Les nouvelles de Marc Villemain, publiées dans Et que morts s’ensuivent (Éditions du Seuil), sont succulentes. Ce sont des satires sociales impitoyables, des univers diaboliques, des chroniques grinçantes, douces amères, mais toujours très réussies.
Si tout l’ouvrage est explosif, la nouvelle qui nous intéresse plus particulièrement est celle publiée sous le titre « Lisa Cornwell ». Lisa Cornwell, une des plus grandes fortunes de la planète, est enlevée par Georges Sanchez, Argentin d’origine. Sanchez fait partie d’un groupe d’idéalistes qui ont commué leur misère sociale en idéal politique.
Mais un beau jour, Sanchez en a eu assez d’observer, d’analyser ce capitalisme qui met l’Amérique latine et le monde à genoux. Il a enlevé Lisa Cornwell et... je vous invite à déguster les nouvelles de Villemain.
Jean-Michel Klopp - Rubrique Lettres des Amériques Casa, n° 60 - Mars 2009
Tout frais Grand Prix SGDL, l’auteur aligne onze épatantes nouvelles, contemporaines, noires de noires, drôlement tragiques, tragiquement drôles. Copines chez l’esthéticienne, critique littéraire à psoriasis, infirmière déprimée, héritière richissime, inventeur maniaque et autres voient la mort de près, amenée parfois par la curieuse Géraldine Bouvier qui apparaît sous divers aspects. (L. C.)
Le numéro spécial de BSC NEWS MAGAZINE vient donc de paraître, incluant un dossier Littérature & Internet.
Vous pouvez lire l'entretien que j'y donne en cliquant surBSC2.
À lire aussi : les propos qu'y tiennent Éric Bonnargent ou Éric Poindron, qui, avec les nuances propres à leurs pratiques, se rejoignent sur l'essentiel, à savoir la nécessité de savoir ce que l'on fait quand on écrit — blog ou pas blog.
Au sortir du Théâtre Rive Gauche, Marie et moi n'avons d'autre mot à nous dire que : "Il n'y a rien à dire". Si notre esprit critique a certes tendance, par principe, à baisser la garde devant Laurent Terzieff, nous ne voyons pourtant rien, vraiment rien, ici, qui puisse susciter la moindre réserve, presque la moindre conversation. Ce fut un moment parfait, nous le savons - et nous le savions dès les premiers instants.
L'entièreté du mérite n'en revient certes pas à Laurent Terzieff, mais il est difficile de faire abstraction du génie profond, de la présence et de l'absolue souveraineté de ce comédien dont on pourrait penser qu'il habite davantage le théâtre que ce dernier ne l'habite. Car il y a bien quelque chose de cela : on ne jouit pas d'une telle intimité avec les règles du genre, écrites et non-écrites, on ne saisit pas aussi ardemment le spectateur d'un mot, d'un geste ou d'un rictus, sans être constitutif de l'idée même du théâtre et de sa légende. Il est assez prodigieux de contempler ce comédien qui, a soixante-treize ans, donne, le temps d'une pièce - ici deux heures trente, tout de même - ce qu'il y a de plus haut et de plus abouti en lui. Ce don permanent, si l'on mettait de côté le travail, la passion, l'abnégation, aurait quelque chose d'assez voisin du miracle. Jamais la moindre faute, jamais le moindre écart : Terzieff est une école de justesse à lui seul. Il est à lui seul le témoignage et l'hommage au théâtre tout entier : il en porte l'histoire, la science, les secrets, il est le témoin d'une puissance telle qu'on la lui dirait transmise par quelque obscure et lointaine transcendance. Et si l'on peut seulement se désoler qu'il s'émacie davantage à chacune de ses nouvelles apparitions, force est de constater qu'il est ou redevient, sur scène, un beau jeune homme, capable d'autant de facéties enfantines que de saillies désespérées ; de jouer la vie aussi bien que la mort.
