Cinéma : Emilia Pérez, de Jacques Audiard
Comme il peut m’arriver d’avoir mauvais esprit et de faire montre, par réflexe autant que par principe, d’une prudence parfois excessive face à tout ce qui reçoit trop de suffrages unanimes, j’y allais avec un tout petit peu de défiance. Et si j’ai bien tenté de résister les cinq ou dix premières minutes, il ne m’en fallut davantage pour adhérer entièrement et, au bout du compte, applaudir admirativement au nouveau film, virtuose et survolté, joyeux et sophistiqué de Jacques Audiard. Un Audiard ici transfiguré en une sorte de fils français d’Almodovar dopé aux plaisirs protéiformes de la luxuriance et de l’invraisemblable.
L’idée, déjà, était formidable : filmer l’une des questions qui turlupinent nos sociétés contemporaines, à savoir l’identité de genre – et l’envie de s’en extraire – en allant chercher le mâle alpha par excellence, narco-trafiquant de la pire espèce, gros poils, peau tannée et mâchoire de fer inclus. Ce qui donne lieu à des scènes non seulement troublantes, mais souvent émouvantes – et merveilleusement servies, on s’en doute, par Karla Sofia Gascón, qui partagera son prix d’interprétation féminine à Cannes avec ses comparses Zoe Saldaña, Selena Gomez et Adriana Paz.
Très vite, je me suis demandé ce que serait le film sans ses chansons. Assurément un excellent narco-thriller, suffisamment malin et nouveau pour emporter l’adhésion. Mais au sortir du cinéma, j’ai aussitôt compris pourquoi Audiard n’aimait pas que l’on parle d’Emilia Pérez comme d’une comédie musicale : parce que ce n’en est pas une. D’abord, les moments musicaux (que l’on doit à Camille et Clément Ducol), outre qu’ils obligent le spectateur à déplacer sa focale et à changer régulièrement de poste d’observation, servent authentiquement l’histoire, en tant qu’ils la font progresser mais aussi qu’ils permettent d’en dire l’arrière-plan et les coulisses. Surtout, ces sortes d’interludes l’empêchent de suivre le cours (trop) attendu de ses émotions et l’obligent à rester actif et à renouveler son attention en incorporant presque machinalement le vieux principe brechtien de la distanciation.
Audiard donne ainsi l’impression d’avoir recouvré pour lui-même cet antique plaisir du cinéma comme spectacle jubilatoire et mélodramatique – jusqu’à friser, on ne peut plus délibérément, la télénovela. Mais comme il sait que le spectateur doit bientôt retrouver la rue (le réel), il n’oublie pas de lui offrir son émotion finale et de combler le désir secret qu’il a (toujours) d’un ultime pathos. Il lui confirme, en somme, son droit au lyrique et à l’épique. Ainsi nous retrouvons-nous à défiler aux côtés du petit peuple mexicain et à entonner avec lui une version fiévreuse des Passantes (Las Damas que Pasan) de Georges Brassens, accompagné par une fanfare pleine d’une ferveur presque mystique. Felicitaciones !