ce qu'Oscar Wilde nous montre, si nous rigolons franchement devant ce petit théâtre de l'ambiguïté sentimentale et cette mascarade de l'identité sociale, si nous nous sentons tellement autorisés à railler la désuétude et l'étriqué, c'est bien parce que nous nous sentons positivement étrangers à ce petit monde prosaïque et bourgeois. Aussi Jean-Marie Besset ne dissimule-t-il rien de la charge d'Oscar Wilde contre une société dont la maimise sur la morale est telle qu'elle en finit elle-même par s'étouffer.  Mais son intention est aussi d'interroger notre propre rapport aux morales dominantes et de contester, fût-ce en s'esclaffant, les petits impensés de notre temps, l'évidence avec laquelle nous consacrons ce qui est (le prestige social, la convenance sentimentale et sexuelle, la nécessité d'un ordre, de cet ordre-là plutôt que cet autre, et, pour le dire autrement, le penchant nécessairement petit-bourgeois de toute société constituée.) Sans doute fallait-il tout le talent et la générosité d'une telle troupe pour faire passer la pilule.

 

Adaptation : Jean-Marie Besset
Mise en scène : Gilbert Désveaux
Avec : Claude Aufaure (Lady Bracknell / Révérend Chasuble), Mathieu Bisson (Jack), Mathilde Bisson (Cecily), Matthieu Brion (Lane / Le Garçon de ferme), Arnaud Denis (Algernon), Marilyne Fontaine (Gwendolen), et Margaret Zenou (Mademoiselle Prisme).

3 avril 2012

Jacques Josse - Terminus Rennes

Jacques Josse - Terminus Rennes

 

Je ne connais pas Rennes. Enfin, j'y suis passé. J'y ai passé, plutôt : un concours. Que j'ai raté. J'en garde un bon souvenir, cela dit - de la ville, pas du concours que j'ai raté. Les ruelles du centre-ville, les pavés, les terrasses baignées d'étudiants - et, ce jour-là, de soleil. Mais j'ai toujours aimé la Bretagne. Même un certain celtisme, un qui ferait rugir les purs, les puristes, celtisme de pacotille, même celui-là j'y suis sensible. Et puis Tri Yann, bien sûr. Souvenir d'une longue interview, conditions un peu rocambolesques, fin de concert, il y a vingt-cinq ans, âge d'or des radios libres. Mais Rennes, donc, non ; très peu, très mal. Enfin une fois qu'on a lu Jacques Josse, c'est autre chose : on se sent presque autorisé à dire qu'on connaît Rennes.

On suit son imaginaire de "promeneur désoeuvré" qu'il trimballe tout du long de sa ville, et de sa propre vie, puisque les deux ont partie liée. Josse a cette manière de raconter les choses un peu par en-dessous, un peu par les côtés, sans jamais leur tourner le dos mais comme en leur tournant légèrement autour : c'est le mode réservé aux pudiques, aux délicats, aux poètes. Peu à peu, l'écrivain se fait porte-voix des habitants, des travailleurs, des anciens, de ceux ici qui, comme lui, ont connu l'usine, les horaires, l'ordre machinal, le coup qu'on boit pour se libérer de tout ça, de la chape, et puis la promenade devient carnet de bord littéraire, hommage aux écrivains - qui, donc, Jacques Josse nous l'apprend, furent nombreux, et pas des moindres, à passer par là. Du coup la ville se met à renvoyer autre chose que ce que renvoie, un peu superficiellement, la notion de capitale régionale. D'un pas lent, avec ce regard dont on se dit qu'il se porte, en marchant, sur le sol ou vers le ciel plutôt que droit devant lui, Jacques Josse donne à la ville comme une pulsation tranquille, un pouls. L'allure est paisible, elle en devient presque enivrante, de ces enivrements légers qui impriment à la fois le sourire et cette mélancolie sans tristesse que font naître les choses de l'éternel. Voilà, c'est un peu cela : c'est une sorte de Rennes éternelle que nous livre Jacques Josse, avec les mots confiants de celui qui témoigne et les sensations pures de qui dit à sa ville son affection, ce qu'il lui doit.

Terminus Rennes, Jacques Josse - Editions Apogée

Du même auteur, je conseille également Cloués au port,
son précédent roman paru chez Quidam. J'en avais fait brève mention ici.

 

21 mars 2012

Maurice Pons - Les Saisons

Maurice Pons - Les saisons


Ne vous méprenez pas sur mes desseins qui sont périlleux. Ce que je dois écrire n'est pas beau en soi. Je puis bien vous l'avouer, ce sont des horreurs que je dois décrire, des horreurs et des souffrances surhumaines - comme par exemple la mort de ma soeur Enina - et c'est à travers cette horreur que je dois atteindre la beauté, une beauté qui purifiera le monde, qui en fera sortir tout le pus, mot à mot, goutte à goutte, comme d'une burette à huile. Après quoi le monde sera meilleur, et vous-mêmes vous serez meilleurs dans un monde plus heureux. Voilà quelle est ma science.
 — Maurice Pons

Je suis verni : je viens donc, coup sur coup, de lire deux authentiques chef-d'oeuvres de la littérature : après être tombé, avec vingt-cinq ans de retard, sur le livre de Baudouin de Baudinat, voilà que je découvre celui de Maurice Pons, Les Saisons - avec un "léger" décalage de bientôt cinquante années...

Siméon, "jeune encore, mais si laid, et d'une laideur si pathétique, qu'on ne lui donnait plus d'âge", débarque, après ce qui semble être un long et douloureux périple, dans une sorte de bourg si miséreux, si oublié de tout, qu'il nous semble à peine possible que des humains l'habitent. Il y en a, pourtant, et d'à peu près aussi délabrés ou mutilés que Siméon lui-même : des gueux, inhospitaliers, brutaux, alcooliques, qui n'en forment pas moins une communauté, avec ses histoires, ses coutumes, son vocabulaire et son bistrot de rien, bouge infâme où, comme dans tout le village d'ailleurs, on ne trouve guère pour mets que de la lentille, et, pour alcool, que de la lentille... Siméon vient d'un lointain si aride qu'il s'y est brûlé comme à des flammes : ici, pour seul climat, on ne connaît que des saisons de quarante mois, deux terribles saisons que se partagent les pluies, avec leur cortège de boues, de miasmes et de maladies, et la neige, qui pétrifie les corps, condamne à la réclusion, parfois à la mort - et on vient les déposer, ces morts, que l'on tire par les pieds, que l'on porte à même le dos ou dans des brouettes, au pied de la Croix de Sépia, sur les hauteurs du village, là où d'ordinaire les habitants aiment à venir déféquer. Ce n'est pas même un purgatoire, puisqu'au purgatoire les âmes peuvent au moins espérer se purifier : plutôt une sorte d'arrière-cuisine de l'enfer - à moins que cela soit précisément cela, l'enfer.

Siméon est l'étranger. Celui qui doit montrer patte blanche ; celui qui, de toute façon, quels que soient les efforts, quelle que soit la durée du séjour, ne sera jamais qu'un souffre-douleur. Il y a bien quelques moments de rémission - mais appelons plutôt cela des espérances déçues. Tout le monde n'est pas mauvais, non, il y a bien quelque chose à soutirer, à sauver, de ces âmes frustes. La veuve Ham, après tout, le nourrit, de temps à autres - comme, négligemment, on remplirait la gamelle d'un chien. Et puis il y a le Croll, borgne, "géant hirsute et dépenaillé", bonhomme à "forte haleine", rebouteux du village ; parfois, il éprouvera un peu d'affection pour Siméon. Il y a aussi Louana, une gamine rieuse et lubrique. Puis Clara, que par accident Siméon aura entraperçue, nue, de dehors, un soir à travers les fenêtres : de cette seule vision naîtra l'amour, car lui n'a pour seul souvenir de la nudité féminine que celui du corps de sa petite soeur, morte avec tant d'autres "cadavres décharnés que les prêtres tiraient par les pieds hors du camp et faisaient jeter dans les fosses." Bref, Siméon a tout pour être un des leurs : du moins a-t-il en partage avec eux d'être misérable et de n'avoir, de la vie, jamais connu que la part d'horreurs. Une chose pourtant le distingue : "... les épreuves et les souffrances abominables qu'il avait subies, il ne les avait assumées que comme une expérience enrichissante, comme une matière première à partir de laquelle il élaborerait un jour une oeuvre. C'est en quoi il s'était, dès l'enfance, singularisé d'entre toutes les victimes : c'est ce regard sur lui-même, et cet espoir, qui lui avaient permis de survivre. En toute conscience, il se reconnaissait le droit de se considérer comme un écrivain, et d'autant qu'il n'avait jamais envisagé d'exercer un autre métier.

Je ne saurais dire, pour trop mal connaître Maurice Pons, quelle furent ses intentions. S'il se lit avec une certaine aisance, ce roman, qu'il ne faut pas craindre de qualifier de sublime, n'en demeure pas moins assez complexe à interpréter. Peut-être d'ailleurs ne faut-il pas chercher midi à quatorze heures, s'imprégner seulement d'une langue évidemment très belle, d'un récit très singulier, et ne pas prêter à son auteur d'autre dessein que celui de raconter une certaine histoire, universelle et enracinée, troublante, avec des personnages qui sont à la fois hors du commun et terriblement humains, l'ensemble prenant les traits d'une sorte de conte noir, d'allégorie de la condition humaine.

Bien sûr, il y a cette question de l'écrivain, de son statut, de sa place dans le monde, la perspective, candide, d'une littérature envisagée comme une possible voie de rédemption, ou, plutôt, comme une voie que l'on jugerait praticable pour, à défaut de transformer le monde, en renvoyer une idée moins attendue - mais pas moins vraie : non que la littérature aurait pour mission de modifier le réel, loin s'en faut, mais qu'elle inciterait au contraire à le regarder d'un autre oeil, d'un oeil apte à en extirper la part peu ou moins visible, enténébrée, refoulée, la part, aussi, secrètement fantastique ou apocalyptique.

Bien sûr, mais c'est assez flagrant pour ne pas y insister, il y a la question de l'autre : l'autre, c'est-à-dire celui qui n'est pas né ici, sur ces terres, qui n'en est pas le fruit naturel, et qui, de ce fait, sera toujours inadapté, inadaptable, livré tout entier à ce qui, même physiquement, prend parfois ici les traits d'un véritable cannibalisme de la société majoritaire.

Il y aurait encore, peut-être, quelque chose qui pourrait avoir partie liée à un souci de rendre de l'humain une image aussi dénudée que possible : qu'est-ce que je suis lorsque je suis nu ? Lorsque je n'ai rien, ou quasi ? Que tout est contre moi, mes congénères autant que les éléments, et que je n'ai pas même de quoi me nourrir, me loger ou me vêtir décemment ? Qu'est-ce qui, alors, reste de moi, de ce qui me constitue comme individu, c'est-à-dire, aussi, comme être taraudé par l'espérance ? C'est à l'aune de l'animal, qu'ils dominent, que les hommes et les femmes qu'on l'on rencontre dans Les Saisons éprouvent parfois leur humanité : les bestioles ne servent à rien, elles ne sont rien - au mieux en trouve-t-on à en faire usage de manière pour le moins inattendue.

