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Marc Villemain

1 mai 2017

Mènis Koumandarèas - La Femme du métro

 

 

L’amour contre toute attente

 

Mènis Koumandarèas est aussi célébré dans son pays qu’il est méconnu dans le nôtre. Aussi les éditions Quidam, qui décidément n’ont pas leur pareil pour exhumer les perles, s’attachent à combler cette lacune en publiant le cinquième de ses livres, celui qui, nous dit son traducteur et commentateur Michel Volkovitch, « suscite une ferveur unanime. » 

 

Petit livre tremblant et enlacé, La Femme du métro est le récit d’une rencontre presque aussi interdite qu’improbable. Celle d’une femme, Koùla, la quarantaine installée, et d’un jeune homme assurément hédoniste et vaguement anarchiste, Mìmis, que tout distingue a priori mais qui ne peuvent réprimer leur attirance et s’empêcher de se dévisager, chaque jour à la même heure dans la même rame de métro : « Leurs regards étaient une détente mutuelle, une pause entre la journée finissante et la nuit qui arrivait. » Improbable, donc, cet amour aussi soudain qu’inexpliqué, entre cette femme dont on devine la monotonie établie de l’existence et ce garçon encore à peu près affranchi de toute contrainte. Mais interdite, aussi, d’une certaine manière, car ce qui est ici décrit nous renvoie à la Grèce des années 1970, cette Grèce qu’effleure à peine la bourrasque politique et sociale où nombre de sociétés du continent tâchent de trouver un peu d’air. La réserve obligée où se tient madame Koùla, cette effusion cadenassée qui perturbe ses journées, ce désir qu’elle échoue à tenir en lisière, tiennent autant à son caractère qu’à la prudence collective où est alors le pays. Écrit en 1975, ce récit qu’on lira d’une traite et en une heure de temps nous saisit de manière sourde et lancinante, parce qu’il dresse le portrait très touchant d’une femme ordinaire, vertueuse, résignée, raisonnable et passionnée, et parce qu’il condense le temps et les impressions avec une précision psychologique littérairement exemplaire. Michel Volkovitch l’écrit mieux que moi : « Comment se fait-il que tout aille très vite, et en même temps avance au ralenti ? »

 

C’est en cela un petit joyau, qui parvient même, dans son ultime partie, à basculer tranquillement dans un registre presque plus spirituel, où l’acte se résout et se tait pour laisser place à une forme d’introspection qui, articulée à une prose plus intérieure, n’en perd rien de sa sensualité : « Elle aurait voulu se trouver allongée sur des draps blancs, immobile, les mains jointes sur sa poitrine, prête à recevoir la communion, s’essuyant les lèvres avec le linge sacré que lui tendait le prêtre. Elle aurait voulu entendre une voix paternelle qui couvrirait toutes les autres, des paroles qui à elles seules la mèneraient à un sentiment d’accomplissement, légitimant sa vie. Elle aurait voulu que cette voix creuse en elle doucement, en extraie cette impression d’être condamnée qui pesait sur elle depuis toutes ces années, qu’elle lui rende le monde lumineux et pur qu’elle avait connu enfant. » Derrière l’amour interdit, ce qui se trame bien sûr c’est le vieillissement, la versatilité des chairs, la clôture des horizons, l’amertume et le ressassement où nous plongent les contrées disparues quand se mêlent, douloureux, le vivace persistant et le désir tenace.

 

Mènis Koumandarèas, La Femme du métro - Quidam Éditeur
Traduit du grec et postfacé par Michel Volkovitch
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 26, novembre/décembre 2010

23 avril 2017

Stephen King - Histoire de Lisey

 

 

Figure de l'humain

 

Il est toujours profitable d’aller s’égarer sur des chemins de traverse. On dira sans doute que Stephen King, best-seller planétaire et plusieurs dizaines de fois millionnaire, n’est pas à proprement parler le héraut de l’underground. Dans le champ sacré de la littérature, toutefois, il n’est pas rare que son nom, et l’œuvre qui y est associée, soient passés sous silence, au point parfois de friser l’excommunication. Autodidacte, populaire, indifférent à la coterie des auriculaires dressés et des bouches en cul-de-poule, et la raillant plus souvent qu’à son tour, entrepreneur de spectacle ou graphomane parvenu, d’aucuns croient clore l’examen critique en le peignant sous les traits d’un nouveau riche qui aurait investi dans un sous-genre lucratif pour adolescents psychotiques et conséquemment frustrés d’une destinée à la hauteur de leur lyrisme inassouvi. Mais il est vrai que cette question du genre a toujours taraudé les beaux esprits – moyennant quoi, il n’est pas rare que l’on attende le trépas d’un écrivain pour lui reconnaître enfin quelques mérites strictement littéraires, quand ce n’est pas une forme de génie.

 

Ce préambule n’induit pas que je sois un inconditionnel de Stephen King, dont je suis bien loin de connaître toute l’œuvre, et dont la puissance roborative de la narration ne suffira jamais à me consoler d’une certaine routine stylistique. Mais j’admire chez lui l’intarissable liberté dont il fait preuve dans son rapport à l’écriture et à la langue, fruit d’une longue pratique qui trouva naissance dans l’enfance, d’une aisance à se jouer des registres et des temporalités, d’une intelligence très aiguë des situations, et d’une passion de toujours pour les bonnes histoires. Pour ne rien dire d’une précision descriptive dont on comprend qu’elle le conduise régulièrement au cinéma ; à le lire, on se dit d’ailleurs qu’un réalisateur ne doit plus avoir grand-chose à faire pour l’adapter, tant tout est dit, écrit, décrit, le moindre mouvement faisant l’objet d’une analyse plus serrée que le nœud du pendu, aucun gros plan n’évacuant jamais l’arrière-plan, et l’écriture étant à ce point ingénieuse qu’elle permet d’embrasser dans une même séquence jusqu’au moindre rictus du dernier des figurants. Outre les recettes escomptées, c’est peut-être ce qui rend tout livre de King si attrayant pour le cinéma : chaque plan y est une totalité. On tire toujours King vers l’horreur ou le fantastique. Or je vois en lui un conteur plutôt qu’un manipulateur de sensations fortes, un révélateur d’émotions primitives davantage qu’un accoucheur de fantasmes. Aussi est-il inique, à tout le moins abusif, de nouer des adaptations avec autant de grosses ficelles horrifiques, quand l’arrière-monde où il s’est domicilié dévoile surtout un territoire d’onirisme, discret, secret, à certains égards poétique. Autrement dit, qu’il s’y prête parfois de bonne grâce n’interdit pas de voir dans ses récits autre chose, et en tout cas bien plus, que le véhicule d’un gore acnéique bon marché. A la limite, on pourrait lire Stephen King avec la même candeur qui nous fit dévorer Jules Verne, pour peu qu’on accepte de considérer ses livres comme des romans où l’aventure serait d’abord intérieure.

 

C’est vrai spécialement de ce livre-ci, où le romancier tisse une histoire dont on ne saurait douter de la résonance intime. Sous le prétexte du deuil de Lisey, veuve encore jeune de Scott Landon, un écrivain à succès œuvrant dans un registre assez proche de l’auteur, Histoire de Lisey est tout autant un hommage rendu à son épouse dédicataire et à la complicité amoureuse, une chronique douloureuse sur les territoires de l’enfance et une réflexion sur le deuil – d’ailleurs plus profonde et touchante que certains écrits a priori plus autorisés – qu’une histoire haletante où rôdent les ressorts habituels de la violence, de la vengeance, de la convoitise, des secrets de famille et autres désordres du mental, et où la tension s’accroche en permanence à des frontières sans cesse estompées. L’estompement en question n’a d’ailleurs rien de gratuit : ce qui s’estompe dans le deuil, c’est le sentiment de réalité de la vie. On se parle à soi-même et l’on entend la voix du mari défunt : seule la sensation est réelle, mais au fond elle seule importe, puisque la sensation dit plus que ce que nous éprouvons. Lisey navigue à vue entre ces deux territoires inviolables que sont l’instinct de survie, ici, maintenant, et la réminiscence des mortes époques, incessante, prolixe, à tout moment du jour ou de la nuit, dans les lieux qu’elle traverse comme au plus noir des songes nocturnes. King excelle à nous faire entendre cette petite voix qui fait de nous des êtres schizoïdes, taraudés par un inexpugnable sentiment d’étrangeté. La normalité des jours court sur nous au point d’instituer nos pensées en réflexes et nos gestes en mouvements. C’est au croisement de ce qui nous dépasse et de ce qui nous appartient en propre que prend naissance la figure individuelle, c’est-à-dire armée de désirs, de maîtrise, de fantasme destinal et d’âpreté au combat, là aussi que les frontières sur lesquelles nous asseyons nos existences finissent par se chevaucher – ou s’estomper, donc. C’est cet entre-deux qui incite certains à tirer King vers le fantastique ; mais il ne serait pas moins fondé de s’arrimer aux ressorts d’un onirisme qui, dans la brutalité de ses manifestations, n’est autre qu’une figure de l’humain.

 

Stephen King, Histoire de Lisey - Albin Michel
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Nadine Gassie
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 8, janvier/février 2008 

16 avril 2017

Alain Joubert - Une goutte d'éternité

 

 

De l'amour à l'hommage surréalistes

 

Alain Joubert a perdu sa compagne, Nicole Espagnol, le 9 juin 2006 à 3h15 du matin, morte dans ses bras après de longs mois de maladie et de souffrances. Quelques semaines seulement après sa disparition, Alain Joubert entreprend d’écrire ce livre afin de rendre l’ultime hommage à celle qu’il aima cinquante années durant. Ne connaissant rien d’Alain Joubert, sachant seulement qu’il avait écrit un document que la galaxie surréaliste considère comme indispensable (Le Mouvement des Surréalistes ou Le Fin mot de l’histoire), je me suis dirigé vers Une goutte d’éternité avec l’émotion anticipée d’en sortir ébranlé, acquis à l’idée que les derniers mots d’un homme à celle qu’il aima d’un « amour absolu » étaient nécessairement les plus justes, naviguant quelque part entre le langage de l’amour universel et celui, unique, inaccessible, d’une singularité souffrante. Cela ne fut pas le cas, me désole, et rend très embarrassant l’écriture de cet article, tant je peux redouter de heurter la sensibilité d’un homme en deuil, et par là salir la mémoire d’une femme qui, en effet, semblait d’exception. À ce stade, je ne sais donc pas si cette critique sera complète, par souci de réserve et de compassion élémentaires envers Alain Joubert, ici davantage homme qu’auteur. Je me dis que la faute m'en revient, que c’est moi qui suis passé à côté du livre, puisque ce qui aurait dû me bouleverser, et qui, seul, justifia ma lecture, m’a finalement laissé pantois, et par moments interloqué au point où la colère grondait en moi. En définitive, peut-être dois-je mettre les défauts de ce livre sur le compte de la maladresse, de l’émotion, et de l’hyper proximité de la mort de Nicole Espagnol au moment où Alain Joubert entreprit de la raconter.

 

Alain Joubert est né en 1936. Il est surréaliste. Au sens pur et dur puisque, selon lui, « on ne devient pas surréaliste, on l’est, ou pas », comme il le déclara sur les ondes de France Culture. C’est donc sous l’égide de ce mouvement qu’il place sa rencontre avec Nicole Espagnol, « rencontre au sens surréaliste du terme, […] l’expression hasard objectif – comme révélateur des désirs les plus enfouis – trouvant ici une acception parfaitement recevable. » Et de classer sous une série d’items les multiples faits, par nature imprévisibles, qui présidèrent à leur rencontre – ce que tout couple pourrait faire, l’explication par le surréalisme étant ici parfaitement fantasmée. Aussi bien, le livre débute par une sorte de panorama du surréalisme de sa jeunesse, où sont égrenés souvenirs personnels, considérations artistiques,  jugements politiques et autres. On est un peu surpris, on se dit que, même sous la forme assumée d’un « hybride », l’entrée dans l’hommage aurait pu être plus viscérale, à tout le moins plus nette, mais on continue sa lecture, en se disant que ces détours ne s’expliquent que par la pudeur de l’auteur, par sa difficulté (ô combien compréhensible) à entrer dans la douleur, son désir inconscient d’ajourner le moment où il devra s’en saisir.

 

Page 41, Alain Joubert semble vouloir entrer dans le drame de la mort : « C’est de cela, maintenant, que je vais traiter », écrit-il avec ce vocabulaire qui ne cesse, tout au long du livre ou presque, de résonner d’étranges accents froids, criblés des réflexes d'une langue assez courante, et d’un humour dont on ne peut s’empêcher de penser qu’il est parfois un peu déplacé. Eh bien non, deux paragraphes plus tard, retour à l’histoire du surréalisme, à ses rencontres, aux correspondances qu’il tint avec tel ou tel, à la 8è Exposition inteRnatiOnale du Surréalime (EROS), à l’évocation de quelques figures éminentes, Benjamin Péret, Jean Benoît, Jodorowsky et quelques autres.

 

Page 64, on se dit que ça y est, qu’on y est, même si la manière d’y venir et de l’annoncer peut surprendre : « J’approche à pas de loup du moment où il va bien falloir que je parle de la mort de Nicole, puisque c’est ce qui justifie ce que je suis en train d’écrire ». Nouvelle déception : « Qu’on me laisse, pourtant, relater encore deux ou trois choses qui rendirent notre existence moins ordinaire ». Viennent alors quelques digressions sur Mai 68, où l’on retrouve cet usage intensif, presque naïf, d’un point d’exclamation qui fait décidément florès dans ce livre : « De barricade en barricade, ils restèrent jusqu’au bout de la nuit, les yeux rougis par les gaz, déterminés comme jamais ! De quoi vous mettre du baume au cœur ! ». Et encore : « Sachez quand même que, malgré sa réputation, la police est mal faite : je ne vous dirai pas pourquoi, cela nous entraînerait trop loin ! ». Bon, on apprend qu’il a envie d’acheter une maison dans les Cévennes (mais il faut « refaire le toit, et amener les engins indispensables »), ou que le couple voyage un peu, en Yougoslavie, à Venise ou en Corse. Nicole Espagnol demeure singulièrement absente de ce récit, et c’est bien cela qui nous trouble, quand on s’attend à la voir surgir à chaque page. Au final, on ne saura d’ailleurs pas grand-chose d’elle, conformément à sa volonté sans doute, qu’Alain Joubert respecte avec beaucoup de scrupules. On saura l’essentiel, toutefois, plus tard, quand l’auteur se sera débarrassé des scories historiques ou anecdotiques, et qu’enfin il aura recouvré les accents d’amour et de dévotion qu’il éprouva sa vie durant.

