Paul Lynch - Le Chant du prophète
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Elle allume la radio pour attendre les actualités, sort dans le jardin et s’approche de la corde à linge, contemplant les arbres nimbés de lumière rosée, c’est peut-être vrai, ce que l’on raconte, les arbres ressentent les choses et communiquent leur terreur à travers le sol, prévenant leurs congénères de l’arrivée du péril, de ce qui craque dans le ciel comme un feu dévorant dont la gueule mâcherait du bois.
Les temps sont bilieux. Le brun kaki, qui jubile depuis quelques années déjà, prend peu à peu le dessus. Et moi qui me suis toujours obstiné à me tenir (assez) rigoureusement informé, nonobstant une certaine lassitude, quand ce n’est pas un certain découragement devant les grésillements et autres jeux de pantomime de l’actualité mondiale, j’en viens à m’étonner de continuer à écrire des pièces à tendance intimiste ou des romans à tendance délicate et parfois facétieuse, peut-être pas trop balourds mais finalement assez accessoires. Possiblement s’agit-il, dans ma psyché d’Européen sceptique mais non pessimiste, pour parler comme Valéry, de prolonger trompeusement quelque âge d’or, voire de me donner l’illusion de contenir la survenue de tragédies qui, quand elles ne sont pas déjà là, s’annoncent à grands coups de clairons fascistoïdes. Ce débat très ancien n’en finit plus de convoquer et de tracer une ligne de partage (parfois un peu grossière, il faut bien le dire) entre les écrivains témoins, prosateurs concernés et spectateurs engagés d’un monde que, non sans abnégation, ils s’acharnent à croire encore réformable, et ceux, appelons-les irrésolus, qui se sentent requis d’abord par quelque imaginaire métaphysique ou idéal esthétique – et qui, de toute façon, s’avèrent généralement inaptes au combat frontal et à la harangue idéologique. Or ce débat, qui me requiert depuis mes vingt ans, je ne l’ai toujours pas, au fond, tranché. Je ne suis pas pour rien, par ma mère, d’extraction normande : le cul coincé entre deux sièges, naviguant à vue entre l’insubordination et l’acceptation, la dissidence et le renoncement, l’élan vers le dehors et le repli sur soi.
C’est là que déboule Le Chant du prophète. Le romancier Paul Lynch y signale en effet que nous n’aurons pas le choix – que nous n’avons sans doute jamais le choix : quand l’Histoire se présente à nous, c’est sans que l’on s’en aperçoive, du moins sans que nous ayons eu l’acuité suffisante pour y faire face en temps voulu et utile. Il montre dans ce grand roman (dont il situe naturellement l’action en Irlande, mais l’extrapolation vers l’étranger proche est aisée) combien l’Histoire s’impose toujours brutalement aux individus, et y décrit par le menu tout ce qui nous fait peur, à nous autres, occidentaux – et que vivent déjà tant de peuples : l’irruption de la dictature, le retour des grands malheurs, la dépossession de soi, la fin de toute vie que l’on dit quotidienne, le déchirement de tout espoir, l’anxiété pour sa propre survie, notre devenir-migrant et la mort sur le palier.
Afin de permettre l’élargissement du propos et de le rendre aussi universel que possible, Lynch décide de se défaire de toute digression idéologique, de toute propension à l’édification comme de toute tentation thésarde. Il se saisit au contraire du plus petit bout de la lorgnette et regarde le chaos qui prend forme à très courte distance focale : celui d’un individu esseulé. En l’occurrence une femme, Eilish, mère de trois enfants qui, un beau matin, voit son mari partir pour ne plus revenir ; on le suppose enlevé, torturé par les forces gouvernementales, mais nul ne sait exactement ce qui lui est arrivé. Et il faut vivre avec ça. Sans cesser d’espérer ni d’assumer ses responsabilités d’épouse et de mère. « Et puis je me suis réveillée et j’ai commencé à saisir ce qu’ils nous font, c’est tellement intelligent, comme méthode, ils te prennent quelque chose et ils le remplacent par le silence, […], ils te laissent vaguement espérer que ce qui te manque te sera un jour rendu », lui dit une autre femme, Carole, à qui on a également pris son mari. Eilish, qui doit bientôt surmonter l’angoisse de perdre son fils parti rejoindre les rebelles, s’y refuse de manière acharnée, pathétique : « Tant qu’il reste une part d’incertitude on ne peut pas désespérer, avec l’incertitude l’espoir est toujours possible. » Terrible, tragique, cette obstination à se persuader qu’il y a toujours une réponse à tout, toujours un moyen de s’en sortir, même quand on a le visage enfoncé dans la boue des hommes. L’individu se trouve alors condamné à refaire le récit de sa vie, à se demander ce qu’il a raté, ce à côté de quoi est passé, tout ce qu’il a négligé, ainsi que tout ce à quoi sa folle espérance d’un monde meilleur l’ont conduit. Car, cruellement, l’espoir d’un avenir est ce qu’il reste quand il n’y a plus rien : « C’est vers lui qu’on doit se tourner, n’êtes-vous pas d’accord, c’est peut-être la seule liberté qu’il nous reste, se projeter dans l’avenir. » Ainsi Eilish en vient à comprendre que « le bonheur se niche dans ce qui relève de l’ordinaire, qu’il réside dans les mouvements quotidiens comme s’il devait rester invisible, telle une note qui demeure inaudible tant qu’elle ne résonne pas depuis le passé. »
Inévitablement, en tournant ces pages parfois terribles, le lecteur songera à certaines tragédies passées (la Bosnie) ou en cours (l’Ukraine). Surtout, il aura bien du mal à ne pas penser que ce qui arrive à Eilish ne lui pend pas au nez. Car tout ici est crédible, vécu à hauteur d’homme (« croire que l’on assistera à la fin du monde n’est que vanité, ce qui s’achève en vérité lors de la catastrophe finale, c’est notre vie et rien d’autre »), et plus encore dans le flux permanent d’une conscience individuelle incessamment bousculée. C’est probablement, de ce roman, ce qui en fait une des forces les plus vives.
« S’il faut de tout pour faire un monde, il faut des riens pour faire une vie », écrit Régis Debray dans Riens, le petit livre qu’il vient de faire paraître chez Gallimard. C’est à ces petits riens qu’Eilish en viendra finalement à s’accrocher pour accepter de survivre, le regard dessillé par le réel et bien consciente que, dorénavant, « il n’y aura même pas de paix dans le noir de ses paupières closes. »
Paul Lynch, Le Chant du prophète - Éditions Albin Michel