Donc, il y a quelque chose d'un peu inéquitable à n'évoquer ici que le magistère de Laurent Terzieff - car il faudrait louer chacun, à commencer par Claude Aufaure, remarquable quels que soient les registres, immense comédien lui aussi, partenaire historique certes mais comme qui dirait naturel de Laurent Terzieff, et attribuer une mention spéciale à Philippe Laudenbach, qui incarne avec grand talent un personnage décalé, impétueux, sarcastique et en tous points réjouissants. D'autant plus inéquitable, donc, que L'habilleur est un hommage au théâtre et aux troupes qui en font l'histoire et la légende. Moyennant quoi, à certains moments, et pas seulement lorsque la mise en scène nous invite à tourner notre regard et à explorer les coulisses comme une scène qui dès lors n'aurait plus rien à envier à l'autre, me suis-je fait la réflexion que nous riions comme riaient sans doute ceux qui assistaient aux mises en scène du temps de Molière. Le procédé est classique, mais il permet ici de magnifier la figure du comédien, de dire combien sa passion charrie d'angoisses insurmontables et de montrer les affres qu'elle l'oblige à endosser.
L'habilleur est donc à la fois un hommage au théâtre et le témoignage de son immanente et perpétuelle actualité. La scène se déroule pendant la dernière grande guerre, en Angleterre. L'aviation allemande bombarde la ville alors que les comédiens s'apprêtent à jouer Le Roi Lear, et que le "Maître" (Laurent Terzieff), revenu de la ville où il s'était laissé égarer, se confronte au doute, dans sa loge, accablé par un sentiment puissant et complexe d'inutilité et de vacuité. Le Maître divague, il tâtonne et se maintient en un équilibre très précaire. Jusqu'au moment où son brave, loyal et roublard serviteur (Claude Aufaure) l'informe que "ce soir, on fait salle comble". Éclat dans le regard ressuscité du maître, regain d'intérêt pour la vie - pour le théâtre : le public est revenu, il est là, toujours là. Et le Maître, requinqué, plus souverain que jamais, de s'en prendre aux bombardements : "Mr Hitler rend la vie très difficile aux compagnies shakespeariennes". La pièce dans la pièce va pouvoir commencer, et ce seront plus de deux heures de tumulte, de déchirements, de roublardises, de déclamations, personnages et comédiens se confondant aux yeux d'un public qui en redemande et qui, assistant au dédoublement des uns et des autres, pourra parfois se demander qui est le public de qui. Histoire de dire que l'homme et le comédien ne font qu'un, que la vie du comédien est la comédie même ; que vivre et représenter, que vivre et jouer sont deux manières indifférenciées de se doter d'une existence.
Tout dès lors est remarquable, et la troupe, virevoltante, rend son hommage unanime au théâtre avec force maestria, humour, intelligence, trouvant d'emblée ses marques autour de ce déjà vieux couple que forment Terzieff et Aufaure, plus sensibles et lumineux que jamais. Elle sert un texte très vif, serré, percutant, diabolique à souhait, dont tous les tiroirs sont destinés à être ouverts. Tout cela pour aboutir à ce chant qu'entonnent les hommes de qualité dans un même élan de joie combative, afin que perdure une exigence esthétique qui, bien sûr, a tout d'une éthique.
L'HABILLEUR - Ronald Harwood Adaptation : Dominique Hollier Mise en scène : Laurent Terzieff Avec : Laurent Terzieff (Le Maître), Claude Aufaure (Norman), Michèle Simonnet (Madge),
Jacques Marchand (Geoffrey Thornton), Nicolle Vassel (Lady M.), Philippe Laudenbach (Mr Oxenby),
Émilie Chevrillon (Irène).
Sélection du Cahier des Livres du journal Sud Ouest, dimanche 15 mars 2009.
Machine à occire
Nouvelles. À l’homme de Paul Valéry, « prévu pour plus d’éventualités qu’il n’en peut connaître », correspond ici la figure floue de Géraldine Bouvier dont la récurrence épouse tous les rôles secondaires. Des notices nécrologiques pleines d’un humour glacé neutralisent en fin d’ouvrage la fonction romanesque esquissée à travers cette kyrielle de destins éphémères. L’auteur manie la machine à occire avec une cruauté réjouissante. (L.G.)
Ils écrivent sur Internet, ce qui ne les a pas empêchés de le faire aussi dans de vrais livres avec de vraies pages qu'on tourne. La blog sélection de "Tech".