Enfin, et je serais assez tenté d'y voir un caractère décisif, ce livre porte un projet esthétique singulier, à lui seul très évocateur. L'horreur en effet cotoie un monde poétique à sa manière : la matérialité fangeuse semble parfois pouvoir épouser une sorte de projet onirique ; nous oscillons entre le réalisme le plus cru et un grotesque de foire du trône, rendus spectateurs de quelque chose qui pourrait être comme le renversement de la féérie ; il y a, autrement dit, quelque chose d'un rire énorme, un rire dont on ne sait trop s'il sort de la gorge du diable ou de celle d'une humanité au bord de son désespoir, donc de sa chute. Nous sommes à la fois devant des humains en loques et devant une humanité qui, fût-elle balbutiante ou malmenée, n'en est pas moins tenace. C'est pourquoi j'ai songé, parfois, et même si l'intention est autre, à l'esprit de La Route de McCarthy - cet autre chef-d'oeuvre que l'on ne peut refermer sans emmener avec soi, et durablement, la sensation de l'impasse où l'homme se trouve, en raison même de ce qu'il est, de ce qu'il ne peut éteindre en lui, et qui n'est pas loin de relever d'un instinct de survie - manière mécaniciste, s'il en est, de désigner la persistance de l'espérance. La dernière partie des Saisons en témoigne d'ailleurs d'une manière définitivement exemplaire, en plus d'être magnifique : le village s'ébroue, part, il a l'idée d'un ailleurs dont il ne sait rien mais qu'il investit des espoirs les plus nécessaires. Songeant à ceux qui ont la chance de ne pas encore avoir lu ce très grand livre, je ne dirai rien, toutefois, de la chute, presque toute entière contenue dans ce mot : "Jamais on ne vit dans l'Histoire l'exemple d'un si confiant exode."

Les Saisons, Maurice Pons - Première édition : Julliard, 1965.
L'édition présentée est celle paru chez Christian Bourgois, 1975.

3 décembre 2011

Du roman, du vrai

Roland Devolder


On lit depuis quelques temps, un peu partout, dans la presse ou sur Internet, des prises de position, dont beaucoup émanent d'écrivains, sur le roman et son statut, brouillé à force de dilution : le roman serait moribond, à tout le moins, nous dit Philippe Forest, en 
« coma dépassé » ; son appellation même serait devenue trompeuse, et cynique : la mention « roman » en couverture d'un livre permettrait surtout d'en espérer un certain gain - ce que je n'ai jamais pu vérifier par moi-même, mais sans doute cela ne concerne-t-il que les auteurs de grand talent. Et Philippe Forest de s'émerveiller de la volonté (auto)proclamée du roman contemporain de « se tourner vers le vrai », et de louer sa méfiance à l'égard de ceux qui refourguent « au lecteur de façon très peu imaginative les mêmes intrigues stéréotypées avec des personnages de papier-mâché dans des décors en trompe-l’œil. » Cri du coeur, donc : "on veut du vrai !". Et Forest de distinguer enfin, à la lueur des dernières remises de prix et dans une formule qui emprunte aussi bien à la malice journalistique qu'à la souveraineté professorale, mais au demeurant sans doute destinée à faire florès, le roman vrai du vrai roman. Philippe Forest est par ailleurs un excellent littérateur, là n'est pas la question, mais je distingue davantage dans ce type d'assertion une justification de sa propre littérature (échafaudée, le concernant, « sur l'expérience personnelle ») qu'un souci d'étayer une pensée du roman qui fût un peu neuve (qu'importe, d'ailleurs), et surtout fondée. Je sais bien que l'intention n'est pas celle-là, et que le bon mot cherche davantage à marquer les esprits qu'à faire oeuvre de lumière, mais il faut tout de même se méfier un peu d'un mouvement, d'un geste, d'une parole lancée à la cantonade qui, sans en être l'objectif, pourraient inciter à l'érection de nouveaux carcans, d'un nouvel idéal-type, là où s'engouffrent toujours tous les académismes. Bref, d'aucuns semblent s'étonner que le roman n'ait (plus) guère de définition universelle et unilatérale, à quoi je serais bien marri qu'ils se donnassent (eh oui) pour mission de lui en (re)donner une.

J'ai l'air, comme ça, de me moquer un peu. Pas tant que ça. Pour la simple raison que je n'ai sur ces questions pas le moindre début d'opinion, et que je n'aspire sûrement pas à en avoir. À cet instant précis, je ne suis donc pas un « intellectuel » - si tant est que la chose me soit déjà arrivée, mais c'est sans importance. Autrement dit, si j'admets et perçois l'intérêt théorique, historique, sociologique, voire métaphysique de cette disputatio moins neuve qu'il y paraît sur la notion de roman, la vérité est que cela ne m'intéresse pas beaucoup - rien, en tout cas, qui justifiât que mes pensées débordassent (eh oui) du cadre de cette notule. J'aurais même, pour tout dire, tendance à y voir, qu'on me pardonne, une sorte de propos de salon, de divertissement mondain. J'éprouve toujours un peu de circonspection devant ce genre de débat, je me demande toujours quel en est, au fond, le mobile - car il y a toujours un mobile : si vous lisez des romans avec des personnages de papier-mâché dans des décors en trompe-l’œil, vous en savez quelque chose.

Je ne déteste rien tant que tout ce qui vient à verser dans l'anti-intellectualisme : ce pourquoi je mesure aussi les limites de ce que je viens d'écrire. C'est qu'une part de moi, une part disons instinctive, demeure toujours un peu dubitative quand un écrivain se met en tête de fournir une explication à portée générale de ce qu'est ou doit être l'écriture - ou, donc, quand un romancier fomente une comparable ambition à l'égard du roman. La chose pourra surprendre, étant entendu qu'on n'est jamais mieux servi que par soi-même. Mais aucun débat sur ce qu'est le roman ne peut échapper aux scories de l'académisme, fût-il rampant. Je ne crois pas qu'il existe de bonnes définitions du roman, et je ne crois pas que les écrivains aient à se poser la question ; je crois même tout le contraire : que les bons écrivains sont précisément ceux qui ne prêtent pas l'oreille à la rumeur théoricienne, ceux qui par nature pressentent ce que l'ambition théorétique doit aux circonstances ou au goût du jour, ceux pour qui la création d'une forme requiert précisément l'oubli (sans doute relatif, certes) des formes. J'ai donc un propos spontanément, essentiellement, positivement individualiste. J'ai de l'intérêt et de la curiosité pour bien des choses, pour bien des formes, pour bien des genres (et j'ai ma part de mauvais goût), aussi m'attristé-je toujours de tout ce qui pourrait chercher à faire école. La vérité de la littérature, s'il en est une, se passe de toute vérité particulière, grégaire ou corporatiste. L'on ne peut pas défendre l'absolu du geste littéraire en en cadenassant les formes aimables ou estimables, en dressant un catalogue des bonnes et mauvaises manières du roman. Le roman est un mot qu'il est absurde et vain de vouloir définir, c'est un ensemble auquel il ne faut pas chercher à donner des contours. Dans le quant-à-soi de nos lectures, nous savons bien, nous autres, ce qui relève ou pas du roman, nous savons bien, surtout, ce qui appartient en propre à la littérature ou se contente d'en singer les atours. Du mot, donc, je préfère entendre ce qu'il contient et conserve d'incertain - tenant à cette incertitude : elle est le gage même de l'incessant renouvellement du roman, et des heureuses vicissitudes du goût. Écrivains, laissons à d'autres le soin d'élaborer les classifications et les typologies de la littérature : ceux-là, je les lirai, car j'aime qu'on m'aide à comprendre les faits humains. Mais prenons garde, nous-mêmes, pour nous-mêmes, de ne jamais édicter de prescriptions (qui d'ailleurs pourraient nous revenir à la figure), ni de proscrire quelques formes que ce soient : cela, la société, le temps, l'écume, s'en chargent déjà.

24 novembre 2011

Novembre au Sonneur, Elsa Triolet à Tahiti

Elsa Triolet - A Tahiti


L
es éditions du Sonneur publient ce mois-ci un document intéressant : le premier livre d'Elsa Triolet, publié en russe en 1924, qui fit suite à son séjour à Tahiti entre 1919 et 1920. Elsa Triolet a-t-elle à l'esprit d'entreprendre une oeuvre, cultive-t-elle seulement le souci d'être écrivain, je ne saurai le dire ; toujours est-il que, dans sa dédicace à André Triolet, son premier mari dont elle conserva le patronyme, elle considère ce texte comme appartenant à "l'enfance de son écriture." L'expression est d'autant plus appropriée qu'émane parfois de la parole de cette encore jeune femme quelque chose d'en effet un peu ingénu, presque candide. Cela ne serait que cela, pourtant, une sorte de journal de voyage joliment troussé, fin, spirituel, s'il n'était teinté d'un ordre bien différent, éminemment littéraire, anxieux, toujours troublant, d'où appert une étonnante et singulière maturité.

Le séjour d'Elsa et André Triolet à Tahiti a quelque chose d'une évasion, comme le suggère Marie-Thérèse Eychart dans sa très juste préface : André, officier à la mission française de Moscou, fuit les lendemains du carnage de 14/18, Elsa fuit la déconvenue d'une impossible relation avec Maïakovski, qui, donc, lui préfèrera sa soeur, Lily Brick. Tahiti est loin alors d'être une île paradisiaque - ce que d'ailleurs elle n'est toujours pas, taraudée par une assez grande misère, mais le tourisme s'y est depuis installé, quand à l'époque on ne pouvait guère espérer s'y rendre en moins de six semaines. Elsa Triolet consigne dans ce livre ses impressions quotidiennes, empreintes d'un mélange de sensibilité naturaliste, d'étonnements ethnologiques, de lassitude et de dépression. Ses observations sont d'une minutie très étonnante, au point que, par moments, je dois bien avouer m'y être un peu ennuyé. Pourtant, l'on conserve de cette lecture une drôle d'impression : outre que son écriture y est très grâcieuse, voire très féminine (et qu'on me fasse grâce d'une définition de l'écriture féminine...), outre aussi que le propos est d'une intelligence que j'ai souvent trouvée remarquable, il émane de ce livre un parfum assez indéfinissable, fruit sans doute d'une complexion que l'on dirait presque, parfois, aristocratique, d'une incessante curiosité pour tout ce qui l'entoure, mais peut-être davantage encore parce que l'on sent poindre, page après page, un sentiment croissant de déconfiture, de fatigue, de danger, qui fait entendre un authentique mal du pays : Elsa souffre de solitude, elle souffre du climat, elle s'ennuie de la Russie, de l'Europe - et d'expliquer "comment ce pays vous engourdit, vous étouffe : cela est tout aussi insupportablement sucré, inévitable et pénible. (...). ... Et bientôt il n'y aura, et aujourd'hui et demain et toujours, plus rien que la mer qui nous garde, l'anneau de corail qui nous enserre, la verdure muette et humide, l'éclat des fleurs, les Maoris majestueux, le soleil qui se lève et se couche, et la nuit brillante et étouffante comme le jour."

Elsa Triolet semble éprouver une certaine fragilité à la vie, elle se livre finalement moins à l'existence qu'elle ne la questionne ; elle ne cherche pas son identité, mais au moins sa place, au moins une manière d'être et de vivre qui lui soit plus conforme. Elle a, à Tahiti, une vie sociale assez dense, mais on distingue assez bien, entre les lignes, ce qui nourrit son malaise, son esseulement, cette sensation, probablement, de se sentir étrangère, y compris à elle-même : une certaine manière de décrire les scènes de la vie quotidienne, d'évoquer les mille détails de la vie matérielle, de dépeindre les soirées chez les notables blancs. Soirées pour lesquelles elle s'apprête et enfile ses chaussures à hauts talons, avant de regarder ce petit monde s'ébrouer, de contempler les femmes danser et les hommes faire leur cour, de consigner les ragots (dieu sait s'il y en a), de décrypter le tempérament, les habitudes, les traits particuliers aux insulaires. On se laisse aller à cette lecture avec empathie et langueur, surpris par l'acuité de cette jeune femme douée d'une très grand sens de l'observation, et de toute évidence déjà prête à bien des horizons poétiques.

Traduit du russe par Elsa Triolet elle-même - Préface de Marie-Thérèse Eychart

Travaillant comme éditeur aux Éditions du Sonneur, mes recensions d'ouvrages
émanant de cette maison ne seront publiées que sur ce seul blog personnel.

