Théâtre : Le Suicidé, de Nicolaï Erdman (Comédie française)
Pour m’en tenir au seul champ littéraire et théâtral, je dirai volontiers que « Le Suicidé », pièce que le Politburo étouffa dans l’œuf en 1932 et que son auteur ne verra jamais montée, apporte une énième démonstration que, lorsqu’il s’agit de discréditer ou de nuire à un régime politique, rien n’égale la farce et la satire. En regard, les harangues des prêcheurs de doctrines et autres discoureurs exaltés font pâle figure et, surtout, ne convainquent jamais que ceux qui n’ont plus besoin d’être convaincus. À cela aussi tient la modernité, à travers l’histoire, des grands textes que déterminent concurremment un idéal artistique et un réquisitoire contre l’annihilation des droits individuels au profit d’une utopie totalitaire : en faisant un pas de côté et en se refusant à la tentation sentencieuse ou édifiante, ils montrent que rire d’un régime est pour celui-ci autrement déstabilisant que d’en dresser l’inventaire des manquements, des fautes ou des trahisons. L’Union soviétique de Staline ne s’y trompa d’ailleurs pas, et il faudra attendre la Perestroïka pour que le « Suicidé » de Nicolaï Erdman (arrêté, relégué en Sibérie puis assigné à résidence) recouvre quelque gloire.
L’histoire se déroule en 1928, année d’écriture de la pièce, soit à mi-chemin entre la révolution de 1917 et les grandes purges de 1936 (mais il sera difficile, tout du long, de ne pas songer à une autre Russie, celle bien sûr de Vladimir Poutine). Le peuple a faim, cause fréquente de toute révolution, et le pain manque. De même que le saucisson. Prétexte évidemment grotesque à une histoire qui n’épargnera personne, ni le coursier de la police militaire, lequel n’a que « les masses » à la bouche, ni le pope, ni le bourgeois, ni l’intellectuel (Serge Bagdassarian, pour lequel j’ai toujours eu un faible), ni l’artiste, ni le petit commerçant, ni la demi-mondaine. Car c’est quelque chose comme la nature humaine que Nicolaï Erdman se faire fort de disséquer (et on s’y attend, ce n’est pas très joli à voir.) Persuadés que Sémione Simionovitch Podsékalnikov (mention spéciale à l’infatigable Jérémy Lopez), chômeur humilié d’avoir à vivre aux crochets de sa femme (la toujours formidable Adeline d’Hermy), est décidé à se suicider, tous ces braves gens vont l’encourager dans ses velléités pour en faire le martyr de leurs propres causes. Mais le pauvre Sémione, ballotté par les vents contraires, pur instrument aux mains des profiteurs et des propagandistes du temps, commence à se demander si toute ces (plus ou moins) belles causes valent la peine de mourir…
Le rideau s’ouvre sur un décor superbe, en l’espèce un appartement communautaire sombre, malpropre et vétuste, un de ces kommounalka comme il en existe encore à Moscou. La mise en scène, signée Stéphane Varupenne, est formidable de créativité et d’espièglerie, pour ne rien dire de la partition musicale inspirée de Chostakovitch : disons-le, tout est assez magistral dans cette ouverture qui impose d’emblée sa gravité cocasse. Tout le restera d’ailleurs pendant les deux tiers au moins de la pièce. Et j’y inclus la tordante sublimation de Bohemian Rhapsody (Queen), ainsi que cette saillie drolatique du sbire soviétique (le toujours formidable – bis – Clément Hervieu-Léger) dont la résonance très contemporaine ne trompera personne : « La révolution, c’est moi ! ». Mais si nous rions beaucoup, vient le moment où l’on rit un peu trop… Où le trop-plein de spectacle, de drôlerie et de turlupinades, où l’incessant enchaînement des tableaux (on s’y perd tant que le public en vient à applaudir alors que la pièce n’est pas terminée), en poussant non pas trop loin mais un peu trop longtemps la bouffonnerie, finissent par épuiser. D’où ce regret, malgré notre envie, notre plaisir incontestable et notre admiration pour ces acteurs truffés de talent : que le vaudeville emporte la mise, d’abord au détriment de la troublante portée métaphysique de la pièce, ensuite de ce qu’elle recèle d’absolument effroyable et que cette seule tirade, en plus de suffire à justifier une excommunication manu militari, résume parfaitement : « Ce qu’un vivant peut penser, seul un mort peut le dire. »
Le Suicidé, de Nicolaï Erdman
Mise en scène : Stéphane Varupenne
Jusqu'au 2 février 2025 à la Comédie française