 

Enfin nous y voilà, page 71, juste après une « plaisanterie facile », dont il est écrit qu’elle est « paradoxalement destinée à me faciliter la transition vers ce que je dois maintenant aborder sans autre atermoiement : la mort de Nicole. » Sans doute n’y entrons-nous pas de plain-pied, et sur quelques pages encore nous confrontons-nous à un humour dont on se dit qu’il est sans doute l’écho d’un caractère surréaliste. Tout couple qui sait que l’amour engage au-delà des conjoints et de la vie ne peut pas ne pas songer au départ de l’autre. Pour ceux-là, il est toujours question de partir à deux. Mais Alain Joubert devait-il parler des « difficultés techniques » inhérentes à ce geste ? Devait-il évoquer, dans un demi-sourire, « l’utilisation inhabituelle des transports en commun » ? Devait-il charger la barque au point d’écrire, au moment où la santé de sa compagne décline et qu’il faut par conséquent renoncer à un projet de vacances, qu’il doit annuler les réservations « la mort dans l’âme, c’est le cas de le dire » ? Tout du long, le lecteur tentera de mettre ces remarques sur le compte d’un humour surréaliste incompris, qui fait passer pour des maladresses ce qui est peut-être l’éthique d’une existence. Et, jusqu’au bout, se convaincra que le chagrin, la pudeur, la blessure, expliqueront ces drôles de manières, les maladresses d’un livre au sujet et à l’intention pourtant incontestables.

 

L’intention narrative d’Alain Joubert n’est pourtant pas mauvaise en soi. En choisissant de rapporter par ses aspects les plus matériels ce qu’induisent la préparation à la mort et la mort elle-même, il s’épargne tout péché de sensiblerie, revenant ainsi dans l’écho direct de Nicole, qui « a fixé chimiquement en moi le besoin de lucidité. » Il n’en demeure pas moins que, pudeur personnelle ou manière surréaliste, il est difficile, pour le lecteur, de ne pas entendre dans cette distance, nécessaire à l’être endeuillé pour faire face à l’affront des jours, une sorte de désinvolture. Cette impression cesse toutefois dès lors que Nicole envahit enfin le récit, inspirant à Joubert ses mots les plus justes, lui qui doit désormais apprendre à « ne plus être que l’un sans l’autre » et à « sublimer l’absence en présence. » Aussi a-t-il tort de nous avertir qu’il s’apprête, à un certain moment, à nous livrer des « considérations intimes destinées à faire ricaner les imbéciles », car c’est alors que le récit touche juste, c’est alors seulement que le lecteur voit cesser en lui l’envie de ricaner. Et tout ce qu’il écrit sur la vie quotidienne, sur la chaise de Nicole qui, autour de la table, est devenue sienne, sur cette brosse à dents qu’il ne se résout pas à enlever de son verre, sur cette manière qu'il a d’intervertir les deux oreillers pour « s’endormir à l’endroit même où tu avais cessé de vivre », sur son goût nouveau pour le yaourt, toutes ces confessions constituent autant de saillies qui, seules, font revivre Nicole et l’amour du couple.

 

Reste Nicole elle-même, dont on devine l’extrême délicatesse de l’esprit. Ce mot, bien sûr, abandonné dans un secrétaire, et qu’il découvrira un jour qu’il faisait quelque rangement, ce mot d’amour et d’adieu dont on n’a pas de peine à imaginer qu’il ait bouleversé son récipiendaire. Enfin cette agate, pierre sous la surface de laquelle on voit bouger « une goutte d’eau sans âge véritable, une goutte d’eau qui a traversé tous les temps pour venir se blottir au creux de notre main, une goutte d’eau qui sera toujours présente dans d’autres millénaires et dans d’autres mains », et qui inspirera son titre si beau à ce livre si déconcertant.

 

Alain Joubert, Une goutte d'éternité - Editions Maurice Nadeau
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 6, septembre/octobre 2007

8 avril 2017

Jacques Josse - Chapelle ardente

 

 

Petit éloge des communautés ordinaires

 

Livres après livres, Jacques Josse n'en finit pas d'étoffer sa galerie de portraits légèrement fracassés, gens de petite extraction, petits métiers et belle humanité que la vie a non seulement usés mais comme assignés à leurs statuts. Ils sont anciens marins, pêcheurs, cheminots, postiers, bouchers, bistrotiers, tous baroudeurs à leur manière, tous aventuriers de la vie. Ce sont eux que nous croisons en bas de chez nous, ces Francais qui n'ont pas grand-chose de "moyen", moins rejetés par la modernité qu'ils n'y sont indifférents, enfants de la terre et de la mer au ventre rond et à la peau rougie par les vents et le vin, capables de s'enflammer pour un tiercé ou de s'étriper sur un souvenir. Ce sont des hommes qui n'aiment rien tant qu'être entre hommes, mais sans qu'il y ait jamais le moindre mot désobligeant à l'égard de la femme : à l'heure où tout autour ça commence à sentir le sapin, on reste entre hommes comme on a aimé, gamins, rester entre potes. Voilà, lire Josse, c'est toujours entrer dans la compagnie de ces bagarreurs ventrus, joviaux et taciturnes qui n'aiment rien tant que s'échauffer les sangs de leur drôle de bagou et n'ont guère plus à partager que des souvenirs. 

 

Aujourd'hui, celui du "Barbu", qu'on s'apprête à mettre en terre. Le patron du bistrot. Mais qu'avant d'enterrer il convient de saluer et d'honorer avec des égards dignes de son personnage. Alors avant d'aller le porter au cimetière, tout ce petit monde se regroupe dans son bistrot et y va de son hommage et de son émotion. C'est qu'une vie entière passée derrière un zinc à tempérer l'entrain des buveurs tout en devisant poésie avec l'instit, ça vous pose une légende. Car le bistrotier est un peu comme un père pour tous ces orphelins de la jeunesse qui savent bien que le prochain est parmi eux.

 

Pour tous ceux-là, le monde n'est pas bien vaste. Il paraît qu'il l'est, pourtant. Mais peu leur chaut. Le monde, pour eux, se résume tout entier à cette camaraderie séculaire, fraternité de "clampins mélancoliques" et autres "geignards en manque de savoir-vivre" qui n'ont jamais demandé à être sur Terre mais qui, ma foi, quitte à y être, tâchent antant que possible de prendre ce qu'elle consent à leur donner. Ce sont des fiers-à-bras, des forts en gueule, mais toujours humbles, jamais vaniteux, sans autre joie que cet enivrement larvé sans quoi le monde leur paraîtrait gris, sans autre tristesse que celle d'être celui qui reste et doit dire adieu au copain d'à côté, sans attentes particulières. Repliés sur eux-mêmes, sans doute, sur cette famille aux liens plus forts que ceux du sang, sur ce petit bonheur ultime que peuvent constituer la routine, les habitudes, la fréquentation des mêmes lieux et des mêmes gens, des sensations chaque jour répétées. Au fond, c'est sans doute l'esprit de cette communauté ordinaire que Jacques Josse sonde au fil de ses petits livres, de sa plume affectueuse, légère et apaisée. Et s'il en parle si bien, c'est probablement qu'il est des leurs.

 

Jacques Josse - Chapelle ardente
Sur le site des Éditions du Réalgar

5 avril 2017

Romain Verger - Ravive

 

 

Romain Verger 
ou le moderne intempestif

 

On sort toujours exténué mais fasciné d'une lecture de Romain Verger. D'autant qu'on ne peut guère lui trouver d'équivalent contemporain, même si (mais la référence le surprendrait probablement) il m'arrive parfois de songer à quelqu'un comme Patrick Grainville : même tentation lyrique, omniprésence des éléments, certaine sauvagerie dans la préciosité, appel aux figures mythologiques, goût pour la matière, le suint, les sécrétions, la chair monstrueuse, penchant pour les lexiques rares ou inusités, exaltation des sensations baroques. Toutes choses qui bien sûr évoquent aussi, mais chez les grands disparus, la figure d'un Lovecraft ou d'un Lautréamont.

 

Pourtant c'est à Kafka que j'ai d'abord et spontanément pensé en commençant ce recueil, lequel ne s'ouvre sans doute pas innocemment sur une nouvelle baptisée Le Château. Son narrateur n'est pas loin d'ailleurs d'éprouver cette impression nouvelle et étrangère dont Gregor Samsa fut saisi dans La Métamorphose : « Je me suis étendu sur mon lit et j'ai inspecté mes mains. L'une et l'autre, paume et os. J'ouvrais et fermais le poing et leurs veines bleues saillaient sous la levée des tendons puis se dégonflaient, soulignant les sillons de ma peau de lézard. Avec le temps et les ridules, le lentigo et ces poils grotesques qui en recouvraient les phalanges, elles me rappelaient ces mains de singes cramponnées aux cordes et barreaux des zoos, comme je l'étais moi-même à cet été de mon enfance. » La nouvelle donne le ton, mais aussi le décor, l'atmosphère et le fil rouge du recueil : peu ou prou, il s'agit d'un retour vers l'enfance, ses lieux bretons et balnéaires, mais surtout ses sensations pleines de cet imaginaire envahissant qui nous fait voir des monstres là où il n'y a que de la nature, ces premières impressions troublantes où nous nous découvrons nous-mêmes et qui souvent, l'air de rien, finissent par façonner notre complexion d'adulte. La forme courte réussit particulièrement à Romain Verger qui, en quelques pages seulement, parvient ici à nous faire basculer d'un relatif bucolisme originel à l'angoissant et ténébreux mystère de la vie.

Jean Fautrier - Le sanglier écorché

 

On a toujours l'impression, lisant Romain Verger (cela vaut pour son oeuvre mais peut-être plus spécialement pour ce recueil), qu'il s'en va toujours puiser dans les tréfonds de l'humain. Non de l'humanité entendue comme l'ensemble des individus y appartenant, laquelle n'intervient qu'assez marginalement, mais bien de l'humain, ce mammifère inopiné composé pour l'essentiel d'une chair problématique et d'insolubles angoisses. De manière très irréfléchie, m'est souvent venu à l'esprit, en lisant ces nouvelles, ce tableau de Jean Fautrier qui m'avait tant marqué lorsque je le découvris, Le sanglier écorché, où la chair entaillée ouvre sur d'autres mondes, mondes enfouis, imperceptibles, cruels et mythiques. L'humain est pour Verger un précipité complexe et anarchique qu'une coalition de forces insaisissables ramène en permanence, non seulement à sa psyché, mais à son sentiment de perdition dans le cosmos. On trouve dans ses personnages toutes les fascinations imaginables, l'attrait de la bête, le trouble devant la puissance des éléments, les hantises de la mémoire, la substance presque tangible d'un ensemble de mondes en perpétuelle métamorphose.

 

« Tu fendras les pluies d'oiseaux, tu fouleras les braises, les bris de verre et de vaisselle, les pneus déchirés et les bouquets de câbles, le métal bouillonnant et le plastique fondu, les caillots d'asphalte et de terre noire et les amalgames de chairs carbonisées. Tu marcheras entre les troncs décapités, les morceaux de charpente et les branches brisées où flottent des calicots déchirés aux couleurs de sang cuit. Frayant sa voie parmi les os calcinés de tes ancêtres, ton pas préparera le sable des anses noires de demain. Tu franchiras des pans de ténèbres, tu connaîtras des vallées de larmes adamantines qui arrachent au vent qu'elles écorchent des cris déchirants, tu enjamberas des marécages d'ichors à l'aide de ponceaux faits de fémurs et de nerfs des anciens, et tu longeras des mers mortes où ne croisent plus que des carcasses flottantes d'orques et de baleines dérivant sur l'eau lourde comme de grands vaisseaux d'os dentelés. Cours le monde, ravive la cendre des plaines, insuffle ton haleine aux squelettes étiques, reverdis les prairies à grandes giclées de sperme, dissémine tes squames et des filles en naîtront, disperse tes rognure d'ongles et des fis en viendront. » (Anton)

 

On ne peut jamais lire Romain Verger sans se demander d'où lui vient cette obscurité dans laquelle il se débat, et quelle est cette quête, vouée sans doute à l'inapaisement, dont son écriture témoigne. De tentations apocalyptiques en visions prémonitoires et autres mutations prophétiques, Romain Verger exhausse le tumultueux de l'être : la mémoire, l'oubli, le sommeil impossible, le sexe, la chair, la malformation, l'obsession, la pathologie, l'être ou le devenir-animal, le fantasme de renaissance (Anton) ou la fascination bio-technologique (comme dans Reborn, où des poupées, des baigneurs d'enfant, s'animent d'une vie biologique).

 

Peut-être au fond est-ce cela, qui subjugue tant chez Romain Verger, cet appel incessant aux puissances immémoriales mêlé à cette attention fanatique et presque hypnotique à ce qui évolue sans cesse chez l'homme. L'étrange et intempestive modernité de Romain Verger est peut-être là : dans la forme très fin-de-siècle de sa littérature, que parfois l'on pourrait presque dire millénariste, conjuguée à une fréquentation fascinée pour un certain type de littérature fantastique, celui qui charrie les plus fortes visions poétiques. Exit le beauté ou la laideur, il y a seulement l'organique, mais un organique investi d'un très puissant élan métaphysique. Les scènes horrifiques par exemple, et certaines sont marquantes, dignes, précisément, d'un film d'horreur, sont toujours très intimement nouées à une sorte de dépassement onirique, comme si Verger trouvait là, dans les scories, la salive, le sang, les règles menstruelles, les viscères, à la fois l'origine et le destin de l'homme, son insignifiance peut-être mais aussi sa nécessité, sa beauté propre, sa noblesse contradictoire.

 

Chez Verger, pour le dire d'un mot, les choses échappent. Comme nous échappe le monde, sa compréhension bien sûr, son épaisseur, son origine et sa destination, les forces sourdes qui le font se mouvoir, cette incessante impression qu'il nous donne de courir vers sa fin. J'écrivais plus haut que Romain Verger puisait dans les tréfonds de l'humain, mais peut-être serait-il plus juste de dire qu'il l'explore plutôt à ses confins. Comme si l'homme ne l'intéressait que parce que son humanité était seconde, et que ce qu'il en percevait d'abord, et distinctement, était ses parts animale, minérale, végétale et céleste. Je crois que nous aurions tort de chercher à tout prix des thématiques dans son oeuvre : ce sont moins des thèmes que des ressassements. Le ressassement d'une condition impossible, quasi mythologique, abstraite en ce qu'elle induit un idéal, une aspiration, une esthétisation, mais douée d'une effroyable concrétude. Comme si c'était dans ses sensations extrêmes, dans ses possibilités imprévues et domestiquées, que Romain Verger trouvait toujours le propre de l'homme.

 

Romain Verger, Ravive - Éditions de l'Ogre

28 mars 2017

Thierry Jonquet - Vampires

 

 

Jonquet, social-goth


Il n’est pas illégitime (cf. Véronique Maurus, Frustrés ? Pire, déçus ! – Le Monde des Livres du 21 janvier 2011), de questionner le choix et la motivation d’un éditeur de publier un livre posthume et (à ce point) inachevé. La question vaut particulièrement pour Vampires, ultime roman, donc, de Thierry Jonquet, tant on s’avise bien vite qu’il lui manque sans doute une centaine de pages et s’interrompt au beau milieu d’une phrase dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle ne va pas sans laisser un arrière-goût d’ironie amère – « Un long travail commençait. Aussi routinier qu'in­certain. » Et si Jean-Christophe Brochier, son éditeur au Seuil, insiste avec raison sur les indiscutables qualités du manuscrit, on peut toutefois se demander ce que Thierry Jonquet lui-même aurait pensé de ce texte aussi prompt à entraîner le lecteur qu’il l’abandonne à sa frustration.