 

21 octobre 2011

Jean-Marie Dallet - Encre de guerre

Jean-Marie Dallet - Encre de guerre
A
près avoir découvert l'admirable Au-delà du tropique, je voudrais à nouveau attirer l'attention sur Jean-Marie Dallet, écrivain dont je ne suis pas loin de penser qu'il est, décidément, assez exceptionnel.

Encre de guerre, qui date d'il y a un peu plus de trois ans, est du même tonneau, je veux dire de la même excellence. D'un abord plus direct, d'une composition plus immédiate, ce roman à l'allure peut-être moins déroutante n'en continue pas moins de témoigner d'un art de la narration en tous points exemplaire, d'une sensibilité d'écorché vif qui donne au livre des pages remarquablement belles (on pensera par exemple - mais pas seulement - au séjour en maison de retraite de la mère, puis à sa disparition), pour ne rien dire d'une langue toujours aussi vive, ingénieuse, dont le caractère proprement saisissant tient aussi au fait qu'on ne saurait dire s'il relève davantage d'une forme d'oralité, forme charnue, gouleyante, abrupte, que d'un ciselage permanent.

L'histoire, dont on distingue assez vite la part intime, voire autobiographique, relate l'existence d'un homme plutôt bourru, pas franchement liant, esseulé, pendu au fil d'une désocialisation toujours imminente, n'ayant de contacts avec ses congénères que circonstanciels ou tarifés, et puisant son énergie dans un univers dont il aime probablement la caractère rugueux, presque égrillard, mais fraternel, et non sans flamboyance. Car si Dallet nous promène de Toulon à Tahiti via l'Algérie et nous fait déambuler à travers le beau et noble Paris, c'est en y accompagnant le petit monde des inadaptés, des éclopés et des perdants, des manoeuvres et des prostituées, dont la détresse sociale, l'impasse personnelle à laquelle ils sont confrontés, n'altère jamais une certaine grandeur d'âme - il n'est d'ailleurs pas impossible que, pour Dallet, cette survie dans l'échec, survie résignée, taiseuse, constitue aussi une condition de ladite grandeur d'âme. Il s'agit donc d'un personnage assez rude, qui des femmes est surtout attiré par leur croupe, et qui noie dans l'alcool solitaire une existence que la naissance plaça d'emblée sous le signe de la mort et de l'aventure solitaire. Ainsi remonte-t-on le fil du siècle, le grand-père mort à la guerre, le père mort à la guerre, et l'Algérie, et cette mère, donc, que la raison finit par abandonner, achevant de le rendre orphelin du monde.

Reste l'écriture, matière de chairs vives et d'épidermes à sensations, où l'on pourra reconnaître un peu du timbre d'un Céline, et, chez nos contemporains, la densité poétique et l'attention au réel d'un Lionel-Edouard Martin. Cette écriture toujours aussi cabossée, quoique, par nécessité, moins luxuriante, moins baroque que dans Au-delà du tropique, sublime un récit parfois brutal, viscéral, et en exhausse la troublante sensibilité.

Travaillant comme éditeur aux éditions du Sonneur, mes recensions d'ouvrages émanant de cette maison ne seront publiées que sur ce seul blog personnel.

 

20 juin 2011

Jeux d'Epreuves - France Culture - Le choix de Xavier Houssin

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A titre informatif, et sans commentaire de ma part, voici le lien qui renvoie à l'émission Jeux d'Epreuves du samedi 18 juin 2011, sur France Culture, lors de laquelle il fut question de mon roman Le Pourceau, le Diable et la Putain (la séquence commence un peu après la 29ème minute).

Jeux d'Epreuves, animée par Joseph Macé-Scaron. Avec Xavier Houssin, Alexis Liebaert, Philippe Delaroche, Clara Dupont-Monod.

22 novembre 2010

Brad Mehldau - Théâtre du Châtelet

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La dernière (et d'ailleurs seule) fois que j'avais vu Brad Mehldau, c'était à la toute fin des années 1990, je crois, au Sunside. J'étais très en avance, et je l'avais vu arriver, avec femme et enfant, une petite valise à la main, un sweat-shirt jeté sur les épaules. Le public, une grosse centaine de personnes peut-être, l'avait suivi dans la salle. On s'est assis où on pouvait, moi par terre, tout devant, en contrebas de l'estrade, le nez pratiquement dans ses mains. Il était alors la star montante du jazz, le pianiste en qui on plaçait le plus d'espoir, et trimballait avec lui quelque chose d'idéalement américain : composite, curieux, ouvert, panoramique, orchestral ; et il était, déjà, un imparable mélodiste. On disait juste de lui qu'il devrait se défaire de l'empreinte de Keith Jarrett et faire entendre au plus vite sa propre voix ; ce qu'il fit, très vite, et à la perfection. Douze ou treize années plus tard, non seulement il s'est émancipé de toutes les tutelles qu'on pouvait avoir envie de lui trouver, mais il est devenu une des figures les plus singulières, les plus créatives et les plus ambitieuses du jazz contemporain.

BRAD_MEHLDAU_Highway_RiderA bien des égards, sa musique a à voir avec l'œuvre d'un siècle. C'est qu'on peut, chez lui, entendre bien des choses ; tout, sur le sujet, a déjà été dit - et Highway Rider, son dernier album, témoigne assez largement de l'étendue de ses affections. C'est cet album, donc, que Brad Mehldau aura déployé dans son intégralité ce soir, soutenu par l'impeccable Ensemble orchestral de Paris et son chef Scott Yoo. Cet album n'est pas le plus simple, ni le mieux accepté, de sa discographie. De fait, s'il y déploie un discours très personnel, inspiré, habité, à bien des égards novateurs pour le jazz, il n'est pas offensant de considérer qu'il pâtit aussi de séquences un tout petit peu inégales. Mais sur scène, ce soir, autant le dire : l'album est magnifié. Au bout de quelques instants, derrière les volutes debussiennes, et ce phrasé mélodique de John Boy qui, décidément, n'est pas sans évoquer les Beatles, et cet incessant jeu rythmique où l'on croit parfois distinguer quelques réminiscences du Köln Concert de qui vous savez, une idée, ou une phrase, venait souvent à mon esprit : Brad Mehldau nous donne à entendre une exploration américaine des territoires. Sans bien savoir moi-même ce que la chose voulait signifier. L'idée fut toutefois précisée par Brad Mehldau lui-même, expliquant (en français) qu'il avait voulu réaliser quelque chose d'un "voyage circulaire". C'est pourquoi peut-être on peut spontanément associer autant d'images à sa musique, dont on se dit qu'elle n'est pas sans raison de plus en plus utilisée au cinéma (par Clint Eastwood dans Minuit dans le jardin du bien et du mal et dans Space Cowboys, ou par Wim Wenders dans Million Dollar Hotel.) Ce qui est sûr en tout cas, c'est qu'on avait le sentiment ce soir de parcourir de très vastes espaces, des étendues à la fois sereines et lunaires, tranquilles et très vivaces.

Je disais que Highway Rider se trouvait, sur scène, magnifié. C'est difficile à expliquer, mais je crois que cela tient surtout au fait que les contrastes y sont beaucoup plus amplement révélés, et que ce qui, sur disque, peut par moment passer pour un nuancier un peu froid, fournit ici de très heureuses occasions de ruptures. Ce qui pouvait apparaître à l'oreille exagérément climatique s'estompe complètement au profit d'un jeu ouvert et beaucoup plus sensible. C'est vrai notamment, il faut bien le dire, dans les moments sans orchestre, comme si le groupe retrouvait son espace propre, ses codes les plus ancrés, les principes cardinaux de sa communication. A cette aune, Into the city s'est chargé d'enthousiasmer et de définitivement conquérir une salle très sage. Car sur scène, Into the city devient un véritable morceau de bravoure, une performance, à laquelle la prouesse de Larry Grenadier, contrebassiste exceptionnel, n'est pas étrangère. C'est aussi cette cohésion de groupe que l'on a plaisir à observer : aux côtés de Larry Grenadier, donc, Jeff Ballard et Matt Chamberlain, qui ont du donner bien du fil à retordre à ceux qui, dans la salle, s'intéressaient un peu à la percussion, tant ces deux-là s'y connaissent pour tromper l'oreille et déplacer le temps : deux batteurs aussi rigoureux que prodigieux. Et puis, bien sûr, le saxophoniste star Joshua Redman, dont on sait qu'il n'est pas tout à fait pour rien dans l'ascension de Brad Mehldau depuis que celui-ci avait rejoint son groupe, en 1994, pour enregistrer ce bel album qu'est Mood Swing. Outre que chaque musicien est époustouflant de maîtrise, de finesse et d'inventivité, ce groupe-là, donc, tel qu'il est constitué, dégage une très forte impression de cohésion et de souveraineté. Et la musique, complexe, tortueuse par moments, toujours très progressive, y gagne sa rondeur et sa chaleur.

RIMG0006_2Comme je n'ai pas très envie de conclure sur une réserve, je m'en débarrasse et la formule illico : le rappel. Il fut, finalement, inutile, nous éloignant de manière assez dommageable de tout ce qui rendit cette soirée si singulière. Sous les applaudissements, Brad Mehldau est revenu, seul, les instruments de l'Ensemble orchestral posés à terre donnant l'impression visuelle d'une sorte de désertion générale. Puis s'est lancé dans un petit morceau très peu inspiré, avec en appui une ligne de basse maniaque et un peu terne, à peine étoffée par des bouts de phrases sans véritable destination ; l'impression de quelque chose d'un peu bâclé, échouant en tout cas à transmettre son esquisse de transe ; dans ce registre, n'est pas Keith Jarrett qui veut. Dommage, donc. Mais heureusement bien insuffisant pour ternir un concert de très haute volée, où ces musiciens hors-pair ont livré une musique qui s'est avérée très excitante ; ce qui me permet, tout ébaubi encore par cette densité et cette impression de parfaite complétude, de réécouter Highway Rider d'une tout autre oreille.

 

13 mai 2010

Metal (heavy metal) - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (s/d) Philippe Di Folco - Éditions Larousse, collection In Extenso
Nota bene : cette version, plus complète, diffère légèrment de celle publiée dans le Dictionnaire de la Mort.


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Le triptyque sex, drugs and rock'n'roll, que les années 1950 inventèrent et qui depuis se renouvèle au gré des générations, porte en lui tous les excès inhérents au genre, et pour une part le définit : le rock est violence, sédition, provocation - ou il n'est pas. Autrement dit, la mort a toujours rôdé du côté des rockers. Illustres ou anonymes, dénombrer les acteurs du rock morts dans l'exercice de leur passion, et en vertu du mode de vie qu'elle requiert parfois selon eux, constitue d'ailleurs un exercice aussi fastidieux que sinistre. Il n'y a à ce tropisme aucune exception, pas même la période du flower power, dont le cri de ralliement paix et amour (peace and love), aussi enjoué que fameux, masquait difficilement un mal-être qui était loin d'être exempt de violence. La contestation, conscience, ou la rébellion, plus instinctive, n'amènent que rarement la paix et l'apaisement : l'odeur du souffre charrie aussi les effluves de la mort.

Certains dérivés radicaux du rock, lui-même enfant de la colère et du fatalisme du blues, sont apparus au tournant des années 1970, en même temps que le consumérisme occidental asseyait son primat. Ainsi naquit le bien nommé hard rock, qui part de l'énergie physique du rock'n'roll pour en accentuer les distorsions et utilise l'épaisseur du blues pour en décupler l'effet martelant, entraînant avec lui une attitude et une vision du monde plus ténébreuses, plus graves, plus "lourdes".