Marc Z. Danielewski, L'amerloque ; Eric Chevillard, Le gallinacé ; François Bon, Le Pionnier, Pierre Assouline, L'institution ; Claro, Le stakhanoviste ; Anna Sam, La caissière ; Marc Villemain, L'inventif ; David Foenkinos, Le roi des salons ; Chloé Delaume, La geekette.
MARC VILLEMAIN, L'INVENTIF
Écrivain et chroniqueur littéraire, celui-ci tenait un blog littéraire classique. Au moment où paraît son (bon) recueil de nouvelles ("Et que morts s'ensuivent"), il a l'idée de lancer un blog concept où sept auteurs écrivent en marabout-de-ficelle.HTTP://LESSEPTMAINS.CANALBLOG.COM
Une étonnant critique, signée Nicolas Gary, sur ActuaLitté.
Amateurs de rubriques nécrologiques, férus de chiens écrasés et vous autres adeptes de crimes ordinaires, le chroniqueur le plus acéré de ce XXIe siècle vient de signer l'ouvrage de votre vie. Marc Villemain a le mérite de ne pas tromper son lecteur. Dans une succession de nouvelles, ce grand malade — car nous devons appeler un chat, un chat — tue, mutile, suicide à tour de bras d'innocents personnages lesquels n'auront pas eu la chance de naître sous la plume compatissante d'un Marc Levy qui les aurait tendrement choyés dans une intrigue sentimentale médiocre, certes, mais au moins plus reposante.
Dans un style qui s'approche régulièrement du pointillisme et de la rigueur d'un médecin légiste et avec cet humour épars que l'on attribue aux cimetières, M. Villemain nous décortique onze décès purement de son fait. Aussi, puisque la peine de mort a été abolie alors que je n'avais pas encore le droit de vote, je propose en guise de peine qu'on lui impose le même traitement que le personnage d'Orange mécanique, ça lui fera les mains. Et les pieds.
Médecin légiste, oui, car son écriture est précise, détaillée et même froide dans les premiers textes. Non que les suivants en deviennent chaleureux, mais une ambiance moins tendue – stylistiquement, bien sûr – y succède. Petit inventaire : nous avons donc deux « soeurs stellaires » dont l'une plantera une fourchette dans l'oeil de l'autre ; une critique littéraire acerbe qui risque de ne plus marcher droit ; une mécène prise en otage par un pseudo et apprenti terroriste ; un ingénieur en cosmétique dont la vie est une ruine.
Et permettez que j'en passe, des plus cocasses. Alors pour le coup, oui, les morts vont défiler, comme un cortège de macchabées attendant patiemment la guillotine qui leur ôtera la vie. Toutefois, si la préméditation est indéniable, l'auteur ne pourra pas être accusé de masochisme : c'est en effet sans plaisir manifeste qu'il trucide, un peu comme le bourreau lassé de voir rouler les têtes. Ce qui n'empêchera pas le lecteur frétillant de savourer ces morts comme l'on se délecterait d'une tranche de gâche vendéenne, tartinée de nutella...
M. Villemain, votre livre est d'autant mieux ficelé qu'il ne s'agit pas de nouvelles. Menteur, va ! Non, c'est un roman qui se dissimule sou couvert de nous faire l'inventaire, à la Prévert, d'une série de drame humain. Encore que j'ai bien ri, en découvrant la fameuse mécène que les forces de l'ordre venaient sauver de son ravisseur se faire tuer d'une balle, alors que c'est le preneur d'otage qui était visé. Que l'on se rassure, ce dernier y passera aussi. Couac, et la morale est sauve. Un roman donc, car finalement, tous ces personnages sont liés entre eux, par une sorte de réseau que l'on ne découvrira qu'à la fin, et qui tissera les connexions immanquables, dans ce que vous avez nommé Exposition des corps.
L'absurde, c'est le tragique qui s'ignore, disait Ionesco, me semble-t-il, ou bien son frère, et l'absurdité dans laquelle vous plongez ces malheureux en devient vraiment délicieuse. Âmes sensibles, s'abstenir : ici on débite du cadavre au kilo. Et quel rendement !