 

Donc, on pèse le pour et le contre. Encore un peu, on s’en voudrait de s’être laissé prendre à cette intrigue très construite, dopée à une énergie narrative aussi intarissable que précise, pour se retrouver là, panne sèche sur le bord de la route, condamnés à imaginer une hypothétique sortie de scénario. Il n’empêche. On ne saurait évaluer ce roman à la seule aune de notre sensation d’inassouvissement. Peut-on même seulement l’évaluer, quand on sait qu’il n’a même pas été relu – qu’il n’a pas été édité ? Car si Thierry Jonquet s’y montre assez virtuose, s’il est patent qu’il a dû éprouver bien du plaisir à élaborer une histoire originale, dynamique, moderne, pleine d’imagination et de virtualités, il est probable que lui-même en aurait affûté certaines formulations, peaufiné quelques enchaînements, élagué certains détours.


Il serait très injuste pourtant de considérer cet ouvrage comme un document pour aficionados. Car non content d’être doté d’une belle construction et d’une grand expressivité narrative, Vampires livre, clés en main, une idée d’une grande ingéniosité – que je me garderai bien de déflorer. Détournement génial de la mode dite gothique, avec son lot d’images sépulcrales et de macabres gimmicks, le livre, même dans son état, parvient à renouveler un genre que l’on croyait un peu épuisé, pour ne pas dire éculé. Jonquet installe son décor à merveille – on s’en convaincra dès les premières pages, suivies de l’imparable scène de l’empalement –, et parvient très vite, en intégrant quelques éléments de contexte succincts mais très éloquents, à donner à ce texte très inventif un tour immédiatement réaliste et contemporain. Fidèle au registre qui le met à la lisière du roman noir et de la chronique sociale, on ne peut que constater combien de tours encore il avait dans son sac, et combien il est décidément vain de se refuser à des sujets sous prétexte qu’ils seraient par trop estampillés. Moyennant quoi, Vampires aurait certainement été un très grand Jonquet ; à sa manière, il l’est d’ailleurs déjà.

 

Thierry Jonquet, Vampires - Éditions du Seuil
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°29, mars 2011

22 mars 2017

Adam Haslett - Vous n'êtes pas seul ici

 

 

Gris outre-Atlantique

 

Qu’éprouvons-nous en refermant un livre ? Une latence, une suspension, la résolution d’un espace que nous avons ouvert et qui se clôt d’un coup, entraînant avec elle le sentiment de la plénitude comme la sensation de l’inassouvissement, la satisfaction du tout comme la frustration de le savoir borné. Les mots lus ne peuvent soudainement plus se résoudre que dans le silence et, pour un temps relativement bref, il nous est donné de pouvoir vivre un silence de l’intérieur, intérieur que nous avons certes habité avec un fort sentiment d’intimité, mais qui, d’une certaine manière, n’est pas le nôtre. Le silence peut toutefois s’emplir de mots isolés, et pour ainsi dire informulés, sur le fil des tropismes de Nathalie Sarraute : sans même que nous ayions voulu les faire advenir, surgissent de notre conscience encore sous le choc quelques mots, le plus souvent simples, abstraits, génériques, qui font pour nous un travail d’intégration de la lecture. Sans doute cherchons-nous alors, sans même le savoir, à tirer au clair ce que nous avons lu, et, mutatis mutandis, à en dégager la morale, l’axiome ou le secret. Et puis, plus rarement, il peut y avoir des couleurs. Or si je cherche à retrouver l’état dans lequel m’a laissé la lecture de Vous n’êtes pas seul ici, en surplomb des mots épars qui me viennent, tous justes mais tous incomplets, c’est une couleur qui s’impose, couleur dont aucune nuance, et dieu sait pourtant s’il y en a, n’altère jamais l’essence de la dominante grise. Qu’il s’agisse ici de nouvelles n’est sans doute pas étranger à cette impression. Le roman dessine un paysage où saillent les contrastes, les quiproquos, les nuances et les atténuations, les embardées et les violences, pour se clore sur un sentiment qui, à tort ou à raison, englobe l’intégralité du livre et de son propos. Le recueil de nouvelles enclôt l’espace autant qu’il réduit les possibilités d’en façonner ou d’en modifier les reliefs. La succession d’univers disjoints accentue et précise le lien entre eux, à tel point que l’on peut bien tout oublier des histoires sans jamais rien perdre de ce qui les unit : un recueil réussi est autant un recueil dont sourd un climat particulier qu’un recueil d’histoires réussies. À cette aune, et c’est un fait unique dans l’histoire de la littérature américaine, il n’est pas étonnant que ce premier livre d’Adam Haslett ait déjà figuré parmi les finalistes du National Book Award et du Prix Pulitzer.

 

* * *

 

Ceux que désespère l’Amérique feraient bien parfois de se pencher un peu sur sa littérature. Loin d’être le pays sans histoire et sans culture que d’aucuns se complaisent à dépeindre, il est frappant au contraire de constater à quel point sa fabrique littéraire est pénétrée par l’histoire, la géographie, les mentalités américaines. Le plus étrange pourtant est que cette perception très vive de la sensibilité locale va souvent de pair avec une pénétration très profonde et très dense de l’individu humain. Les phosphorescences triomphales d’une certaine Amérique, la débauche de lumière et de clinquant dans la complaisance de laquelle certains de ses hérauts la revêtent parfois, la griserie de pacotille qui caractérise tout un pan de son étant médiatique, nous masquent une réalité autrement plus terne, plus déprimée, plus profonde en tout cas que ce qui nous est donné à voir. L’horizon bleuté de l’être-américain se confond avec le gris sceptique et terrien. M’opposera-t-on le succès, des deux côtés de l’Atlantique, d’un Bret Easton Ellis (American Psycho, Glamorama) ? Mais précisément : Bret Easton Ellis est le représentant d’une minorité, rebelle assurément, mais fondamentalement intégrée, dépravée car mondaine – et réciproquement –, muscadine, nihiliste et jet-setteuse. Si Quentin Tarantino surfe au cinéma avec le succès que l’on sait sur cette vague, Joel et Ethan Cohen n’en sont pas moins éminemment américains. Leurs films évoluent d’ailleurs dans une esthétique de l’entre-deux où la couleur n’est là que pour saillir dans la grisaille, coups d’éclat brutal ou miraculeux à travers un substrat américain dont la psyché ne rutile que dans les franges. 

 

Les franges, telle est bien la terre, grasse et sèche si cela est possible, que laboure Adam Haslett. Pas les franges sociales auxquelles l’on pense spontanément : les franges de l’expérience intérieure, celles, précisément, de ces êtres presque sans histoire qui pourtant ne se sentent et ne sentiront jamais en adhérence avec la vie. Et de me souvenir de la chanson de Serge Reggiani : Il faut vivre / L’azur au-dessus comme un glaive / Prêt à trancher le fil qui nous retient debout / Il faut vivre partout dans la boue et le rêve / En aimant à la fois et le rêve et la boue. Chez Adam Haslett, le fil est souvent tranché. Rester debout relève de l’insoutenable effort, chaque être est condamné à l’amour du rêve et de la boue, bien certain pourtant que la boue emportera tout. Haslett s’attache seulement à éclairer cette brume qui enveloppe les êtres dépossédés de l’événement. C’est vrai de ce père qui ne sait plus converser avec son fils, ou de ce docteur qui parcourt des dizaines de kilomètres pour rencontrer sa patiente dépressive car il sait au fond de lui qu’il n’est devenu médecin que « pour organiser sa proximité involontaire avec la souffrance humaine. » C’est vrai aussi de ce jeune garçon qui tente d’éloigner la souffrance que lui causent le suicide de sa mère puis la mort accidentelle de son père en attirant à lui d’autres souffrances. C’est vrai encore de ce frère et de cette sœur qui n’en finissent et n’en finiront jamais de vivre ensemble dans l’attente impossible du retour toujours ajourné d’un ancien amant partagé. C’est vrai aussi de cet homme que la dépression suicide à petit feu et que les pas aléatoires mènent chez une vieille dame dont la vie accompagne les dernières vies d’un petit-fils que le psoriasis ronge à mort. Et encore de cet homme, dont nul dans son entourage ne sait qu’il mourra très prochainement du sida, confiant son sort inéluctable à une prostituée croisée au hasard de son chemin de hasard et ne faisant finalement qu’attendre sa fin en se contentant d’acquérir au cimetière un emplacement auprès de son père. Et de cet enfant à qui la vie ne sera plus jamais sereine puisque, comme son père, il voit par avance la mort de ceux qu’il aime. Et de cet homme qui consulte dans le train son dossier psychiatrique, ou de cet adolescent qui rend visite régulière à une femme soignée pour schizophrénie quand il ignore encore tout de la vie et des gestes de l’amour. Ce n’est pas tant la souffrance ou les chagrins ou la misère qui saisissent le lecteur, que ces ombres nébuleuses ondoyant comme des chimères autour des âmes, cette torpeur presque neurasthénique contre laquelle ils tentent bien de lutter mais au creux de laquelle pourtant ils semblent comme vouloir persister à se lover. Le gris est là, dans le halo filandreux qui enserre les existences et les ramène à quelques gestes de pilotage automatique, dans cette manière cendreuse qu’a la vie de se déployer comme par réflexe, sans qu’aucune forme de volonté ne vienne s’y attacher. Plus de déterminismes, presque plus de société, juste des monades éberluées toupillant au sein de galaxies effrayantes, quand les vents soufflent toujours trop fort et que l’air du large fait toujours trop peur. Or le grand tout social n’admet ces divergences ni ne peut s’expliquer leur présence : le progrès, la médecine, la psychiatrie, la démocratie, la domination des classes moyennes, le divertissement, l’ordre du monde social est comme tétanisé par ceux qui dévient des voies qu’il croyait avoir tracées pour tous. C’est ce qui sort du nombre qui pose problème, ce qui en sort alors que tout était fait pour que rien n’en sorte : il était prévu que tout s’ordonnât dans l’ordre clinique du social. Les personnages d’Adam Haslett, saisissants de douceur et de résignation, tous tellement attachants dans la perplexité olympienne de ce qui les accable, nous disent que c’est impossible : l’ordre social est un optimisme aussi aberrant que les autres

 

Vous n’êtes pas seul ici est le livre de l’insoutenable tendresse de l’être. Pudique, retenue, délicate, elliptique, empathique, l’écriture d’Adam Haslett cueille l’individu au plus profond de ses carences mais aussi au plus incertain de son être. Plus rien ne scintille jamais, hormis les éclats d’une humanité qui s’acharne à se briser d’elle-même lorsque les puissances extérieures n’y parviennent pas. Adam Haslett rejoint avec ce premier recueil les meilleurs écrivains américains de sa génération, Jonathan Franzen, Rick Moody, Jonathan Safran Foer, Brady Udall et les autres. Il le fait en usant d’une tendresse étrange, presque maladive, qui n’appartient qu’à lui. Et nous refermons le livre des existences qui se brisent, et reste ce gris hors duquel toute autre couleur semble terne.

 

Adam Haslett - Vous n'êtes pas seul ici - Éditions de l'Olivier
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Pierre Aoustin

Article paru dans Esprit Critique (Fondation Jean-Jaurès), n° 51, mars 2005

15 mars 2017

Clotilde Escalle - Mangés par la terre

 

Je dois à Lionel-Edouard Martin de m'avoir mis entre les mains le manuscrit de Clotilde Escalle : sans doute l'animal, me connaissant, devait-il sourire par anticipation de la gifle que j'allais prendre. Et en effet elle ne fut pas longue à venir : à peine en avais-je lu une dizaine de pages que je me retrouvais bluffé. Aussi est-ce avec grand enthousiasme (et non sans quelque fierté) que je suis heureux de signaler la parution de Mangés par la terre, ce huitième roman de Clotilde Escalle dont j'ai le privilège d'être l'éditeur pour les Éditions du Sonneur.

 

* * *

 

Mais je me retrouve bien en peine de satisfaire les amateurs de pitch joliment torché – autrement dit d'argument commercial bien sonnant. Je pourrais certes invoquer cette scène inaugurale étrange et un peu hallucinée qui met en scène deux idiots désœuvrés tendant au travers de la route départementale un filin d'acier aux seules fins de provoquer un accident et de pouvoir en rire. Ou celle du père, ce vieux paysan que l'on découvre mort dans sa grange, “allongé sur sa botte de foin, les yeux clos, un filet de salive séchée aux lèvres, le gilet taché de sauce, le pantalon crotté”, tandis que le reste de la famille s'inquiète de la santé de la vache qui s'apprête à mettre bas et craint surtout pour la survie du veau. Ou encore ces scènes, glaçantes, dignes d'Orange mécanique, de viols à l'asile. Qu'il y ait dans Mangés par la terre une histoire bien construite, des personnages bien campés et des situations bien tendues, voilà qui n'est donc pas discutable. Mais ce que Clotilde Escalle nous transmet là, cette sensation mortifère d'enfermement dans une condition sociale, ces carences de la transmission maternelle, ces manifestations d'une brutalité quasi instinctuelle quoique roublarde et préméditée, ou encore cette perception obstinée de la sexualité féminine comme tabou, tout cela ne pouvait se satisfaire d'une linéarité par trop racontable

 

Escalle sait mieux que quiconque assécher, essorer ses personnages, mais, et là est la beauté de la chose, en exhaussant une écriture à la vivacité très puissante, très évocatrice, souvent rude. Une écriture qui s'acharne à désosser le fait, l'acte ou la pensée, mais tout en draînant une étonnante puissance lyrique. Ce pourquoi, de manière un peu nébuleuse, ou impressionniste, j'ai parfois pensé à William Faulkner, ou encore au Tristan Egolf du sombre et obsédant Seigneur des porcheries. Mais j'aurais pu tout aussi bien évoquer Georges Bataille, pour la dimension à la fois métaphysique et cathartique de la sexualité, ou encore la précision maniaque et l'œil grinçant d'un François Mauriac – mais un Mauriac sali, un Mauriac chez les prolos. Bref, il y a dans ce nouveau roman de Clotilde Escalle un sentiment d'urgence, un mordant très particulier, et il est d'autant plus heureux qu'elle ait su être aussi crue, parfois aussi rageuse, sans jamais se départir d'une authentique intention littéraire. Ce qui donne un ton, une patte, une voix, un univers. Et un humour, aussi, logé à la diable dans les détails et dans une foultitude de petites choses observées à la dérobée. Comme si elle écrivait avec l'œil en coin.

 

Une des (autres) grandes forces de ce roman, selon moi, est que, le lisant, je n'ai jamais eu l'impression de lire un pur auteur contemporain. Nous y sommes, pourtant, et d'évidence : le rythme, le lexique, les référents, le champ visuel en témoignent (et je songe, pour le coup, à ce qu'un Bertrand Blier ou un Bruno Dumont sauraient tirer d'un tel livre). Mais l'ensemble est traversé par une telle sensation d'éternel humanoïde, de pesanteur sociologique, par un je-ne-sais-quoi de lancinant dans la reproduction du même, que le livre atteint à une dimension presque intemporelle. Et dans ce paysage au bas mot assez désolé, la passion du notaire pour Chateaubriand (le notaire, personnage-pivot, incroyablement incarné, à sa manière largement aussi décadent que les autres) constitue d'ailleurs une trouvaille merveilleusement déroutante et intempestive. En plus de venir bousculer le néant qui taraude ces personnages et l'angoisse d'un monde sans espérance ni culture qui pourrait constituer l'espèce de surmoi de ce roman – et peut-être de cette romancière aussi puissante que singulière.