Naissance du genre

Des Who à Jimi Hendrix en passant par Iron Butterfly (dont le premier album, en 1967, est intitulé Heavy), autant de groupes et de musiciens dont on peut considérer qu'ils ont contribué à tendre des ponts entre le blues éternel, le rock'n'roll vieillissant et le hard rock. Mais un genre va naître, qui peu à peu supplantera le hard dans l'expression de ce que l'épopée humaine peut avoir de plus sombre et de plus sépulcral : le heavy metal - ou, plus communément, le metal. L'origine de cette désignation reste sujette à interprétations. On en trouve les premières occurrences chez l'écrivain William S. Burroughs (la Machine molle, 1961), ou dans la chanson Born to be wild (Steppenwolf, 1968) ; elle fut toutefois popularisée par des critiques musicaux tels que Sandy Pearlman, Mike Saunders, et surtout Lester Bangs, qui le premier saisit ce qui en faisait la singularité. Outre les connotations immédiatement lourdes, compactes et brutales de l'expression, son origine pourrait aussi avoir un versant plus social : c'est en effet autour de Birmingham, connue à la fin des années 1960 pour son industrie métallurgique, que tournèrent bon nombre de groupes de rock ; et parmi eux celui que l'on reconnaît aujourd'hui pour être l'un des pionniers, sinon le pionnier, du metal : Black Sabbath.

Apparu aux périphéries des villes au moment où triomphent les "trente glorieuses", le metal se distingue sensiblement du hard rock. Sur un strict plan musical d'abord, en ce sens qu'il se défait du blues tel qu'on peut le retrouver chez des groupes comme Led Zeppelin ou AC/DC ; mais davantage encore, c'est sur le plan des représentations symboliques et des soubassements métaphysiques que le metal, en s'écartant de l'hédonisme rebelle du rock'n'roll en en théâtralisant le hard rock, en vient à développer une représentation du monde considéré comme une longue et progressive victoire des différents visages du mal et de la mort.

Le dégoût du monde

Car contrairement aux punks, les metalleux n'ont jamais eu le souci de la revendication ou de la mise à sac d'un ordre social ; à l'origine membres des classes défavorisées, la sociologie du genre a d'ailleurs évolué au point désormais de recruter en majorité au sein des classes moyennes et de la petite bourgeoisie. Cette indifférence à l'univers social n'est toutefois qu'apparente, ou relative. Sans doute la notion d'engagement, à quelques rares exceptions près (en France, le groupe Trust), ne figure-t-elle pas au panthéon de l'éthique et de l'esthétique metalleuse : cela n'induit pourtant pas l'indifférence. Le metal véhicule une forme de dégoût ou d'écœurement du monde, disposition qu'il manifeste en le fuyant ou en faisant de la mort une sorte d'horizon totémique, de contre-société fantasmée. Les attributs classiques du satanisme ne sont utilisés que de manière rarissime pour ce qu'ils sont : simple vocation spectaculaire, ludique ou provocatrice, ils n'expriment tout au mieux qu'un vague désir de renversement des valeurs dominantes. Notons d'ailleurs l'existence et l'audience croissante d'un metal chrétien, y compris sous ses dehors musicaux les plus extrêmes et les moins attendus dans ce registre (black, trash, death metal), et que l'on distingue parfois sous l'appellation de unblack metal. Ce qui est frappant, depuis la fin des années 1980, c'est l'utilisation de plus en plus courante de thématiques merveilleuses, oniriques, légendaires, mythologiques ou religieuses, dont la mort est toujours porteuse. Les textes tendent à évoquer un monde vu d'en haut, ou plus précisément d'un ailleurs fantasmé, tantôt futuriste, tantôt nostalgique - en recourant au folklore, voire à des dialectes tombés en désuétude, les groupes nordiques nous fournissent aujourd'hui un bon exemple de cet appel au passé. Aussi le monde est-il considéré à l'aune de ses périodes tragiques, lyriques ou simplement charnières (la fin des dinosaures, les conquêtes, les empires, l'esclavage, les épidémies, le cannibalisme, la chevalerie, les guerres de religion, la survie de l'espèce ou la destruction des écosystèmes), et de leurs conséquences sur la psyché collective et individuelle (le suicide, la perte d'identité, la dépression, le sentiment de sa propre incommunicabilité, la réincarnation, la possibilité ou l'espoir d'un ailleurs, etc.) Dante, Baudelaire, Nietzsche, Lovecraft, Lautréamont, Coleridge, Poe, Huxley, sans oublier les textes textes sacrés, sont régulièrement invoqués, et pourraient, chacun à leur manière, refléter quelques-uns des tropismes metalleux. Le metal véhicule une révolte non théorisée, quelque chose qui pourrait ressembler à une sorte d'anarchisme millénariste teinté d'une attirance pour la double idée de vide et de puissance. Autrement dit, si l'on marche en permanence sur un fil nihiliste, on en demeure pas moins sur le fil. A sa manière, il est le seul genre musical à faire état, de manière presque exclusive, de la part maudite, sombre et maligne, de l'épopée humaine. Peu de perspective ou d'idéal social : seulement le grand récit de l'humanité.

Aussi n’est-il pas rare de trouver sur scène un décorum dont l’ambition affichée est surtout de faire monter l’adrénaline en suscitant des images mythiques ou cauchemardesques : crânes, hémoglobine, crucifix renversés, pentacles, figures du diable, attirails vampiriques ou sadomasochistes, monstres divers, peaux de bêtes, sans parler des clous traditionnels et du cuir. La mort est omniprésente, elle fait partie du décorum. Ce faisant, les groupes s’adressent autant à leurs adeptes qu’ils visent la société établie. En ce sens, le metal est le continuateur de ce qui inspira le bon vieux rock d’antan : faire la nique aux bonnes mœurs et au bon goût participe d’un cheminement plus ludique qu'il y paraît parfois. Rien de plus plaisant qu'offenser la bourgeoisie, sa morale, son empire, ses clergés. Un tel plaisir pourra paraître gratuit, stérile, puéril : pour les connaisseurs, il n'en est pas moins sublime.

L’opinion courante est que le metal est une musique mortifère, voire criminogène. Nul n’a plus souvenir que la publication par Goethe des Souffrances du jeune Wertherentraîna en Allemagne une vague de suicides sans précédent chez de jeunes esprits romantiques, ou qu’un exemplaire de J'irai cracher sur vos tombes, de Boris Vian, fut retrouvé à côté du cadavre d’une jeune fille, ouvert à la page même où était décrit une scène de meurtre. Moyennant quoi, la presse généraliste et/ou religieuse relate régulièrement le suicide de tel adolescent adepte de metal ou la profanation d’une église par des satanistes liés à cette musique. Longtemps, du moins tant que les Compact n’avaient pas remplacé les vinyles, les ligues de vertu se sont échinées à faire tourner les disques à l’envers, convaincues que ce procédé leur permettrait de dénicher des messages glorifiant Belzébuth ou incitant au suicide. Ainsi le mythique « Stairway to heaven », du groupe Led Zeppelin, fut-il l’un des premiers morceaux à être ainsi décortiqué – hors du hard rock et du metal, l’on pourrait citer aussi « Hotel California » des Eagles, ou « Like a prayer » de Madonna. Nombre de groupes sont traduits en justice pour incitation au suicide ou au meurtre. Il faut évoquer ici Ozzy Osbourne, pour sa chanson « Suicide Solution » ; la justice donna raison au chanteur, constatant que le message consistait seulement à protéger les adolescents de l’abus d’alcool en l’associant au suicide... Le groupe Megadeth fut également mis en cause après qu’un homme eut commis une fusillade au collège Dawson de Montréal, le 13 septembre 2006 : deux adolescents périrent, et une vingtaine de personnes furent blessées ; on argua que la chanson « A tout le monde », que le tueur écoutait, incitait au suicide. David Mustaine, leader du groupe, répondit qu’il l’avait écrite après avoir fait un rêve où il voyait sa mère descendre du paradis pour lui dire qu’elle l’aimait... Le groupe Judas Priest, icône du genre, fut également traduit en justice pour la chanson « Better By You Better Than Me » (reprise d’un vieux groupe très sage, Spooky Tooth, et qui ne traitait nullement du suicide) après que deux adolescents eurent tenté de mettre fin à leurs jours en l’écoutant (l’un d’eux en réchappera) : le groupe fut accusé d’avoir glissé le message subliminal « Do it » (« Fais-le ») dans la chanson. Ledit message n’a pas été retrouvé, et pour cause. Et quand bien même, comme le relevait le chanteur Rob Halford lors du procès, sa signification serait demeurée énigmatique : « Fais-le, mais faire quoi ? Tondre la pelouse ? Boire un coup ? Regarder la télévision... Faire quoi ? ». Citons encore Dee Snider, le chanteur du groupe Twisted Sister, qui incarna devant les tribunaux et de manière retentissante la lutte des artistes contre la censure pour cause d’incitation à la violence, à la sédition, à la mort ou au suicide, et notamment contre les projets de Tipper Gore et de son mari Al, alors sénateur du Tennessee – pour l’anecdote, Dee Snider, pas rancunier, soutiendra quinze ans plus tard la candidature d’Al Gore à la présidence. Aucun de ces procès n’a donné lieu à des condamnations.

Tous les sous-genres du metal, et ils sont nombreux, cultivent un même point commun : le pessimisme. Même si nombre de ses acteurs se plaisent à participer à des entreprises caritatives (ainsi le projet Hear N' Aid d’aide à la lutte contre la faim en Afrique), il est presque impossible de trouver dans l’univers du metal une seule chanson qui renvoyât du monde et de l’humanité une vision fraîche, colorée ou vivante. Miroir d’un temps où le bonheur est indissociable de l’accumulation de biens matériels et d’une société qui a renvoyé la métaphysique aux oubliettes de la civilisation, le genre tombe parfois dans les travers d’un mysticisme occulte et folklorique. A de très rares exceptions près, l’imagerie volontiers grand-guignolesque de la mort n’est toutefois utilisée que comme riposte ou figure antagonique à un monde jugé hypocrite, matérialiste et sottement optimiste.

M.Villemain

Bibl. : Ian Christe, Sound of the Beast, l’histoire définitive du heavy metal, éditions Flammarion, 2007 * Fabien Hein, Rock et religion, dieux et la musique du diable, éditions Autour du Livre, 2006 * Michael Moynihan et Didrik Soderlind, Les seigneurs du chaos, éditions Camion Blanc, 2005 * Sam Dunn, Metal : voyage au cœur de la bête(film documentaire)

4 mai 2010

Eloge de la mort - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (s/d) Philippe Di Folco - Éditions Larousse, collection In Extenso
Notice Éloge de la mort - Marc Villemain

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Vivrions-nous de la même manière si nous ne nous savions pas mortels ? Le philosophe Jan Patocka (1907-1977) écrivait : « La mort est l'occasion d'affronter ce qui dans la vie nous demeure le plus sûrement dissimulé parce que nous nous laissons distraire, réclamés par ce que nous croyons être des affaires plus pressante. » D'une manière tout autre, l'écrivain Yukio Mishima, dont le suicide par éventrement a marqué les esprits, abondait dans son sens :  « Si l'on veut être un parfait samouraï, il est nécessaire de se préparer à la mort matin et soir et jour après jour. » Il s'agit toujours d'imprimer sa marque sur sa destinée, de décider de sa vie sous tous ses rapports, seule manière de décider en toute raison de sa mort.

À cette aune, l'éloge de la mort va de soi, puisqu'elle n'est pas moins désirée que la vie et qu'elle ne vient que pour couronner une volonté. Il est donc possible d'aimer la mort comme on aime la vie. Loin de certains cultes un peu folkloriques, qu'ils soient liés à des pratiques sectaires, des traditions carnavalesques dans la lignée d'Halloween ou à un malaise existentiel du type de celui que peut connaître un adolescent, la mort peut donc être aimable et désirable en soi, sans que cet attrait ne donne spécialement lieu à une tentation suicidaire. C'est parce que nous allons mourir, et plus encore parce que nous le savons, que la vie prend du relief, c'est parce que nous entrevoyons la limite de tout que nous nous saisissons des moyens de faire de notre existence autre chose qu'une parenthèse en attendant la mort. Ainsi, Jean Ziegler peut-il écrire que « la mort, imposant une limite à notre existence, institue le temps. Elle confère une place et un sens à chaque vie et lui donne sa signification. La mort instaure la liberté. » (Les vivants et les morts, 1975).

