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Marc Villemain
26 octobre 2024

Cinéma : Miséricorde, d'Alain Guiraudie

 

 

Les films d’Alain Guiraudie étant ordinairement un peu inconfortables, on sait toujours, peu ou prou, ce que l’on va y trouver, voire y chercher : un certain type de réalisme rugueux qui frise parfois le conte noir (c’est le cas ici), l'occasion de s'écarter des canons esthétiques et moraux, bref, autre chose que le tout-venant. C’est un cinéma dont il m’arrive de penser qu’il aime à ne pas se rendre aimable, et sans doute est-ce aussi cela qui peut (parfois) le rendre captivant.

 

À l’occasion de l’enterrement de son ancien patron boulanger, Jérémie (le troublant Félix Kysyl) revient dans son village. Ce retour lui étant plutôt agréable, il éprouve bientôt l’envie de prolonger son séjour et s’installe chez Martine, la veuve : le film et les problèmes peuvent commencer.

 

« Miséricorde », il faut le dire d’emblée, est un excellent film, ce qu’atteste une critique quasi unanime. Son meilleur, disent certains de ses exégètes – dont je ne suis pas. Ce qui est certain, et qui pourrait d’ailleurs suffire à en souligner la réussite, c’est qu’il s’agit d’un film dont on ne peut sortir que troublé, et troublé à divers titres.

D'abord en raison de son atmosphère. Ce village mourant que l’on sent pourtant vivre, fût-ce chichement, mais où l’on ne croise jamais personne à l’exception des protagonistes du film. Le conte noir commence là, dans cette impression assez saisissante – et j’ai songé à un roman qui, hélas, ne rencontra pas le moindre début de succès malgré sa beauté rude et somptueuse, Dernière station, d’Ollivier Curel, paru en 2012). À quoi il faut ajouter l’ambiance d’un certain Aveyron ancestral, pour ainsi dire moyenâgeux : forêts, champignons, bâtisses délabrées, cimetière lugubre, personnages globalement assez laids, etc.

Il y a ensuite ce pari constant de l’ambiguïté. À commencer par celle du désir, spécialement du désir sexuel – ce qui ne surprendra pas les connaisseurs de la filmographie de Guiraudie. Songeons seulement à Martine (Catherine Frot), à qui tout interdit ce type d’ambiguïté, qu’elle réprime d'ailleurs avec une certaine tenue, mais dont tout indique qu’il la prend en tenaille. Mais cette ambiguïté travaille et va jusqu’à déterminer chaque personnage, leurs manières de masquer leurs intentions, de cacher leur jeu, de ne jamais dire totalement ce qu’ils savent, veulent ou pensent. Tout cela contribue à faire monter un sentiment de culpabilité diffus, concomitamment à celui de l’angoisse et de l’obsession.

Enfin, l’on ne peut taire plus longtemps une certaine satisfaction à voir un cinéaste prendre habilement l’air du temps à contre-pied. Car, assez étonnamment d’ailleurs lorsqu’on connaît certains engagements de Guiraudie, c’est dans la bouche du curé du village (excellent et déconcertant Jacques Develay) qu’il va mettre les mots les plus forts et les plus définitifs. En effet, sans avoir rien de notoirement gauchiste, ce curé-là pourrait en remontrer à une certaine gauche plus soucieuse de répression, y compris de répression par anticipation, que d’élaboration d’un entendement raisonnable et commun sur certains sujets sensibles. Foin ici d'une propagande pénale qui a toujours plus ou moins partie liée avec la pensée magique, le religieux tient un discours de raison, mû par sa connaissance des hommes et de l’histoire : « À quoi ça sert de punir un assassin ? Est-ce que ça le fera revenir ? Tout le monde s’arrange avec sa conscience, on fait tous ça, etc. ». Où viennent se nicher la fameuse miséricorde et une définition quasi biblique de l’Amour. Au demeurant, ce curé qui en agacera tant tient sur le désir sexuel, la souveraineté et l’imprévisibilité du désir (lui qui l’éprouve plus souvent qu’à son tour) un discours d’une transparence hautement lucide, sereine et non exempte de dignité. Le regard contemporain sur ces questions est devenu tel qu’il ne faut pas se priver ici de souligner cette façon qu’a Guiraudie de déplacer la focale et de se refuser à monter tout de go dans le train de l’impétueuse vindicte populaire.

 

Quelques scènes remarquables (celle du confessionnal, bascule et accélérateur du film, celle encore du curé tenant à Jérémy un discours de vérité sur la vie et la mort), enfin le travail des comédiens (citons la figure patibulaire de Jean-Baptiste Durand, connu pour avoir réalisé « Le Chien de la casse », ou encore le colosse David Ayala) achèvent d’emporter notre adhésion. À quelques réserves près, mais mineures. Ainsi peut-on trouver étrange, ou systématique, que chaque protagoniste éprouve quelque chose de l’ordre de l’homosexualité (le héros, le curé, le fils, le copain), ou regretter que deux ou trois scènes se terminent un peu abruptement (un échange interrompu ou non suivi d’effet, ce genre de chose), enfin ce qui, chez Guiraudie, ressemble parfois à un peu de complaisance à déplaire ou à mettre mal à l’aise. Rien de grave, rien de significatif, rien en tout cas qui suffise à nous retenir d’applaudir à ce beau film sombre, tellurique, d’une mélancolie parfois teintée de truculence, quand ce n'est pas d'une certaine bouffonnerie, et porté par quelque chose d’étonnamment métaphysique – métaphysique du désir, assurément, mais aussi du pardon.

 

Alain Guiraudie, Miséricorde.
Avec notamment : Félix Kysyl, Catherine Frot, David Ayala,
Jean-Baptiste Durand, Jacques Develay

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