 

Mangés par la terre, Clotilde Escalle - Éditions du Sonneur

13 mars 2017

Dashiell Hammett - Interrogatoires

 

 

À petit feu

 

Il y aurait une certaine indécence à dresser un quelconque parallèle entre la période que traversèrent les États-Unis au début des années 1950, dont émerge la figure inquisitrice du sénateur McCarthy, et la tentation toujours très forte des démocraties contemporaines, de l’Italie à la France, de surveiller et si possible d’attacher à leur cause les intellectuels, et plus largement tous ceux qui pourraient avoir l’oreille du peuple : ceux-là ne figurent sur aucune « liste noire », aucune peine de prison n’est prononcée contre aucun d’entre eux, et leurs écrits ne sont passés au crible d’aucune commission d’enquête. D’où vient, alors, que l’on sorte des Interrogatoires subis par Dashiell Hammett avec l’impression d’avoir lu une sorte de mise en garde ?

 

Plusieurs facteurs peuvent l’expliquer. Il y a d’abord le rôle et la posture des auxiliaires de Justice qui, tout au long des trois procès ici regroupés, témoignent d’un dessein purificateur où l’État envahit l’espace et où la défense n’a pour ainsi dire aucune place. Le spectacle, car c’en est un d’une certaine manière, se déploie ensuite sur une scène que nous autres contemporains connaissons bien, celle d’un maillage administratif et technocratique aux procédures indémêlables pour n’importe quel citoyen, fût-il le moins ordinaire. Enfin, il y a l’accusé lui-même, Dashiell Hammett, maître et fondateur du roman noir, dit hard boiled (« dur à cuire »), dont l’attitude durant ces procès témoigne à la fois d’une constance qui confine à l’exemplarité et d’une conception personnelle, au fond très séduisante, de l’engagement.

 

Hammett ne livre rien, arc-bouté sur le cinquième amendement de la Constitution américaine, qui permet à tout citoyen de refuser de témoigner contre lui-même dans un procès pénal. Toute la rhétorique des Interrogatoires s’articule autour de cet amendement et de son utilisation optimale par l’accusé, ce qui bien sûr en fait le sel et, si tout cela n’était pas tristement réel, en constituerait l'effet comique. Du coup, on a parfois l’impression que c’est Hammett qui donne le ton du procès, son mutisme légaliste acculant ses accusateurs à choir dans l’absurde. La réponse qu’il apporte à chacune des questions ou presque qui lui est posée (« Je refuse de répondre car la réponse peut me porter préjudice ») ne constitue pas à proprement parler un système de défense, ne saurait du moins être résumée à une stratégie juridique. Elle a quelque chose du socle intellectuel sur lequel il fait reposer, sans le dire explicitement, une certaine manière de s’engager. Proche des mouvements communistes mais de tempérament davantage libertaire, le mutisme d’Hammett porte à la fois le témoignage d’une éthique personnelle qui lui interdit toute délation, et la manifestation d’une élégance qui l’empêche de sombrer dans l’ergotage idéologique. Natalie Beunat l’écrit très justement dans sa Préface : « Hammett fit ce qu’il avait à faire, sans se plaindre. » Attitude "hard boiled" s’il en est, qui lui vaudra d’être emprisonné six mois durant. Si vous avez une demi-heure devant vous, lisez absolument ce livre qui vous fera plonger dans cette époque étrangement proche et lointaine et qui, avec l’économie de mots et de moyens à laquelle l’obligeait le procès, vous en dira plus long qu’il y paraît sur cet immense écrivain.

 

Dashiell Hammett, Interrogatoires - Éditions Allia
Traduit de l'anglais (américain) par Natalie Beunat

Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 19 - Septembre/octobre 2009

7 mars 2017

Raymond Guérin - Du côté de chez Malaparte

 

 

Du bon côté

 

Ils ont le don des jolies idées, chez Finitude. Voici donc réédité par leurs soins, sans raison ni actualité apparentes, ce petit livre de Raymond Guérin, récit de son séjour, en mars 1950, dans la Casa Come me de Malaparte, sise tout au bout d’une pointe du monde où Godard, plus tard, ira magnifier Brigitte Bardot. « Venez », lui avait simplement écrit Malaparte – et Guérin ne se fit pas prier. 

 

Du côté de chez Malaparte est un hommage comme on n'en pratique plus guère aujourd’hui. La visite au grand écrivain est, classiquement, de celles marquent une existence, quitte, parfois, à entretenir quelques fantasmes. Elle induit une forme de révérence et de courtoisie qui, transposée dans le travail littéraire, fait toujours courir à celui-ci le risque d’une certaine complaisance, voire davantage. De cela il ne saurait évidemment être question ici, Raymond Guérin étant un écrivain bien trop irréductible, rebelle par instinct autant que par histoire personnelle. Pourtant, une certaine affectation a pu parfois me gêner, notamment au début du livre (donc du séjour), quand l’enthousiasme de Guérin semble l’inciter à trouver beau, bon et juste tout ce que dit, pense et fait Malaparte. Au point de lui inspirer un lyrisme qui, mal compris, pourrait affecter la spontanéité du propos, comme si, en plus de l’être spontanément, il avait décidé d’être charmé. Je mesure, naturellement, ce que ce jugement peut avoir d’injuste. Car l’emphase qui se manifeste ici ou là, au fil de la conversation entres les deux hommes, n’est autre que l’expression d’une admiration et d’une authentique amitié mutuelles. Ce qui, au demeurant, ne doit pas toujours aller de soi avec Malaparte, qui ne déteste pas jouer les matamores. D’une liberté assez affolante, peu soucieux des jugements qu’il peut susciter, le personnage ne demande pas mieux que de provoquer. Au cours d’une de leurs innombrables conversations, et après que Raymond Guérin a vanté sa façon « de donner l’assaut à une idée, à un fait, à un individu, de conquérir son sujet à la force du poignet… », il a cette repartie, tellement naturelle : « Oui, j’ai conscience d’avoir une vision du monde plus libérée que la vôtre. » Ce type d’assertion n’induit pourtant aucune implication d’ordre moral ou vertueux : elle est factuelle en toute simplicité. Aussi, ce qui est saisissant dans ce récit, outre qu’il se lit avec beaucoup de plaisir tant il est charnel, lettré, empathique, c’est que ces deux hommes ne se ressemblent finalement que bien peu. A cette aune, leur amitié n’en est que plus troublante, y compris peut-être à leurs propres yeux. Malaparte a ce côté canaille qui, d’ordinaire, agacerait sans doute Raymond Guérin, ce dernier étant plutôt du genre à se défier des frasques ou des manifestations par trop excentriques. Mais le courant passe, et plus que cela encore, en vertu d’une compréhension réciproque assez supérieure ; il existe de ces amitiés qui n’ont guère besoin de preuves pour s’éprouver.

 

Moyennant quoi, ce récit est une petite mine pour qui souhaiterait voir Malaparte sous un jour plus domestique. Les échanges sont nombreux, nourris, toujours vifs, souvent drôles, on mange, on boit, on rit, on courtise galamment, on admire la nature, les pierres, les odeurs, laissant Malaparte s’exprimer sans aucune pudibonderie sur lui-même, sur l’Italie (« un peuple doit accepter de faire ses comptes avec sa littérature »), sur les femmes bien sûr, au fil d’un chapitre gentiment misogyne (« avec les femmes, il est un homme qui prend et qui se sert », dit de lui Raymond Guérin), et sur tant d’autres sujets encore, graves ou légers, les uns et les autres se recoupant parfois dans une certaine allégresse ; ou encore sur son chien Febo, où le maître pourrait en remontrer à Michel Houellebecq : « Jamais je n’ai aimé une femme, un frère, un ami, comme j’ai aimé Febo. C’était un chien comme moi. C’était un être noble, la plus noble créature que j’aie jamais rencontrée dans ma vie. »

 

Enfin le livre s’achève, très intelligemment, sur quelques fragments inédits de ce journal, donc laissés en dehors de la rédaction de Du côté de chez Malaparte. Raymond Guérin n’y fait pas preuve des mêmes prudences que dans le livre, son écriture est plus directe, libérée de l’ambition littéraire de l’hommage. Ce qu’il dit ici de Malaparte corrobore en tous points son admiration, mais la chose se fait plus personnelle, plus libre, plus distanciée aussi. La rencontre entre Malaparte et Mussolini y est décortiquée avec beaucoup de vivacité, au fil de quelques scènes qui valent leur pesant d’or. Et qui achèvent de donner à ce livre un charme qui, s’il est un peu daté, n’en est pas moins très contagieux.

 

Raymond Guérin, Du côté de chez Malaparte - Editions Finitude
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 17, juin 2009

2 mars 2017

Patrick Grainville - Le baiser de la pieuvre

 

 

Du mou dans la gâchette

 

Je me souviens encore du jour où je lus L’orgie, la neige. Le livre, comme bien des livres de Patrick Grainville, s’enfouissait dans les arcanes de l’adolescence, où je vivais encore. Je crois qu’il fut mon premier livre de chair lyrique ; du moins est-ce l’impression que je conserve par devers-moi de cette prose comme coulée dans le marbre d’un classicisme que j’enviais, mais qui le corrodait en tous points par un esprit, une luxuriance, une sensualité si peu académiques. Et quoique l’Académie, précisément, eût déjà gratifié ses Flamboyants du Goncourt. S’il est de coutume, et en grande partie très juste, de considérer que les grands, les vrais écrivains, ne sont jamais les écrivains que d’un seul livre mille fois réécrit, alors il est peu de dire que Patrick Grainville en fait partie. Et si le tropisme nippon le conduit ici à tempérer son transport – mais si peu, si peu… –, ce prosateur hors pair n’a rien perdu ni de sa formidable poésie, tout à la fois descriptive et suggestive, ni de cette étrange énergie qui le conduit aux confins du romantisme. Je connais peu d’écrivains, de nos jours, capables de combiner de manière aussi viscérale le classicisme romantique et la fusion des chairs. Ce dont on retrouve ici l’expression, baroque, talentueuse et peu commune, donc, dans ce merveilleux récit, à mi-chemin entre le fantasme et l’humide concrétude des choses, entre la plus onirique légende et son incarnation la plus exaltée.

 

Les éditions du Seuil ont eu la bonne idée de reproduire en ouverture de ce roman Le rêve de la femme du pêcheur, la célèbre estampe d’Hokusai, ce vieux fou né il y a plus de deux siècles et qui doit rendre vert de jalousie le plus érudit des amateurs de mangas. Le dessin montre ladite femme qui, enserrée entre de longues et pernicieuses tentacules, s’exalte des caresses qu’une petite pieuvre embrassante prodigue à ses seins, tandis qu’une autre, plus grosse, profite de son privilège pour lui faire minette. Le baiser de la pieuvre part de cette vision sauvage, délicieuse autant que licencieuse, pour en faire entendre tous les échos possibles chez l’humain : il s’agit de sonder les cœurs autant que les reins, les tréfonds de l’âme autant que la liqueur des humeurs. Car si Grainville apparaît toujours comme l’un de nos plus grands producteurs d’impressions érotiques, aucun de ses livres ne saurait, à proprement parler, figurer dans ce seul et très exclusif registre. Ce qui se lit chez Grainville, c’est toujours au moins autant le rêve d’une vie rêvée que le fantasme d’une chair en attente.

 

Haruo est un bel adolescent : on imagine la charpente délicate et musculeuse, le torse glabre, les yeux et la chevelure d’ébène. Il est amoureux de Tô, la jeune veuve, qu’il vient épier, la nuit, dans son sommeil nu. Rien ne le fascine, rien ne l’étrangle davantage que « l’empreinte de Tô immaculée, immobilisée d’effroi, son signe nu, le vaisseau de sa chair tatouée de noirceur. » Dans ce petit village d’une petite île du Japon, là où les hommes vivent du labeur de la terre et de leur nature communiante, Haruo ne vivait pour que pour ça, que pour elle, que pour ce temps volé à la bienséance, à l’usage, à la communauté même, et « se tenait indéfiniment au bord d’un paradis impossible : c’était la définition même de l’adolescence. » De rage impuissant, pourtant, face à cet insaisissable et monstrueux rival tentaculaire. Ne pouvant « plus distinguer le corps lunaire de la veuve de la fleur vorace et tentaculaire qui l’envahissait », entendant jusqu’à ce « chant qui monta de la couche, celui de la jeune veuve Tô tordue de délices », tandis que sur l’île souvent le volcan gronde, cet « ogre gonflé de festons fantasques, constellé d’un caviar de pierres noires comme des excréments séchés. » Le baiser de la pieuvre est le récit de cet érotisme larvé, menaçant, endémique, qui contamine la terre et les hommes. Car il y a toujours eu un peu d’animisme chez Grainville, la moindre odeur de terre, le moindre bosquet de fleurs ou le plus petit animal est toujours l’excitateur possible de la sensation. Ce qui explique aussi pourquoi chacun de ses livres conserve toujours quelque chose du roman d’initiation. Ici, les initiateurs s’appellent Satô, l’amie lascive, et Allan, mystérieux chercheur aux goûts d’aventurier, qui tous deux trouveront en Haruo une source renouvelée de fantasmes et de félicités, quand lui ne peut oublier la beauté de Tô et de ses enlacements monstrueux. Ces deux-là s’en donnent à coeur joie : « Ils confondaient appendices et orifices, retournant l’homme en femme et cette dernière en cosaque carnivore. Et peut-être que les porcs domestiques qui pullulaient dans le village de Kô leur répondaient, verrats lubriques et truies tendres croyant reconnaître l’hymne de leur espèce. » Car notre animalité ne nous condamne pas : elle nous rapproche de nous-mêmes. Les meilleurs amis de Tô et Haruo, au fond, ce sont peut-être ces animaux que l’on dit si laids, et qui ici recouvrent quelque chose d’une dignité ou d’une élégance. Cette scène où tous deux sont surpris dans leur bonheur alangui par une ribambelle de pourceaux joueurs : « et les cochons déferlèrent sur Tô qui pouffait de rire. Haruo était écrasé sous la tendresse boulimique de la coche poilue dont les tétons gigotaient. » Cette autre scène, quand « ils avaient sorti la bufflonne de l’étable pour la traire dans la lumière », laissant Haruo « envoûté par la scène qui englobait la bête et la jeune femme dans cette promiscuité organique », bien obligé de voir que « la pléthore de la mamelle fleurie de tétines roses, les spasmes de lait blanc, leur éclat contrastaient avec cet entrecuisse pollué. Haruo bandait dans ce mélange de chair délicate, de suint, de toison douce et dilatée, parcourue d’artères de velours, de souillures fauves et parfumées où les doigts de Tô se glissaient. »

 