La mort peut donc être le but même de la vie. Ainsi l’Egypte antique est-elle connue pour y avoir voué un culte quotidien, la mort n’étant que le passage qui nous fera atteindre les rives ardemment désirées de la vie éternelle. Ici, la mort, qui est souvent peur de la peur, n’a plus rien d’effrayant, ni d’effroyable ; elle est au contraire promesse de rédemption, de vie meilleure. Pour d’autres, qui partagent une semblable aspiration, le passage de la mort peut sans doute être pénible, mais il convient toutefois de consacrer chaque jour à s’y préparer. Ainsi pour nombre de chrétiens, pour lesquels la mort figure l’espérance d’un au-delà et la possibilité même de la rédemption des hommes et de l’humanité. Point d’éloge de la mort ici, certes, mais une acceptation fondée, une forme positive de résignation devant l’inéluctable.

C’est ce même inéluctable qui d’ailleurs explique et justifie l’épicurisme. Ainsi Sénèque, dans ses Lettres à Lucilius, écrit-il de la mort que, « à ceux qu’elle libère, elle laisse le meilleur en leur enlevant leur fardeau » ; mieux encore, elle nous offre, du seul fait de sa perspective, les meilleurs motifs de bien vivre : « Il a refusé de vivre, celui qui ne veut pas mourir ! »

Faire l’éloge de la mort en tant qu’elle donne sens à la vie et permet de la magnifier, voilà qui peut sembler difficile à accepter pour une société qui clame partout « que vive la vie », voue au corps vivant, jeune et sculptural, un culte qui n’est pas seulement publicitaire, et promeut la fête au rang de lien social et de valeur culturelle. Or si la vie mérite qu’on la fête, la mort pourrait faire objet de semblables attentions, pour peu, donc, que nous saisissions combien, sans elle, notre vie serait morne, comme le laisse entendre Friedrich Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra: « Ils accordent tous de l’importance à la mort : mais pour eux la mort n’est pas encore une fête. Les hommes ne savent point encore comment on consacre les plus belles fêtes ».

M. Villemain

Bibl. : Sénèque, Lettres à Lucilius, éditions Robert Laffont, Collections Bouquins, 1993 * Jean-Yves le Fèvre, Roger Begey & Jean-Paul Bertrand, Eloge de la mort, éditions du Rocher, 2002 * Jean Ziegler, Les vivants et les morts, Seuil, 1975

25 avril 2010

Absence - Dictionnaire de la Mort

Dictionnaire de la Mort, (s/d) Philippe Di Folco - Éditions Larousse, collection In Extenso
Premiers paragraphes de la notice Absence - Marc Villemain.

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L'absence est le problème des survivants, non du mort.
Que celui-ci ait pris ou pas ses dispositions afin de léguer aux siens tout bien, spirituel ou matériel, qu'il aura jugé nécessaire ou souhaitable de leur transmettre, c'est à ceux qui lui survivent, et à eux seuls, d'apaiser l'affliction consécutive à son absence. La disparition de l'autre est donc ingrate à double titre : non contente de nous attrister, elle nous accule à surmonter notre chagrin. Ce pourquoi nous disons qu'il faut faire avec, ce qui signifie en réalité qu'il faut faire sans : sans l'autre, sans les représentations affectives, sociales et psychologiques que nous avions de notre existence avec lui, et qu'il nous faut maintenant vivre dans sa non-présence. Cette définition de l'absence comme strict négatif de la présence conduit évidemment à considérer la présence de l'absence. Au-delà de la figure de rhétorique, quiconque a éprouvé ou éprouve la désolation d'une absence sait et mesure combien l'absent peut être présent : par la pensée bien sûr, par les  rêves, d'autant plus perturbants qu'ils sont porteurs d'une vision autonome de l'être absent, mais aussi, et c'est souvent le plus troublant, jusqu'aux événements les plus anodins de l'existence. "C'est un volet qui bat / C'est une déchirure légère / Sur le drap où naguère / Tu as posé ton bras", chante Serge Reggiani. L'absent est partout, donc, à tout le moins partout où il a laissé une trace qui nous implique. ...

12 décembre 2009

Rammstein à Bercy

RIMG0052D'un naturel aussi audacieux qu'insatiable mais dotée d'une égale conscience de ce qui lui est (ou pas) supportable, ma femme déclara donc forfait pour ce qui constituait à n'en pas douter le moment le plus attendu de l'année dans l'hétéroclite communauté du metal. Moyennant quoi, c'est à sa jumelle (autrement dit ma belle-sœur) que revint le soin de seconder mon errance metalleuse ; ce dont elle n'aura sans doute pas eu à se plaindre - à l'instar des 17 000 personnes qui firent donc déborder le palais omnisports de Bercy pour acclamer Rammstein. Car ce fut un concert un peu plus que parfait (quoiqu'un tantinet physique, dans la fosse...), et à l'issue duquel le plus sournois et le plus déloyal des journalistes aura été bien en peine d'étayer les vilaines rumeurs qui, depuis quinze ans maintenant, accompagnent ce groupe de Méchants.

A 18h30, grouille déjà sur le parvis une foule plutôt bigarrée, rockers intemporels, couples intellos et/ou babas, solitaires endurcis, adolescents dégingandés, sans compter les familles et les groupes de copains ; dans un tel attroupement joueur et chamarré, si l'on distingue bien quelques néo-romantiques goethiens, les gothiques livides, eux, peinent un peu à se faire remarquer. J'ai croisé en revanche des rockers qui n'avaient pas dix ans, et d'autres qui avaient déjà dit adieu à la soixantaine. Pour le reste, ma foi, c'est l'ordinaire du rock'n'roll, un mélange caractéristique de désinvolture, de gentillesse, de dégaine, de bière et de calumets illicites.

IMG_5841En guise de fumet, puisqu'on en parle, il faut préciser que les grands absents de la soirée furent l'odeur de souffre et le parfum de scandale. La grande presse généraliste, qui ne sait jamais évoquer le rock autrement qu'en glosant sociétal, relaie toujours goulûment les (nombreux) travers des rockers afin d'en tirer les enseignements d'ordre très général dont elle sustentera sa moralité. Moyennant quoi, elle pourra de conserve recommander chaudement (et avec raison) la lecture de la correspondance de Céline (qui vient de paraître en Pléiade), et jouer les Cassandre humanistes devant les biscotaux bilieux et désenchantés des ex-est-allemands de Rammstein. Il ne s'agit pas de dire que tout est toujours du meilleur goût chez ce groupe unique en son genre, en toute honnêteté cela serait excessif, mais que leurs provocations relèvent à la fois de la gratuité du jeu grand-guignolesque et du plaisir bien compris d'irriter l'esprit petit-bourgeois - l'histoire du rock, en somme. A laquelle en effet Rammstein ajoute une esthétique de la noirceur à peu près inégalée, en se faisant les chantres d'un monde invivable, taraudé par la violence et le sentiment de décadence. Du coup, on n'en comprend que mieux l'estime des Allemands pour Michel Houellebecq. C'est que nous autres, civilisations, savons maintenant, n'est-ce pas, que nous sommes mortelles...

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Bon, mais retournons un peu dans la salle. Et n'hésitons pas une seconde entre la fosse et les gradins : ce sera la fosse. Ce en quoi nous avons peut-être un peu préjugé de nos forces - c'est qu'on n'a plus vingt ans, voyez-vous. Et une fois dans la fosse, bien malin celui qui trouvera le moyen de s'en extraire. Tâchons donc d'en sortir par le haut, et adaptons notre mouvement à celui des gaillards alentour, plus ou moins pogotant, seule manière de nous épargner quelques hématomes très inesthétiques.

Dans le rôle de l'étalon, le technoïde  Combichrist : un viril hurleur en guise de chanteur, les rejetons des deux vieux du Muppet Show pour marteler (très) lourdement quelques rythmes (très) binaires, un clavier pour mettre un peu de liant dans tout ça, et un résultat qui réveille ardemment ce qui le plus souvent sommeille chez l'humain occidental : une danse tribale dans une bonne vieille caverne sans lumière. Si de musique il sera assez peu question, je concèderai que c'est là une manière assez efficace, voire astucieuse, de préparer les corps et les esprits à ce qui va suivre.

A savoir l'entrée, majestueuse, de Rammstein. Les musiciens arrivent de derrière un mur  en polystyrène qu'ils cassent et d'où jaillit la lumière, Till Lindemann apparaissant en dernier après avoir démoli sa partie au chalumeau - difficile, ici, de ne pas songer au mur de Berlin. La scène ne tarde plus à être recouverte par les fumées, avec ses zébrures rouges du plus bel effet. Après quelques secondes dans le silence et le noir, Till entonne doucement Rammlied, qui n'est donc pas seulement taillé pour la scène mais bien pour une ouverture de concert. Le son est remarquablement clair (meilleur, semble-t-il, que la veille.) Bref, c'est d'une efficacité folle, et la fosse transpire déjà plus que de raison avant même la fin du morceau. Liebe ist für alle da, le dernier album, se taille évidemment une part de choix dans la setlist. C'est un album qui me laisse un peu sur ma faim, d'abord parce qu'il n'apporte pas grand-chose de nouveau à ce que l'on connaissait de Rammstein, ensuite parce qu'il me semble plutôt moins habité, et plus mécanique que les précédents. Il n'empêche : la scène lui donne une tout autre dimension, et l'énergie un peu raide du disque est ici métamorphosée en une charge très pulsionnelle, quasi cathartique. Un morceau finalement aussi banal que Pussy, dont le clip a comme chacun sait essuyé la colère de la censure pour cause de pornographie, a au moins le mérite de mettre tout le monde d'accord sur scène : c'est frais, ludique, et étrangement joyeux. Ce que l'on nous vendait dans la presse comme une mise en scène obscène se révèle ici simplement carnavalesque : en lieu et place de jets libidineux et crypto-spermatiques, c'est à une décharge de gros confettis que le  public a droit, chacun sautant pour tenter d'en attraper, comme d'autres la queue du Mickey pendant un tour de manège.

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Il faudra attendre Wiener Blut (Sang de Vienne) pour faire face au seul moment morbide de la soirée - morbide mais délicieux, n'est-il pas... La chanson est inspirée de l'histoire d'Elisabeth Fritzl, qui révéla avoir été séquestrée dans une cave et violée vingt-quatre années durant par son propre père. Très beau moment de l'album, ce morceau le sera aussi dans le concert. L'introduction est mélancolique, grave, interrompue par une montée de chœurs et des breaks très secs à la batterie, pour monter ensuite constamment en intensité. Till est d'abord inondé d'une lumière bleue, avant que le noir ne tombe et qu'un jeu de lasers verts zèbre l'espace pendant une trentaine de secondes, pendant qu'un vrombissement sourd et grave fait monter la tension. Moment qui m'a beaucoup rappelé le concert des Pink Floyd, en 1988 à Versailles. Enfin c'est l'explosion, et dans la cohue instrumentale la scène enfin inondée de lumière découvre une vingtaine de baigneurs qui pendent au plafond, leurs corps vains se balançant stupidement au bout de cordes.

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Dans la fosse, il va sans dire que l'ambiance est à son comble. Comble que va conforter le choix de certains morceaux, comme nous nous y attendions - et l'espérions, il faut bien dire. Ainsi, le public laisse-t-il exploser sa joie dès que sont joués ces standards que sont devenus Du Hast, Ich Will, Keine Lust, Sonne ou Benzin (avec son déluge de feu), preuve s'il en était besoin que le dernier album ne rivalise pas tout à fait avec les précédents. Même si Rammstein se complait dans son esthétique froide, robotique, le groupe sait qu'il est apprécié en France. Après tout, la chanson Frühling in Paris, dont le public entonne évidemment l'écho donné à Édith Piaf (Non, je ne regrette rien) en porte témoignage. Le petit plus reviendra à "Flake", le claviériste, qui arborera le drapeau français dans un canot pneumatique que la foule porte à bout de bras de bout en bout de Bercy, avant de le faire revenir sur la scène, où Till l'attend sans doute pour le rabrouer, puisque la relation de domination entre eux deux, véritable sketch s'il en est, fait désormais partie intégrante de tout concert de Rammstein.

