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Marc Villemain
8 mars 2025

Christel Périssé-Nasr - Le Film du peuple

 

 

L’Art du dressage, en 2023, avait donné le ton : Christel Périssé-Nasr n’écrit pas pour cajoler le lecteur mais pour dessiller son regard. Cette exigence, cette éthique aussi, se retrouve décuplée dans Le Film du peuple, fresque implacable, désabusée, ironique parfois et superbement écrite qui, partant de l’histoire d’une petite bonne de la fin du Second Empire pour déployer ensuite sa descendance jusqu’aux années 2000, nous fait traverser un siècle de convulsions sociologiques et anthropologiques.

 

Le film (car c’est ainsi que, métaphoriquement, fonctionne le dispositif scénique du roman) commence donc au XIXe siècle. Fanette, qui officie comme domestique dans un château de campagne, doit endurer les affres de sa condition de fille-mère. Le discrédit est tel qu’il hantera la famille sur cinq générations, laquelle s’en accommodera au prix d’un tour de passe-passe qui permettra d’ériger le mythe fondateur : celui d’une hypothétique ascendance aristocratique. Chaque maillon de la chaîne générationnelle va ainsi cultiver le même et insatiable désir : celui de s’extraire de la gangue populaire et de prendre d’assaut la pyramide sociale. Autant d’ambitions et de destinées qui, on s’y attend, seront pour le moins contrastées – « Les arrivistes arrivent, mais combien restent ? », se demande, faux ingénu, Régis Debray dans Riens (Gallimard, 2025). 

 

L’omniscience de la narration, assortie à cette manœuvre habile qui consiste à faire du lecteur un spectateur douillettement assis dans son sweet home cinema, ajoute à cette chronique de l’arrivisme une distance qui achève de glacer un récit dont le tour de force est d’être tout à la fois sec et lyrique. Impitoyable Chabrol, Christel Périssé-Nasr excelle à entrer, comme qui dirait en catimini, dans les plis épais de l’histoire, à en exhausser le temps long, à démonter la petite fabrique des déterminismes sociaux et à décortiquer la matrice de ce que nous croyons contemporain. Somme des récits dont les familles savent taire les secrets, les hontes et les reniments, le roman a quelque chose d’un arbre généalogique du mérite et de la soif d’embourgeoisement, avant d’aboutir à une dissection de l’individualisme contemporain et du caractère irraisonnable d’une certaine compétition sociale. Mais aussi âpre et rêche qu’il soit, Le Film du peuple bouscule sans jamais s’interdire d’émouvoir. C’est peu dire que j’éprouve une certaine fierté à avoir pu contribuer à l’édition de ce texte admirable.

 

EXTRAIT

 

C’est un confort relatif, celui qu’offrent deux bons salaires et quelques années d’université, qui fait croire à Catherine et Jacques qu’ils ne font plus partie du clan des manants. Pourtant, vu d’en haut – de tout en haut de la pyramide des gains et des puissances –, ce cirque est poilant. Même avec une caméra d’une sensibilité exceptionnelle, les différences de nature et de culture qui produisent en bas la segmentation qu’on connaît sont imperceptibles. On ne les distingue pas. Il n’y a aucune différence entre le chômeur et l’avocat, l’ouvrier et l’ingénieur, tout le monde est soumis aux mêmes lois, aux mêmes lasagnes à la cantine et aux mêmes horaires. On a seulement concédé une maison secondaire et une voiture neuve à l’ingénieur, et pas à l’ouvrier, pour qu’ils puissent continuer à se bouffer entre eux. Il y a entre eux tous et la corne d’abondance mille années d’un marathon truqué d’avance, mais le grand script leur distille ce conseil : à qui joue perso, il sera donné beaucoup. Alors c’est à l’âne qui les talonne, à celui qui trottine avec dix noisettes de moins dans la poche, qu’ils réservent leurs coups de sabots. Prends ça, merdeux. Prends ça, frère.

 

Christel Périssé-Nasr, Le Film du peuple - Éditions du Sonneur

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