Ce qui frappe à chaque lecture de chaque roman de Patrick Grainville, c’est, disons, cette espèce de hauteur d’âme, d’allant vers ce qui à certains égards pourraient procéder d’une quête spirituelle, et qui l’éloigne à jamais de toute tentation obscène ou gouailleuse. Tô, Haruo, sont des êtres infiniment humains, touchants, sensibles, et le désir qui les entraîne est d’une pureté toute romantique. Leurs corps sont comme une préfiguration de leur âme, et c’est bien Tô dans toute sa splendeur idéelle qu’admire Haruo, quand « à l’intime luit un ruisseau de corail. » Et la découverte du corps de l’autre en dit autant sur son plaisir que sur son amour, quand « la rosace écarquillée du sexe semble affluer vers lui » et qu’enfin il pénètre « le fin jardin des chairs mouillées de l’amante. »

 

Patrick Grainville, Le baiser de la pieuvre - Éditions du Seuil
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 24, mai/juin 2010

27 février 2017

Patrick Grainville - Lumière du rat

 

 

À notre éternelle jeunesse

 

Pour peu que les mauvaises odeurs ne l’effraient pas, le lecteur entrera avec volupté dans ce roman qui, sous les dehors volontiers mordants auxquels Patrick Grainville nous a habitués, est peut-être plus sentimental qu’il n’en a l’air :


   « Armelle, sa jeune sœur, palpait avec délectation le poulet dodu et décapité qu’elle tripotait, troussait. De ses doigts experts, elle enfonçait, fourrait dans le cloaque écarquillé une farce de petits oignons et de rognons hachés. Elle bouchait le trou avec soin, beurrait le bréchet avec une mimique de sensualité béate. Entre elle et le poulet, il y avait cette connivence de la chair nue, cette complicité gourmande. Dans l’avenir, elle emmailloterait, avec la même dextérité, son bébé, caressé, dorloté, jasant et pansu : “Mon petit poulet !... ”. Après avoir changé et vidé les couches… Mettre leurs doigts partout dans la chair, leurs doigts gluants d’amour, se l’approprier, avec leur savoir-faire inné, leur empressement héréditaire, c’était leur monopole, leur apanage, leur pulsion affective, cannibale. » Merveilleuse, remarquable scène inaugurale, qui nous permettra au passage de jeter un coup d’œil embarrassé sur la grand-mère, suçotant le poulet dominical au point de s’en rendre malade et pétomane jusqu’à l’outrage, et qui donnera à Clotilde, le personnage central, l’impression que « sa grand-mère devenait elle-même chair de poulet ».


Là est le tour de force de Patrick Grainville, livre après livre : donner de l’intimité, du geste intime, de la vie organique des âmes, de l’existence anodine des corps et de l’inconscient charnel, une vision carnée d’une grande justesse lyrique.

 

D’un rat surdoué baptisé Dante aux nus classieux et glaciaux du photographe Helmut Newton en passant par le symbolisme mallarméen, la libido adolescente, New York, l’appel du large océan, les vitrines de la conjugalité parentale, le rigoureux apprentissage de la danse classique ou les fantastiques ressources de la vie animalière, l’aspect un peu foutraque des ingrédients de Lumière du rat ne doit pas désarçonner : tout finit toujours par s’ordonnancer, pour donner à ce roman une tonalité et une liberté assez singulières. Mais si la forme vise à l’éclatement, le propos ne surprendra pas de la part d’un écrivain dont le moins que l’on puisse dire est qu’il n’en finit pas d’éponger ses univers : réduit à son plus simple squelette, l’histoire s’attache aux tourments d’une jeunesse volontiers féminine et pleine de corps encore non aboutis, avide de passions organiques et d’expérience intérieure ; et, comme il convient, cette jeunesse au romantisme contrarié et aux pulsions insatiables se trouve en butte (provisoire) à un monde que domine une petite bourgeoisie elle-même inconsolable d’avoir remisé ses propres secrets de jeunesse dans la poussière abandonnée d’un établit au fond du jardin. Mais que l’on ne s’y trompe pas : la démarche, et plus encore le procédé, sont infiniment moins banals qu’il y paraît. S’il est toujours délicat de mettre l’adolescence au cœur des romans, Patrick Grainville est bien incapable de tomber dans les écueils du cœur grenadine ou de l’été indien ; sa flamboyance s’accorderait d’ailleurs assez mal à une mièvrerie qui, en dépit des apparences, guette toujours tout adolescent qui se respecte, fût-il le plus dissipé. C’est une des réussites de ce livre que de se tenir en lisière des atours de la nostalgie, usant de cette implication distante, à la fois caustique et volontiers provocatrice, qui dessine d’ordinaire les atmosphères grainviliennes.

 

Évidemment, le style n’y est pas pour rien. Tout a déjà été écrit à ce propos, et il n’est pas interdit de sortir d’un Grainville avec une vague sensation d’écœurement, ou d’euphorie trouble, tant l’écriture n’en finit pas de tourner autour du même noyau dionysiaque et de ressasser les mêmes figures humides, le même rythme tumultueux. Mais l’on ne peut que s’incliner devant la beauté assez magistrale des ornements, des visions et des enchantements. Au point que, n’était la légèreté, toute relative, du propos, l’on se croirait parfois au beau milieu d’une fulguration extirpée à Lautréamont. L’ahurissement devant la majestueuse nature se prête bien à l’exercice :


   « Au large, des vagues jaillissaient, se soulevaient au-dessus des autres, cavalaient dans des tourbillons neigeux que le vent cinglait. Les rafales barbotaient, dispersaient toute cette matière blafarde comme du grésil. La mer n’était plus qu’une immense marbrure démantelée, hérissée, pulvérisée. Un vaste champ de vacarmes, de mobilités foudroyantes, de crevasses, d’écroulements, de panaches volcaniques. Plus près d’eux, le long du rivage, ils voyaient l’avalanche de l’écume qui assaillait les failles, c’étaient des hordes de grandes houles roulantes avec des échines, des crinières de monstres. » La nature animale s’y prête peut-être davantage encore : « Des flottilles de papillons chamarrés tanguent sur les premières corolles, volettent autour des ramures plus longues. Des nids d’oisillons pépient. Dante hume leur sang chaud, voit leurs cous tendus, leurs têtes roses et crues, les cloques violacées de leurs prunelles opaques, l’hystérie de leurs becs béants. Cette fringale d’aveugles réveille ses instincts de prédateurs. Il se rue dans la touffeur du nid, ses chiures, ses duvets parfumés, au moment où le bouquet des cous soulève les boules de chair fripée au paroxysme de la frénésie, les fait sauter, bondir quasiment dans la gueule du rat. ».

 

Chez Grainville l’écriture se déverse en odeurs, en touchers et en sensations, elle se colorie de toutes les teintes de la chair, et pas seulement celle de ces jeunes humains encore inaltérés, encore sains, frémissant comme des oisillons à l’approche du désir, mais de la chair même du monde, des cellules, de la terre, des sécrétions, comme si tout était toujours destiné à devenir orgiaque et orgasmique. D’où l’érotisme bien sûr, partout, brûlant, neigeux, latent et lactescent, et dont Grainville nous prouve une fois encore qu’il demeure un des maîtres. Le désir, le trouble, l’angoisse de son propre corps, l’onanisme féminin, les premier pas, les premiers attouchements, la folle avidité d’Armelle et les prudences angoissées de Clotilde, les codes et rituels de la domination et de la possession, le rouge aux joues, la tenaille au ventre, l’humidité venante, les gestes qui tremblent puis s’affermissent, la confiance qui vient, tout est remarquablement écrit par cet écrivain qui donne l’impression de devoir ajouter des mots aux mots comme si aucun ne pouvait jamais le satisfaire, comme si l’accumulation des images, des qualificatifs, des saillies descriptives, lui offrait la moins mauvaise alternative à l’appréhension de ne jamais pouvoir écrire le sexe comme on l’éprouve.

 

Reste le rat. Étalon de la figure repoussoir s’il en est, de laboratoire ou d’égouts, sans autre fonction attribuée que celle de charrier les contaminations, d’envahir les rêves et de plomber la souveraineté du paysage mental. Celle, aussi, ici, presque panoptique, de considérer ces humains étranges que leurs instincts seuls semblent mouvoir. Et le lecteur de se souvenir que, derrière le rat, se cache un auteur. Qui doit prendre un malin plaisir à nous regarder ainsi vivre.

 

Patrick Grainville, Lumière du rat - Éditions du Seuil
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 10, mai/juin 2008

21 février 2017

Christian Gailly - La Roue et autres nouvelles

 

 

Le moins que l'on puisse dire est que les quelques livres que j'ai publiés jusqu'ici ne portent guère de traces de l'admiration que je porte à cet écrivain — preuve, s'il en était besoin, que nos influences passent par de bien insondables tamis. Écrivain dont il devient d'ailleurs difficile de parler, tant est forte l'impression que tout a été dit déjà — son minimalisme, son écriture en butées et soubresauts, sa filiation d'avec l'absurde, son amour du jazz, sa personnalité effacée, casanière... D'autant qu'aucun livre de Christian Gailly ne nous surprend jamais vraiment. Au fil du temps, on ne le lit d'ailleurs plus pour cela, mais simplement pour le retrouver, lui, son personnage, ses personnages, pour prolonger et perpétuer le joli miracle de nos premières lectures. Pour retrouver sa voix, et, par là, un peu de notre chez-soi. Pour savoir où il en est, pour vérifier.

 

On peut, pour le découvrir, commencer par n'importe lequel de ses livres, tout s'y trouvera déjà. Ce ne sont jamais, dira-t-on, que des petits livres sans histoire, des petites histoires balbutiantes, sans queue ni tête. C'est comme cette histoire de roue qui ouvre le recueil, et que je tiens pour une des plus belles pièces qu'il ait jamais écrites. Pour elle seule il convient d'acquérir tout le recueil - non qu'elle fasse de l'ombre aux autres d'ailleurs, enfin un tout petit peu quand même, parce qu'il y a là concentrée toute la matière et toute la moelle de Gailly, mais ce petit objet est tellement parfait, tellement pénétrant. Gailly a cette manière absolument unique de nous faire entendre la mélodie du temps, l'aléa perpétuel, cet accident incessant où les choses trouvent toujours à se produire, cette insoluble tension que constitue le seul fait d'être mis en relation avec d'autres humains, ou, même, simplement, avec le dehors. Il m'a toujours donné l'impression d'écrire avec les yeux écarquillés dans le vide. De ne pouvoir faire autrement que de regarder passer les choses qui lui passent sous le nez, tout en s'en découvrant parfois l'acteur. Au fond, pour lui, on dirait que les choses vont toujours trop vite. À peine le temps de les voir, de les saisir dans leur mouvement, moins encore de les penser, que, hop, une nouvelle chose chasse l'autre. Gailly passe son temps à éponger ce qui, de l'extérieur, parvient jusqu'à lui ; il est, à sa manière, le réceptacle le plus juste et le plus précis du monde ; et comme cette infinie précision vient d'un grand maître de l'ellipse, le contraste n'en est que plus étonnant, et merveilleux. Il est un des rares à savoir écrire avec cette apparente légèreté, cette grâce un peu vaporeuse, à savoir mettre un peu d'amusement et de facétie dans les choses graves et profondes dont ses personnages nous parlent, et à pouvoir laisser derrière lui autant de traces aussi indélébiles.

 

Christian Gailly, La Roue et autres nouvelles - Éditions du Seuil

6 février 2017

Christian Gailly - Les oubliés

 

 

Ne pas aboutir, surtout ne pas aboutir

 

Je ne vous tiendrai pas davantage en haleine : des Oubliés je ne dirai que du bien. Normal : c’est un roman de Christian Gailly. Et je suis un inconditionnel de Christian Gailly. Ça n’avait rien d’évident au départ, n’ayant qu’assez peu d’attrait pour une littérature que, à tort sans doute et en tout cas abusivement, je, on, qualifie de minimaliste. Bien sûr il y a Beckett – qui n’est pas pour rien dans la naissance à la littérature de Christian Gailly –, ou Échenoz, mais, et tant pis si le trait est injuste, la littérature des Éditions de Minuit est d’ordinaire plutôt du genre de celle qui m’assomme. Or rien de moins assommant qu’un livre de Christian Gailly, auteur Minuit par excellence s’il en est. À quoi donc cela tient-il ? 

 

Sans doute, mais on pointera ma subjectivité, à ces personnages qui se demandent toujours plus ou moins ce qu’ils font sur terre. Bien sûr ils finissent par traverser la vie, mais toujours dans un mouvement d’une assez belle indécision, n’en refusant pas les joies lorsqu’elles se présentent et ne s’en prenant qu’à eux-mêmes, ou dans le pire des cas au destin, quand les choses tournent un peu moins bien. Là où Houellebecq recommande l’exil au monde, Gailly se satisfait d’une distance à vivre – et y trouve la poésie. C’est une autre option, voilà tout. La mélancolie, planante quoique lourde, douce, presque chérie, donne aux personnages une belle profondeur atterrée, qu’ils dissimulent avec plus ou moins de réussite dans un réflexe de pudeur, de savoir-vivre et d’élégance. Car tous les personnages de Christian Gailly sont toujours élégants. Peu bruyants. Peu causants. Plus troublés que troublants. Plus vécus que pleinement vivants. Toujours encombrés d’eux-mêmes, balbutiants, hésitants, maladroits, incertains dans leurs gestes comme de leurs pensées. « Brighton ouvrit sa portière. S’excusa de s’être endormi. Descendit de voiture. S’excusa encore. Se retourna puis esquissa le geste de claquer sa portière. Se rendit compte à temps qu’il allait faire du bruit. La ferme doucement en poussant. N’y parvint qu’incomplètement. Poussa davantage. Sentit une vague de honte. Toute rouge lui monter au visage. Pensa renoncer. La laisser comme ça, cette portière. Mal fermée. Oui, non. La rouvrit à demi. La claqua puis, ma foi, satisfait, se retourna. Moss lui tendait la main ». Je connais peu d’auteurs à ce point respectueux du temps, donc du tempo, de nos soliloques. D’où le déplacement de l’accent rythmique, la syncope pour parler savant, ce phrasé monkien, sans achèvement possible. Ce n’est pas un procédé, ou un truc d’écrivain, vaguement éculé, répété de livre en livre, mais la seule manière de dire, de remettre les choses sur leur voie naturelle – et condamnée à l’inaboutissement.

 

J’admire chez Gailly la très profonde liberté, rudement acquise sans doute, de ne plus vouloir se fier qu’à lui-même, à sa voix propre, et j’admire qu’il sache à ce point combien l’imagination est une toute petite chose, à laquelle on ne peut sérieusement se livrer sans un travail sur la langue autrement minutieux qu’il y paraît peut-être. J’aime, aussi, que les histoires éraflent les confins de l’absurde tout en demeurant si proches de tout réel possible. C’est bien simple, il est toujours question d’amour, de mort, de solitude – de vivre. Là dessus, tout a déjà été dit, écrit : ce ne sont donc pas les histoires en tant que telles, quoique toujours merveilleusement menées, que cette manière de les animer, et d’animer le langage. L’ironie n’est jamais loin, mais toujours dirigée contre soi : l’âge du sarcasme a passé. Il faut regarder la vie en face – et c’est notre face à nous qu’alors elle nous renvoie. Les êtres ont des intentions, mais ils ne peuvent s’y résoudre. Ils ont, ou ils ont eu, des ambitions, mais ils n’y étaient pas autorisés. Ils ont des sentiments, mais c’est à peine s’ils savent s’en dépêtrer. C’est un handicap qui fait souffrir. Au fond nous sommes tous bègues, claudiquant, quelle que soit notre superbe, quel que soit notre jeu. Nous hésitons, sur tout, pour tout, sûrs de rien. Si ce n’est de notre fin. Nous en redoutons juste les conditions.