C'est avec une certaine émotion que j'ai pris connaissance de l'article que Thierry Germain consacre à mon recueil de nouvelles. Je sais qu'il me lit depuis toujours, ou presque, qu'il a lu Monsieur Lévy aussi bien que Et je dirai au monde toute la haine qu'il m'inspire, et ceci explique très probablement l'acuité, la justesse et la profondeur de son propos. Je ne saurais décemment en dire plus, et seulement vous inviter à le lire, en cliquant ici, sur Thierry_Germain(fichier format pdf).
Le numéro 9 de la revue LeGrognard vient de paraître. Sous la tutelle de Stéphane Beau, Stéphane Prat et Goulven le Brech, cette jolie revue à l'apparence aussi désuète que son ton est vif poursuit son bonhomme de chemin - ce qui ne signifie pas, tant s'en faut, que celui-ci est balisé...
Petite particularité de ce numéro : j'y publie un assez long texte, intitulé Écrire, dit-il.
Et que morts s'ensuivent est Le livre du jour du site EVENE, et fait l'objet d'une critique d'Emilie Vitel.
Qui connaît ou croise une Géraldine Bouvier ferait mieux de se tenir sur ses gardes. Car cette madame Toulemonde, qui assiste sans mot dire aux exécutions les plus arbitraires, n’est autre que le second rôle favori des nouvelles de Marc Villemain, un personnage clé, en somme, dans l’affaire de cet écrivain tueur en série. Et que morts s’ensuivent tient volontiers sa promesse : en quelque 165 pages, l’auteur règle leur compte à onze innocentes victimes, dans des circonstances toujours plus extravagantes. A la fois meurtrier et enquêteur, il sillonne la France et les époques en quête de la proie idéale. Celle-ci s’appelle Nicole Lambert, Matthieu Vilmin ou Edmond de La Brise d’Aussac. Cantatrice, curé ou icône sacrifiée sur l’autel de la vindicte populaire, elle cristallise le vide de l’existence et porte sur ses épaules le poids des contraintes sociales. Le ton frais et gouailleur tourne vite au sarcasme cinglant. Marc Villemain nourrit une tension délicieuse, mène ses personnages droit à la catastrophe, et réduit les tragédies à de simples anecdotes. A force de détails croustillants, il excite une curiosité malsaine, va jusqu’à réveiller certains penchants sadiques, et mène la danse jusqu’à l’apothéose. Imagé, millimétré, sordide à souhait, Et que morts s’ensuivent s’impose comme un recueil palpitant, digne du Petit Journal et autres quotidiens de faits divers qui tenaient autrefois les Français en haleine.
Par ailleurs, plaisir de découvrir que Le Monde, qui n'est pas un journal de référence pour rien., invite ses abonnés à tendre leur propres mains aux 7 autres...
Ce n'était apparemment pas gagné, mais ça a bien fini... : sur le blog de la revue Le Grognard, Stéphane Beau se livre à une critique de mon recueil, « qui enchantera les nostalgiques de Barbey d'Aurevilly, Villiers de l'Isle Adam et autres ciseleurs de phrases. »
C'est à lire en cliquant sur Grognard (fichier pdf).
Sept auteurs pour un même blog - disons plutôt un même cahier d'exercices : voilà qui tenait de la gageure !
Pourtant, chaque jour à neuf heures tapantes, Stéphane Beau, Jean-Claude Lalumière, Fabrice Lardreau, Claire Le Cam, Bertrand Redonnet, Emmanuelle Urien et Marc Villemain se relaient sur la toile, tous libres de noircir à leur guise un espace sans contrainte ni ligne éditoriale, uniquement dédié à l'écriture.
Le blog prend son envol le lundi 16 février 2009 ; il vous attendici.