On le voit, c'est un spectacle millimétré, hautement professionnel. Il n'y a pas place ici pour la moindre improvisation. Jusqu'aux rappels,qui n'en sont évidemment pas. Ce qui n'empêche pas, loin s'en faut, d'apprécier le magnifique Engel, que Till chante affublé de deux ailes immenses et enflammées. Avant de clore un moment que tout Bercy aura assurément trouvé trop court.

C'est donc un public à juste titre enthousiaste qui se retrouve dehors quelques minutes plus tard, pour envahir les brasseries et écluser quelques bières bien méritées - car bon dieu qu'il a fait chaud... Reste que tout le monde en est convaincu :  sauf à les suivre à travers le monde, on ne reverra peut-être plus Rammstein. Personne n'y croit, tout le monde sait le groupe traversé de conflits dont on pressent qu'ils vont demeurer longtemps insolubles. Mais après tout, c'est l'histoire du rock. Et puis, le plus certain est toujours l'imprévisible. Enfin, espérons-le.

24 octobre 2009

THEATRE : Simplement compliqué - Thomas Bernhard

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De deux choses, l'une. Soit Georges Wilson, en se saisissant d'un texte et d'un répertoire qui lui sont proches (il dit se retrouver "et dans l'écrivain lui-même et dans le personnage qui parle"), a choisi, si l'on peut dire, la "facilité", soit, pour les mêmes et strictes raisons, il a fait, en s'affrontant lui-même, un choix courageux. A quoi bon poser une telle question ?, me fera-t-on peut-être remarquer, nul n'ayant jamais accès aux arcanes du cerveau, du désir et des bien nommées affres de la création. C'est que Georges Wilson représente à la fois une tradition et un pan entier (et quel pan !) de l'histoire du théâtre français : aussi l'on ne peut faire comme si ses choix n'étaient pas, non seulement mûrement réfléchis, mais sérieusement intériorisés.

Nous n'irons donc pas contre le concert de louanges qui lui sont adressées. Wilson est un maître, un immense professionnel. Non seulement il est chez lui sur les planches, mais il y recouvre d'emblée un corps, une énergie, un regard, parfois une facétie qui confine au cabotinage. Du reste, coup de grâce, il peut bien rester assis, il peut bien être fatigué, ou mal luné, ratatiné dans son fauteuil ou chaussé de charentaises, il n'en est pas moins majestueux. Nul besoin pour lui de se couvrir le chef de la couronne de Richard III, comme s'y autorise son personnage en souvenir du grand rôle de sa vie : avec ou sans diadème, Georges Wilson est un colosse hiératique, un souverain qui n'a plus même à se soucier de l'Histoire — il en est un acteur parmi les plus émérites. Autant le dire, donc : cette pièce a quelque chose du petit bijou, on ne s'y ennuie jamais, on y sourit souvent, on s'attendrit parfois ; quant au rendez-vous hebdomadaire du vieil homme avec la petite fille, qui n'était pas sans receler quelques pièges, il fonctionne très bien, et non sans grâce. La rencontre entre ces deux êtres, si elle ne constitue pas, théâtralement, le moment le plus abouti de la pièce, n'en demeure pas moins dotée d'un évident pouvoir d'évocation, d'émotion, et d'étrangeté. Cette enfant, dont Georges Wilson pourrait être l'arrière grand-père, sera d'ailleurs, peut-être, dans soixante ou soixante-dix ans, une des très rares, voire la seule, à pouvoir revendiquer le privilège d'avoir joué avec le monstre sacré.

Pourquoi donc ferions-nous la fine bouche ? Nous avons assisté à une petite leçon de théâtre, quelque chose d'aussi léger que profond, d'aussi distrayant qu'intelligent, servi par un texte  sans faille ni manières, vif, habile, tendre et percutant, et jamais ni l'intérêt ni le plaisir n'ont manqué, ni même l'émotion parfois. Mais c'est cette émotion, précisément, qu'il faut interroger. Et l'on ne peut alors manquer de se demander si elle émane du théâtre, ou de cet acteur qui n'en est plus tout à fait un tant il ressemble au personnage qu'il est censé incarner — et dont chaque spectateur, au passage, ne peut pas se dire que c'est sans doute la dernière fois, ou l'une des toutes dernières, qu'il le verra. Que George Wilson revendique et assume cette correspondance n'interdit évidemment pas de poser la question. Ce personnage d'acteur, donc, ce vieux misanthrope esseulé, ronchon et caustique, poétique et dépossédé, a tous les traits de son interprète, dont on sait le sourire rare et l'exigence totale. Aussi, jusqu'à quel point Georges Wilson joue-t-il, ce soir ? Qu'il ait choisi ce texte en dit évidemment long sur ses dispositions personnelles, sur la façon dont il se voit et dont il contemple sa trajectoire, sur le regard mêlé de tendresse, de rouerie et de lassitude qu'il porte sur la vie, les êtres et le monde. En choisissant ce texte, sans doute profite-t-il de la seule chose qu'il sache faire (son métier, et à la perfection) pour poursuivre son introspection et approfondir les pensées dont son existence est sans doute emplie. Rien de mal à cela, cela va de soi, et ce n'est pas pour rien dans le plaisir et l'émotion de le voir jouer et s'approprier cette pièce, mais une interrogation persistante, tout de même, sur ce qui est au cœur même du métier d'acteur : l'interprétation. Alors, Georges Wilson aurait-il pu interpréter ce texte différemment ? Sans doute pas : personnage et acteur y sont trop semblables, ou trop ressemblants. S'il s'était agi de littérature, nous aurions peut-être, de loin en loin, évoqué l'autofiction. Mais ici, bien sûr, dans la meilleure de ses acceptions. 

Simplement compliqué, de Thomas Bernhard (1986) — Théâtre des Bouffes du Nord.

2 septembre 2009

Remise du Grand Prix de la Nouvelle par Christiane Baroche

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Le 16 juin dernier, le jury de la Société des Gens de Lettres (SGDL) me remettait le Grand Prix 2009 de la Nouvelle.


Je me permets de retranscrire ici l'allocution de Christiane Baroche, qui obtint ce même prix en 1994, sans parler du Goncourt de la Nouvelle en 1978, et qui, au cours de cette soirée aussi émouvante qu'amicale, fut en quelque sorte ma marraine.
Je veux ici la saluer, et la remercier d'avoir fait montre d'autant d'enthousiasme pour mon recueil, et de chaleur à mon endroit.

Christiane_Baroche« Les nouvelles de Marc Villemain constituent certes un recueil, mais surtout un cimetière de stèles, lesquelles en terminent avec onze destinées plus ou moins funèbres mais comportant des filigranes savoureux !

Autant de mise en... boîtes, en quelque sorte, et à prendre au double sens de l'expression : ici, l'on tue - ici l'on dégringole, en parallèle, certains auteurs, à commencer par Villemain lui-même (sous un nom abrégé) ! Et d'une dalle à l'autre, il court, il court le furet, sous le couvert d'une Géraldine Bouvier qu'on voit renaître de page en page, jeune, vieille, mère d'un enfant digne de la Guerre des boutons, infirmière, cantatrice, en définitive très portée sur l'assistance de personnages en péril mais qui, parfois, hésitent encore !
Quant aux instruments mortifères, ils oscillent de la fourchette aux ciseaux, de l'acide à la fourche paysanne, et du cannibalisme au coup de feu mal orienté.

Reconnaissons-le, Villemain exploite à mort, n'est-ce pas, tout ce qui lui passe sous la main, pardon, sous la plume, laquelle in fine, vient à bout du MD qui nous a valu toutes ces histoires. MD ? Allons, ces initiales ne vous disent rien ?  »

Christiane Baroche

26 juin 2009

Heaven & Hell au Casino de Paris : la leçon de Ronnie James Dio

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Juin 2009 n'aura donc pas seulement été le mois de la  grossière récupération du patronyme mitterrandien par le petit néron qui nous très-mal-gouverne, mais aussi celui du retour sur les scènes françaises de quelques vieilles gloires du hard et du metal : alors que les solides gaillards d'
AC/DC ont allumé le feu au Stade de France un peu plus rudement que Jean-Philippe Smet lui-même et que s'annoncent déjà Status Quo en octobre et Motörhead en novembre, Whitesnake prit d'assaut le Casino de Paris (voir ce que j'en ai dit ici), manière involontaire de chauffer la salle que survolta l'autre soir Heaven & Hell, reformation inespérée de Black Sabbath autour de ces quatre légendes que sont déjà Ronnie James Dio, Tony Iommi, Geezer Butler et Vinnie Appice.

À propos de chauffer la salle, il serait indélicat de ma part de ne pas dire un mot des jeunes gens de Black Stone Cherry, qui s'acharnent à dépoussiérer notre bon vieux rock sudiste, non sans verve ni ardeur. D'autant que Ben Wells,  le guitariste, est un gigoteur de première - un peu poseur aussi, mais ça passera sans doute avec l'âge. Moyennant quoi, on se met à leur place : préparer le terrain aux quatre braves que le public attend avec l'impatience qu'on imagine n'est pas chose aisée. Et il faut dire que Black Stone Cherry s'en est plutôt très bien sorti, y mettant beaucoup d'énergie et de conviction, en sus d'être parfaitement au point ; reste que leur musique, plaisante, énergique, roborative, peut aussi lasser un peu, à la longue - la reprise de Voodoo Child de Jimi Hendrix se révélant plus malicieuse et spectaculaire que franchement convaincante.

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Enfin, Dio arrive. C'est un peu injuste, mais enfin nul ne peut contester que c'est aussi lui que l'on vient voir. Chose qu'il ne peut d'ailleurs ignorer : il sait bien qu'il incarne le maître chanteur du metal, celui à l'aune duquel des générations de hurleurs se jaugent et se mesurent, celui qui, à soixante-sept ans, continue de revendiquer fièrement le premier usage metallique des cornuti del diavolo. Ronnie James Dio a quelque chose du seigneur. Et même si ma femme trouve qu'il ressemble à Gilles Vigneault, il fait tout de même davantage penser à un ange déchu qu'à un humain clairement homologué. C'est peu dire que j'ai été heureux, enfin, de l'écouter et de le voir : ça aussi, c'était un rêve de gosse.

L'on pouvait bien sûr craindre que sa voix ne fût plus tout à fait celle d'antan. Eh bien non, c'est assez inouï pour être souligné, mais si le temps donne à son visage des reliefs plus énigmatiques et troublants encore que par le passé, celle-ci demeure d'une qualité assez exceptionnelle. Ronde et tranchante, chaude et agressive, toujours très colorée, Dio la pose et la nuance à volonté, au point qu'elle n'a pour ainsi dire quasiment jamais besoin d'être soutenue. Pour le reste, Dio joue le jeu. Il prend son temps, respire, se retire, jauge, regarde, grimace, sourit, prend à partie : il donne exactement ce que son public attend de lui : l'image d'un vieux sage du rock à qui on ne la fait pas, d'un qui n'a rien d'autre à prouver que sa présence. Il bouge peu, très peu, obligeant finalement le public à le regarder bien en face, manière aussi, peut-être, de bien montrer que tout cela n'en finit pas de tourner autour de lui.

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Un mot de la setlist : ouverture magistrale sur The Mob Rules, comme au bon vieux temps. La voix de Dio est déjà chaude. On enchaîne avec un des plus illustres morceaux du vieux Sabbath : Children of the Sea : manière de vérifier que c'est toujours sur ces structures très lyriques, progressives, étirées, que Dio excelle. L'obsédant I fait mouche, transition idéale vers Bible Black, à l'introduction parfaite : on s'en doutait un peu, mais cet excellent morceau du tout nouvel album est taillé pour les concerts. Je regretterai toutefois que Vinnie Appice prenne un solo de batterie très tôt dans le concert - mais il est vrai que celui-là aura été assez bref, à peine une heure trente... Excellent solo au demeurant, pas forcément démonstratif mais ingénieux et très soucieux de maintenir l'ambiance caractéristique à la musique du groupe.