 

Naguère, une violoncelliste connut le succès, le grand, le vrai. Deux journalistes s’en vont la rencontrer. Victimes d’un accident de la route, ils connaîtront, pour l’un la mort, pour l’autre l’amour. Voilà tout. Et si Gailly nous parle de nous malgré lui, il dit aussi beaucoup de notre temps – mais sans jamais le dire, sans jamais, même, vouloir le dire vraiment, et c’est pourquoi il atteint à une assez sublime atemporalité. Un de nos meilleurs antidotes aux manières de l’époque, et tant pis si là n’est son intention. Mais en a-t-il seulement une, d’intention ? N’est-il pas seulement, en plus d’un merveilleux écrivain, ce personnage qui, depuis treize livres maintenant, et quels que soient ses noms d’emprunt, ressemble au peu que l’on sait de lui ?

 

Christian Gailly, Les oubliés - Éditions de Minuit
Article publié dans Le Magazine des Livres, n°3, mars/avril 2007

4 février 2017

Christian Gailly - Lily et Braine

 

 

Les douleurs de l'effleurement

 

J’ai donc pour Christian Gailly, depuis des années, une tendresse tenace. Au point de confondre ses romans, de ne plus vraiment parvenir à les distinguer les uns des autres. C’est qu’ils me parlent au fond d’une seule et même chose, cette chose au coeur de ses livres et qui en fait à la fois le charme et l’exception. Comme d’aucuns ont pu le dire d’une femme, j’ai pourtant commencé à aimer Gailly à une époque où la littérature à laquelle on l’associe n’était « pas mon genre ». La tendresse ne s’explique certes pas. Mais qu’avait-il donc de si singulier qu’il me détournât de mes options ordinaires ?

 

Ce que nous lisons en lisant Gailly nous donne l’impression d’être nous-mêmes accrochés à nos hésitations, à nos instantanés, à l’incessant soliloque dont nous sommes faits. Il nous rend palpable, charnel, sensuel, le travail plus ou moins conscient de la pensée. J’entends bien, ici ou là, les pince-sans-rire, peut-être davantage troublés qu’expressément agacés par cette manière impromptue (et bien commode, doivent-ils penser) de stopper une phrase en plein essor et de chercher à coller à tout prix au silence, ce point ultime d’avant le son qui est le creuset de nos pensées. Ils y voient un truc d’écriture, non pas une exigence ou une estampille, mais plutôt un gadget, quelque chose d’un démagogisme. Ce que dément depuis toujours la tonalité de ces romans à fleur de peau, d’une peau lessivée où subsiste toujours un dernier grain d’énergie, un parfum de ce genre très particulier d’espérance que l’on trouve parfois dans le creux de la désespérance.

 

C’est cela, Gailly : un pessimiste qui traverse l’existence armé de son seul rictus – et de son talent, qu’il a immense, donc. Qu’y a-t-il dans ce rictus ? Mine de rien, une éthique : celle du jazz – car le jazz est aussi cela. Écrire de courtes phrases insolemment ponctuées ou avancer par emboîtements de syncopes ne suffit pas à écrire jazz – sans doute le cadet des soucis de Christian Gailly, et on le comprend ; mais c’est un fait qu’il connaît trop bien les arcanes de l’improvisation pour que celle-ci n’ait pas, au fil du temps, creusé chez lui ses propres sillons. D’où cette écriture, donc, toujours en équilibre, allusive par tropisme, précise par attention au réel, tendue comme peut l’être un chorus bien placé, un chromatisme de fin de phrase cherchant sa résolution. D’où, surtout, cette permanente hésitation de la pensée et de l’agir devant le cours des choses. Sans chercher à en faire une règle ou un poncif, la liberté inhérente au genre induit chez les musiciens de jazz une certaine manière d’être au monde qui préexiste sans doute à leur pratique artistique. Cette manière effleure le monde plus qu’elle ne leur permet de l’habiter. Elle est à la fois très terrienne, attentive à l’humus de la vie, à ses moindres instants, pourquoi pas désireuse de s’y soumettre, et formidablement azurée, vaporeuse, immatérielle. Les personnages de Christian Gailly sont ainsi, toujours. Ici encore, le personnage de Braine n’échappe pas à cet état, même si sa difficulté à glisser ses pas là où on lui a tracé un chemin trouve en partie son explication dans un long séjour à l’hôpital. Pour ce type humain dont la conscience navigue entre prosaïsme et onirisme, entre ancrage terrien et souffle céleste, aucun chemin ne convient jamais. On est à la fois un peu trop vivant et un peu trop mort. Et on aime tout trop. Trop mal ou trop peu, avec trop de douleur ou d’instinct, et « c’était peut-être ça, sa véritable infirmité. L’invalidité qu’il avait rapportée de là-bas. Une incapacité à ne pas aimer. »

 

Mais Gailly ne vaut pas que pour cette façon magistrale d’accompagner les errances de ses personnages. Cela n’offrirait que motif à une longue digression, fût-elle splendide, mais ne suffirait pas à transmettre cette sensation de halètement où ses livres nous jettent. Aussi, ce qui fait que les livres de Christian Gailly sont toujours de grands livres, c’est qu’il est aussi un merveilleux conteur, qui sait travailler au geste et à l’effet, à l’oreille et au silence. Et par dessus tout raconter des histoires dont l’alchimie parvient à ralentir le temps tout en lui rendant son exceptionnelle densité. Celle-là, d’histoire, pas plus que les autres, ne saurait vous décevoir.

 

Christian Gailly, Lily et Braine - Editions de Minuit
Article paru dans Le Magazine des Livres, janvier 2010

28 janvier 2017

Jean Freustié - Les Collines de l'Est

 

 

Le juste ton

 

On se trompe toujours lorsqu’on croit pouvoir définir le moderne comme l’homme de son temps : celui-là ne fait jamais que se conformer à quelques attractions majoritaires. Ce qui est moderne ne nous apparaît souvent qu’après coup, quand ce qui fut jadis, et tout en en portant les couleurs, continue de nous alerter aujourd’hui. À cette aune, et vingt-cinq ans après sa disparition, la lecture de Jean Freustié (pseudonyme de Pierre Teurlay) pourrait bien donner quelques leçons à certaines de nos figures les plus contemporaines, parfois un peu trop soucieuses de se fondre dans l’écume.

 

Réédité à l’occasion de cet anniversaire par Le Dilettante, La Table Ronde et Grasset, l’on découvre ainsi une plume à l’ironie plus ou moins dépressive, un regard sur le monde tangible où entrent de la langueur, du détachement, un sentiment mêlé de lointaine étrangeté et d’empathie pour les humains qui l’environnent, autant de manières peut-être de tenir en bride une sensibilité souterrainement écorchée. Les neuf nouvelles qui composent ce recueil, publié une première fois en 1967, donnent le ton de l’œuvre : une élégance sombre et débarrassée de toute tentation lyrique ou édifiante, une écriture trempée dans la chair de l’existence quotidienne autant que mise à distance de l’histoire vive. Cela donne quelques joyaux, tel ce Verre de mirabelle, où le narrateur, médecin comme le fut Jean Freustié, constate qu’il est en train de « braver le cours ordinaire de [son] ennui » à l’occasion de l’agonie de la grand-mère de sa femme. « Je serai en retard à la maison ; de quelques minutes. Mais de la mauvaise conscience j’ai aussi une longue habitude. Je ne commets d’ailleurs que des incartades mineures, celles qui, sans agrandir la vie, compromettent à coup sûr l’avenir. Le somptueux, je l’ai connu parfois, il me fatigue. Je le laisse à plus prétentieux que moi et je reste avec ma fatigue. » Ce qui intrigue Freustié, ce qu’il va, avec cet air de ne pas y toucher, décrypter, retourner, ce n’est pas tant la vie matérielle que l’ennui, ou ce que l’on appelle l’ordinaire, ces situations anodines et morales de la vie des hommes. « Il s’agissait de sa grand-mère à elle, ce qui ne change rien à ma moralité. Je ne suis pas ignoble ; pas même indifférent. Le seul fait important est que la vie des autres, pour moi – comme pour d’autres – se déroule dans un autre univers. Mais j’en suis conscient. » Une folie légère vaporise ces neuf récits, où saillent ce que l’on devine être les quelques blessures et obsessions de l’auteur, son inadéquation au monde, son embarras à devoir y paraître et y évoluer, sa maladresse à ne pas y parvenir, et la délicatesse d’un esprit à la sensibilité très profonde.

 

Jean Freustié, Les Collines de l'Est - Editions Le Dilettante
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 11, juillet/août 2008

16 janvier 2017

Jonathan Franzen - La zone d'inconfort

 

 

Ceux, les romantiques, qui s’accrochent mordicus à l’idée qu’un homme hors du commun se cache toujours derrière tout écrivain digne de ce statut, devront se munir d’une gousse d’ail avant de lire La zone d’inconfort. Dans Les Corrections, inestimable roman à propos duquel on invoqua parfois le nom de Balzac, Jonathan Franzen avait éclairé l’intimité américaine de manière assez définitive ; La zone d’inconfort nous en livre ici les fondations – ou plutôt le « négatif », comme l’éditeur le suggère avec justesse. D’aucuns pouvaient s’inquiéter qu’un auteur pas même âgé de cinquante ans livre les menus souvenirs d’une jeunesse dont lui-même confirme la banalité, mais cette inquiétude se révèlera sans fondement. Et ce n’est pas tant la sincérité du propos qui fait mouche ici que son naturel serein, son absence de complaisance, son désintérêt absolu pour toute considération qui flirtât de trop près avec les jeux de rôle dont les mémoires littéraires se pâment ad nauseam.

 

Inutile ici de babiller sur l’Amérique, à propos de laquelle tout a été dit déjà, et qui, tant qu’elle continuera de tirer les ficelles du destin planétaire, ne cessera jamais de charrier son lot de polémiques et de contresens – frotte-manche et détracteurs se retrouvant d’ailleurs et à parts égales dans la même confrérie aveugle pour y déverser de semblables fantasmes. Car « l’Amérique » est à la fois plus grande et plus petite que ce qu’on en dit, et ce n’est pas Jonathan Franzen, ce petit Américain comme tant d’autres, qui nous démentira. Né dans l’Illinois en 1959, il a « grandi au centre du pays, au milieu de l’âge d’or de la classe moyenne américaine. » De son pays, il a donc connu cette belle époque que sont toujours les époques de transition, et c’est cette Amérique impertinente, libre, et probablement déchue, qui nous revient ici sous la plume d’un écrivain dont on sent combien il a pu rêver s’y investir, et combien il a décidé, l’âge venant, de se laisser envahir par la langueur, le détachement, cette forme un peu lasse d’humour sur soi qui n’est pas étrangère au charme presque bucolique de ce récit.

 

« J’ai passé de longs moments morbides et délicieux dans la solitude, commandé par cette espèce d’instinct hormonal qui, j’imagine, incite les chats à manger de l’herbe », rapporte-t-il en songeant à son adolescence : nous pourrions être nombreux (fors le talent) à pouvoir faire état d’une telle disposition. Tout se passe là, entre un père arborant « un air résigné qui résumait sa vie », une mère mourante qui avait fait de sa maison « un roman », et Tom, le grand frère idéalisé qui mène sa barque aussi loin que possible des encombrements familiaux. Le jeune Franzen cultive une image assez clinique de lui-même, mais nous aurions tort de chercher dans cette image dépréciée l’indice d’une quelconque morbidité. « Le peu que je savais de la méchanceté du monde me venait d’une partie de camping, [], au cours de laquelle j’avais jeté dans un feu de camp une grenouille, que j’avais regardée se flétrir et se tortiller sur la face plate d’une bûche » : Franzen, aujourd’hui comme hier, semble toujours évoluer à côté du monde réel, et c’est cette part d’enfance, dont il pouvait craindre qu’elle le poursuivrait comme une marque d’échec, qui finalement le révèle à lui-même. Aussi ses vrais héros, ou peut-être vaudrait-il mieux dire ses alter ego, furent-ils Charlie Brown et son créateur Charles M. Schulz, qui lui inspirent ici quelques pages presque aussi remarquables que l’épisode de la vente de la maison de famille. De Snoopy, le fameux petit chien, il écrit qu’il était « un animal non-animal solitaire qui vivait parmi des créatures plus grandes et d’une autre espèce, ce qui était plus ou moins le sentiment que j’avais de ma propre situation à la maison ». L’identification à Charlie Brown, victime perpétuelle du « sentiment de culpabilité » et souffre-douleur dont les pairs raillent l’inadéquation au réel, révèlent un écrivain empli de tendresse pour ces âges et ces situations qui échappent aux formes connues, et communément appréciées, de la normalité sociologique.

 

Petit à petit, le jeune garçon sous influence qui cherche à se fondre dans les traces des autres, celles de son grand frère, celle des membres du groupe « Camaraderie » que patronne la première Église congréganiste, celles encore des fortes têtes de son lycée, conquerra sa liberté et ne suivra plus que sa voie propre. C’est l’histoire classique de la naissance de l’individu, ici rapportée dans un mouvement qui est tout à la fois laconique et profond. Sa propre voie, c’est bien sûr la naissance à l’écriture, qu’il nous raconte ici comme elle doit être racontée, c’est-à-dire sans que soit omis aucun de ses aspects les plus triviaux. Mais c’est aussi son « histoire avec les oiseaux », qui tourne à la passion, quand ce n’est pas à « l’addiction », et à laquelle il consacre le dernier chapitre de ce récit. L’auteur alors n’est plus que lui-même, l’adulte est né, et cette longue passion en porte paradoxalement témoignage. « Mon histoire d’amour avec les oiseaux commença à soulager le chagrin que je cherchais à fuir », écrit-il. Aussi le développement qu’il leur consacre est-il étonnant, non seulement parce qu’il en est devenu un authentique spécialiste, mais parce qu’ils lui inspirent des saillies qui ne sont pas seulement politiques mais familiales, amoureuses, anthropologiques. Et lorsqu’il écrit que « cette bande mêlée de modestes piafs et pluviers sur la plage me rappelait les humains que j’aimais le mieux : ceux qui ne s’adaptaient pas », nous sommes heureux de retrouver le Franzen décrit une centaine de pages plus tôt, ce petit Charlie Brown que, finalement, il n’a jamais cessé d’être.