J'ai donc l'objet entre mes mains - le livre. Ce n'est pas tout à fait la première fois, je devrais y être habitué. Je le suis, d'ailleurs, dans une certaine mesure. Ne serait-ce que parce que cet objet, manufacturé en quelques heures de temps, est présent à mon esprit depuis quatre ans. Je suis donc allé le chercher au service de presse, l'ai récupéré là où d'autres livres attendent d'autres auteurs, entassés sur des palettes, sur des bouts de tables ou à même le sol. A ce stade ce sont encore des objets un peu clandestins, non investis, dont on pourrait croire qu'ils ont été abandonnés là, sans usage ni utilité, connus de leurs seuls auteurs ou presque, attendant au fond d'une remise d'être adressés à des dizaines et des dizaines de lecteurs, journalistes et critiques pour la plupart. Je me faisais naturellement une joie de ce moment - comme à chaque fois ; et comme à chaque fois, c'est plus compliqué. J'affecte malgré moi une sorte d'indifférence, je fais mine de ne pas y accorder plus d'importance que cela, sans doute pour retarder la confrontation, ou prolonger une certaine part d'illusion ; je m'intéresse aux autres, aux livres des autres, je jette un œil à ceux qui attendent dans la remise, à côté du mien.
Je l'ai entre mes mains, et déjà la perplexité. L'objet est joli, lisse, d'une blancheur assez éclatante, sans tâche ni écornement d'aucune sorte. Et il y en a comme ça par dizaines, saucissonnés dans un plastique épais, transparent. Je le trouve un peu maigrelet. Je pensais que toutes ces notes dispersées, et toutes ces pages sur mon ordinateur, et toutes ces heures qui y furent consacrées, aboutiraient à un plus gros volume. Le voyant, le soupesant, instantanément, j'ai peur que la légèreté de l'objet n'en induise une autre, plus problématique. Sinon rien à dire, c'est un livre, un livre du Seuil, collection Cadre rouge, assez élégante, comme on la connaît. Tout cela n'est pas très intéressant : il est normal, après tout, de se défier un peu d'un tel objet, d'y chercher d'emblée ce qui en lui me ressemble, ce qui y serait à moi, en propre ; comme il est normal d'y voir aussi, d'instinct, ce qui m'en éloigne - mon nom, en gros sur la manchette, que je lis comme le nom d'un autre, en tout cas avec un irrépressible sentiment d'imposture ou d'excessive exhibition. Surtout, et je l'écris parce que je peux à chaque fois le vérifier, et que ma préparation mentale n'y change donc rien, succède à ce moment une phase, plus longue, de plusieurs heures, où domine le sentiment, que je ne m'explique pas, ou mal, d'une certaine dépression, quelque chose qui aurait à voir avec une forme d'écœurement, ou avec quelque chose en moi que l'on aurait éteint - mais à ma demande.
J'ai donc passé tout ce temps à ça, pour ça. Je suis content, mais d'un contentement un peu ébahi, plus dubitatif que véritablement inquiet ; en même temps, maintenant que l'objet existe, et seulement maintenant, quelque chose en moi, instantanément, s'en détourne, commence à se désintéresser de son destin. Je sais que tout commence maintenant, c'est-à-dire qu'à partir de maintenant quelque chose qui m'est propre, en tout cas qui me fut propre au moment où je l'écrivais, va s'en aller à la rencontre des lecteurs, mais que tout ce qui va commencer m'échappe intégralement. Autrement dit, je me sens autorisé à enterrer cette histoire, à passer à autre chose. Je m'en fais toujours la remarque lorsque j'achève un manuscrit ou quelque autre texte, mais cela n'est jamais totalement vrai tant que le texte n'est pas publié, ou, ici, manufacturé. Je sais aussi que ce moment n'est pas fait pour durer. Que c'est le temps où il faut peut-être laisser le livre traverser son petit purgatoire, où il faut le laisser entrer dans sa lévitation, hésitant entre le réel et l'irréel, naviguant encore entre l'objet et son fantasme, le temps où je ne peux faire autre chose que le laisse planer au-dessus autour de moi alors qu'il fait désormais partie de la réalité matérielle. Ce sont là sans doute des sensations de luxe ; mais on ne choisit pas d'éprouver ce que l'on éprouve - ce pourquoi l'on ne saurait en concevoir ni honte, ni scrupules. D'autant que ce que j'éprouve n'est sans doute pas totalement étranger au livre lui-même, à ce qu'il renferme.