Puis vient l'inquiétant Fear, également issu du nouvel album, de facture classique, auquel succède le sublime et déjà ancien Falling off the Edge of the World, débordant de ce que j'ai toujours aimé dans Black Sabbath, cette mélancolie grave, tenue, qui finit toujours par nous saisir à la gorge et exploser. Follow the Tears nous remet dans l'ambiance du dernier album, c'est du lourd, du très lourd, avant que Tony Iommi, de quelques années à peine plus jeune que Dio, et toujours aussi fascinant dans son grand manteau noir, n'entame  l'introduction de Die Young, avec son flegme légendaire et cette distance qu'il semble mettre en tout chose. Lui aussi, le fondateur du Sabbath, je crois pouvoir dire que nous sommes nombreux à être heureux de le voir.

Inutile de dire qu'un concert de Black Sabbath, enfin de Heaven & Hell, n'en serait pas tout à fait un sans Heaven & Hell... Alors évidemment, cela fonctionne, parce que c'est ce morceau, que ce morceau à lui seul ramasse quarante ans d'histoire du metal et qu'il en est presque l'hymne officiel. Tout le monde chante, tout le monde en a envie, tout le monde veut revivre l'épopée, c'est certain, mais plus aucune surprise n'est possible avec ce morceau d'anthologie. Ce n'est là qu'une réserve, pas même de forme, mais d'histoire : comment jouer et entendre un tel morceau, qui représente tant, avec la même candeur stupéfaite que d'antan ?

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Trop tôt, bien trop tôt, vient le temps du rappel : ce sera Neon Knights, choix intelligent, qui laisse la salle repartir bourrée d'énergie, exaltée. N'aura manqué, pour moi, que The Sign of the Southern Cross, que je tiens pour l'un des morceaux les plus emblématiques du metal.

Ces quatre musiciens exceptionnels, d'une précision maniaque, méticuleux jusqu'au moindre détail mais libres de cette liberté que permet l'expérience, ont donné là une belle leçon, de metal, certes, mais pas seulement. Ils habitent tellement cette musique que plus aucune faute de goût ne leur est plus possible, qu'ils semblent consubstantiels à  cette scène aux décors et aux effets pourtant très élaborés. Signe que, quarante et un an après la fondation de Black Sabbath, en 1968, le groupe demeure au firmament. J'ai vu ce soir-là un ou deux gamins de dix ans tout au plus et un paquet de braves aux soixantaines largement tassées qui ne me démentiront pas.

 

16 mars 2007

THEATRE : Hughie - Eugene O'Neill (Claude Aufaure & Laurent Terzieff)

 

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Décidément, je dois avoir une dent un peu systématique contre le public : je ne parviens plus à me rendre à un spectacle sans m'agacer de ses réactions - admirant, au passage, le stoïcisme des acteurs. C'est qu'on ne peut pas dire que Laurent Terzieff inspire à ce point le comique et la légèreté qu'il puisse faire s'esclaffer les foules. Et pourtant, les rires, même un peu forcés, même un peu mécaniques, qu'aucune repartie de ce texte ne déclencherait en temps normal, fusent à intervalles réguliers. Le texte et la mise en scène ménagent sans doute quelques effets, mais on ne peut pas dire que le propos incite à une hilarité particulière. Enfin, comme je suis un peu las de m'en prendre systématiquement aux autres, confessons un certain manque d'humour - et sabrons l'épilogue.

Hughie est un des derniers textes d'Eugene O'Neill (1942). Son prétexte est simple : Erié Smith (Laurent Terzieff), flambeur professionnel, vit depuis des années dans un hôtel devenu un peu minable. Il avait pris l'habitude de converser, tard dans la nuit, avec le gardien, à qui il en contait des vertes et des pas mûres sur le jeu, l'argent et les filles. Mais le bon gardien est mort. Erié s'est conséquemment cuité cinq jours durant et, une fois rentré à l'hôtel, c'est un nouveau gardien (Claude Aufaure) qui l'accueille. Deux solitudes se font donc face, pareillement désespérées quoique affectant de ne point trop l'être. Le flambeur en fait des tonnes, la rouerie du gigolo n'a plus aucun mystère pour lui, il brasse de l'air, des paroles et des histoires d'un passé dont il se gausse, tentant plus ou moins maladroitement de faire oublier que les temps ont changé. Le gardien de nuit ne l'écoute pas, ou fait semblant, il entend la rumeur de la ville, guette l'horloge, voudrait pouvoir s'assoupir dans son fauteuil, s'immerger dans sa propre solitude. Au fond, personne ne s'écoute : les solitaires ne peuvent pas se rencontrer - ou se rencontrent trop tard.

Le jeu, la mise en scène, le texte même, assez malin sous son impression d'évidence, tout ici transpire l'intelligence et la finesse. Pourtant, la pièce ne laisse pas de trace. Sans doute parce que les ressorts de la comédie semblent plus tendus que ceux de la tragédie. C'est d'autant plus étonnant que Laurent Terzieff, qui montre encore une fois combien il est un de nos plus grands et plus émouvants acteurs, est attendu sur un autre registre. Et c'est assurément injuste d'attendre d'un acteur qu'il se conforme à ce qu'on attend de lui et de se désoler qu'il suive son propre chemin. C'est que Laurent Terzieff porte tellement la lassitude et la fatigue, il incarne l'accablement de l'existence et du monde avec un tel génie, qu'on en vient à oublier le jeune premier qu'il fut, et qu'il aime sans doute à ressusciter. Ainsi le vit-on, il y a un an, dans Mon lit en zinc, adapté de David Hare, jouant un vieux requin de la finance venu du communisme et marié à une jeune alcoolique qu'il avait sauvée de la mort. Le prétexte était sans doute plus grave, mais l'envie de comédie était déjà forte chez lui, qui trouvait un plaisir manifeste à ce rôle d'arrogant, fût-il pétri de faiblesse et d'humanité.
A eux seuls, Laurent Terzieff et Claude Aufaure (incarnation parfaite du gardien de nuit tel qu'on peut se l'imaginer, jouant très juste, délicat, onctueux, sec et précis) justifient évidemment le déplacement. Reste que le choix de souligner le comique de situation peut laisser perplexe, faisant courir le risque d'estomper la condition mélancolique des deux personnages et le passionnant jeu de miroir aux alouettes auquel ils se livrent. Ce dont témoigne la salle rieuse.

1 mars 2007

Le génocide n'a pas eu lieu

Mostar__ruinesC'est officiel : la Serbie de Slobodan Milosevic n'a pas commis de génocide, n'y a pas incité et ne s'en est pas davantage rendue complice. Sans doute un génocide a-t-il bien été perpétré à Srebrenica, mais ce fut l'oeuvre d'une main invisible ou d'une volonté insondable, en tout cas inaccessible à l'homme de la rue - celui par exemple à qui on a coupé les couilles et arraché les yeux sous ceux de ses enfants. Comme dans Usual Suspects : c'est le Diable, peut-être, allez savoir.

J'entends qu'il est commode d'être plus bosniaque que les Bosniaques. Et puisque le représentant officiel de la Bosnie à la Cour Internationale de Justice se déclare partiellement satisfait des remontrances que celle-ci a toutefois consenti à adresser à l'Etat serbe, on se demande bien, vu d'ici, ce qui pourrait nous autoriser à vouloir en remontrer. C'est que cet arrêt va dans ce qu'on n'ose plus guère, et pour cause, appeler le sens de l'Histoire. Quand ailleurs les peuples européens, à commencer par le peuple français, sont poliment invités à présenter leurs condoléances à ceux que, naguère, ils malmenèrent, la justice internationale la joue profil bas là où, en direct ou quasi, la notion d'humanité prenait à peu près au moins autant d'importance que deux cent mille squelettes dans une fosse commune. Comprenne qui pourra. Enfin non, au fond tout le monde comprend : l'intérêt bien compris (entendez la real politik) commande. Et nous en arrivons à cette contradiction qui ne semble plus guère étonner : ce n'est plus au nom de la justice qu'œuvre la justice internationale, mais au nom de la réconciliation, mot clé tout politique de toute cette affaire. Comme il est écrit dans la langue savoureuse des communiqués officiels : "les dirigeants serbes ne cachent pas leur satisfaction". Champagne.

Sarajevo__mur_cribl___2Je ne donne pas plus de trente ans à nos manuels d'histoire pour corriger le tir. Ma main à couper : nos enfants y apprendront que la justice aura choisi de s'amputer au nom de la paix et de l'esprit de concorde entre les communautés. La méthode est pourtant aussi mauvaise que l'intention. Il est fort à parier que cet arrêt ne fasse qu'inscrire davantage les rancoeurs dans le marbre, comme on le vit sur les visages de la centaine de Bosniaques regroupés, en attendant son arrêt, devant la Cour Pénal Internationale. La SDN avait au moins l'excuse de sa jeunesse, et plus encore du caractère inédit de sa mission. Je ne vois pas, cette fois, quelle excuse les Bosniaques pourront trouver à ceux qui ont transformé trois années en enfer en guerre civile. Qu'on en juge par ce qu'en dit Smail Cekic, membre de la commission d'enquête sur Srebrenica : "C’est une victoire pour les criminels, ça leur donne le moyen d’achever un jour le génocide qu’ils ont entamés contre les Bosniens. Il est évident que cette Cour attendait qu’un peuple soit complètement exterminé pour dénoncer ce crime comme étant un génocide. C’est honteux et horrible et prouve bien que tout ceci est une farce de la part de la communauté internationale." La réconciliation est en marche.

Photos personnelles :
1. Mostar - Ruines
2. Sarajevo - Mur criblé de balles

4 octobre 2007

Postérité génétique

Thierry_MarianiOn dit les hommes politiques soucieux de postérité - leur seul point commun, peut-être, avec les écrivains. À cette aune, il est curieux de constater combien nombre d'entre eux, engagés à corps perdus dans le présent immédiat, négligent ce que l'histoire retiendra et dira d'eux. Prenez Thierry Mariani, député UMP connu pour être décomplexé — entendez par là membre d'une droite qui assume librement ses dimensions historiques et traditionnelles les plus rudes : quelque chose d'un peu martial, militaire, viril et conquérant. L'histoire (c'est-à-dire, pour être concret, les livres, les manuels, les médias, la doxa) retiendra de Thierry Mariani qu'il fut parmi les premiers à tenter, en toute légalité démocratique, un fichage génétique des comportements sociaux, culturels, migratoires et démographiques, jouissant d'une arme, l'exploration de l'ADN, dont auraient rêvé et dont rêvent tous les totalitarismes. Nous sommes ici même au coeur des travaux de Michel Foucault sur le bio-pouvoir, et plus encore de la prophétie d'Orwell, qui conjugue novlangue anesthésiante, fascination technoïde et archivage bureaucratique de l'humain redevenu hominidé.