 

Jonathan Franzen, La zone d'inconfort - Éditions de l'Olivier
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Francis Kerline
Article paru dans Le Magazine des Livres - N° 7, novembre/décembre 2007

8 janvier 2017

Primaires citoyennes - Jaurès, Combes et... Peillon

 

Je profite des Primaires citoyennes des 21 et 29 janvier prochains pour archiver cet échange déjà très ancien (dix-sept ans...) avec Vincent Peillon, alors que celui-ci venait de faire paraître chez Grasset, dans la collection Le Collège de Philosophie, un très beau livre sur Jean Jaurès (Jean Jaurès et la religion du socialisme), et que la Fondation Jean-Jaurès publiait de son côté une version remaniée de ce qui fut mon Mémoire de 3ème à l'Institut d'Etudes Politiques de Toulouse, L'esprit clerc, Émile Combes ou le chemin de croix du diable.


Ce dialogue fut publié dans le n° 3 de La Revue Socialiste en avril 2000.

L'échange est animé par Laurent Bouvet, qui en était alors le rédacteur en chef.
 

Vincent Peillon - Jean Jaurès et la religion du socialisme-checker

 

 

D’une fin de siècle à l’autre : Jean Jaurès et Emile Combes

Vincent Peillon est député de la Somme et secrétaire national du Parti socialiste.
Marc Villemain est chargé de mission auprès du premier secrétaire du PS.
Débat animé par Laurent Bouvet.
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La publication de deux études sur Jean Jaurès et Émile Combes par deux membres de la rédaction de la Revue Socialiste nous donne l’occasion de revenir non tant sur l’esprit d’une époque que ces deux personnages ont fortement marqué il y a tout juste un siècle, mais plutôt sur leurs idées, pour le moins oubliées, comme nous l’expliquent Vincent Peillon et Marc Villemain. Des idées qui semblent pourtant susceptibles d’éclairer les lanternes de la gauche contemporaine à l’heure d’une réflexion indispensable sur les vices et les vertus de l’individualisme ou sur la persistance du religieux au coeur du politique.

 

RS : Pourquoi s’intéresser aujourd’hui à Émile Combes et à Jean Jaurès ? S’agit-il d’une simple préoccupation d’historien, ou bien y a-t-il dans les questions au coeur du débat politique d’aujourd’hui – particulièrement à gauche – des interrogations qui font écho à celles de ces deux auteurs ? Qu’en est-il pour Jaurès, père (re)fondateur du socialisme français ?

 

Vincent Peillon : En ce qui concerne Jaurès, mon sentiment est que s’il a été assassiné une première fois, physiquement, il a également été assassiné intellectuellement. Ainsi est-il frappant de constater que si Jaurès est un personnage très connu – il est d’ailleurs revendiqué par plusieurs traditions politiques – sa pensée reste profondément méconnue. Elle est méconnue au point que ses oeuvres complètes sont restées indisponibles tout au long du siècle. On peut tout lire en France, mais on ne peut pas lire Jean Jaurès, sauf par fragments. Celui qui veut lire Jaurès de manière approfondie doit aller en bibliothèque. Cet « assassinat intellectuel » que j’évoquais, cette sorte d’amnésie collective, a nécessairement un sens : si on ne connaît pas Jaurès, c’est qu’on ne veut pas le connaître. On est d’accord pour l’évoquer à la tribune des Congrès, pour transférer ses cendres au Panthéon, pour donner son nom à des lycées, des collèges, des places... mais on ne veut pas en savoir plus. Je pense que l’on a même cherché à ce qu’il demeure inconnu. Il y a derrière cette attitude paradoxale une sorte d’amnésie du socialisme sur sa propre histoire et sur son passé intellectuel. Le socialisme a vécu de façon douloureuse la séparation du Congrès de Tours en 1920. Il a refoulé des éléments de sa tradition pour surmonter cette rupture avec le communisme. Le socialisme a eu du mal à articuler en particulier matérialisme et idéalisme, il s’est plié à la vulgate matérialiste du marxisme en refoulant une part de lui-même qui était fondatrice, cette part qu’on retrouve précisément chez Jaurès lorsqu’il avoue, très nettement, son idéalisme et son spiritualisme. L’intérêt de se pencher, une nouvelle fois sur Jean Jaurès, vient de ce qu’au moment où l’on ferme la longue parenthèse communiste du siècle avec la chute du Mur de Berlin, il ne paraît pas inutile de se retourner vers cette tradition refoulée du socialisme, car elle nous porte vers l’avenir.

 

RS : Pourquoi, de manière symétrique, s’intéresser à Emile Combes, alors que cela paraît encore plus paradoxal que pour Jaurès, puisqu’en ce qui le concerne, seule une image est restée : celle du « petit père Combes », le défenseur d’une laïcité de combat ?

 

Marc Villemain : Peut-être parce que le propos de Vincent Peillon sur Jaurès pourrait s’appliquer à Combes lui-même. À deux réserves près : premièrement, Combes n’est pas socialiste mais radical-socialiste, ce qui est important dans le contexte d’une époque où les radicaux dominent la vie politique française. Deuxièmement, Combes n’a ni l’envergure ni le génie du Jaurès penseur. Cela étant dit, tout ce qu’explique Vincent Peillon sur la pensée méconnue, sur les oeuvres indisponibles, sur le fait de savoir si on souhaite le connaître vraiment, voire sur l’assassinat symbolique du personnage, tout cela vaut aussi pour Combes. Je fais d’ailleurs remarquer que tous deux étaient amis, et que c’est Jaurès qui vient chaque fois à la rescousse de Combes dans ses passes difficiles. La pensée d’Emile Combes est méconnue parce qu’on a gardé de lui l’image d’un homme atteint de monomanie contre l’Eglise, sans trop comprendre d’où venait son inspiration politique et ce que son discours pouvait avoir comme écho dans la société de son temps. Se pose dès lors la question de savoir si l’on souhaite réellement connaître ce qui se cache derrière Combes, inspirateur (et non auteur) de la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Les débats de ces années de lutte nous paraissent bien vifs aujourd’hui, trop vifs sans doute pour la société française contemporaine, dans laquelle la parole vive n’évoque plus grand-chose à personne, sauf sous des formes caricaturales ou extrêmes. L’idée qu’une valeur aussi bien acceptée que la laïcité puisse venir de ces temps d’affrontement et de mini-guerre civile n’est pas évidente au premier abord. Alors, pourquoi s’intéresser à Combes… ? Sans doute, et de manière plus ou moins inconsciente chez moi, par attirance pour ces personnages décalés, comme parcourus d’un faisceau de blessures, et dont l’image a peu à peu été corrodée, pervertie, par un travail très superficiel de sédimentation culturelle. Autant la caricature m’amuse, autant je sais bien qu’il y a derrière toute caricature son antidote, sa contre-caricature en quelque sorte. J’ai donc voulu traduire la complexité de l’époque, et avec elle celle de Combes lui-même, en essayant de montrer qu’il était autre chose qu’un bouffeur de curés, de nonnes et d’abbés… Il se qualifiait lui-même de « spiritualiste fervent ». Et il ira jusqu’à dire que « le catholicisme représentait l’effort le plus vigoureux pour pénétrer l’énigme jusqu’à présent indéchiffrable de la destinée humaine ». Sans même évoquer ce que j’ai pu discerner comme une espèce « d’aimantation ecclésiale » et cette sourde attirance pour les hommes et les femmes de foi…

 

RS : Dans la manière dont les socialistes français ont « oublié » Jaurès, n’y a-t-il pas quelque chose qui serait de l’ordre du refoulement d’une des traditions que Jaurès a intégré dans le socialisme français au moment où il réalise la synthèse du républicanisme et du socialisme : la tradition libérale – entendu ici dans son sens politique, telle qu’elle a été elle-même intégrée au républicanisme ? N’y a-t-il pas chez Jaurès un certain nombre d’éléments qui mériteraient aujourd’hui d’être pris en considération dans le débat qui anime la social-démocratie européenne dans sa relation avec le libéralisme ?

 

V.P. : Jaurès s’inscrit en effet dans la tradition du libéralisme politique au sens révolutionnaire. Jaurès est un « individualiste ». C’est-à-dire qu’il pense que le but de la politique, c’est l’épanouissement de l’individu. Le pouvoir politique est chez lui délimité par la protection de l’individu. Ce positionnement résonne incontestablement avec des débats contemporains, car la tradition du libéralisme politique est liée à celle du libéralisme économique – particulièrement à la notion de propriété. Aux yeux des libéraux, si l’on considère John Locke par exemple, l’idée de propriété est une idée qui est née de la conception de l’individu. La propriété est une extension de la personne. On retrouve ce thème chez Jaurès, médiatisé par un passage par l’idéalisme allemand : la propriété est une des voies de la réalisation de soi. Jaurès développe ainsi un certain nombre de thèses où il explique que l’appropriation collective des moyens de production doit passer par la propriété individuelle. En effet, ce qui est gênant à ses yeux, c’est la concentration du capital – il défend un mode d’appropriation collective sous la forme d’une diffusion plutôt que d’une étatisation – il se montre très favorable à l’artisanat, au petit commerce et à la petite paysannerie. On peut trouver chez Jaurès des réflexions stimulantes concernant le débat actuel sur l’épargne salariale et l’actionnariat des salariés notamment. Ainsi que veut dire lutter contre le capitalisme ? Soit on construit un collectif impersonnel qui a le monopole du capital, soit on permet aux individus de s’approprier le capital, en répandant la propriété – c’est la solution que préconise Jaurès. De même peut-on trouver chez Jaurès des réflexions sur ce que l’on appelle en économie la politique de l’offre, et sur le développement de l’initiative, la nécessité d’organiser la capacité de chacun à produire, à développer des richesses, à s’enrichir.

 

RS : En essayant de maintenir le même parallèle, est-ce qu’il y a dans la pensée et le combat d’Emile Combes en faveur de la laïcité des éléments qui pourraient éclairer des débats contemporains, en ce qui concerne notamment le rapport de la société française contemporaine au religieux – à la manière dont l’analyse Marcel Gauchet par exemple ?

 

M.V. : Je ne sais pas si Combes peut nous éclairer sur ce rapport. En revanche, la manière dont il a mené son combat nous livre, je le crois, quelques enseignements précieux. N’oublions pas que pour la gauche, la question du religieux est toujours restée plus ou moins interdite. Nous soulignions tout à l’heure l’origine matérialiste de la gauche ; or Combes y insistait beaucoup, quand Jaurès disait que l’avenir du socialisme passait par une grande révolution religieuse… Autant de choses bien oubliées aujourd’hui. C’est le processus de sécularisation de la société qui était l’enjeu de l’époque, et c’est celui-ci qui continue de troubler la gauche contemporaine.  Aujourd’hui, et alors que la place de l’islam est au centre des débats, on voit bien que les questions posées sont les mêmes qu’à l’époque de Combes : celles du ralliement de la religion à la République, de la compatibilité de la liberté individuelle et de la vie religieuse, de la place du religieux dans une société laïque et démocratique. La question s’est posée pour les catholiques en des termes très forts – eux qui n’étaient gagnés ni à la république, ni à la démocratie, ni au suffrage universel. Ils se sentaient étrangers à cette modernité. Et s’ils s’y sont finalement ralliés, c’est en créant un petit schisme au sein de l’Eglise, lequel a durci, par un effet de système, les plus réfractaires au ralliement. Ce n’est donc pas tant Combes que l’époque à laquelle il a vécu et agit qui nous informe, et qui nous oblige aujourd’hui à une réflexion sur le lien entre le politique et le religieux. On sortira peut-être un jour de la religion, en tant que structure ou modèle structurant, mais on ne sortira jamais du religieux. Je suis en accord avec Marcel Gauchet sur ce point, au sens où la modernité contient – quoiqu’elle s’en défende, et malgré elle – du religieux. On cherche encore aujourd’hui un sens supérieur à l’action politique, et ce sens, s’il n’est plus qualifiable de religieux, demeure très largement métaphysique. Gauchet le dit très bien : on n’a jamais de rapport neutre au réel, on le façonne, on le taraude... André Gide disait sur un mode un peu sarcastique que la religion chrétienne est une religion «essentiellement consolatrice ». Or nous continuons évidemment d’avoir besoin de consolation. Il n’est d’ailleurs pas anodin de voir fleurir, avec un succès certain, toute une littérature de la consolation – je pense, et sur des registres différents mais voisins, à André Comte-Sponville ou à Christian Bobin. Il ne s’agit ni  plus ni moins que de donner un peu de sens, ou au moins de fondement, au cheminement individuel, en reposant de vieilles questions mille fois traitées par les religions. Combes, pour en revenir à lui, y a répondu, mais avec toutes les ambiguïtés de son époque. La société, l’histoire, l’ont poussé à un combat dont le visage peut aujourd’hui paraître caricatural ou suranné – et pourtant ô combien nécessaire pour l’établissement de la république. Il s’est pourtant acquitté de sa tâche à travers un jeu de cache-cache qui en dit long sur ses dispositions personnelles – ainsi parlait-il en 1904, dans un discours fameux, des « idées nécessaires de la chrétienté ». Vivement  attaqué après ce discours, c’est d’ailleurs Jaurès qui, une nouvelle fois, viendra à sa rescousse. Combes entretenait des relations douloureuses avec le religieux ; sans doute parce qu’il savait l’intensité de la puissance métaphysique qui taraude l’individu. C’est finalement à cette souffrance que j’ai voulu m’ouvrir dans cette Note de la Fondation Jaurès. Mais bien qu’étant loin d’être le seul à l’époque – que l’on songe simplement à Jaurès ! – cette ambiguïté a suffi à le faire condamner, à maintes reprises, comme trop tolérant à l’égard des catholiques. Clemenceau, pour ne citer que l’un des plus brillants, n’hésitait pas à dire de lui – ce sont ses termes – qu’il était «  ridiculement modéré » !

 

RS : On constate, à travers vos réponses, l’attention prêtée par les deux hommes à l’individu et à son rôle central dans la société. On a le sentiment, un siècle après, qu’il s’agit d’une réflexion essentielle pour la gauche de l’époque, mais d’une réflexion qu’on a eu tendance, en raison de l’effet déformant de la lutte idéologique au XXème siècle, à attribuer à la droite. Sur ce point-là, je voudrais avoir vos deux avis, à partir de Combes et Jaurès bien sûr, mais également au-delà, sur le fait de savoir si l’individu peut à nouveau être envisagé comme un élément central de la réflexion de la gauche, en termes identitaires, économiques, sociaux...

 

V.P. : Pour Jaurès, il y a une définition du socialisme qui est simple, c’est « l’individualisme complet ». On trouve chez lui une conception laïque de l’individu, une conception rationaliste. Ce qui fait, ce qui fonde la valeur d’un individu, c’est sa capacité à se déterminer par lui-même. Cette liberté n’existe que pour autant qu’elle est fondée sur une propriété distinctive de l’homme qui est la raison : la capacité de peser le pour et le contre, d’argumenter, de se forger des certitudes. A partir de là, la question qui se pose est celle de l’éducation du jugement – c’est ici que se rejoignent laïcité et individualisme. Ce que l’école laïque doit former, ce sont des individus capables de choisir par eux-mêmes. Il ne s’agit pas, pour continuer ce que nous disions précédemment, d’une conception antireligieuse. Il s’agit de placer l’individu au coeur des préoccupations, et notamment de l’éducation. A partir de là, comment intervient la religion ? La religion – si on considère l’étymologie du terme – c’est le lien. Les individus sont, au départ, seuls, mais ils sont faits pour vivre ensemble. On peut dès lors se demander quelle est la forme de coexistence qui leur permettra d’épanouir au mieux la nature qui est la leur. On peut considérer que, de ce point de vue, le christianisme a fait faillite en ce qu’il a débouché sur une société des égoïsmes, une société qui meurtrit en chaque homme son humanité – la société capitaliste. Il faut donc une autre société. Et cette société, c’est celle que Jaurès identifie au socialisme. On comprend bien que l’individu n’est pas seulement un être qui cherche à manger, se vêtir, consommer... Ce qui fait la nature de l’individu, c’est précisément sa rationalité et sa liberté. Et là on retrouve un idéal encore très présent dans la tradition socialiste contemporaine, celui que l’on trouve déjà chez Descartes : la capacité, la « haute vertu » de l’homme rationaliste, c’est sa générosité. C’est ce que dit Descartes dans le Traité des passions. Ce que dit également Jaurès : « Le capitalisme, c’est l’égoïsme ; le socialisme, c’est la générosité ». Or, qu’est-ce qu’être généreux ? C’est avoir tellement éduqué la liberté en soi qu’on la respecte chez l’autre. Je suis généreux parce que je reconnais en toi la même liberté que celle que j’ai en moi. Si je suis esclave, si je suis quelqu’un qui se soumet, je ne peux reconnaître chez l’autre une quelconque liberté. L’homme généreux, c’est donc aussi celui qui a exercé la raison et qui la reconnaît chez l’autre. Le socialisme de Jaurès, c’est la société des hommes généreux. Ainsi, à l’articulation d’un double paradoxe, le socialisme apparaît-il comme un individualisme et en même temps comme une religion, parce qu’il permet l’organisation collective des libertés individuelles, donnant satisfaction à un mouvement infini de justice qui nous habite et nous dépasse.

 

M.V. : L’époque dont nous parlons est celle de la « mort de Dieu » et du remplacement de la foi chrétienne par une sorte d’espérance matérialiste – et dont le point commun, j’y insiste, est bien la métaphysique. Dans ce précipité idéologique du début du siècle, Combes s’appuyait sur un triptyque à la fois banal et personnel : Rousseau, dont il retenait l’idée de perfectibilité, Robespierre, dont il conservait religieusement le déisme, et Michelet qui lui fournissait la notion de progrès. Il concluait de son inscription dans cette généalogie philosophique et historique un individualisme proche de celui de Jaurès, autrement dit un individualisme religieux. Vincent Peillon a rappelé l’origine étymologique du religieux, cette objectif de relier les hommes ; c’était le sens même de l’action de Combes. Et s’il souffrait, c’est précisément parce qu’il menait un combat qui passait, pour s’imposer, par la division provisoire des hommes entre eux. Le combat laïque comme étape vers la réconciliation des hommes avec eux-mêmes… Combes – il avait beau le dire et le répéter, on ne le croyait évidemment jamais – ne s’est jamais battu contre la religion, mais contre ce qui la faisait choir. Il était une sorte de chrétien primitif, un chrétien d’avant les chapelles et les cléricatures. En cela, son accord est total avec Jaurès, sur le défaut du christianisme (et singulièrement du catholicisme), incapable de relier les individus dans une société moderne. Or ce n’est pas le besoin de sens qui s’éteint aujourd’hui, tout au contraire. C’est le sens religieux qui ne répond plus aux besoins. C’est toute la désespérance de l’homme moderne, individu esseulé, et c’est aussi, bien sûr, toute sa grandeur. Le politique, par substitution, peut apparaître comme un indicateur de sens. D’où la résurgence, dans les discours, d’une certaine forme de lyrisme ou d’euphorie communicationnelle, qu’atteste l’usage pour le moins excessif d’appels à la solidarité, à la fraternité, à l’humanité. Autant de grands mots qui, même s’ils peuvent parfois sonner creux, sont emprunts d’intemporalité, et qui seront intemporellement compris par les citoyens et les électeurs. Ces mots sont empreints de religieux tout en étant parfaitement républicains ; ils font partie d’un sens commun politique.

4 janvier 2017

THÉÂTRE : Névrotik-Hôtel, de Christian Siméon & Michel Fau

 

Lorsque j'ai vu Lady Margaret (Michel Fau), bustier pigeonnant, conquérante, impériale, s'approcher du jeune groom (Antoine Kahan) sur lequel elle avait jeté son dévolu (ou mis le grappin, c'est selon), j'ai songé, comme qui dirait par association d'images, à Lauren Bacall s'asseyant sur les genoux d'Humphrey Bogart dans Le port de l'angoisse. C'est dire si Michel Fau peut être belle ! Mais il est vrai que nous le savions puisqu'il avait donné vie déjà, dans son prodigieux Récital emphatique, à cette diva imprévisible, fragile et sophistiquée que nous retrouvons donc ce soir sur la scène du théâtre des Bouffes du Nord, quoique sous les traits d'une lointaine cousine. Car si le propos n'est pas foncièrement différent - après tout, il s'agit bien de continuer à se jouer des codes et des genres -, la chose, par la grâce d'une "mise en trame" pleine de facétie, œuvre de Christian Siméon, prend ici une tournure plus expressément théâtrale.

 

Le prétexte est assez simple : une dame d'un certain âge, tyrannique et frivole, capricieuse et hypersensible, s'installe dans la suite couleur rose bonbon d'un hôtel normand, où elle s'entiche d'un jeune groom. Elle attend beaucoup de lui et, fantasque mais avec méthode, lui demande d'entrer chaque jour dans la peau d'un nouveau personnage, victime du syndrome de Stockholm, marin portant haut sa virilité ou chevalier portant cotte de mailles, et de jouer avec elle autant de scènes follement romanesques et effroyablement romantiques. Tout cela en chansons, mais cela va sans dire.

 

Quitte à passer pour sectaire ou exalté, autant savoir que je ne pourrai jamais dire le moindre mal de Michel Fau, dont je suis grand admirateur - et inconditionnel, avec ça. Car c'est tout de même un bonheur, et un soulagement, que de pouvoir applaudir, dans notre France si fatiguée, si repliée, un comédien aussi libre de ton, d'attitude, de corps et d'esprit. La passion du burlesque et de la bouffonnerie, l'extravagance hilare, l'hénaurme et la folie baroque ne doivent en effet pas nous tromper : Michel Fau prend les choses très au sérieux. Il y a du Molière en lui, qui exacerbe la théâtralité, force le trait, mais qui est toujours mû par quelque chose de profondément enraciné et bien moins gratuit qu'il y paraît. Car je crois, oui, que Michel Fau prend très au sérieux cette tragédie du romantisme. Kitsch de chez kitsch, et même kitschissime, mais parce qu'il perçoit ce qui, dans le kitsch, possède les traits caractéristiques de la maladresse humaine, laquelle est universelle. Je crois le kitsch bien plus pudique qu'on ne le pense couramment. Il est en quelque sorte l'hommage de la pudeur, peut-être de la timidité, au grand show des émotions. Une mise en espace, disons, des dites émotions qui, sinon, seraient tues, rentrées, frustrées. Le kitsch, à l'instar de l'outrance, de la provocation ou du rire gras, est l'exutoire des grands timides, l'expression travestie des grands inadaptés. Ainsi cet expressionnisme décalé, déluré où Fau excelle, est peut-être sa manière à lui de mettre à distance les troubles trop vifs des grandes passions, une façon, épique, hallucinée, de nous rappeler que le rire est peut-être moins le propre de l'homme que celui du monde même. Et qu'il faut bien trouver à rire en ce monde, faute de quoi l'on ne pourrait guère cesser de le pleurer.

 

Je peux, voyant jouer Michel Fau, rire à m'en étrangler, mais, même sans cela, je ne peux le regarder deux heures durant sans sourire continûment. Un sourire, autrement dit l'expression d'un sentiment de compréhension et de complicité : j'ai toujours cette impression -  peut-être trompeuse, car l'affirmation paraîtra un tantinet ronflante - de comprendre ce qu'il cherche à faire. De comprendre à demi-mot ce qui l'amuse et le touche. Et qui n'est autre que l'insatiable comédie des hommes, de leurs moeurs, de leurs manières, ce plaisir jubilatoire à disséquer leur malice teintée d'incomplétude. Il y a du petit polisson chez Michel Fau, mais un petit polisson incorrigible et irrésistible. Qui semble connaître d'instinct, comme Molière donc, les ressorts de la séduction, ses outrances, sa part de jeu, d'excessive dramatisation et d'irrépressible pathos. Dit autrement : c'est en l'exacerbant que Michel Fau fait exploser ce qui vibre en nous.


C'est pourquoi il a tout pour être un grand auteur populaire. Il a le rire facile, celui qu'il éprouvait déjà, déclara-t-il un jour, lorsqu'enfant il regardait Au théâtre ce soir à la télévision. J'en faisais autant, et moi aussi cela me faisait rire. Les histoires de cocus, les séductions outrancières ou intempestives, les quiproquos, les amants planqués dans le placard, la vraie-fausse comédie des sentiments, et jusqu'à la mise en scène des trois coups, tout cela nous fait rire parce qu'on y décèle autant ce qui y est vrai que ce qui est faux, surjoué, délibérément excessif. Mais c'est dans cette exagération même que l'on comprend un peu de ce qui fait l'humanité commune. Dans Névrotik-Hôtel, Michel Fau et Christian Siméon n'hésitent jamais à user et abuser des ressorts éculés des comiques de situation et de répétition, qui ont toujours été pour moi les deux grandes mamelles du rire universel. Et je crois qu'il faut une forme d'intelligence profonde, quelque chose peut-être qui s'apparente à un instinct, pour tirer aussi fortement sur cette corde. Assumer de se jouer des clichés, de tout ce qui sans doute semblera éculé, induit ce type d'intelligence, une intelligence qui tournera à la drôlerie, même à la poilade, puisqu'elle ne fait que dire d'elle-même : "je ne suis pas dupe." Courons donc le risque de la sentence aphoristique : le goût de la dérision masque toujours une certaine gravité.

 

L'on aurait grandement raison de me dire que Névrotik-Hôtel ne peut se résumer à Michel Fau... Il faudrait donc se demander ce que pourrait être un tel spectacle sans un tel acteur, question d'autant plus difficile que tout ici semble taillé à la mesure du comédien. J'aurai bien alors quelques réserves à formuler : outre que c'est parfois un tout petit peu décousu et que subsistent quelques temps, non pas morts mais au moins un peu amortis, j'aurais aimé que la partition musicale, autour de laquelle le pièce est organisée, soit un peu plus vive ou variée ; quant à Antoine Kahan, s'il ne démérite pas, il faut bien admettre qu'il lui manque sans doute un peu de corps et d'ampleur - à quoi je m'empresse d'ajouter qu'il doit être bien difficile d'être sur scène avec Michel Fau pour seul partenaire. Reste que les deux comédiens peuvent jouer sur le velours de dialogues redoutablement ciselés, et chanter sur des textes un peu inégaux mais toujours facétieux, la majorité étant constituée d'inédits de Michel Rivgauche, parolier bien connu de plusieurs générations de chanteurs - Edith Piaf, notamment, lui doit La foule. Quant à Christian Siméon, il montre une nouvelle fois toute l'étendue de son talent, lui qui sait aussi bien tâter de la légèreté virtuose d'un Woody Allen (dont il a récemment adapté avec grand succès Maris et femmes), que déployer une veine intense et tragique : je pense notamment à Hyènes ou le monologue de Théodore-Frédéric Benoît, pièce d'une grande rudesse et aprêté existentielles, jouée pour la première fois en 1997 par un certain... Michel Fau.

 

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Trame et dialogues : Christian Siméon
Mise en scène : Michel Fau
Avec : Michel Fau et Antoine Kahan
Musiques : Jean-Pierre Stora
Piano : Mathieu El Fassi / Accordéon : Laurent Derache / Violoncelle : Lionel Allemand
Décor : Emmanuel Charles


Visiter le site de Christian Siméon

2 janvier 2017

Paula Fox - Côte ouest

 

 

Partir, revenir

 

Paru aux États-Unis en 1972, Côte Ouest est le troisième roman de Paula Fox, dont Joëlle Losfeld poursuit la traduction méthodique de l’œuvre. Il raconte l’histoire d’Annie Gianfala, jeune fille de dix-huit ans à peine qui s’en va, par tempérament autant que par nécessité, à la rencontre de l’Ouest, abandonnée par un père plus ou moins habité par l’alcool. Non tant pour en faire la conquête que pour tâcher d’y trouver une sorte d’état d’innocence. À l’aube de la Deuxième Guerre mondiale, son périple la conduira auprès d’êtres à la fois ambitieux et perdus, superficiels et perclus d’idéaux, aspirant aux libertés mais parties prenantes de leurs propres aliénations, et dont beaucoup connaissent leurs premiers engouements politiques via le Parti – entendez le parti communiste. Ceux-là fascinent Annie sans qu’elle puisse jamais les comprendre tout à fait : « Elle comprit, ou plutôt sentit, qu’elle était au milieu de gens qui voyaient le monde dans lequel elle errait inquiète, perdue, comme un univers rempli de sens, de catégories, d’explications leur permettant de savoir d’où leurs pensées venaient. » Annie est un cœur trop simple et une âme trop troublée pour s’aventurer vers la moindre certitude. Elle n’est maladroite que parce que le monde la submerge. Ceux vers qui elle va se trouvent chaque fois désarmés par l’insistance de l’enfance en elle, son refus viscéral (sitôt interprété comme une infirmité) de mettre la bonne distance entre elle et le monde. Leur implication dans la vie est raisonnée, sa manière à elle de s’y jeter et de s’en débrouiller apparaît presque pathologique. Sans le sou, habitant de chambre en chambre, s’offrant au moindre travail qui lui permettra de manger le soir, elle n’est disponible qu’à la survie, mais regarde le monde s’ébrouer avec des yeux gourmands. Peu à peu elle s’endurcit, prend confiance, connaît les joies simples du corps et des querelles, de l’alcool et des grands sentiments. Mais sait aussi se méfier des amitiés proclamées, faire le tri entre le vrai et le juste, l’honnête et le sincère. Elle possède les bons réflexes pour vivre, prendre des décisions, même si, au fond, elle ne sait toujours pas ce qu’elle veut. « Il lui semblait que, chaque fois qu’elle quittait un endroit, elle tirait derrière elle une traîne de débris : promesses brisées, attentes déçues qu’elle avait suscitées sans le vouloir. Qu’y avait-il en elle d’exceptionnel ? Qui dépassât les circonstances particulières de son histoire personnelle, qu’elle détournait avec humour dans l’unique but d’attirer l’attention, celle de n’importe qui ? »

 

« Personne n’a le droit de revendiquer une innocence libre de tout engagement, voilà ce dont Miss Fox semble prévenir son héroïne », remarque Frederick Busch, rappelant au passage que « nous sommes dans l’obligation d’évaluer ce que nous rencontrons. » À cette obligation, Annie aura appris à se plier ; c’est ce qui la rend libre de prendre ses décisions lorsque, à nouveau, il faut fuir.

 

Paula Fox, Côte ouest - Éditions Joëlle Losfeld
Préface de Frederick Busch, traduction de Marie-Hélène Dumas
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 9, mars/avril 2008

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