22 juin 2007

Quelques mots sur "l'affaire Pierre Jourde"


727289Je l'ai pas lu encore, mais je ne doute pas un seul instant de la justesse et de l'authentique beauté de Pays perdu, ce roman de Pierre Jourde dont les personnages se sont retournés contre lui au point que la justice d'Aurillac a hier requis contre eux six mois de prison avec sursis. Le livre vient de loin, il s'imposait de toute évidence dans sa biblio-biographie, et je crois, nonobstant la rugosité et l'âpreté coutumières de l'auteur, à l'amour très sincère de Pierre Jourde pour ce village du Cantal où il vécut, et dont il croque sans complaisance les quelques habitants. Lesquels goûtèrent donc assez peu l'hommage qui leur fut ici rendu, et tentèrent de faire à son auteur une tête au carré qui faillit mal tourner. Je précise que j'ai un petit contentieux personnel avec Pierre Jourde et son acolyte Eric Naulleau, lesquels, profitant  naguère d'un portrait au vitriol (nécessairement) très convenu de Bernard-Henri Lévy, écrivirent à mon propos quelques mots très peu aimables dans un livre où il m'érigeaient en "maître du genre hagiographique" et me comparaient à une sorte de Pascal Obispo de la littérature. Ce dont je conclus à l'époque qu'ils connaissaient assurément très bien l'Obispo en question, mais qu'ils ne m'avaient manifestement pas lu. Cela étant, cela me fit sourire et, quoique que je ne goûte guère la compagnie des donneurs de leçons, je ne cultive à leur égard ni rancoeur, ni animosité. D'autant que tous deux occupent dans le paysage une place qui n'est pas vaine, qu'ils ont comme tout un chacun quelques très légitimes motifs de guerroyer contre le système, et surtout qu'ils peuvent se révéler fins stylistes.

La mésaventure de Pierre Jourde avec le petit village de Lussaud intéresse évidemment tout écrivain. Que cela lui arrive à lui, le castagneur émérite, peut certes ne pas surprendre davantage : on ne castagne pas sans chatouiller l'écho frappeur. Qui plus est, on imagine mal un écrivain comme Richard Millet connaître de telles tribulations, lui dont le chant d'amour pour les terres et les hommes du Limousin, chant qui n'exclut pas la crudité ou simplement la distance, ne pourra jamais soulever une telle détestation. Cela tient à un tempérament, bien sûr, mais aussi à une vision de la littérature et à ce qui meut l'écriture. Dire cela ne saurait évidemment être entendu comme une manière sournoise d'excuser la réaction des habitants de Lussaud : je tiens cela pour acquis, comme je tiens pour acquis que n'importe quel auteur doit pouvoir écrire ce que bon lui chante à propos de tout et de tous. Hormis cas extrêmement particuliers, et déjà bien répertoriés, on ne saurait limiter la liberté d'écriture et d'expression sans en bafouer le principe. Mais le plus intéressant, dans cette (petite) affaire, n'est pas tant la réaction de celles et ceux qui ont cru, fût-ce à bon droit, se reconnaître dans des personnages, qu'une façon de prendre ou de ne pas prendre la liberté de tout écrire. Je veux dire par là que tout écrivain sait au plus profond de son for intérieur que son écriture l'expose. On se demande toujours, en écrivant, si telle ou telle appréciation, tel ou tel trait, tel ou tel mot, ne blessera pas quelqu'un, à commencer bien sûr par quelqu'un que l'on pourrait aimer. L'injonction à se débarrasser d'une telle prévention est tout à fait théorique, et je défie quiconque d'écrire innocemment un roman où un père et une mère (par exemple) seraient dépeints comme d'ignobles brutes ignares, sans craindre que ses propres parents ne le prennent pour eux. Entrent ici des facteurs aussi complexes et infinis et entremêlés que la lâcheté, la pudeur, la compassion, l'amour, l'amertume, la vengeance, le regret, le remord, la culpabilité, le masochisme ou le sadisme, le souci de préserver autrui ou de se préserver soi-même. Et pour évoquer un auteur pour lequel j'ai la plus grande admiration, je me dis qu'il ne dut pas être toujours agréable d'être un membre de la famille de François Mauriac, lui qui puisa largement dans sa généalogie pour donner de la société familiale une représentation parfois impitoyable de justesse et de vérité.

Par éthique littéraire ou par nécessité, Pierre Jourde a sans doute fait preuve de courage en se refusant à la complaisance envers des êtres et un village qu'il aime authentiquement. Mais bien davantage encore, il a fait preuve de droiture envers son travail d'écrivain. Or si cela seul importe, c'est plus facile à dire qu'à faire. C'est que nul n'est contraint d'entrer dans les raisons d'un romancier, d'autant que le roman permet de faire ou de défaire des mondes où nul lecteur n'a jamais demandé à entrer. Résignons-nous, pourtant, il y aura d'autres "affaires Jourde", et sans doute de plus en plus nombreuses : les écrivains, habitants des dernières parcelles de liberté spirituelle, sont et seront forcément les cibles d'une société que désertent chaque jour davantage la morale et les exigences de la liberté.

23 octobre 2006

Assises : Sarkozy vent debout

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J
e n'éprouve pas un plaisir particulier à
parler politique : non que la matière manquât de noblesse ou d'intérêt, loin s'en faut, mais que la politique, a fortiori pour en avoir un temps approché quelques-unes des coulisses, me semble, à moi et sans doute à de nombreux autres, une matière dégradée, pour le relever à la manière d'un Péguy. Il serait toutefois trop commode de chercher à cette dégradation un responsable-type, genre coupable idéal pour ouverture de journal télévisé : le mal vient de loin, et la vérité est que je ne me sens guère capable de le décortiquer et de le dater - si ce n'est que, comme tout un chacun, je pourrais disserter à loisir sur la chute du Mur, l'effondrement du bloc soviétique, la révolution iranienne de 1979, les limites éprouvées du républicanisme et de son pendant démocratique, l'explosion de la bulle médiatique, la révolution Internet ou la montée en puissance du continent asiatique. Je n'ai guère de compétences en la matière que celles afférentes à mon civisme, au demeurant plutôt ordinaire. Reste qu'il faut bien nous rendre à l'évidence, et constater que l'univers politique traditionnel est aujourd'hui taraudé par un ensemble de forces et conjonctions parfaitement destructrices. Certains trouveront d'ailleurs motifs à s'en réjouir, arguant du fait que la politique traditionnelle est morte. Soit. Pour ma part, je persiste à penser que cette ancienne politique cultivait quelques vertus non négligeables (même diminuées), ne serait-ce qu'en termes de garanties des droits fondamentaux, de laïcité ou de culture du contrat social ; par ailleurs et surtout, nul n'a encore inventé la formule qui permettrait de remplacer l'ancienne - et les innovations en cours d'expérimentation, obliquant d'un même mouvement entre vidéo-surveillance sarkozyenne et surveillance populaire royalienne, laissent à tout le moins dubitatif.

Le vieux théorème selon lequel le compromis ne vaut que s'il résulte d'un dissensus préalable ne vieillit pas (cours élémentaire de science politique, 1ère année). C'est là chose funeste, et le très pacifique esprit qui m'anime comprend sans mal que d'aucuns ne puissent contenir leurs larmes face à l'impossible unification des sympathies, des cultures et du monde. La chose est inavouable, mais ils sont sans doute plus nombreux qu'on ne l'imagine, ceux qui pleurent in petto la disparition des grands blocs d'hier - lesquels avaient en effet pour ultime mérite de donner une chair concrète à l'ennemi. Ce monde-là est pourtant derrière nous, et je ne vois pas bien comment l'on pourrait ne pas s'en réjouir. Las ! la nature politique ayant horreur du vide conflictuel, le processus de désignation d'un ennemi de substitution s'impose rapidement, et dans des modalités qui esquissent parfois, chez certains de nos dirigeants à l'ego dilaté et à l'ambition exponentielle, une forme de recul de civilisation.

La question ici, et pour l'heure, n'est pas tant de transformer Nicolas Sarkozy en "monstre" ou Ségolène Royal en "populiste", que de se désoler du monde qui se prépare sans que nous nous sentions seulement capables de contrecarrer ou même d'en contrarier l'émergence. Le niveau d'indécence et de pornographie d'un certain spectacle politique a atteint un tel niveau que des lois se fabriquent après que la première dame de France soit sortie toute retournée d'un film engagé ("Indigènes", pour ne pas le citer) ; que le ministre de l'Intérieur peut remettre en cause les droits de la défense, la présomption d'innocence, l'équité du procès, la protection de la vie privée, qu'il peut contrôler à loisir n'importe quel faciès déplaisant, interpeller et renvoyer au pays celles et ceux qu'il a convoqué(e)s en préfecture afin qu'ils régularisent leur situation, bref qu'il peut s'asseoir sur le modèle civilisationnel le plus avancé tout en recueillant l'onction des grands médias populaires et le soutien colérique et fatigué du peuple ; qu'un processus électoral de "primaires" a besoin des télévisions pour se mettre en scène et accéder à quelque dignité ; qu'on peut dépenser des fortunes, de vraies et incroyables fortunes, pour monter des "événements", des "projets", des "opérations", bref de la comm' qui ne vise, au mieux qu'à distraire le bon peuple, au pire qu'à le manipuler ; que les experts militants calculent désormais par "segments" et "niches" (joli vocabulaire...) leurs réserves électorales ; que certains ne sont candidats à la magistrature suprême (et aux frais du contribuable) que pour pouvoir négocier, au lendemain de leur défaite, leur propre avenir ; etc, etc... Triste et infinie litanie, que je consens volontiers à stopper là de peur de passer à mon tour pour populiste...

À populiste, populiste et demi, comme dirait l'autre. Car ce qui est à craindre au lendemain de la prochaine élection présidentielle, ce qui, aujourd'hui, se dessine le plus assurément, c'est la victoire d'un populisme autrement plus barbare que le mien. Je dis bien un populisme, car tous ne se valent pas, c'est entendu : après tout, il n'y a pas de raisons pour que n'existent pas autant de populismes que de sortes de fromages. Nous aurons donc à trancher entre une version autoritaire et une version morale, entre différentes manifestations, plus ou moins viriles ou plus ou moins corsetées, d'une même sous-tendance paranoïaque et orwellienne. Mais la portée finale du propos demeure identique : contrôle et maîtrise. Contrôle du corps social, grand classique : encadrement des jeunes mués en ex-sauvageons requalifiés en racailles, meilleure exposition de la face visible de l'ordre avec multiplication des hommes en bleu, des surveillants, des gardiens, des caméras, augmentation du nombre de prisons, élargissement du champ d'enregistrement des traces biométriques, etc... ; maîtrise des procédures ensuite (mais sous couvert, et c'est décisif, d'approfondissement de la démocratie), avec l'extension du domaine de la démocratie quasi-directe, la prépondérance donnée à la surveillance (mais dites évaluation, ça passe mieux) des décisions législatives par des comités d'experts populaires, le recours accru au référendum, etc.... Le présupposé est le même : toujours s'en remettre à la sagesse du peuple - sagesse à laquelle aucun ne croit, évidemment, mais dont la vertu permet tout de même, en temps d'élection, de ratisser plus large : ce qui n'est pas rien, vous en conviendrez avec moi.

Notre Garde des Sceaux, Pascal Clément, a depuis longtemps anticipé ce mouvement, lui dont le verbe est au courage en politique ce que l'audace narrative est à Alexandre Jardin. Aussi, un tantinet gêné par la tonitruance gouleyante de Nicolas Sarkozy (son véritable ministre de tutelle), n'a-t-il de cesse de clamer que ce dernier lance des "débats intéressants". Moyennant quoi, à la dernière proposition tonitruante de ce dernier, qui promet un surcroît de peine et les Assises à tout délinquant qui s'en prendrait à un policier (ce qui est effectivement autrement plus grave, et plus lâche, que de s'en prendre à une vieille dame), notre Garde des Sceaux a conclu d'un homérique : "Je considère que c'est globalement à la société d'en décider". Entendez par là : je ne sais qu'en penser, ou plutôt si mais je ne le dirai pas, sur un sujet aussi grave seul le peuple est à même de trancher. Cette sortie m'a au moins rassuré sur un point : Pascal Clément ne sera sans doute pas ministre après 2007.

Tout cela pour dire que le débat qui s'annonce entre les populismes hard and soft risque bien de faire de la rencontre entre Bernard Tapie et Jean-Marie le Pen autour d'un gant de boxe, il y a maintenant douze ans de cela, l'une des toute dernières manifestations du génie national et de l'élégance politique française en période d'élections.

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